Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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TEEGER59
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Re: Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]

Message par TEEGER59 »

Après presque un an de silence, voici enfin la
Suite.

CHAPITRE 26: Juste une mise au point.

Tandis que l'Élu, dévoré par une passion filiale, concentrait sur son père tout l'amour en puissance d'une âme ardente, Aloysius se dirigeait au fond de la fabrique, non loin de la rivière souterraine où avait naguère accosté Mendoza. Il descendit un escalier dérobé qui débouchait sur une autre caverne. L'y attendait un portail de téléportation. Il avait rendez-vous.

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Mais pas avec la rani Umade Bhattiyani. Cette dernière avait annulé leur entrevue à la dernière minute. Hadji ne comprenait pas son attitude. Cela faisait quelque temps déjà que leurs rapports se délitaient, que leur complicité forgée au lit s'était tarie. Jadis si avide de plaisirs, la jeune femme était devenue lointaine.
Comment pouvait-elle se passer de son tola* de charas, ne serait-ce qu'une journée? Voilà qui dépassait l'entendement de Pudjaatmaka. La fine poussière rouge était une drogue douce, sans effets nocifs. Mais le cannabis tamisé que l'alchimiste fournissait à l'héritière était mélangé à du venin de cobra royal. Un procédé qui en démultipliait l'effet de dépendance, transformant la substance en un poison non mortel mais insidieux. Un poison dont, à terme, elle ne pourrait plus se priver.
Il contrôlait soigneusement son approvisionnement selon la fréquence de leurs rencontres. La reine furieuse devait à présent en manquer malgré la dose fournie la veille. Et pourtant, elle n'était pas venue chercher sa boulette de résine journalière. Il était inconcevable qu'elle ait trouvé un remède à l'addiction, ni même un traitement de substitution. Hadji seul connaissait la nature exacte du mélange qu'il lui donnait, et surtout son faible dosage. Sans ces impératives données, impossible de créer un antidote. Alors quoi! Lui était-il arrivé quelque chose? Umade n'avait rien d'une femme paisible et menait un jeu bien dangereux à trahir son clan. Peut-être avait-elle été prise sur le fait à voler des informations? Cependant, il y avait de quoi en douter, Aloysius la pensait trop fine pour se faire prendre. Et même prise la main dans le sac, tant qu'elle niait en bloc, protégée par son statut, elle ne risquait pas grand-chose, hormis peut-être de sévères réprimandes. Du moins, c'est ainsi qu'il voyait les choses.
Autre souci d'inquiétude, Zarès allait s'enquérir de l'héritière de Jaisalmer -cette dernière lui ayant fait grande impression- et surtout des informations qu'elle était censée livrer. Hadji pesta. Il manquait de temps, son expérience l'accaparait de plus en plus.
Son esprit passa à autre chose. Un antidote. Voilà une idée intéressante. La rani ne pourrait pas indéfiniment subir l'influence de la drogue sans finir par en payer le prix. Un prix que l'alchimiste se refusait à assumer. Il avait trop besoin d'elle pour désirer sa mort. Un antidote...
L'Hindou joua avec l'idée de longues minutes avant de se décider. Trouver un remède au charas. Il verrait ensuite comment exploiter cette récompense pour mieux contrôler la princesse.
En attendant, il devait trouver une explication. Impossible d'avouer à son maître qu'il perdait son emprise sur elle. Impossible d'admettre que lui, Aloysius, le grand manipulateur, se faisait mener par le bout du nez par une simple femme!
Il était désormais le favori de Zarès, il ne l'ignorait pas et ne pouvait pas le décevoir. Ils partageaient la même haine des autochtones, le même rêve grandiose pour les colons.
Bien que natif de ce pays, Hadji exécrait les siens de toutes les fibres de son âme. Un clan en particulier, ayant une emprise ferme sur tout le nord de l'Inde. Son père, noble des Janjua, avait été capturé par les sicaires des Rathore. Il avait été torturé puis exécuté sur la place publique. Hadji n'oubliait pas. En fait, il n'oubliait jamais, et avait pris l'habitude de rendre coup pour coup. Sa haine était une compagne de tous les jours, de chaque instant.
