Suite.
CHAPITRE 10: Qui s'y frotte s'y pique.
Le jour pâlissait, laissant la pénombre se répandre sur la jungle. Le condor revenait bredouille au village. Son arrivée fut tout de même saluée par des exclamations enjouées.
Interrompu dans sa lecture par tout ce tintamarre, le roi Neshangwe sortit de son palais pour accueillir les arrivants.
Sa bouche figée sur un pli insondable, il les contempla sans sourciller.
Tandis que la princesse Nyamita s'agrippa au cou de Pedro pour lui donner un baiser enflammé, son frère, s'exprimant d'une voix basse et élégante, s'enquit:
Neshangwe: Alors, vous les avez retrouvés?
L'Élu répondit par la négative d'un mouvement de tête, incapable de cacher son inquiétude. Tao soupira:

: Non votre Majesté.
Neshangwe: Cela ne m'étonne guère! Le pays est si vaste, et si boisé par endroits. Mais je suis certain que vous les retrouverez demain. Venez! Vous devez mourir de faim.
Trop fatigués pour argumenter, les sept compagnons se laissèrent conduire devant le feu central, qui fut ravivé. Les Shonas sortirent deux marmites qu'ils mirent à réchauffer, avant d'y verser de l'eau, des tubercules, des condiments et des épices dans l'une d'elles. Des broches furent également installées, des pots renflés en terre cuite sortis, ainsi que des chopes en bois.
Tout le monde prit place autour du foyer. Zia savoura la chaleur, l'odeur de la fumée, les sifflements et les craquements du bois dans l'obscurité. Comme de très loin, elle entendit Tao marmonner contre l'obligation d'attendre le lendemain pour reprendre les recherches.
Nyamita, plus bavarde que jamais, enchaîna les hypothèses en touillant son ragoût.
Nyamita: À mon avis, ces deux-là doivent avoir tout un tas de choses à rattraper, si vous voyez ce que je veux dire.

: Tout le monde voit ce que tu veux dire, ma perle noire. Mais je ne suis pas d'accord. Mendoza n'est pas le genre d'homme à batifoler lorsqu'il sait qu'on a besoin de lui.
Nyamita: Comment peux-tu le savoir?

: Parce que je le connais depuis des années. Je le vois mal laisser les enfants en plan pour une simple amourette.
Nyamita: Mais, mon roudoudou, c'est peut-être plus qu'une simple amourette!
Zia était d'accord avec les propos de la princesse. Elle se souvint de sa conversation avec le marin, la nuit précédant leur arrivée à Lalibela. Elle se rappela de l'inquiétude qu'elle avait pu lire sur les traits de son père de substitution. Mendoza était vraiment tombé amoureux de l'aventurière, cela ne faisait aucun doute. Elle annonça:

: Eh bien moi, je préfére songer à cette possibilité plutôt que d'envisager une éventuelle capture. Et de loin.
Un grand silence accueillit cette tirade.
Sur un ton apaisant, le roi suggéra:
Neshangwe: On ferait bien de boire un peu de vin.
Loin de rassurer Estéban, le flegme apparent du souverain fit renaître son malaise. Pour sa part, Gaspard asséna:

: C'est la meilleure idée que j'ai entendue depuis le début de cette journée.
Après avoir recouvert la marmite, Nyamita tira deux pichets, les déboucha et remplit à la ronde les coupes avant de reprendre sa place.
Les flammes gambadaient sur l'enclos qui les entourait, illuminaient les encadrements noirs des portes et fenêtres des cases alentour. La jeune inca crut voir une lueur fugitive à l'intérieur de l'une d'elles. Une illusion, certainement. Elle songea à la parabole de la caverne de Platon, qu'elle avait étudiée avec son précepteur à Barcelone.
La fille de Papacamayo se rendit compte qu'autour d'elle les murmures s'étaient tus. Chacun avait les yeux fixés sur le feu, absorbé dans ses pensées. Tout en berçant Pichu, manifestement aux anges de profiter d'une telle attention, elle jeta un coup d'œil au fils du soleil. Ce dernier, visiblement soucieux, avait cessé de remuer son bâton afin d'aviver les flammes. Il ne les fixait plus, mais un point devant lui, dans l'obscurité.

: Ne t'inquiète pas, Estéban, je suis sûre qu'ils vont bien. Nous finirons par les retrouver.
L'Atlante dévisagea longuement sa jeune amie à la lueur du feu et fut autant frappé par sa détermination que par son manque d'assurance.
Tout à coup, le son d'un tam-tam résonna dans le lointain, relayé par d'autres, bien plus proches. Les rythmes en dénotait la nouvelle communiquée en précisant de quelle région elle émanait.
Les ayant écoutés avec attention, le roi se mit à sourire:
Neshangwe: Ne vous faites plus de soucis pour eux, les enfants. Vos compagnons vont bien et je suis en mesure d'orienter vos recherches, à présent.

: Nous sommes tout ouïe, votre Altesse.
Neshangwe: Ils se trouvent à une vingtaine de lieues d'ici...

: C'est tout? Je m'attendais à quelque chose d'un peu plus substantiel. L'indication d'un endroit où nous rendre pour aller les chercher. Mais s'ils roucoulent sous les frondaisons, c'est peine perdue! Autant chercher une aiguille dans une botte de foin...

:
Tao!
Neshangwe: Je n'avais pas fini, jeune naacal.

: Je vous prie de l'excusez, votre Majesté. Il est un peu chafouin en ce moment.

: Oui... Désolé, votre Altesse! L'impatience me rend irritable. Continuez.
Neshangwe: Trop aimable! Donc, je disais qu'ils se trouvent à une vingtaine de lieues vers le nord-est, au pied du plateau de Manica.
Le roi leur narra ensuite l'histoire véhiculée par les tambours: l'attaque d'un convoi de missionnaires, la mort de leur guide, le sauvetage des Shonas par un couple d'aventuriers.
Neshangwe: Les bons samaritains se sont proposés de les escorter jusqu'à la rivière Buzi afin qu'ils puissent rejoindre Sofala.
Puis le monarque demanda à ses percussionnistes de propager le message aux villages voisins.
Quelques-uns d'entre eux se mirent à jouer gaiement. Le jeune Muen se mit enfin à sourire devant une telle démonstration d'allégresse. Il s'enthousiasma:

: Zia, c'est fantastique!
Il serra sa jeune amie dans ses bras avant de se reprendre.

