Suite.
CHAPITRE 2. J'attendrai... Car l'oiseau qui s'enfuit vient chercher l'oubli dans son nid.
Mendoza s'éveilla tôt, instantanément lucide, comme il en avait l'habitude. Il avait passé une nuit parfaite, même s'il sentait que le
chibiku de la veille alourdissait légèrement les contours de son esprit.
Isabella, qui avait revêtu sa chemise blanche, était en face de lui, blottie à même le sol, encore profondément assoupie. Son visage nacré était nimbé d'une innocence dévoilée malgré elle, touchante, enfouie d'ordinaire sous le poids des responsabilités, des tracas, sous le masque sauvage, indépendant, sous l'esclavage du pouvoir de Charles Quint.
L'Espagnol se leva, laissant tomber sa couverture, et s'habilla. Il vint ensuite la soulever doucement, tout doucement, pour ne pas l'éveiller. À bout de bras, il la ramena dans son lit, la coucha et rajusta une mèche soyeuse qui masquait sa paupière.

:
Tu es si loin, Morgane, et tu fais partie du passé, tandis que Laguerra est là, elle incarne le présent...
Il contempla la belle endormie quelques longues minutes et finit par sortir de la hutte d'un pas feutré. Dehors, il n'y avait aucun bruit.
Il sortit du village et descendit la pente qui menait à une prairie
miombo. L'humidité du petit matin avivait les odeurs d'humus de la savane boisée. S'engageant sur une piste, l'Espagnol partit à petites foulées. Il courut une heure, alternant plusieurs changements d'allure, jusqu'à se sentir totalement lavé des toxines de la soirée. Il termina son trajet en longeant la rivière
Mutirikwi. Face au cours d'eau, il ne put s'empêcher de se dévêtir et de plonger. L'onde fraîche le saisit. Il se mit à nager, de plus en plus vigoureusement, l'esprit clair et l'humeur légère.
Mendoza finit par rejoindre la rive. Il se sécha avec sa tunique et remonta torse nu vers le village.
Au moment où il arrivait dans l'enceinte, Pedro sortait de sa case pour aller se poster devant une autre. Il semblait gonflé à bloc, sans trace d'excès de la veille. D'une voix à faire trembler les montagnes, chose inhabituelle pour un homme comme lui, il éructa:

:
Debout, Gaspard! C'est l'heure!
De la fenêtre, un grognement fusa, quelque peu éraillé:

:
Va brûler en enfer, le singe!
Le marin se mit à glousser:

: J'adore le faire rager, ce vieux Gaspard...

: Je constate que si je disparaissais, la relève serait assurée...

: Oh! Bien le bonjour, Mendoza... Si tu as faim, il y a de quoi à l'intérieur.
Le capitaine avait l'estomac dans les talons. Il s'empressa de rejoindre la hutte faisant office de cuisine, où se trouvaient Tao, Nyamita, Sancho et Naïa. Laguerra ne se trouvait pas avec eux. Probablement devait-elle encore dormir, éreintée comme elle l'était.
Les Shonas aimaient l'ordre, c'était là une part de leur légende. Les habitants du Grand Zimbabwe ne faisaient pas exception à la règle. Les femmes du village avaient débarrassé les restes du dîner, fait la vaisselle, préparé la
nshima, une bouillie à base de farine de maïs à consommer avec du lait, et cuit le
mupotohayi, une forme de pain populaire dans le pays. Elles avaient ajouté une baratte de beurre, un gros pot de miel, ainsi qu'un plat de fromage et un autre de fruits découpés en lamelles. Telle était leur conception d'un petit déjeuner décent.
Tout en dégustant une tartine, le naacal s'était plongé dans un livre, le traité d'astronomie emprunté dans la bibliothèque du palais. Le bègue était emmitouflé dans une couverture, un bol de lait de chèvre devant lui, le regard brouillé de fatigue. Mendoza vit pourtant dans ses prunelles une sérénité indéniable. Ici, le gros marin avait réellement trouvé son équilibre, cela ne faisait aucun doute.
☼☼☼
La princesse Rana'Ori avait délaissé ses naacals le temps d'un entretien privé avec les Élus. Estéban et Zia venaient de rejoindre la grande terrasse où allait très certainement se dérouler l'entrevue.
La dernière héritière de Mu avait revêtu pour l'occasion une robe de brocart en vieil or qui mettait en valeur la blondeur de ses cheveux et faisant d'autant plus ressortir le jaune de ses iris.
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Il émanait d'elle un léger parfum de chèvrefeuille qui titillait agréablement les narines du jeune Espagnol.
La première chose dont ce dernier se rendit compte était la présence du soleil et de la lune. Sans doute le monde d'Agartha et le Plan Terrestre étaient-ils placés sur le même axe planétaire.
La terrasse sur laquelle tous trois se trouvaient surmontait un pic plongeant directement au-dessus d'un lac. L'eau transparente laissait entrevoir la cité de Sûndagatt, au fond. Tout en marbre doré, elle s'avérait encore plus vaste que celle de la pyramide par laquelle on accédait au royaume. Agartha ne comptait pas moins de sept terrasses, dont trois orientées sur la cité sous-marine.
Côté palais, sur toute la longueur, était dressé un alignement de buffets. Au bout de la terrasse, étalée sur la largeur, une série de tables rondes et de canapés pouvaient accueillir un grand nombre de convives.
Côté lac, le belvédère s'ouvrait sur une série de passerelles qui conduisaient à des nacelles à ciel ouvert suspendues par un réseau de câbles invisibles au-dessus du plan d'eau, comme autant d'alcôves réservées aux humeurs poétiques.
Sur l'autre largeur, un escalier nacré menait à un palier supérieur sur lequel on avait bâti une rotonde en orichalque. Cet endroit surélevé était réservé à la princesse et à ceux qu'elle recevait dans l'intimité.
Ayant analysé les lieux, Estéban se concentra sur Rana'Ori. Tel un phare au milieu de la nuit, sa chevelure d'or encadrant son visage telle la crinière de son lion, la princesse étincelait de charisme. Hormis le double médaillon reposant sur sa poitrine, elle n'avait nul besoin d'artifices, sa simple présence sur l'immense balcon éclipsait le reste.
Les Élus traversèrent le promontoire d'un pas confiant. À peine avaient-ils salué l'héritière que celle-ci annonça:
Rana'Ori: Venez les enfants, il est temps que nous parlions.
Sans attendre de réponse, elle se dirigea vers l'escalier nacré. Estéban et Zia suivirent ses pas. Elle les mena jusqu'à son sanctuaire, la rotonde ouverte côté lac. L'opacité des baies en orichalque offrait à la princesse une intimité parfaite. De l'intérieur, en revanche, les deux jeunes gens constatèrent qu'on voyait parfaitement ce qui se passait en contrebas.
Le trio venaient d'entrer dans une pièce ronde, très lumineuse, meublée de canapés confortables et de tables basses.
Le lion de Rana'Ori attendait là. Sa maîtresse lui fit:
Rana'Ori: 'Aslan, pas bouger!
Puis elle s'assit dans l'un des canapés, invitant les deux cœurs purs à s'installer en face d'elle.
Rana'Ori: Votre première incursion dans le royaume fut de courte durée, les enfants. Elle a surpris Skagg, le naacal de Sûndagatt. Il a été dépité de vous voir partir si vite. Or, j'imagine que vous aviez une bonne raison... Mais j'y pense! Vous n'êtes pas venus avec votre naacal?