Il finit par se reprendre. Umade Bhattiyani attendrait... il y avait plus important encore.
-L'expérience avec Cornélius... La grandeur des colons.
Il était temps d'aller à Mankal.

☼☼☼

Lorsqu'il fit son entrée dans la citadelle fortifiée située dans le sud de l'Inde, bien loin de Patala, Pudjaatmaka salua les gardes sans les regarder.
Il se trouvait à présent dans une salle de forme circulaire aux dimensions gigantesques. Les murs ruisselaient d'un liquide sirupeux d'un noir dense et insondable. L'air était chaud et sec. Les voix murmurantes des sentinelles, des Turkmènes Chiites, hantaient le haut plafond dont la voûte disparaissait dans une ombre brumeuse. Le Pandit s'arrêta pour contempler le passage d'un groupe de femmes encadré par deux gardes. Les esclaves Hindoues avaient le crâne rasé, les bras enluminés d'une arabesque de coupures et d'entailles. Elles marchaient le dos voûté, le cou relié à la précédente par une chaîne. Une femme en milieu de colonne trébucha, visiblement épuisée. Un des gardes lui administra un coup de kamci* sur l'épaule afin de la faire réintégrer le rang.
Sans s'émouvoir de leur sort, il se dit:
Hadji: Des focus pour la magie du sang*.
Les esclaves étaient en route pour un horrible destin, à l'usage des alchimistes qui avaient pu quitter Patala librement. Elles allaient être lentement, patiemment torturées. Leur fluide vital, la douleur et le désespoir provoqués serviraient à gonfler les réserves de mana de leurs bourreaux. Ces femmes furent conduites hors de la salle. Aloysius se dirigea vers une double porte noire et leva les mains devant lui. Ses paumes ouvertes repoussèrent les battants. Sans bruit, ceux-ci s'ouvrirent. Sans attendre, Hadji entra, et l'huis se referma derrière lui.
Égal à lui-même, son visage exprimait un mélange du duplicité, d'égoïsme et de dépravation. Il souriait largement en se dirigeant vers le centre de cette nouvelle salle. Une fumée grise mouvante recouvrait le sol, ondulant comme un reptile, et occultait les murs.
Au fond, un trône. Un homme.
Le maître de l'Ordre du Sablier. Ce n'était qu'une silhouette tassée sur son siège, qu'on le voyait rarement quitter. Aloysius s'approcha et s'agenouilla à ses pieds. Une voix aux tonalités grinçantes, dont la formidable puissance ne faisait qu'affleurer, s'éleva:
:Zares: : Aloysius, tu es là. À l'heure, comme toujours. Je t'écoute...
Hadji narra calmement l'échec des attentats de Goa. Le gouverneur et les membres du conseil de la ville refusaient de se plier aux exigences de la Confrérie des Justes. Ambrosius, qui se dissimulait derrière cette société factice, siffla de dépit en apprenant la nouvelle.
Afin de satisfaire sa curiosité, l'Hindou s'enquit:
Hadji: Seigneur, puis-je vous demander pourquoi vous tenez tant à faire plier ce comptoir Portugais?
:Zares: : Non, tu ne peux pas. Mais l'insuccès de mes deux émissaires en poste là-bas n'est pas si grave, après tout... Cela nous permet d'apprendre que ce Nuno da Cunha n'est pas n'importe qui. Par le passé, cet homme avait montré sa bravoure dans les batailles d'Ojá et de Brava. La prochaine fois, il faudra que Cinza Gomez et Fernando Laguerra agissent en conséquence.
Hadji: Le problème, seigneur, est qu'ils n'ont plus un seul cristal de disponible pour le faire plier.
:Zares: : Ne t'inquiète pas, cela viendra...
Le ton de Zarès était formel. Il poursuivit:
:Zares: : Oui, nous aurons une autre occasion de l'atteindre. Ce temps viendra et nous nous en débarrasserons. Mais à présent, parle-moi de ta petite expérience avec Cornélius...
Hadji: Je vais utiliser le cartographe pour l'accomplissement de mon petit projet. Le processus est lancé. Ce qu'il va devenir compensera sa défaillance, je vous le promets! Il nous servira bien mieux que par le passé.