: Enfin quelque chose de concret!
Il se rassit en exprimant sa joie par un grand rire, ses yeux pétillant de malice.
Estéban demanda:

: Vous avez un plan, votre Altesse? J'aimerais avoir une idée plus précise de l'endroit exact où nous devons nous rendre demain.
Neshangwe: Aucun souci.
Le grand frère de Nyamita entra dans son palais et en ressortit la minute suivante avec l'objet demandé. Il tendit la carte au naacal qui l'examina en marmonnant. Neshangwe lui expliqua:
Neshangwe: Vos deux amis se trouvent dans l'un de ces canyons.

: Vous connaissez le coin?
Neshangwe: Non, et je ne suis pas le seul.
Tao posa un index sur le plan.

: Mendoza et Laguerra se trouvent probablement entre la jonction de la rivière Devuli et du fleuve Sabi. Enfin, j'ose espérer!
Le fils d'Athanaos hocha la tête:

: Avec ces indications, je pense que nous allons pouvoir les localiser demain.

: Je n'en ai jamais douté, Estéban!

: Princesse Nyamita, si vous voulez bien nous servir votre ragout, à présent. Je ne pense pas être la seule personne affamée ici.
L'Atlante entama le plat qu'on lui servit avec plaisir.
☼☼☼
Un nouveau jour s'était levé sur le royaume de Mutapa. Dans le ciel immense, une file de nuages blancs cheminait paresseusement à contre-courant du convoi.
Celui-ci avançait sur une piste de terre ocre. Les chariots des missionnaires, trop larges et trop lourds, ne pouvaient emprunter le trajet prévu par les deux cavaliers, ce qui mettait la señorita Laguerra de mauvaise humeur.
Cette balade à cheval ne l'amusait plus. Le manche de son fouet lui rentrait dans les côtes et l'étui de son pistolet lui labourait le dos.
Elle finit par décréter une halte, histoire de faire souffler les montures. Ils établirent un bivouac dans une clairière, à côté d'un groupe de cinq acacias plantés en arc de cercle, en bas d'une pente.
Isabella en profita pour ranger ses armes dans ses fontes et d'aller explorer le terrain qu'ils allaient devoir franchir, un canyon aux parois de schiste qu'elle jugeait traître. Laissant les Shonas à la garde de Mendoza, elle déclara qu'ils repartiraient lorsqu'elle serait de retour.
Après un dernier regard à son compagnon, elle s'éloigna au petit galop en direction de l'est et finit par disparaître au détour d'une butte.
Comme à leur habitude, les missionnaires s'étaient installés en tailleur, formant un cercle, et chuchotaient entre eux. Pour tromper l'ennui, certaines femmes s'occupaient à repriser des vêtements, d'autres à ranger l'intérieur des chariots.
Restaient les trois femmes voilées, qui semblaient ne jamais vraiment se mêler aux autres. On ne voyait rien de leurs visages, si ce n'étaient leurs yeux sombres fardés de khôl.
Deux d'entre elles s'étaient installées l'une en face de l'autre et chantonnaient à mi-voix en jouant de la musique. Avec un morceau de bois, elles frappaient sur des calebasses retournées sur leurs genoux, réitérant le même rituel de la veille avant que l'espionne de Charles Quint ne leur somme d'arrêter ce boucan tout en arguant:

: Vous voulez nous faire repérer, c'est ça?
Pourtant, ce langage tambouriné était la voix et même la langue humaine qu’on imitait au moyen d’un instrument. C’est l’un des éléments fondamentaux de la culture Africaine. Ce geste se faisait soit lors des traditionnelles lessives au marigot*, lors des travaux champêtres comme pour motiver. Ou encore pour informer de la disparition d’un être cher auquel elles étaient attachées, ce qui était le cas ici.
Était-ce une transe? Une prière? Peu importait. N'y trouvant rien à redire, le capitaine se détourna. Il avait pris l'habitude d'entendre le son des tam-tams à travers tout le pays du matin au soir, alors un de plus ou de moins.
Installé à l'écart, le dos calé contre un rocher, il sonda une nouvelle fois leur environnement et ne repéra rien qui puisse l'alarmer.
Si les Portugais ou toutes autres tribus épiaient leur avancée, ils prenaient soin de ne rien manifester de leur présence. C'était fort possible, d'ailleurs, mais la canopée qui entourait le convoi était tellement dense, offrait tellement de cachettes, que c'était une mission impossible de repérer d'éventuels guetteurs ennemis.
Satisfait de son examen, il étala ses lames sur sa couverture et entreprit de passer un chiffon huilé sur chacune d'entre elles. Une manière pour lui de passer le temps tout autant qu'un rite.
La troisième des femmes aux visages cachés s'ennuyait-elle? Toujours est-il qu'elle passa derrière un chariot, sans que le mercenaire ne s'en aperçoive. Dédaignant prévenir quiconque, elle s'éloigna de quelques pas, le regard fixé sur le sentier.
Soudain, elle tourna la tête vers le bas-côté.
Elle avança dans cette direction, son attention attirée par quelque chose. Devant elle, une dépression tapissée de terre meuble prenait la forme d'un creux circulaire de quinze toises de diamètre.
À peu près au centre de la cuvette, de beaux arbustes aux grandes feuilles en forme de cœur et aux bords finement dentés, portaient fièrement de magnifiques fruits juteux, ressemblant à des mûres aux tons rose à pourpre. Chacun possédait une seule graine qui se trouvait à l'extérieur de la baie.
L'espèce était un colonisateur des clairières de la forêt tropicale, les semences germant en plein soleil après un dérangement du sol.
La femme voilée contempla les buissons, hypnotisée tout autant par cette vision que par le chant séducteur de ses deux compagnes.
Tenaillée par la faim, la missionnaire avança jusqu'à poser le pied sur le rebord de la dépression. Encore un pas. Elle descendit la pente qui s'inclinait à peu près à trente-cinq degrés. Un autre pas et puis un autre. Elle progressait lentement, d'une démarche devenue mécanique. Ses prunelles s'étaient matifiées.
La plus grande des femmes voilées, qui venait de se rendre compte de ce qui se passait, s'écria:

:
Vimbai? Vimbai, où vas-tu?
Elle se tenait près d'un chariot et fixait le dos de la Shona qui disparaissait petit à petit dans la pente.
Maudissant tout autant sa propre inattention que l'imprudence de l'Africaine, Mendoza s'empressa de rengainer ses lames et se redressa d'un bloc. Il se rua de l'autre côté du véhicule.
Il vit la cuvette, il vit la femme qui s'y était engagée. Il vit les fruits.
Il songea aussitôt à l'avertissement donné par l'alchimiste:
ici, la végétation peut être mortelle.
L'Espagnol devina que le terrain n'était pas stable et il avait une petite idée de ce qui allait se produire.