: Non, Votre Majesté. J'ai supposé que seuls les porteurs des deux médaillons du soleil pouvaient se rendre ici. Nous avons laissé Tao et nos amis à Zimbabwe.
Rana'Ori: Eh bien sachez que ce royaume est semblable aux cités d'or. Il est accessible à tous pourvu qu'on ne se présente pas la bave aux lèvres et les armes brandies. Vos amis auraient été les bienvenus! Sauf ce nain à la chevelure rousse, bien évidemment! Par deux fois, ce nabot a violé les préceptes de Mu en volant la matrice d'orichalque à Badalom et profané ma tombe pour se saisir du double médaillon à Kûmlar...
Il existait différents types de portails. Ceux à grand flux, capable de téléporter simultanément un groupe d'individus, et ceux à faible flux, moins repérables, qui ne laissaient passer qu'une ou deux personnes à la fois. Rana'Ori tenta d'expliquer le pourquoi de ces différences aux Élus, mais ces derniers n'en avaient retiré qu'une migraine intense. Il y avait des portails à destination fixe; un point de départ, un point d'arrivée; offrant la possibilité d'aller-retour. Agartha disposait ainsi de sept arches pour se rendre dans chaque cité sur terre.
On pouvait en outre prendre en compte les portails à aller ou retour simple, comme celui qu'avaient emprunté les Français et les Shonas pour passer du royaume de France à celui de Mutapa.
Un pratiquant des arts étranges confirmé, tel un alchimiste, pour sa part, pouvait créer une arche par la seule force de sa volonté, s'il disposait d'une couronne provenant de Sûndagatt. Il lui suffisait de s'être accordé au point de départ et au point d'arrivée, de les mémoriser en somme, comme seul un magicien savait le faire. Néanmoins, il lui était impossible de se téléporter dans un endroit qu'il n'avait jamais vu.
En revanche, un non-pratiquant, comme Estéban, devait pour sa part disposer d'une arche de transfert; point fixe; et des deux médaillons; points mobiles.
Changeant de sujet, la princesse reprit:
Rana'Ori: Estéban, j'ai bien connu ton père, figure-toi. Athanaos était l'un des meilleurs gardiens de Tseila. J'ai maintes fois eu affaire à lui par plans interposés. À force de nous côtoyer, j'ose dire qu'en quelque sorte nous étions devenus des amis... Et une princesse, crois-moi, ça n'en a que peu. Son accident suite aux radiations du Grand Héritage fut une grande perte pour moi.

: Il est guéri, à présent! Grâce au savoir contenu dans la pyramide de Mu.
Rana'Ori: J'en suis ravie. Mais nous en parlerons plus tard si tu veux.
Estéban opina. La princesse, décidément, lui plaisait de plus en plus. Cette dernière se pencha pour leur servir à boire puis s'adossa confortablement au fond de son canapé.
Rana'Ori: Mon père, le Grand Empereur de la terre de Mu, bien avant la fin tragique de son peuple, fit bâtir ce royaume avec leur sueur et leur sang. À sa mort, j'ai stabilisé cet empire malgré la guerre qui nous opposait aux Atlantes, et j'ai suffisamment apporté de bienfaits à mes sujets pour les rendre heureux de mon règne.