:Zares: : Fort bien. Je te laisse juge. Tu sais que tu as toute ma confiance.
Pudjaatmaka éprouva un sentiment de plaisir au compliment de l'Apostat. Ce dernier susura encore:
:Zares: : Et qu'en est-il de cette ravissante Umade?
Hadji: Je pense que bientôt, elle sera en mon pouvoir. Elle résiste encore à l'attraction de la drogue que je lui fournis mais cela ne durera pas. Elle continue de me renseigner sur les clans Rajputs. Voici le dossier des Raskel qu'elle m'a donné il y a peu.
:Zares: : Fort bien. Surtout, ne la brusque pas. Prends ton temps, il ne faut pas nous l'aliéner. Jaisalmer n'est pas une priorité mais pourrait bien le devenir... D'ici là, nous devons en apprendre plus sur cette puissante cité. C'est bien, je suis content de toi.
Avec ce nouvel éloge, la fatuité d'Aloysius fut récompensée une seconde fois. Mais alors qu'il s'apprêtait à prendre congé, l'ange de la mort le retint. Lâchant un petit rire aux tonalités métalliques, il ajouta:
:Zares: : La dernière fois, je vous ai dit que je ne me mêlerai pas de vos rapports licencieux. Cependant, je cerne mal l'étendue de tes relations avec cette jeune femme, Aloysius.
Hadji: Elle ne représente rien pour moi. Une distraction pour assouvir mes pulsions. Le même genre d'attachement que j'entretenais avec la fille du docteur Laguerra. À ce propos, celle-ci est de retour à Patala.
:Zares: : Que dis-tu? Isabella Laguerra! En Inde?
Hadji: Oui maître.
:Zares: : Depuis quand?
Hadji: Quelques jours.
:Zares: : Quelques jours!
La voix du nabot monté sur échasses enfla sur cette dernière phrase. Aloysius sentit sa gorge se nouer, et se tint sur ses gardes, tandis que la fumée qui couvrait le sol était repoussée vers le plafond, révélant un réseau de runes aux lignes tranchantes, gravées sur toute la surface de la salle. Des symboles runiques de sang sur un sol noir.
:Zares: : Pourquoi n'ai-je pas été informé plus tôt?
Hadji songea:
Hadji: Peut-être pour éviter que tu ne me demandes de la trucider... Connaissant ta haine envers elle...
:Zares: : Eh bien?
Hadji: Un oubli regrettable, maître. Pardonnez-moi. Il faut dire que j'ai eu maille à partir avec quelqu'un de son entourage...
L'Hindou frotta son fessier encore douloureux.
Hadji: Car elle n'est pas réapparue seule. Elle était accompagnée d'Athanaos, de trois alchimistes Français, d'une jeune pucelle du Nouveau-Monde et d'un Espagnol. Un certain Gaspard... Cette petite troupe fut rejointe peu après -quelques heures, tout au plus- par deux jouvenceaux et un autre Espagnol répondant au nom de...
:Zares: : ... Mendoza!
Hadji opina.
:Zares: : Que s'est-il passé avec lui?
Hadji: Lors d'une soirée organisée par le Radjah de Patala, cet homme n'avait rien d'engageant et j'ai immédiatement vu en lui un ennemi. Je n'avais pas tort! Dès le lendemain, sans avoir échangé la moindre parole, il m'asséna un violent coup de tête alors que je rudoyai une servante. Suite à cette algarade, j'ai voulu le défier en combat singulier. J'exigeai de lui la réparation par les armes car ma dignité avait été outragée. C'est là que ce maraud* m'humilia une seconde fois...
Le Brahmane se garda bien de présiser que son belligérant avait choisi de se battre avec un simple balai. Mais ce qui rendait l'affront plus mortifiant pour lui, c'est qu'il avait eu des témoins: toute la cour de Patala.
Hadji: Ô jour, jour détestable où mon honneur s'envola! Si vous aviez pu voir ce sourire plaqué sur ses lèvres avant que ne débute le duel, maître.