:
Isabella, c'est le moment de revenir!
À l'appel de son nom, Vimbai avait sursauté, mais sans pour autant cesser de se rapprocher des buissons.
Le mercenaire beugla:

:
Vimbai, arrête-toi! Ne bouge plus d'un pas!
Giflée par la volonté impérieuse qui sous-tendait la voix de l'homme à la cape bleue, elle cessa enfin d'avancer. Le cri de l'étranger avait suffisamment secoué sa conscience pour qu'elle reprenne enfin contact avec la réalité. Qu'elle se rende compte qu'elle courait un grave danger et qu'elle ne devait en aucun cas s'approcher de ces arbustes dangereux. Elle fit demi-tour mais se retrouva bien vite à quatre pattes.

:
Reviens!
Elle secoua la main pour lui faire comprendre que c'était une chose impossible.
En effet, le sol était glissant à cet endroit et elle fut dans l'incapacité de remonter la déclivité.

:
Que faire pour la ramener? Nous n'avons aucune corde...
Les missionnaires et leurs compagnes s'étaient rassemblés en ligne de part et d'autre de la charrette. Ils étaient immobiles, incapables de prendre une décision, incapable d'agir. La solution ne viendrait pas d'eux, c'était une évidence.
Et Laguerra qui brillait toujours par son absence! Son fouet aurait été le bienvenu...
L'Espagnol ne savait trop que faire. Lancer une liane? Encore fallait-il s'en procurer une, et vite. Or, dégager une plante grimpante de son support se révélait être une tâche trop fastidieuse. Il perdrait un temps fou.
Vimbai s'accrocha désespérément, cherchant une prise tout en continuant à glisser inexorablement.
Mendoza était incapable de la laisser là comme ça, sans réagir.
Ne voyant d'autre solution, il s'engagea dans la fosse encombrée d'épaisses ramures tombées d'un mopane planté au ras de la pente, afin de rejoindre la femme piégée. Épée à la main, il avança d'une dizaine de pas puis, sa senestre fusa vers le bas. Sa lame, fidèle alliée, s'enfonça alors violemment dans la terre meuble.

: Viens!
Au moment où la jeune femme allait saisir la main qu'il lui tendait, elle dévala le versant de plus belle, sans rien pour la freiner.

:
Par la malepeste!
Il lâcha la poignée de son arme. Au terme d'un nouveau bond vers le bas, le capitaine dérapa en se réceptionnant. Il se rétablit en plantant sa deuxième lame jusqu'à la garde, à hauteur de Vimbai.

: Allez! Accroche-toi et grimpe!
Ravalant un sanglot, elle saisit le pommeau de la dague sombre et tendit l'autre main pour attraper une racine effleurant au ras du sol. Elle réussit à remonter de quelques pas. Plus haut. Toujours plus haut. Derrière elle, l'Espagnol progressait aussi. Elle dérapa, retrouva pied, glissa de nouveau, luttant toujours contre la pente traîtresse.
Elle tombait quand elle sentit l'étranger l'envelopper de son bras et la pousser en avant, vers la première lame.
La plus grandes des femmes voilées hurla:

:
Allez, Vimbai! Encore un effort!
Elle se tenait un pas devant les autres missionnaires. Elle avança, se préparant à secourir sa compagne, mais l'un des hommes la saisit par le bras et la tira en arrière.
Soudain, perdant ses appuis, le marin se mit à dégringoler à son tour. Il roula une ou deux fois sur lui-même, puis partit dans une longue glissade sur le dos. Il essayait de freiner avec les talons, mais c'était inutile. Il ne réussissait qu'à projeter devant lui des gerbes de poussière et de cailloux. Il parvint enfin à agripper la saillie d'un rocher encastré dans la terre. Mais il était près des arbustes. Beaucoup trop près à son goût.
À l'instant où il se détendait, le morceau de roc auquel il se retenait se descella de la terre, et la glissade reprit vers les végétaux, tout proches maintenant.
C'était fini.
Mais au dernier moment, le creux de son bras accrocha le pied d'un buisson d'armoises. Sa chute stoppée, il n'osait plus faire le moindre geste. Quand la poussière se reposa, il s'agrippait toujours de la même manière... et ses bottes se trouvaient sous les plantes urticantes.
Quelque part au-dessus de lui, la grande femme voilée cria:

:
Tenez bon!
Entre ses dents serrées, le capitaine grinça:

: Sûr! Pourquoi pas?
Mais sous son poids, les racines d'armoise se dégageaient peu à peu de la terre sèche, et le marin descendait centimètre par centimètre. Il regarda autour de lui, à la recherche d'une autre prise. Mais il n'y avait rien que de la caillasse et de la poussière. Il ne tiendrait pas plus de quelques secondes encore...

:
Il faut que je sorte de là!
Il passa une main sur son visage ruisselant de sueur et essaya de reprendre son souffle. Son corps était toujours dans cet état d'urgence et de survie qui lui permettait d'endurer la souffrance sans la ressentir sur le moment. Maintenant qu'il était en bas, il commençait à s'assurer qu'aucune douleur ne signalait une blessure sérieuse. Il avait quelques écorchures, mais rien de grave.
En se mettant à plat ventre pour entamer son ascension, le haut de sa cuisse entra en contact avec une tige. Elle crissa contre son pantalon, provoquant la cassure des petites ampoules de silice qui pénétrèrent dans la peau.
Sa jambe commença instantanément à le brûler, le faisant grimacer.
Avant que Mendoza ne fasse quoi que ce soit, il se coucha sur le flanc et inspecta l'étendue des dégâts. La morsure de la toxine brûlait son membre avec une intensité accrue. Son pantalon déchiré, laissait entrevoir une marbrure boursouflée immédiate.
Cette fois, se dégageant avec la plus grande prudence, le mercenaire entreprit de remonter à quatre pattes au niveau du premier palier.