: Où sommes-nous exactement? Toujours sur la Terre?
Rana'Ori: Non, Zia. Ici, c'est un univers parallèle. Le monde tel que vous le connaissez est né d'un noyau, l'univers primordial, qui est le centre de quelques deux mille milliards de galaxies. Il y a douze mille ans, sur Terre, le seul objet céleste connu pour abriter la vie, la sempiternelle guerre opposant l'empire de Mu au royaume des Atlantes faisait rage.
Captivée par le récit, l'Inca se garda bien de l'interrompre une seconde fois. Pourtant, elle brûlait de savoir quelle était la raison qui avait poussé ces deux grands peuples à s'entre-déchirer.
Rana'Ori: Après les grandes guerres qui avaient vu la mort de centaines de milliers de guerriers, sans qu'aucun des deux camps ne prenne l'avantage, la lutte entre les deux grandes puissances se fit plus feutrée. Elle n'en était pas moins acharnée.
L'enjeu était rien de moins que la suprématie du monde. Car celui qui contrôlerait la Terre, et par conséquent notre Galaxie; également appelée Voie Lactée; obtiendrait la domination des autres. En effet, afin de s'assurer son existence, chaque galaxie extrayait sa subsistance de sa propre Pierre-de-vie, accordée sur celle de la Voie Lactée. Contrôler le flux de la Pierre-de-vie originelle permettrait de contrôler toutes les autres. Sur la Terre, diverses races humaines revendiquaient l'indépendance du monde. Liées à la défense de la planète par un pacte d'assistance, sept cités symbolisaient cette indépendance. Elles étaient prêtes à se mobiliser et à se battre farouchement pour la conserver. Tseila, Badalom, Sûndagatt, Kûmlar, Ophir, Orunigi et la cité bouclier de Chambord. Regroupées sous le nom d'Alliance, elles acceptèrent l'établissement de Mu et d'Atlantide, sans se douter que les deux puissances s'ingénieraient avec acharnement à conquérir leurs terres.
Estéban n'y tenait plus et fut celui qui posa la question:

: J'aimerai savoir pourquoi? Quelle était la raison de ce conflit? À Tseila, juste avant que Zia et moi ouvrions les portes de la première cité, mon père fut incapable de nous dire comment ces deux peuples en étaient arrivés là. Connaissez-vous la raison exacte, princesse?
Rana'Ori: En effet, jeune Élu. La guerre a éclaté à cause d'un amour interdit.

: Un amour interdit?
Rana'Ori opina.
Rana'Ori: Oui, Estéban. Moi, la dernière princesse du Mu, suis tombée amoureuse d'un soldat Atlante... Il s'appelait Tyrias... Il était le fils du général Ménator.

: Tyrias?!? Ménator?!? Mais...
Rana'Ori: Celui-ci désapprouva notre relation et tenta de plonger son fils dans le Grand Sommeil afin de nous séparer. Comme Tyrias refusa de lui obéir, Ménator le fit emmener de force. Je ne l'ai jamais revu. Gouverné par son orgueil, aveuglé par son rang suprême et voyant dans cette relation
contre-nature un prétexte pour déclencher les hostilités, le général fit usage de l'arme solaire avant de rejoindre, lui aussi, son sarcophage. Ainsi disparurent deux grandes nations. Seulement, Ménator savait qu'il reviendrait. Voilà, vous savez tout.
Rana'Ori se tut enfin. Les Élus restèrent silencieux. La solitude qui émanait soudain de l'héritière était criante pour Zia. Celle-ci se leva, se rapprocha de son aïeule, passa un bras autour de ses épaules et la serra contre elle. La princesse aurait repoussé ce genre de familiarité avec tout autre personne, mais elle se révélait incapable de le faire avec une enfant. Et surtout avec la dernière représentante de Mu, ayant le même sang coulant dans ses veines.
☼☼☼
Dans la matinée, accompagné du roi, le capitaine fit le tour de la vallée à pied. La région devait une grande partie de sa beauté intacte grâce à l'absence d'éléphants, et celle des prédateurs créait un cadre idéal afin d'aller flâner.
Ils rentrèrent manger une savoureuse omelette d’œuf d’autruche.
Après le repas, Gaspard fut embauché par les forgerons pour façonner des manilles. Tao se retira dans sa
daga* pour continuer à lire. Neshangwe, de son côté, fuma un bâtonnet de fumée puis alla faire la sieste.
Livré à lui-même, Mendoza décida d'apporter sa maigre contribution à la bonne marche du village. Il se dirigea vers le tas de bois érigé contre la muraille du grand enclos.
Torse nu, le marin fendait des bûches d'un mètre de long. Sa musculature saillante ondoyait sous l'effort. Il ne tarda pas à se rendre compte qu'il appréciait réellement cette activité. Il prit vite le pli et ne faisait plus qu'un avec son merlin, focalisé sur le geste parfait à accomplir pour fendre le bois en une seule frappe. Il découpait rondin après rondin, vidé de toute pensée. Le défoulement physique, l'odeur entêtante du bois, le tas de bûches qui grossissait à vue d'œil, cette somme d'efforts se révélait profondément délassante pour son esprit en ébullition.
Laguerra déboucha dans la cour, au pas. Le bretteur lui tournait le dos. Concentré sur sa tâche, il ne l'entendit pas arriver. L'aventurière était vêtue de sa tenue habituelle, sa rapière et son fouet battant de part et d'autre sur ses hanches.
En apercevant le Catalan, ses grands yeux s'agrandirent tandis qu'un franc sourire étira ses lèvres charnues, dévoilant les fossettes de ses joues.
Isabella se rapprocha d'un pas souple, énergique. Elle resta un temps à l'admirer dans l'effort, spectacle qui ne semblait pas la laisser insensible.
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Elle finit par l'apostropher:

: Te voilà devenu bûcheron, Mendoza?
D'une œillade appréciatrice, la jeune femme ajouta:

: Tu sais qu'ainsi tu es un vrai fantasme? L'homme viril dans toute sa splendeur!
Il se retourna vers elle:

: Laguerra! Heureux de te voir enfin!
Et c'était la stricte vérité. L'apparition de la jolie brune lui causait une joie soudaine.
Elle se rangea devant lui et, sans avertissement, lui donna un coup de poing dans l'épaule.

: Bougre de capitaine de malheur, tu aurais pu me réveiller afin de me dire où tu allais, ce matin! Figure-toi que je me suis fait un sang d'encre à ton sujet!

: Ah... euh... oui. Désolé. Mais tu semblais si fatiguée hier que je n'ai pas voulu te déranger. As-tu bien dormi?

: Oui. D'ailleurs, merci de m'avoir remise au lit... Hé! N'essaye pas de changer de sujet!

: Je te prie de m'excuser, mais vu ce qui m'est arrivé récemment, l'affrontement avec Zarès, sa libération, l'absence de Zia et d'Estéban, j'ai un peu de mal à digérer le tout.
Isabella le dévisagea des pieds à la tête:

: En tout cas, tu sembles en meilleure forme aujourd'hui. Mais je n'aime pas que tu m'aies laissée m'inquiéter pour toi.

: Oh! Tu ne devais pas être si inquiète que ça pour te rendormir de la sorte... N'est-ce pas...
Laguerra?
Le mercenaire eut un bref rictus.

: Puisque tu le prends ainsi, ça va te coûter cher, mon mignon! Tu vas devoir te faire pardonner.

: Comment?

: En m'invitant à dîner!
Il fit mine de se soumettre:

: Si tu veux... Et toi, comment vas-tu?

: Je vais mieux à présent que tu te tiens devant moi. Et de ton côté?
Mendoza fit la grimace:

: Disons que j'ai l'impression de me trouver dans une période de transition.
L'aventurière lâcha un rire léger:

: Hum, des paroles plutôt énigmatiques. Peux-tu être plus clair?

: Qui me pose la question? La
Laguerra que je peux considérer comme une confidente, ou la
Laguerra, l'espionne de Charles Quint, l'Empereur?

: La
Laguerra à qui tu as sauvé la vie. La
Laguerra qui t'apprécie plus qu'elle ne devrait.
Le navigateur ne sut que répondre. Au lieu de quoi, il passa la main sur sa mâchoire rugueuse.
La jeune femme l'avait troublé lors de leur première rencontre. Elle le troublait encore à cet instant. Pouvait-il vraiment lui faire confiance? Essayait-elle de le manœuvrer à l'aide de son charme? Après ce qu'ils avaient affronté tous deux, il estimait la connaître suffisamment pour la croire sincère. Il
voulait la croire sincère. Toutefois, il s'était trompé sur les femmes, par le passé, et l'avait payé du prix amer de la trahison.

: Je vois que tu as décidé de te laisser pousser la barbe! Ma foi, ça te va bien! Ça te donne un genre mauvais garçon.

: Je suis un mauvais garçon, je croyais que tu t'en étais rendu compte.

: Pas autant que tu le crois, mon cher... Et tiens, puisque tu parles de Charles Quint, le devoir m'intime de rentrer en Europe afin de lui faire mon rapport. Dès que les enfants reviendront, j'aimerai qu'ils fassent un crochet par l'Espagne avant que nous nous rendions en Inde.

: Pourquoi faire? Les artéfacts sont en notre possession... Tu ne vas tout de même pas te présenter devant l'Empereur les mains vides?

: Pourquoi pas? De toute façon, je n'ai pas le choix. Comme je te l'ai déjà dit, c'est une question d'honneur et il n'est pas envisageable pour moi de fuir devant mes responsabilités. Lorsque je serai face au roi, j'entends bien que ce soit avec toi à mes côtés.
Le
Yeoman haussa les épaules. Une manière de signifier qu'il ne comptait pas s'étendre sur le sujet pour l'instant. Il prit un morceau de bois qu'il cala sur la pile qu'il avait érigée.

: Dis-moi! Tu ne vas pas faire ça tout le reste de la journée?

: Pourquoi? Tu as autre chose en tête?

: Peut-être bien...
Les yeux brillants, la bouche entrouverte, elle se rapprocha encore plus, se hissa vers lui et posa ses lèvres sur les siennes. Elle lui donna un baiser très doux, quoique trop chaste au goût du marin, avant de reculer vivement.

: Quoi?

: Rien... Seulement, va te laver, et n'économise pas sur le savon, tu empestes autant qu'un troupeau de chèvres!

: Pourquoi? Tu trouves mon odeur corporelle désagréable? Il y a cinq minutes à peine, tu fantasmais sur l'image d'un homme viril... Mais
chica, la sueur fait partie intégrante du tableau!