Le portrait du Catalan dépeint par Hadji était conforme aux souvenirs d'Ambrosius. Ses paroles sonnaient juste. Il s'en rappelait de ce rictus carnassier, la fois où Mendoza l'avait copieusement insulté après avoir découvert qui se cachait sous l'identité de Zarès. Ce coquard* était toujours aussi détestablement sûr de lui, toujours aussi détestablement inquiétant. En dépit de son exosquelette, l'alchimiste Français se sentait inévitablement amoindri, rabaissée et sur la défensive en face de l'Espagnol.
De tous les êtres abominés du rouquin, Juan-Carlos Mendoza venait en tête de liste.
:Zares: : Je me doutais bien que tout ce petit monde reviendrait à Patala. Ce n'était qu'une question de temps! Tu vas pouvoir avertir Cinza Gomez afin que ses mercenaires se mettent en chasse. Ainsi, ils pourront s'occuper sérieusement de ce damné marin...
Le pantin ridicule en rêvait depuis longtemps, maintenant.
:Zares: : Maudit Mendoza, je te retrouve enfin! Tu vas payer pour tout!
Ambrosius était devenu l'ordonnateur d'une splendeur malsaine, plongé dans cet univers de son cru où il assujettissait les autres, gouverné par son instinct dominateur, qui prenait le pas sur tout le reste. Alors qu'il retrouvait son calme, la fumée surnaturelle plana pour reprendre sa place.
L'aversion de Zarès pour le navigateur arrangeait bien les affaires de Pudjaatmaka.
Hadji: : Et Fernando Laguerra? Doit-il l'informer du retour de sa fille?
:Zares: : Surtout pas!
Hadji: Pour quelle raison?
:Zares: : Elle a changé d'allégeance et renié notre ordre en aidant ces trois enfants à détruire ce météore. Je ne pense pas que le docteur serait ravi d'apprendre que je m'apprête à en faire ma prisonnière.
En effet, si les mercenaires de Gomez échouaient, Zarès disposera toujours d'un élément pour faire pression sur Mendoza: la señorita Laguerra. Il pourrait ainsi la retenir captive afin d'attirer le bretteur dans ses filets. C'est pourquoi il jugeait préférable de ne pas avertir Fernando. Il allait enfin pouvoir récupérer les artefacts de Mu et pourra ainsi tuer le capitaine de ses mains après lui avoir infligé d'extrêmes souffrances. Une solution radicale à ce qui, d'après la prophétie d'Ishtar, le menaçait. La sentence était prononcée, le destin de l'Espagnol programmé. La rage couvante du petit alchimiste le rendait prêt à tout.
:Zares: : Éclaire-moi, veux-tu? Désires-tu cette petite vipère? Éprouves-tu pour elle des sentiments plus profonds encore?
Hadji pesa sa réponse:
Hadji: Je la désire, maître, je ne peux que l'admettre. Elle vous a trahi mais c'est une femme qui sort de l'ordinaire et je rêve de la posséder. L'aimer? Comment un fidèle serviteur comme moi pourrait-il aimer une traîtresse? Non, je n'éprouve que de la concupiscence à son égard, rien de plus...
:Zares: : À la bonne heure! Le cas échéant, tu m'aurais fort contrarié. Le désir est un sentiment acceptable, l'amour en revanche est une infamie que je méprise. C'est même la pire des faiblesses.
Aloysius ne se méprit pas sur la tonalité de l'avertissement, c'est bien pour cela qu'il avait menti à son maître. Il devrait continuer de cacher l'amour dévorant qu'il éprouvait pour l'aventurière et qu'il avait tant de mal à juguler. Isabella les éclipsait toutes. Toutes les femmes de sa connaissance.
Une fois son sous-fifre parti, le maître de l'Ordre du Sablier se retrouva seul. Toujours au trois quarts caché sous les plis de sa longue robe, il se rencogna sur son trône. Son rire aigrelet s'éleva des plis de sa chasuble et se mit à résonner dans la grande salle de la forteresse. Un rire qui fit frémir les gardes qui surveillaient l'entrée de la pièce. Qui fit pleurer les esclaves en route vers leur sinistre destin. Qui fit s'agiter une nichée d'oiseaux, pourtant dehors.