:
Ma dague. Il faut que je l'atteigne.
Le Catalan s'était retiré en lui-même, focalisé sur un but unique: grimper. Sa cuisse palpitait de douleur et son équilibre s'en trouvait de plus en plus compromis. Il épongea son front. Il était brûlant. Aussi brûlant que sa jambe.
Le groupe de missionnaires assistait toujours à leur progression sans intervenir. La plus grandes des femmes était désormais maintenue par deux hommes. Elle criait des encouragements indistincts. Elle paraissait être la seule dotée d'un véritable caractère, ses camarades ne démontrant aucun tempérament. Là encore, ils n'avaient même pas penser à créer une chaîne humaine pour secourir l'une des leurs.
Le front de Vimbai perlait de sueur. Une crampe menaçait son mollet. Elle s'arrêta.
Beaucoup plus bas, englué dans cette gangue de douleur qui le rongeait, Juan n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses muscles défaillants lui interdisaient de progresser vite, d'autant plus sur ce terrain instable. Il trébuchait fréquemment, bien trop, chaque écart grignotant le peu de réserve qui lui restait. Il serrait les dents contre la souffrance qui irradiait son être. Il avait bien suffisamment d'expérience pour se rendre compte que la plaie n'était pas qu'une simple brûlure. Il n'y pouvait cependant rien. Rien d'autre que de tenir bon.
Il s'entêta. Centimètre par centimètre. Sans la moindre plainte malgré cette inflammation qui augmentait de façon exponentielle, ce qui n'était pas bon signe.
Il avança, le corps tendu, arqué par ce supplice. Enfin, sa main atteignit sa lame sombre. Il n'en pouvait plus. Il lui sembla que sa cuisse s'ouvrait en deux, fissurée par la souffrance.
Dans un martèlement de sabots, Isabella déboucha de derrière un chariot. Elle avisa la situation d'ensemble en un clin d'œil. Elle hurla:

:
Mendoza!
En guise de réponse, celui-ci rétorqua:

:
Sauve la fille!
L'irruption de l'aventurière lui redonna des forces. Galvanisé, il dégagea sa lame sombre, la remisa dans sa botte et se jeta au-devant afin d'atteindre le second palier, porté par une rage glacée.

:
Bouge! Récupère ton épée.
Ses reptations maladroites et lentes, lui donnaient la nausée, aggravant son calvaire.
Au-dessus de sa tête, tout en déroulant son fouet, Isabella fit obliquer son cheval au bord de la butte, vers la missionnaire. Celle-ci restait figée.
La señorita lança sa lanière de cuir vers la Shona, qui tendait les bras vers elle.

:
Attrapez ça! Je vais vous hisser.
Or la jeune femme se révéla bien maladroite quant à saisir ce qu'on lui lançait.

:
Ce n'est pas possible! Mais quelle cruche! Je vais devoir procéder autrement.
La cruche en question poussa un cri de surprise quand l'extrémité du fouet s'enroula autour de sa taille.

:
Allez! Accrochez-vous et avancez!
Une fois au bord du talus, la bretteuse l'empoigna sous les aiselles et, se rejetant sur sa selle, l'arracha du sol. La plaquant ensuite en travers de son cheval, Isabella obligea son pie à effectuer une volte brutale et repartit en direction des chariots.
Tel un membre mort, la jambe blessée de l'Espagnol ne réagissait plus à sa volonté. En appui précaire sur l'autre, il continuait pourtant de se battre. Hors de question d'abdiquer. Toujours emprisonné entre les tenailles de cette fièvre insane, de cette chaleur intense qui le harcelait sans relâche, trait de feu, succube embrasé s'abreuvant de ses forces vitales, il était en nage et se sentait pourtant transi.
Saisi par une insurmontable vague de nausées, il vomit jusqu'à en avoir la gorge brûlée par le passage de la bile.
Puis il repartit. Tirant sur ses coudes, poussant sur ses genoux, il se mit en mouvement. Centimètre par centimètre, chacun de ses efforts faisait résonner en lui le tambour qui menaçait de lui faire éclater le crâne.
Et ce feu malsain qui continuait de s'épanouir, le faisant glisser lentement mais sûrement dans les griffes de l'inconscience. Un nouvel accès de fièvre le terrassa. Il se laissa aller sur le ventre, gémissant en sourdine. Sa cuisse n'était plus qu'un brasier qui s'enflammait à chaque frôlement. Ses tempes bourdonnaient et les sons lui parvenaient assourdis, distordus. Il avait chaud, il avait froid, il ne savait plus. Mendoza resta ainsi, incapable de réagir.
Au même instant, l'aventurière pila devant le groupe des missionnaires et, sans ménagement, elle jeta leur compagne dans leurs bras.
Elle repartit aussitôt à pleine vitesse au bord de la cuvette. Vaillante, sa jument obéissait sans rechigner.

:
Mendoza!
Ce dernier n'avait plus la force de bouger. Il se contenta de lever les yeux afin de fixer cette forme féminine qui le surplombait.

:
Juan! Relève-toi!
Le temps s'étira dans ce panaché de souffrance qui tournait à l'enfer. Le Catalan comprit finalement que cette silhouette aux trois tons -blanc ivoirin, rouge vermeil et noir ébène- qu'il distinguait n'était autre que celle d'Isabella. Il n'avait qu'une envie, fermer les yeux, s'enfoncer dans un oubli libérateur. Mais non, il lui fallait bouger. Maintenant.
La vue de la jeune femme, cependant, réveilla une énergie qu'il croyait perdue. Une énergie cristallisée par les sentiments qui l'unissaient à elle, par le besoin impérieux qu'il ressentait de la rejoindre et qui, en définitive, ne l'avait jamais vraiment quitté.

:
Il est temps d'agir. Ignore la douleur. Bouge. Bouge ou capitule à jamais et reste ici à pleurer sur ton infortune.
Une minuscule mais indéniable étincelle nimba le noir éteint de ses yeux.

:
Juan! Aide-moi, je ne peux rien faire si tu ne fais pas un effort! Essaye d'attraper le manche de mon fouet!
La lanière de cuir se balança à moins d'une toise devant lui. Laguerra se mit à lui imprimer des secousses pour la rapprocher de Mendoza, mais elle n'arrivait qu'à la faire onduler sur place. Le capitaine tenta de la saisir mais jamais il n'aurait la force de combler l'écart.

:
Si!
Il lui restait sa dernière arme. Sa volonté. La volonté de ne jamais capituler. Puisant dedans, il ordonna à son corps de ne pas abdiquer. D'un coup de reins, il plongea dessus et le geste finit par payer.

:
Tiens-le bien!
Le marin était trop lourd pour que la jeune femme puisse le hisser à la force des bras. Elle se tourna instinctivement vers les Shonas, mais elle comprit qu'il était inutile de demander qu'on lui prête main forte.