:
Chica?!?
Il esquiva un coup de poing dirigé vers son ventre, mais le rire d'Isabella l'atteignit de plein fouet. Elle était radieuse. Quant à lui, il se sentait bizarre. Il découvrait un univers inconnu. Cela ressemblait donc à ça, la vie à deux, l'intimité, le quotidien? Où étaient donc l'ennui et la gêne?

:
Nous n'avons pas encore fait l'amour et déjà je me sens bien avec elle. Je me projette dans ces petites choses que nous partageons, dans ses regards, son sourire. Accorde-toi ce modeste plaisir, car il ne va pas durer. Laisse-toi aller, mon vieux Juan-Carlos, profite-en, car tôt ou tard, la roue du destin finira par tourner...
☼☼☼
Des ahanements virils dont l'écho se répercutaient sur la roche humide, les ombres environnantes repoussées par la lumière des torches, le son brutal de l'acier qui viole la terre. Un groupe d'hommes transpirants, quatre dans la petite grotte, frappant de leurs pioches le sol en un point précis.
Un cinquième se tenait en retrait, les mains sur les hanches, les encourageant de quelques claquements de langue.
Bien découplé, celui qui dirigeait avait un profil d'oiseau de proie, des traits anguleux plutôt distingués. Des cicatrices striaient ses joues et son front. Par-dessus son habit de cuir gris clair, le leader portait une ample houppelande de cotonnade beige aux manches noires d'où pointait le pommeau ornementé d'une
spada da lato, une longue épée. Il était tête nue, ses cheveux coupé court, tandis que ses spadassins arboraient un béret assorti à leur tenue de cuir.
Les pioches frappaient toujours. Soudain, un son différent des autres. Un bruit d'effondrement. Les sicaires entreprirent d'élargir l'ouverture qu'ils venaient de provoquer. Ils se permirent un soupir de soulagement avant de reculer, leur tâche achevée. Dans la paroi du couloir rocheux nommé
toloy, la grotte allait bientôt livrer son secret.
Les yeux plissés, Cinza Gomez sourit.

: Il avait raison...
Les indications se révélaient justes. L'entrée du caveau, enfin.
Une torche à la main, il descendit les quelques marches irrégulières qui s'offraient à lui. Au centre de la crypte, un socle de pierre sombre, palpitant d'un halo de noirceur pulsante. Il sembla à l'ancien officier du gouverneur Pizarro entendre un soupir spectral suivi d'un rire rauque mais il s'en moquait. Rien ne pouvait l'effrayer, que ce soit dans le monde réel ou éthérique. Il s'avança vers l'éclat de lumière surnaturelle et étendit sa main vers elle...
Quelques minutes plus tard, ses hommes et lui ressortaient à l'air libre. Le visage éclairé de satisfaction, Gomez tenait un coffret rectangulaire de bois laqué, qu'il cala sous son bras.
Les spadassins se tenaient campés au sommet d'une butte de terre ocre, surplombant Sangha, un village composé d'une cinquantaine d'habitations rondes ou carrées, faites de bois ou en pierre, toutes surmontées de toits de chaume. La région dans laquelle ils se trouvaient avaient été surnommée le Pays Dogon. Située dans les terres de l'ouest, la falaise de Bandiagara dominait la plaine sableuse du Seno-Gondo, désert étrange créé par le climat et le déferlement de magie sauvage de la sorcière N'Deye.
Parqués sur ce qui tenait lieu de place centrale, les villageois se tenaient en ligne non loin du
toguna*, à genoux, les mains croisées sur la nuque, enfants compris. Aucun d'eux n'avait l'air ni dangereux, ni menaçant. D'honnêtes paysans, et rien d'autre. Tous avaient le regard baissé, refusant de défier ceux qui avaient assailli leur village au petit matin. Du reste, même s'ils l'avaient voulu, ils n'eussent rien pu faire contre la puissance et le savoir-faire martial de leurs agresseurs.
Le restant des suivants de Cinza, une quinzaine de guerriers Tanzaniens semblables aux autres, les toisait sévèrement.
Escorté de quatre de ses hommes, Gomez descendit la pente à grandes enjambées et se rangea devant le chef des autochtones. Agenouillé comme les siens, c'était un vieil homme au front plissé par l'inquiétude, le visage marqué de coups.
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: C'est bien, tu as dit la vérité.
La voix du commandant exprimait un mépris manifeste. De la pointe de sa botte luisante, il frappa le vieillard au visage, une fois encore, l'envoyant rouler dans la poussière. Les villageois n'osèrent intervenir, surveillés de près par les sbires de Cinza, l'arme au poing.
Puis Gomez recula d'une quinzaine de pas et fouilla dans son pourpoint pour en sortir un anneau, qu'il activa dans la foulée. En quelques secondes apparut le portail d'or ourlé d'orangé qui le ramènerait à Kilwa, auprès de son nouvel associé.
Sokoine, son second, se tenait le long de la ligne des prisonniers qu'il couvait de son œil valide, plombé d'agressivité. Son supérieur lui dit:

: Vous savez ce que vous avez à faire!
Le colosse borgne aux cheveux bruns hocha la tête d'un air entendu.
Ses instructions données, Cinza s'engagea dans le rideau de lumière crépitant du téléporteur tandis que dans son dos commençait le massacre, ponctué de cris faibles et désespérés, éteints les uns après les autres par le son de l'acier qui tranchait la chair.
Le portail resta ouvert. Ses hommes suivraient par le même chemin lorsqu'ils auront terminé leur sinistre besogne. Le commandant aurait pu rester à leurs côtés pour assister à la tuerie, mais voir toute cette "marchandise" perdue l'horripilait au plus haut point. Et puis, il savait que son coéquipier attendait de ses nouvelles avec une impatience qui grandissait d'heure en heure...
☼☼☼
À peine de retour dans le fort Gereza, structure Omanaise construite sur le site de l'ancienne citadelle Portugaise, Cinza dirigea ses pas rapides vers les étages supérieurs, sans se soucier de ceux qu'ils croisait et qui le saluaient les uns après les autres.
Moins de cinq minutes plus tard, le commandant entrait dans le vaste bureau qu'il partageait désormais avec son nouveau comparse.
La salle dévolue aux deux hommes était située au deuxième étage. Plafond haut, poutres apparentes, meublée sans faste. Un étendard trônait au-dessus d'une console, celui de l'Ordre du sablier. Des rayonnages de pins chargés de documents en tout genres recouvraient les autres murs, remplaçant toutes les statues Africaines qui régnaient là naguère.
Vêtu d'une longue robe beige clair, avec son habituel capuchon destiné à lui caché le visage, l'individu était de taille moyenne et pourvu d'une musculature sèche. Sa posture, la tonalité de sa voix, un observateur averti les eût assimilé à une impatience fiévreuse.
L'alchimiste se dressa de son siège à peine son acolyte arrivé:

: Alors, tu l'as trouvé?
Gomez opina gravement.

: À la bonne heure, Cinza! Eh bien, qu'attends-tu? Donne!
Ce dernier écarta les pans de son grand manteau pour dévoiler le coffret qu'il gardait précieusement contre lui. Il posa l'objet au milieu du grand bureau et recula jusqu'à s'adosser sur le côté de l'armoire.
Une lueur sombre paraissait émaner de la boîte laquée, elle recelait un pouvoir palpable, inconnu, mystérieux, étranger et menaçant.
L'étrange personnage posa ses mains sur le coffret, comme pour en éprouver la puissance, mais ne l'ouvrit pas. Sous sa capuche, ses yeux gris acier, ombrés de sourcils roux broussailleux, brillaient, sa bouche était étirée d'un large sourire.

: Ah, Cinza, nous avons fait un grand pas en avant aujourd'hui, le plan peut à présent connaître le déroulement que notre maître a prévu. Tu ne sais pas encore ce qui se trouve véritablement à l'intérieur de cette boîte...
Les traits du magicien se parèrent d'une joie malsaine. Un rire glauque jaillit de ses lèvres.

: Grâce à cela, l'Ordre va retrouver sa digne place. Nos ennemis jurés vont connaître le juste châtiment. Bientôt, nous serons enfin à même de régner sur le monde!
Gomez écoutait Fernando Laguerra sans rien montrer de ses sentiments et de ses aspirations, comme à son habitude.
L'alchimiste claqua dans ses mains, soudain enjoué:

: Enfin! Je ne sais si tu t'en rends compte, mais nous avons là une arme capable de mettre à mal les tous les rois de la Terre, qu'ils descendent du peuple de Mu ou d'Atlantide. Et ce que j'adore véritablement dans ce projet, c'est que leurs ancêtres l'ont eux-mêmes créés de leur mains. Ils ont oublié cette arme sans pareille et Ambrosius va la retourner contre eux. Que la confrérie puisse en attester!
Au terme de cette tirade passionnée, l'homme se rassit. Pour reprendre dans la foulée:

: Tu n'as pas laissé de témoins, au moins?

: N'aie crainte, Sokoine s'en est chargé, il excelle dans ce genre de choses.
L'alchimiste se releva. Il paraissait soudain animé d'une énergie sans borne. Il entama une suite d'allers-retours le long du bureau, sans lâcher le coffret du regard.

: À présent que nous sommes en
sa possession, tout va changer.
☼☼☼
La salle d'eau était une pièce ronde faite de pierres assemblées les unes sur les autres. Mendoza ôta ses affaires et gagna la douche.
En actionnant la pompe fixée sur le côté, on remplissait le ballon fixé au plafond avec l'eau tirée du puits. Celle-ci était fraîche mais cela ne dérangeait pas l'Espagnol. Il se savonna vigoureusement puis se rinça. Une fois essuyé, il passa une tenue de rechange.
Le mercenaire contempla son reflet dans un miroir. Son menton se noircissait d'un début de barbe. Il se passa la main sur les joues, appréciant se contact rêche des poils. Il décida de prolonger l'expérience. Changement de vie, changement de visage.
Lorsqu'il revint, fin propre, ses compagnons l'attendaient dans un petit enclos, installés et détendus.
Pedro s'occupait à tourner la broche sur laquelle était embroché une queue de crocodile. À côté de lui, Sancho récupérait le jus de la viande en train de rôtir dans une lèchefrite sur laquelle grésillait un lit de manioc rissolés, les tubercules ayant été au préalable cuits dans de l'eau pour attendrir leur chair.
De temps à autre, le marin au foulard vert parsemait la chair de l'animal d'aromates et l'arrosait d'une sauce au miel. Une odeur appétissante titilla les narines de Mendoza.
De son côté, Gaspard avait allumé des torches tout autour d'eux. Le jour se couchait dans un flamboiement écarlate.
Un couteau en main, Laguerra découpait en lamelles le saucisson que Tao avait ramené de France. Nul ne pourrait lui dénier l'habileté avec laquelle elle maniait sa lame. En la voyant faire, le naacal songea à Nostradamus.
Isabella adressa à Mendoza un sourire dont il ne sut s'il était amical ou enjôleur.
En instaurant un roulement pour faire tourner la broche où grillait la viande, ils s'installèrent autour du feu. Pedro avait sorti des gobelets et deux bouteilles de vin.