Le rire dérangeant finit par s'éteindre. Ambrosius se calma pour se plonger dans ses pensées et se métamorphoser en ce qui ressemblait à une statue de noirceur maligne.

☼☼☼

Confortablement installés dans des chaises berçantes à l'abri du jharokâ* donnant sur la route qui menait au village, Isabella et Tao profitaient du coucher du soleil. Face à eux, Pichu et ses semblables dessinaient des points noirs dans le tableau rose, bleu et doré du ciel. Un bâton d'encens se consumait lentement sur une petite table en arrière-plan. La fumée qui s'en dégageait établissait selon la tradition Bouddhique un lien entre les vivants et les êtres immatériels. Par ailleurs, elle revêtait aussi une fonction purificatrice: les pensées et émotions étaient nettoyées à travers l'usage de la gomme-résine aromatique.
Leur conversation, entrecoupée de silences, les absorbait depuis plus d'une heure. Ils avaient commencé par évoquer la façon dont la Jonconde de Léonard de Vinci avait influencé la peinture, la littérature et la géométrie. L'aventurière était impressionnée par la rigueur de raisonnement du jeune disciple.
De fil en aiguille, cette allusion à la branche des mathématiques les avait menés à débattre du fort de Patala. C'était un ensemble complexe de palais faisant face à l'est, comme il se devait pour une dynastie qui se disait descendante du soleil. L'emploi du grès rouge, la symétrie bilatérale, l'utilisation extensive du marbre blanc, les ornements géométriques et les dômes hémisphériques rattachaient aux traits architecturaux de style indo-islamique.

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À deux reprises, avec la finesse qui le caractérisait, le naacal avait tenté de savoir comment Laguerra avait occupé sa journée, mais elle avait botté en touche tout aussi délicatement.
Passant du coq à l'âne, elle déclara:
:Laguerra: : C'est curieux, tout de même...
:Tao: : De quoi parles-tu?
Jusque-là, la conversation tournait autour des vertus comparées du lassi et du chai.
:Laguerra: : De la façon dont le soleil s'enfonce dans la jungle. Il donne l'impression de glisser vers l'horizon si langoureusement que l'on peine à voir évoluer sa course, jusqu'au moment où celle-ci s'accélère brutalement en se rapprochant de la cime des arbres, comme aimantée par quelque force invisible.
Entre deux gorgées de sa boisson à base de lait fermenté, Tao répondit:
:Tao: : Ce phénomène s'explique de façon scientifique, mais je préfère ton idée d'une force invisible.
:Laguerra: : Le coucher du soleil est davantage propice à l'admiration des forces invisibles qu'aux discours scientifiques.
Un léger sourire flotta sur les lèvres du disciple.
:Laguerra: : Quoi?
Tao prit le temps de boire une autre rasade qui le fit soupirer d'aise.
:Tao: : Oh, rien. Simplement le fait de parler de cet astre me rappelle le bateau de mes ancêtres, le Solaris... Tu sais que Mendoza voulait que l'on appelle la septième cité d'or ainsi?
Il regretta immédiatement d'avoir évoqué le marin. Il jeta un regard en coin à l'aventurière, appréhendant sa réaction. Cela faisait maintenant trois jours que ce dernier s'était absenté. Livrée à ses propres tourments, la bretteuse ne pouvait s'empêcher de penser à lui. Cependant, elle était incapable de s'ouvrir de ses tracas à Tao, c'était pour elle une chose impossible. Son orgueil le lui refusait obstinément. De ce fait, elle se consumait de l'intérieur. Elle se consumait car elle avait peur pour son amant. Elle l'aimait. Elle l'aimait à en hurler, qu'il soit lointain ou proche. Elle l'aimait malgré cette froideur qu'il affichait...
Le petit prodige décela immédiatement un changement dans son attitude. Laguerra était plus sensible qu'elle ne voulait le faire croire. Il alluma la flamme de la compassion:
:Tao: : Qu'est-ce qu'il y a, Isabella? Tu n'es pas en très en verve ce soir.
Il se sentit instantanément jaugé par l'œil incisif de l'espionne. Il retint un ricanement. Ce n'est pas elle qui allait l'impressionner. Il lui en fallait plus, bien plus.