:
Mais qu'est-ce c'est que ces missionnaires? C'est comme ça qu'ils comptent aider leur prochain?
Puisque personne ne leva le petit doigt pour elle, la duelliste enroula donc la pointe du fouet à son pommeau de selle et fit reculer sa monture, traînant son compagnon à sa suite.
Il quitta la cuvette, remonta la pente. Il était sauf, enfin, tout était relatif.
Le mercenaire n'en pouvait plus. À peine le cheval arrêté, Isabella bondit pour l'aider à s'allonger à l'ombre d'une carriole. Elle se redressa d'un bloc et se retourna face à la femme voilée qu'elle avait sauvée.
Le cœur de la duettiste s'emballa et elle sentit monter en elle le sentiment de colère qu'elle s'efforçait de maîtriser depuis la veille. C'est d'une voix glaciale qu'elle cracha:

:
Espèce d'idiote! Vous êtes bien native de ce pays! Vous devriez connaître le danger de ces plantes et arbustes, non?
Les yeux toujours voilés, Vimbai était trop choquée pour se rendre compte du reproche. Les autres missionnaires baissaient la tête, toujours aussi passifs. Seule la plus grande des femmes foudroya la bretteuse de son regard noir, mais elle ne dit rien non plus.
Les traits contractés d'une souffrance qui lui donnait des nausées, Mendoza, au prix d'un gros effort, tourna la tête et souffla à l'aventurière d'une voix faible et pourtant clairement audible:

: Laisse tomber, Laguerra.
Isabella se retourna vers lui, se préparant à lui répondre vertement, mais en voyant son état pitoyable, elle écarquilla les yeux.
L'Espagnol n'en avait pas conscience mais son visage, devenu exsangue, avait perdu tout son hâle cuivré. La douleur s'épanouissait en lui et il devait serrer les dents pour ne pas hurler. Il avait la cuisse en feu, pire encore que si on lui avait appliqué un tisonnier chauffé à blanc.
Isabella courut jusqu'à lui et s'accroupit à ses côtés. Elle dégaina sa rapière et fendit le pantalon du blessé en long et en large pour dégager sa peau.
La blessure avait un terrible aspect. L'épiderme était couvert de petites taches rouges se réunissant pour former une masse pourpre et gonflée. Lorsque Laguerra en effleura le pourtour brûlant, le navigateur gémit.
Soucieuse, la duettiste se releva et s'empressa d'aller chercher ses fontes de selle. Elle les posa à côté de Juan et ouvrit l'une d'elles avant d'y fouiller.
Elle en sortit un rouleau de gaze, qu'elle posa à ses pieds, ainsi que deux petits pots d'argile. Le premier contenait du
psilothrum qu'elle mit immédiatement à chauffer, le second, un onguent.
Une fois que l'espèce de cire fut a bonne température, elle murmura:

: Ne bouge pas, ça va faire mal mais fais-moi confiance. Si je n'enlève pas ces poils urticants, tu peux y rester.
En s'appliquant, elle étala la substance sur sa blessure à l'aide d'une spatule, débordant largement sur les cotés.
La douleur le calcinait. Mendoza serra les mâchoires pour contenir le cri qui menaçait de jaillir de ses lèvres. Il vint quand Isabella tira d'un coup sec sur la bande dépilatoire.
Elle réitéra l'opération pour être certaine d'avoir tout enlevé. Ensuite, elle déboucha le second pot.
Une odeur fraîche, piquante, qui ressemblait à celle de l'eucalyptus mais plus prononcée, titilla les narines du capitaine.

: Faute d'avoir de l'
acidum salis*, je vais t'appliquer ceci.
L'alchimiste préleva une généreuse noisette, une sorte de pâte molle, vert d'eau, et tartina la chair meurtrie, recouvrant toute la plaie. Enfin, elle coupa un morceau de gaze qu'elle entoura délicatement autour de la cuisse de son compagnon.
Allant chercher sa gourde, elle lui fit boire un peu d'eau.
Le temps que l'électuaire fasse son office, Isabella fouilla à nouveau sans sa sacoche. Elle en extirpa un sachet de pot cirée. Elle y préleva quelques feuilles indigo, qu'elle glissa dans la bouche du marin.

: Mâche, ça devrait soulager ta fièvre.
La jeune femme coupa un autre morceau de tissu pour en faire une compresse, qu'elle imbiba de sa gourde avant de la poser sur le front du malade.

: Repose-toi.
Le mercenaire n'avait même plus la force de parler. L'onguent commençait à agir. Une vague de fraîcheur inonda sa blessure. La souffrance diminua d'un cran. Il ferma les yeux et sombra dans un néant tourmenté.
☼☼☼
Mendoza s'éveilla, allongé sous une couverture. Il avait profondément dormi toute la matinée.
Le repos lui avait fait du bien. La douleur qui le harcelait s'était calmée, transformée en un élancement sourd. Cependant, il se sentait atrocement faible.
Tellement faible qu'il parvint à peine à redresser la tête, le temps de constater qu'il avait été déplacé jusque sous les acacias dont les rameaux le couvaient de leur ombre. La seule chose qu'il parvint à distinguer était, d'un côté, l'arrière d'un chariot, de l'autre son alezan et le pie d'Isabella, tous deux dessellés, attachés à proximité d'un arbre.
L'écho d'une litanie provenant d'un chœur de voix humaines et qui sonnait comme une prière lui parvenait en sourdine, mais il était incapable de se lever assez pour en repérer la source.
Terrassé par la fatigue, il se rallongea et se rendormit.
☼☼☼
Il s'éveilla à nouveau. Tournant la tête, il aperçut Laguerra qui le veillait, assise à quelques pas de lui.
Constatant son réveil, elle se rapprocha et lui donna à boire.

: Alors, comment te sens-tu?

: Je ne sais pas trop. Enfin, mieux que tout à l'heure, en tout cas.

: Ta cuisse?

: Elle me fait encore mal mais c'est devenu supportable.

: Voyons ça.
Isabella repoussa la couverture, ôta le bandage, puis examina soigneusement sa blessure. La plaie avait dégonflé, perdant cet aspect boursouflé et cette teinte malsaine. Elle restait cependant fort douloureuse au toucher et le capitaine n'aurait pas supporté de passer un pantalon et encore moins de chevaucher.
Tout en lui remettant du baume, avant de refaire son pansement, l'ancien bras droit de Zarès ajouta:

: Tu as de la chance que mon père était docteur. Il m'avait inculqué quelques notions pour soigner efficacement. Bon, la bonne nouvelle, c'est que j'ai agi à temps. Il n'y aura pas de résurgence. Sans la cire et l'onguent, les picotements t'auraient rendu fou d'agonie... au point de mettre fin à tes jours. La mauvaise, c'est qu'il va falloir attendre que tu ailles mieux avant de repartir.
Le navigateur grimaça:

: Nous n'avons pas de temps à perdre. Les enfants vont commencer à trouver le temps long. Je leur avait dit deux, trois jours maximum.