: Alors mes amis, je vais vous servir un petit château Chambord, année 1530 de derrière les fagots! Ce cru-là, je l'ai volé dans la cave même de François Ier, et j'attendais une telle occasion pour l'ouvrir! Vous allez me goûter ce nectar que Sancho et moi avons découvert à la table du roi. Et quant à toi, Gaspard, si tu le bois cul sec, comme le
chibiku, je t'attache sur une fourmilière!
Le marin entreprit de les servir en faisant l'article du cru qu'il proposait pour magnifier le repas, insistant à nouveau sur le fait que Gaspard ne devait pas boire un tel cépage d'un trait.
Il servit Nyamita avec un soin particulier tandis que le bègue proposa à sa compagne un plat de légumes croquants en guise d'amuse-gueule. Quant à Gaspard, il s'empressa de couper du pain pour l'aventurière. Les hommes étaient ce soir aux petits soins pour les femmes.
De temps à autre, Isabella croisait le regard de Mendoza et lui souriait largement. L'Espagnol lui répondait de la même manière, mais avec plus de réserve. Il était heureux d'être là et pourtant ne parvenait pas vraiment à se détendre.
Pendant qu'il goûtait le vin, il en profita pour rester en retrait, comme à son habitude. Pas vraiment absent, mais pas trop non plus vraiment expansif.
Laguerra commenta à l'attention de Pedro:

: Mon estimé compagnon, tu nous proposes là un breuvage intéressant. Voyons...
Elle marqua une pause le temps de reprendre une gorgée, les yeux mi-clos, avant de poursuivre:

: Bonne entrée en bouche, un fruité tout à fait surprenant, avec des arômes de prune, de mûre et de griotte... Une ampleur engageante... Une longueur en bouche persistante, qui laisse présager un potentiel de garde réduit sur quatre ans. Tel sera mon verdict en cette douce soirée.
Le capitaine tomba tout à fait d'accord avec le commentaire de la jeune femme. Il découvrit qu'elle appréciait tout autant les excellents vins que le thé. Celui qu'ils avaient partagé à Ormuz était encore gravé dans sa mémoire.

:
Mille écus, arrête de penser à elle!
Pedro effectua un salut exagéré, puis glapit en constatant que le militaire trempait un morceau de carotte dans son verre avant de le croquer. Mendoza ricana devant la faute de goût du barbu.
Sans prévenir, les deux marins portèrent un toast en l'honneur de leur capitaine. Ce qui gêna profondément l'intéressé qui détestait être au premier plan. Gêne que remarqua Isabella et dont elle se moqua malicieusement.
Pedro entama ensuite l'un de ses récits hauts en couleur, passionnants, dont il savait régaler son assistance, surtout quand il s'agissait de jeunes enfants. Un bâton à la main, il mimait certaines scènes, tout en se disputant gentiment avec Tao sur ce qu'il appelait des points de détail et que le naacal, de son côté, qualifiait d'entorses flagrantes à la vraisemblance.
Isabella riait beaucoup. Elle irradiait d'énergie et de bonne humeur, centre de l'attention des deux capitaines, et surtout de l'homme à la cape bleue.
☼☼☼
Le
nyama, le ragoût du pays, était enfin cuit. Nyamita entreprit de le servir. Naïa posa le
sadza, le porridge de maïs blanc à partir duquel les Shonas composaient presque tous les autres plats, devant eux.
La viande de crocodile caramélisée par le miel fondait dans la bouche, le sucré de la sauce contrebalancé par la morsure doucement épicée des aromates. Quant au vin, il ne faisait qu'ajouter à cet instant chaleureux.
Mendoza l'avait déjà constaté la veille, Laguerra tenait aussi bien l'alcool qu'un marin en bordée. L'aventurière en fit d'ailleurs la preuve, lorsqu'elle se retrouva défiée par Gaspard.
La jeune femme et l'imposant barbu. L'un face à l'autre, une série de petits verres alignés les uns à côté des autres, emplis d'un breuvage Congolais trouble qui s'avérait être du
Supu na tolo, littéralement "Soupe sur la poitrine" en Lingala, et qu'il fallait boire d'un seul coup.
Le militaire, une fois encore, passa une partie de la soirée à terre. Isabella, elle, fut acclamée.
Mendoza ne pouvait s'empêcher de revenir constamment sur elle. Il luttait pour résister à l'attraction qu'elle exerçait sur lui. Cela le fragilisait, or, il ne pouvait se le permettre pour le moment. De plus, son cœur meurtri, était encore sanguinolent.