:Tao: : C'est que... tu n'es déjà pas très prolixe en temps ordinaire, mais là, je te trouve carrément éteinte. Qu'est-ce qui se passe?
:Laguerra: : Rien... Rien dont tu puisses vraiment te soucier.
:Tao: : Allons, ne me raconte pas d'histoires. Je suis ton ami et je m'inquiète car je vois bien que quelque chose ne va pas.
Elle répéta sans conviction que tout allait bien. Le naacal la soupesa intensément du regard.
:Tao: : Tout va bien... Mais bien sûr! Je reconnais les signes: tu te mures dans le silence quand tu es contrariée. Écoute, tant que tu ne videras pas ton âme de tout ce qui te tourmente, tu ne pourras jamais la remplir de tout ce qui te rend heureuse. Confie-toi à moi, tu verras, ça te fera du bien.
Agacée, mais touchée, elle répondit à brûle-pourpoint:
:Laguerra: : Mais enfin, que veux-tu que je te dise?
:Tao: : Ce que tu as sur le cœur. C'est à propos de Mendoza, n'est-ce pas?
Isabella ne put s'empêcher de faire un signe de tête. Elle n'insulterait pas l'intelligence de son interlocuteur en réfutant ses dires.
:Tao: : Je le savais! Rien qu'en l'évoquant, tu es devenue plus blanche que mon verre de lait! Allez, vas-y, dis-moi!
Voulant garder une certaine distance tout en restant courtoise, elle secoua la tête.
:Tao: : Très bien! Si tu préfères te taire, c'est ton choix. Mais sache que je saurai le fin mot de l'histoire, je sais toujours tout!
Avec le petit rire vaniteux qu'il aurait eu pour quelque invention particulière de son cru, Tao réarrangeas le coussin de soie derrière sa tête. La jeune femme réfléchit un instant à ses dernières paroles. Le moment était venu.
:Laguerra: : Laisse-toi aller, ma fille. Fais-lui confiance et tout ira bien.
Résignée, elle poussa un énorme soupir, puis calmement, elle annonça:
:Laguerra: : D'accord, tu as gagné Tao... Je me fais du mauvais sang pour lui car un danger le guette.
Si le naacal était surpris par cette nouvelle, il n'en montra rien.
:Tao: : Quel danger?
:Laguerra: : Hier, j'ai eu une petite discussion avec Aloysius au laboratoire. Il m'a avoué que Juan pourrait être une gêne pour lui et...
Le regard soudain flou, elle marqua une pause et se réfugia dans sa tasse en buvant une gorgée de thé citronné.
:Tao: : Et? Va jusqu'au bout, cela te permettra de passer le cap.
L'alchimiste se reprit:
:Laguerra: : Et ensuite, il a proféré une menace à peine déguisée à son encontre...
:Tao: : Eh bien, envoie-lui un message, il saura à quoi s'en tenir.
:Laguerra: : J'aimerais bien, mais il y a un petit problème...
:Tao: : Lequel?
:Laguerra: : Avant qu'il ne parte, Juan m'avait dit que si j'avais besoin de le contacter, je pourrais le faire. Seulement, j'ignore où il a établi son campement. On ne peut décemment pas envoyer un pisteur dans la jungle à cette heure-ci sans lui donner la moindre indication!
Le naacal sentait Isabella accumuler la tension. Elle se souciait réellement du sort de son capitaine, bien plus que de sa propre personne, et le destin auquel il était voué la faisait vivre sur des charbons ardents.
:Tao: : Je suis désolé mais je ne vois rien d'insurmontable là-dedans!
:Laguerra: : Que proposes-tu?
Tel qu'elle le connaissait, le petit génie devait avoir une solution déjà toute prête.
:Tao: : Rédige ton message, je m'occupe du reste.
:Laguerra: : Mais ça ne servira à rien, puisque...
Dans un geste qui se voulait apaisant, Tao leva haut les mains:
:Tao: : Pichu le lui transmettra...
Devant un tel aplomb, la jeune femme haussa un sourcil interrogateur.
:Laguerra: : Mais... C'est un perroquet, pas un pigeon voyageur. Je doute de sa fiabilité!