: Tu n'as pas le choix, Mendoza. Et crois-moi, ça ne m'amuse pas plus que toi d'être bloquée ici. Le coin n'est pas sûr.

: Tu as repéré quelque chose?

: Juste des traces de pas, le long du canyon. Heureusement, elles s'éloignaient de nous. Mais cela ne veut pas dire grand-chose...

: Vous n'avez qu'à me hisser dans un chariot, voilà tout.

: Tu vas mieux, mais ça ne veut pas dire que tu es rétabli. Avec les cahots, tu vas souffrir le martyre, en outre, ce n'est pas en voyageant ainsi que tu reprendras des forces ou que tu cicatriseras convenablement. De plus, avec ce genre de véhicule, on avance lentement et on est repérable de loin. Si on se fait attaquer en nombre, je ne vois pas comment je pourrais défendre le convoi seule.

: Écoute, on passe le reste de la journée ici et si je vais mieux ce soir, on repart.
Laguerra secoua la tête.

: Tu ne seras pas en état de voyager cette nuit. Il faudra attendre quelques heures, pas moins.

: On en reparle ce soir, d'accord?

: Si tu veux, mais tu te berces de faux espoirs.
Elle se pencha vers lui et lui embrassa la joue. Une simple bise, mais chargée d'une tendresse infinie. En reculant, elle lui chuchota à l'oreille:

: Si derrière toute barbe il y avait de la sagesse, les chèvres seraient toutes prophètes.
Après avoir mangé un peu, l'Espagnol se rendormit une nouvelle fois.
☼☼☼
Dans un ciel scintillant d'étoiles, une lune ronde et jaune s'était levée à l'est, baignant le paysage dans une lumière crue. Le camp était silencieux, les missionnaires déjà plongés dans le sommeil, installés dans leurs chariots ou en dessous. Laguerra montait la garde, effectuant des rondes régulières autour des véhicules et le longs des rochers.
Mendoza ne dormait pas. Il n'était pas question pour lui de perdre son temps ici. Sans parler des risques évoqués par l'aventurière concernant ces traces de pas. Mais comme elle l'avait dit, même si l'onguent avait fait du bon travail, la guérison était encore loin d'être complète.
L'Espagnol voulait en avoir le cœur net. Il repoussa sa cape et ôta son bandage. Il arrangea son mantelet de manière à se que sa cuisse soit baignée des rais de l'astre de nuit, sans pour autant que la bretteuse qui patrouillait ne puisse se rendre compte de son manège. Par chance, sa jambe blessée se trouvait à l'opposé de ses déambulations.
La jeune femme avait raison. Il se sentait encore faible et finit par sentir le sommeil le gagner de nouveau. Bénéfique, il s'y abandonna, bien décidé à partir dès le lendemain, coûte que coûte.
Quelques minutes plus tard, il dormait et s'enfonçait dans un étrange rêve.
Il portait des vêtements trop petits pour lui, datant de son enfance. Il se sentait particulièrement ridicule dedans. Il cherchait vainement la déesse Ishtar au Moyen-Orient, tandis que Laguerra, juchée sur son pie, se moquait de ses efforts et passait son temps à lui indiquer de fausses pistes. Puis, au moment où il allait enfin retrouver le tombeau, il se retrouva projeté dans un lieu bien différent de celui du désert des Chaldis. De retour au pays Dogon, vêtu cette fois d'un simple pagne léopard, il se retrouva confronté à une jeune femme aussi magnifique que maléfique: la maîtresse des esprits. Une guerrière, comme lui, aux cheveux hirsutes, au regard d'un troublant violet, le visage orné de peinture.
La sorcière N'Deye lui ordonna.
N'Deye: Rends-moi ma couronne et le Bako, vil crapaud!

:
Désolé! La couronne n'est plus en ma possession. Quant au masque voyageur, eh bien il est tout simplement retourné chez lui, à Orunigi.
N'Deye: Menteur! Je ne te crois pas!
Avant qu'elle ne tente quoi que ce soit, il la combattit, à mains nues. Et tandis que les traits de la reine déchue s'effaçait, sa silhouette se transforma lentement. La peau de l'Africaine perdit peu à peu de son hâle cuivré, mais son minois restait toujours indistinct. Mendoza eut le souffle coupé quand il découvrit enfin l'identité de la nouvelle venue: Isabella.
Le combat prit alors une autre tournure lorsque le mercenaire finit par s'allonger sur elle, à l'embrasser à pleine bouche, tandis qu'elle répondait à son baiser avec une ardeur supérieure à la sienne. Ils firent alors l'amour avec une passion sauvage, intense, que jamais auparavant le marin n'avait ressentie.
Changeant à nouveau de décor, le lieu de leurs ébats était à présent un lit que le capitaine ne reconnaissait pas. Leurs bassins accolés, leurs sueurs mélangées, leurs regards plaqués l'un dans l'autre, leurs sourires, leur bonheur, ils s'abandonnèrent au plaisir.
Quel curieux songe, un cauchemar métamorphosé en un rêve aussi épicé qu'exquis.
De son côté, Laguerra était inquiète, moins pour l'état de Mendoza que pour les conséquences de cet état. Tant que ce dernier restait incapable de se mouvoir, ils resteraient ici, réduisant à néant leurs chances de semer les colons. D'ailleurs, elle se demandait pourquoi les Portugais ne les avaient pas encore rejoints et chargés, forts de leur supériorité numérique. Le capitaine et elle avaient pris soin d'effacer leurs traces sur les pistes empruntées, mais les traqueurs n'allaient pas tarder à les débusquer, impossible de raisonner autrement. Elle repoussa pour le moment cet état de fait. Contemplant le spectacle céleste révélé par le firmament, la jeune femme lutta pour ne pas glisser dans le sommeil.
☼☼☼
Mendoza quitta les bras de Morphée aux premières lueurs du jour, tandis que la nature se nappait d'un brouillard à l'humidité dense. Les oiseaux s'apostrophaient dans le haut des feuillages.
Il s'étira doucement et constata qu'il se sentait bien mieux que la veille.
En le voyant éveillé, Isabella vint le rejoindre.
La jeune femme avait passé la nuit à monter la garde. Elle avait les yeux cernés mais son regard restait clair et ses mouvements assurés.

: Tu n'es pas trop éreintée, Laguerra?

: Ça ira, ce n'est pas la première fois que je passe une nuit blanche, j'ai l'habitude.