:
Catalina, Morgane, Marinché...
Il ne voulait plus souffrir pour une femme. Plus jamais.
Incapable de rester en compagnie des autres, il se leva et, sans rien dire, quitta l'enclos. Il sortit du village et se retrouva devant un point d'eau à regarder le reflet de la lune sur l'onde mouvante.

:
Je commençais à peine à m'apaiser, à trouver une espèce d'équilibre et voilà que je pense à nous et tout redevient compliqué. Où allons-nous, Laguerra? Vers quel horizon? Chaque fois, j'ai souffert. Le destin est-il conjuré? Trop tard pour faire marche arrière. J'ai peur et tout à la fois, je désire cette relation avec toi, encore plus après ce que nous venons de vivre ces derniers jours...
Laguerra... Elle pouvait être ardente et douce, attentionnée à son égard, compréhensive, apaisante... Il y avait trop de qualicatifs pour la décrire.

:
Ne t'emballe pas, ne cède pas à la passion. La passion est l'ennemie de l'amour serein. La passion est un gouffre. Que dois-je faire?
Une présence derrière lui. Une main menue se glissant dans sa grande paume. Comme si elle avait deviné son trouble, la jeune femme fit:

: Écoute, Mendoza, je vois que quelque chose te tracasse, que tu es sur la défensive vis-à-vis de moi. Tu veux m'en parler?
Silence.

: Je ne veux pas te mettre mal à l'aise. Tu devrais le savoir, je ne suis pas ton ennemie et je ne le serai jamais. Je suis consciente que les derniers événements t'ont secoué, mais il y a des choses que je ne peux garder pour moi. Aussi, je vais être directe, pardonne-moi si cela te froisse... Tu as surgi dans ma vie, un beau jour, et depuis notre premier baiser à Kûmlar, je n'ai cessé de penser à toi. Tu m'attires, mais tu m'as bousculée dans la nef en m'annonçant que tu étais prêt à t'engager alors que moi, je ne l'étais pas. Tu as respecté mon choix et puis nous nous sommes séparés.

: À cause des Olmèques...

: Oui... Ensuite, je t'ai revu à Ophir. Lorsque la cité s'est refermée, c'est contraints que nous nous sommes retrouvés à surnager dans le Zambèze, où tu as brusquement disparu avec les enfants. J'ai essayé de te chasser de mon esprit. J'ai échoué. Secrètement, j'espérais que tu t'en étais sorti sain et sauf. Jusqu'à ce jour où je t'ai revu, dans ce village Massaï. Mon cœur avait chanté en te voyant.

:
Ah bon? Ce n'est pas l'impression que j'ai eu lorsque l'on nous a escorté jusqu'au lac des pétrifiés...
Elle marqua une pause, cherchant ses mots.

: Je suis comme ça, Mendoza, j'aime les choses claires. Pourquoi devrais-je te cacher ce que je ressens? La vérité n'est-elle pas le fondement d'une relation respectueuse? Je suis libre, maintenant. Tu me plais, c'est ainsi. Et je sais que je te plais également, même si tu sembles vouloir faire machine arrière.

:
Non!

: Il y a quelque chose entre nous. Pour preuve, le destin vient de nous remettre en présence. Ne le sens-tu pas?
Les traits fins et décidés de l'aventurière s'étirèrent dans une grimace. Faisant les gros yeux, elle reprit:

: Oulà! Je m'étais promis d'être brève et légère et voilà que je me livre à toi, ou plutôt devrais-je dire que je m'englue dans un discours grandiloquent... Ne crains rien, Mendoza, j'entends bien ne pas te harceler. Tu as même le droit de refuser ce que j'essaie de te proposer. C'est même très simple... Il te suffit de dire non. Là, tout de suite. Un simple non et je comprendrai que je t'indispose. Alors, plus jamais, tu n'auras à subir ma présence. Je retournerai voir l'Empereur, par mes propres moyens.
Le capitaine regarda intensément la jeune femme. Il ouvrit la bouche. La referma. Puis, il tourna les talons. Isabella le regarda s'éloigner vers le village, puis s'enfoncer dans la nuit jusqu'à s'y engloutir.
Il te suffit de dire non.
Il n'avait rien dit.
☼☼☼
Sur le chaume du palais du roi Neshangwe, une femme était accroupie dans l'ombre de l'un des trois puits de lumière. Elle avait épié Mendoza jusqu'à ce que ce dernier rentre se coucher.
Une robe en soie brodée de fils d'or enveloppait sa silhouette longiligne. Une couronne de cheveux blonds encerclait son front, tombant jusqu'à ses reins. Elle avait le visage fin dans lequel brillaient deux yeux myosotis aussi doux qu'un pétale de rose.
Tout en se balançant d'avant en arrière, la dernière princesse de Mu se mit à scander pour elle seule, d'une voix au timbre voilé:
Rana'Ori: L'Ange gardien des Élus a le cœur lourd et l'âme en peine. Mais ses ailes le portent fièrement. Vole, mon Ange. Vole vers cette nouvelle voie que tu t'es créée. Vole vers ses tourments qui t'attendent, pourtant indispensables. L'Ennemi que personne n'attend se renforce et le monde n'est pas prêt. L'avenir repose sur tes épaules,
"Moustique". Es-tu prêt à l'assumer?
À suivre...
*
*Daga: Hutte au Zimbabwe.
*Toguna: Construction ouverte érigée en général au centre des villages Dogons, d'une hauteur insuffisante pour se tenir en position debout.
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