:Tao: : J'ai conscience que l'entreprise peut sembler hasardeuse, mais mon Pichu n'en est pas à son coup d'essai. Lorsque Athanaos et moi étions prisonniers ici, au fort, c'est grâce à lui que j'ai pu contacter Estéban et Zia et les mettre en garde sur les agissements d'Ambrosius.
L'épéiste digéra l'information avant de se laisser aller à un rire d'amusement pur:
:Laguerra: : Oui, mais ton oiseau connaissait l'emplacement du village. Là, c'est différent. Où va-t-il aller?
:Tao: : Ne t'inquiète pas pour ça, il saura trouver Mendoza. Ça prendra peut-être un peu plus de temps, mais il réussira. De toute façon, je ne peux rien te proposer de mieux pour le moment.
La tête penchée sur le côté, la fille du docteur sourit doucement.
:Laguerra: : C'est déjà plus que je ne pouvais espérer. Merci Tao.
:Tao: : De rien.
:Laguerra: : Ce n'est pas rien pour moi. J'apprécie plus que je ne saurais l'exprimer.
Les brèves œillades qu'ils échangeaient tous deux devenaient de plus en plus complices. Leur relation avait évolué en autre chose qu'un affrontement perpétuel. Au fil des jours, le naacal s'était laissé amadouer par l'ancien bras droit de Zarès, en dépit de la méfiance initiale qu'elle lui avait inspiré lors de son enlèvement puis de sa détention. Il n'y pouvait rien et d'ailleurs, cela n'était pas désagréable. À présent, il se sentait instinctivement en sécurité en sa compagnie, presque autant que si c'était l'homme à la cape bleue qui le protégeait, bien suffisamment pour se sentir détendu.
:Laguerra: : Lui et moi venons juste de nous retrouver. Je n'ai pas envie de le perdre. Mendoza est l'homme... l'homme de...
Elle ne put formuler la suite. Le jeune savant lui saisit les mains:
:Tao: : L'homme de ta vie, je sais.
La señorita s'empressa de rédiger quelques mots avant de se lever.
:Laguerra: : Maintenant, ce dont j'aurai besoin, c'est d'un peu de lait ou de jus de citron.
Devinant à quelle fin l'un ou l'autre allait être utilisé, Tao la regarda faire, son verre à la main, savourant sa boisson, savourant la vue d'Isabella en train de s'activer, le rouge aux joues, une mèche rebelle échappée de son sévère chignon. Elle avait des gestes plus libres, plus détendus et parut soudain plus sereine, dotée d'un charme qui adoucissait son visage.
:Laguerra: : Voilà qui est fait! Qu'en penses-tu?
Le Muen posa son verre, se redressa souplement et s'empara du pli. Il se permit un nouveau ricanement moqueur:
:Tao: : Ce préambule va lui donner matière à réfléchir! J'espère pour toi qu'il connait le stratagème pour découvrir la suite...
En retour, la jeune femme lui sourit aimablement, alors qu'elle réprimait un gloussement de satisfaction. Puis, Tao appela son compagnon à plumes. Ce dernier revint aussitôt, bien plus vite que la fois où son maître scandait son nom à l'entrée de la ziggourat d'Akkad.

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:Tao: : Tâche de repérer le camp de Mendoza et donne lui ceci. Reviens dès que tu as une réponse.

☼☼☼

La nuit se faisait attendre. La froidure du soir recouvrait la jungle, avivée par la proximité de la rivière. Mendoza se félicitait d'avoir gardé sa pelisse. Il paraissait beaucoup s'ennuyer en dépit de ses nouvelles responsabilités. Seul dans son antre de toile, il faisait les cent pas, foulant le sol recouvert d'un épais tapis. L'éclairage était diffusé par une série de torches fichées dans les piliers de soutien. Son lit prônait au fond, du côté est. Dans un coin, reposait un lourd coffre de bois laqué, à côté duquel était dressé un chevalet supportant son épée au fourreau, magnifiquement ouvragée. Il y avait également un brasero et une table sur laquelle s'étalait une série de cartes, deux tabourets mais aucun élément propre de décoration.