: Parfait, nous pouvons reprendre la route, alors.
Et le navigateur repoussa sa cape, s'apprêtant à se lever.
La fille du docteur s'écria:

: Tu as ôté ton pansement? Tu es fou ou quoi? Montre-moi ta blessure!
Il sourit:

: Quelle blessure?
Et c'était vrai. Guérie par l'alliance conjuguée de l'onguent et de presque une journée entière de repos, la plaie avait totalement cicatrisé, sans laisser la moindre trace ni aucune fièvre. Hormis un résidu de fatigue, Mendoza ne souffrait plus d'aucune séquelle.
Isabella jura doucement:

: Par tous les diables! Je n'arrive pas à y croire! La pommade est efficace, c'est un fait, mais pas assez pour te soigner aussi vite!
le capitaine objecta dans un sourire:

: Il semble pourtant que ce soit le cas. Écoute, j'ai survécu à toutes sortes de choses au cours de mon existence: plusieurs naufrages, la chute d'une falaise, l'éboulement provoqué par Zarès, les trois duels contre toi... Ce n'est certainement pas quelques petites piqûres d'arbuste qui vont avoir raison de moi!
La jeune femme lui étreignit l'épaule.

: Tu sais que j'aurais pu te tuer dès le premier affrontement.

: C'est vrai mais tu ne l'as pas fait. Tu étais déjà subjuguée par mon charme.
Isabella leva les yeux au ciel. Enfin, elle finit par lui dire:

: Pardonne-moi si je n'abonde pas dans ton sens.
Il y eut un silence.

: Au fait, une petite question: tu comptes terminer le travail?

: Le travail? Quel travail?

: Eh bien, regarde attentivement la surface imberbe de ma cuisse.
Lorsque l'aventurière inclina la tête, le marin pouvait sentir son haleine fraîche lui caresser la nuque.

: Franchement, on dirait une piste coupant à travers la végétation. C'est hideux! Et comme je suis un tel parangon de beauté, tu ne peux pas me laisser dans cet état.
Isabella réprima le sourire qui menaçait d'envahir son visage. Il n'y avait rien de drôle dans les fanfaronnades du capitaine, même si elles étaient teintées d'une touche d'autodérision.
Elle se pencha vers lui. Avant d'embrasser sa joue, elle lui chuchota à l'oreille:

: Si j'avais eu le choix, ce ne sont pas ces poils-ci dont je me serais débarrassée.
Il se redressa avec précaution et put constater qu'il pouvait prendre appui sur sa jambe sans mal. Peut-être pas au point de courir un marathon, mais il pourrait sans doute monter à cheval.
Découpé par Isabella, infesté de poils urticants, son pantalon, par contre, était bon à jeter. Le capitaine en passa donc un de rechange. Et pendant qu'il y était, il se débarrassa aussi de sa tunique pour en revêtir une propre.
Une fois habillé de pied en cap, armé, il rejoignit la jeune femme qui ajustait la sangle de sa selle autour du ventre de son pie.

: Merci Isabella.

: Merci pour quoi?

: Tu m'as sauvé.
Elle haussa des épaules.

: Ce n'est pas grand-chose.

: Pas grand-chose? Ma vie me semble plutôt importante à mes yeux. Capitale, même... alors très sincèrement, merci.

: Bon, arrete un peu, beau gosse, sinon, c'est moi qui vais rougir!

: Arrête de m'appeler comme ça!

: Oh! Tu préfères sans doute
boule de poils?

: Non plus!
La complicité était là, à nouveau. Mendoza regarda la jeune femme et, sans pouvoir se retenir, lui adressa un sourire de connivence. Elle fit de même, son regard palpitant de sensualité. Elle avait l'air si sauvage et fière, si sûre d'elle et de ses moyens. Il éprouva le soudain et puissant désir de l'embrasser. Il contint pourtant cette pulsion car en la présence des Shonas, ils ne pouvaient s'accorder plus.

: Mendoza.

: Oui?

: Je sais que tu leur as fait une promesse, mais pas moi. Et je ne tiens pas à passer une journée de plus avec ces lâches qui n'ont pas daigné lever le petit doigt pour toi. J'ai consulté la carte, ce matin. La rivière Buzi se trouve au sud-est de notre position. Et il est hors de question
de s'aventurer par là. C'est bien trop loin! Nous retournons à Zimbabwe, comme tu le voulais. Donc je te préviens: au premier cours d'eau que nous croisons, je les laisse sur place! Ils n'auront qu'à le descendre. Tôt ou tard, ils finiront bien par rejoindre la côte.
Le marin soupira:

: Très Bien, nous ferons comme tu veux.
Tandis que l'Espagnol préparait son cheval au départ, l'homme barbu qui faisait office de porte-parole des religieux vint le remercier d'avoir ainsi risqué sa vie pour sauver celle de Vimbai. Il expliqua que la femme voilée n'était pas venue elle-même car selon les préceptes de son culte, elle n'avait pas le droit de parler à des étrangers. Le capitaine comprit également qu'elle ne pouvait pas montrer son visage non plus.
Bien que reconnaissant, le missionnaire ne s'attarda pas pour discuter. Il semblait gêné, que ce fût par sa propre attitude lors du sauvetage ou par le contact avec le marin, dont il s'obstinait à fuir le regard.
Au passage, le Catalan se demanda comment des gens prêchant l'évangile pouvaient être aussi mal préparés et espérer survivre à leur voyage dans les terres intérieures.
Après avoir effacé les traces de leur bivouac, Isabella donna le signal du départ. Contrairement aux craintes qu'elle éprouvait, ils traversèrent le canyon sans être inquiétés.
La jambe de Mendoza tenait bon et il ne ressentait plus aucun picotement dans son membre.
Sortant du défilé, ils débouchèrent dans une sorte de plaine encadrée de roches escarpées, où la caillasse remplaçait la terre.
Tandis que l'Ange gardien fermait l'arrière-garde, à charge pour lui de camoufler les signes de leur passage, l'aventurière chevauchait bien en avant. Prudente, elle prenait le temps d'inspecter l'horizon afin de déceler tout danger éventuel. Par deux fois, elle les fit obliquer pour descendre dans un arroyo depuis longtemps à sec qu'elle leur fit remonter sur toute sa longueur.
Ils traversèrent ensuite un bois et s'arrêtèrent sous le couvert des arbres tandis que l'aventurière partait en avant reconnaître le terrain. Elle revint, annonçant à son compatriote que le chemin était dégagé et qu'ils pouvaient repartir.
Les missionnaires suivaient le mouvement, en silence, apathiques. Ils ne faisaient aucun effort pour communiquer avec la bretteuse ou le capitaine, ce qui leur convenait très bien à tous les deux. Mendoza se disait que Laguerra avait raison. Plus tôt ils quitteraient les religieux, mieux ce serait.
Arrivant au bout de la plaine, ils se retrouvèrent face à deux semblants de pistes qui serpentaient autour d'un piton rocheux. Remarquant les traces de sabots ferrés sur celle de droite, Isabella leur fit suivre la seconde.
Ils gravirent une pente à faible déclivité que même les carrioles pouvaient emprunter et s'engagèrent ensuite sur un plateau au sol de pierre, recouvert ça et là d'ossements qui craquèrent sinistrement sous les roues.
Après une courte pause, ils en redescendirent.
Le relief tourmenté dans lequel ils avaient voyagé cessa brutalement en s'aplanissant sur une espèce de terrain plat dépourvu de toute habitation.
Devant leurs yeux s'étalaient désormais de grands espaces plantés de bois, de bosquets ou de roches saillantes. Vers l'est, on pouvait distinguer les lignes massives et bleutées, un peu floues, du plateau de Manica.
Là encore, Isabella partit en éclaireur pour explorer les alentours.
Semblable à celle que le capitaine et elle avaient croisé à l'aller, la Devuli, rivière appauvrie, n'ayant pas assez de pente pour descendre à la mer, errait sous leurs yeux, comme incertaine de la voie à suivre, et croupissait en grandes flaques stagnantes sur son lit presque à sec. Elle descendait pourtant le versant ouest des plateaux du royaume de Mutapa, arides par leur situation à l'ombre pluviométrique de ces montagnes.
La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Il ne leur restait qu'une formalité à accomplir avant de pouvoir se séparer des religieux. La traverser.
Devant eux, une tranchée s'étalait en une ligne épaisse, étirée sur des lieues, couverte d'une boue sèche et donc sans danger pour les deux cavaliers, qui décidèrent d'un commun accord de quitter les missionnaires.
Les adieux furent réduits à leur plus simple expression. Mendoza ne parvenait pas à trouver ces gens sympathiques et il était ravi de pouvoir enfin s'en débarrasser. Du reste, ces derniers ne firent rien pour les retenir.
Les aventuriers s'écartèrent du convoi sans un regard en arrière. Mais ils s'arrêtèrent au bout de quelques dizaines de toises à peine.
En haut d'une petite butte, sur la droite, les attendait un cavalier solitaire.
Constatant leur arrivée, il descendit la pente, avançant au pas, à leur rencontre.
Mendoza et Laguerra regardèrent autour d'eux, mais ils ne repérèrent rien de nature à les inquiéter. La jeune femme, toutefois, empoigna son pistolet. Quant au marin, il posa sa main sur la garde de son épée.
Le cavalier approchait toujours d'une allure tranquille, juché sur un étalon, un rouan musculeux à la selle noire décorée de sequins d'argent mat.
Il était vêtu d'un long cache-poussière d'un gris ardoise, d'un pantalon sombre et de grandes bottes en cuir de buffle noir, décorées sur toute leur longueur, elle aussi, de sequin d'argent.
Sa posture en selle, souple, assurée, traduisait une véritable aisance à évoluer dans ces terres sauvages.
Arrivé à quelques pas des Espagnols, l'inconnu stoppa sa monture et mit pied à terre.
Aussi grand que le capitaine, très maigre, les traits émaciés, les orbites saillantes, il avait des cheveux anthracite qui lui arrivaient aux épaules, d'épais sourcils, une moustache fournie qui tombait de chaque côté de sa bouche, et une barbe broussailleuse. Ses petits yeux gris pâle luisaient de volonté et semblaient ne manquer aucun détail de ce qui l'entourait.
Son visage long et mat sillonné d'un réseau de petites rides qui, au lieu d'affaiblir ses traits ne faisaient que les renforcer, il semblait tout à la fois vieux et sans âge. Vieux mais nullement faible. Au contraire, l'homme semblait exhaler une force minérale, une puissance sereine, une résistance qui faisaient défaut à la plupart des hommes.
Du moins, c'est ainsi que Juan-Carlos le ressentit.
Le personnage gardait ses mains devant lui, largement ouvertes, afin de bien montrer qu'il n'avait pas d'intentions hostiles.
Son attitude paisible n'empêcha pas le mercenaire de se demander quelles lames l'arrivant pouvait cacher sous son manteau, car c'était un guerrier, et pas le moindre, il le percevait avec une acuité indiscutable. Tout comme son vis-à-vis devait ressentir le même genre d'aura émanant de l'Espagnol.
D'une voix particulièrement rocailleuse, le nouveau venu entama la conversation:

: Bien le bonjour. Si vous le permettez, je vais aller parler aux miens.
Et d'un geste, il désigna le groupe de missionnaires.
Sans céder à la surprise, Mendoza opina. Et sans attendre, le vieux guerrier se dirigea vers le groupe. Pour le capitaine, l'arrivant semblait tout le contraire des missionnaires.
Se tournant vers eux, il constata que les Shonas saluaient l'inconnu avec une déférence marquée. Ce dernier échangea quelques mots avec les hommes du convoi puis parla plus longuement avec la plus grandes des femmes voilées. Celle-ci désigna Isabella et Mendoza mais le Catalan était trop loin pour saisir ses propos.
Le vieux guerrier finit par revenir devant les deux cavaliers et dit:

: Je me présente: Simbarashe Mudenge. À qui ai-je l'honneur?

: Je me nomme Mendoza et voici Laguerra.
Mudenge: Panashe m'a raconté votre sauvetage. Un noble geste, ma foi. J'ai une dette envers vous, que je compte bien honorer. J'imagine que vous allez à Sofala?
Cette fois, le capitaine secoua la tête.

: Non, nous allons au sud-ouest, à Zimbabwe. Comment avez-vous su que nous passerions par ici?
Avec un semblant de sourire, Simbarashe fit:
Mudenge: Les tambours, mon ami, les tambours. Si vous allez à Zimbabwe, alors nous nous y reverrons peut-être. Bonne route à vous deux.
Tandis que l'aventurière partait en avant vers les collines, Mendoza salua l'homme d'un hochement de tête et talonna son alezan pour rejoindre la jeune femme.
À suivre...
*Marigot: Dans les pays tropicaux, bras mort d'un fleuve, d'une rivière ou mare d'eau stagnante.
*Acidum salis: Au Moyen Âge, les alchimistes Européens connaissaient l'acide chlorhydrique sous le nom d’esprit de sel ou acidum salis.