Juan-Carlos pouvait entendre l'agitation extérieure par les pans ouverts de l'entrée de la tente. Les sons, jusqu'ici étouffés par les épaisses tentures, témoignaient de la vie d'un campement militaire. Cliquetis d'armes qui s'entrechoquent à l'entraînement, ordres criés par Gaspard sur quelques fainéants, rires gras, bruits de cantines en acier... Tout ceci troublaient régulièrement le babil de la plaine marécageuse, couverte d'une végétation épaisse et exubérante. La forêt vierge, dans laquelle vivaient les grands fauves, alternait ses herbes hautes de une à deux toises avec des fourrés inextricables de lianes, des bouquets impénétrables de bambous et des enchevêtrements de rotangs. L'Espagnol réprouvait ce manque de discrétion. Néanmoins, la petite troupe, réunie temporairement pour la sélection, se trouvait sur les terres du Radjah de Patala, en relative sécurité car les tigres restaient à distance prudente. Ses soldats n'étaient donc pas contraints à la furtivité.
Connaissant les manières rustres de son second, Mendoza se doutait que son aide de camp devait être en train de faire le paon parmi eux, avançant avec une nonchalance agaçante, comme s'il se promenait tranquillement dans un jardin fleuri.
La relève venait d'être effectuée, et la plupart des hommes au repos se préparaient à dîner.
La faim commençait à tirailler les boyaux du marin. Toujours remontés, les pans de toile goudronnée offraient l'exquise vision du soleil en train de mourir derrière l'horizon. Il se posta à l'entrée. Sa vaste tente, montée sur un léger promontoire, dominait le reste du campement. Observant les jeunes recrues qui allaient et venaient, il restait silencieux, gardant ses pensées par-devers lui. Mais bientôt, elles allèrent être interrompues par un cri aigu familier.
Le nouveau lieutenant s'apprêta à faire quelques pas afin de rejoindre l'espace principal aménagé au milieu du camp. Une grande tonnelle en toile huilée, pour se protéger des éléments, y était tendue. En dessous se trouvait le lieu de réunion des gradés: une grande table où trônerait le repas à venir, plusieurs bancs, des râteliers pour les armes, le tout permettant d'accueillir une petite dizaine de personnes. À l'extérieur, donnant sur un bel espace dégagé, une estrade en bois se dressait, destinée aux discours des deux officiers Espagnols devant la troupe. Sous la tonnelle, plusieurs personnes discutaient, dont Padmini. Le navigateur n'eut aucune peine à reconnaître l'imposante silhouette face à elle. Toujours vêtu de sa tunique rouge et grise, les cheveux hirsutes d'un noir prononcé, le bouc taillé en pointe, Boule-de-poils lui tenait le crachoir. Les autres, en tenue réglementaire aux couleurs du royaume de Patala, il ne les connaissait pas encore très bien. Quand il voulut les rejoindre, Pichu surgit sur sa gauche, visiblement heureux de le voir.

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:Pichu: : Mendoza! Mendoza!
Coupé dans son élan, le susnommé s'adossa à l'arbre le plus proche. Installé à son aise, son invité cessa de virevolter autour de lui et vint se jucher sur son index.
:Mendoza: : Pichu! Comment as-tu fait pour me rejoindre ici? Que me vaut cette visite de ta part? Mais qu'est-ce que tu as là?
Le Catalan remarqua qu'un minuscule morceau de papier était accroché à sa patte.
:Mendoza: : Inutile de m'échiner à dénouer ceci proprement. Avec mes gros doigts, ça va me prendre des heures...
Rejetant sa cape en arrière, il passa la main sur son flanc pour atteindre son aumônière. Il en sortit un petit couteau pliant qu'il tint dans sa paume, la cote du manche accueillant la partie en métal vers lui. Il amorça l'ouverture avec l'ongle de son annulaire, grâce à la petite entaille située sur la lame. Puis, faisant rouler l'arme blanche d'un demi-tour, il déplia entièrement le canif, d'une simple pression du pouce. L'acier était éclatant, son fil semblant dessiner une vague claire tout le long du tranchant. En s'activant, le mercenaire veilla à ne pas blesser le messager. Lorsqu'il eut fini de sectionner le mince cordon, il récupéra la mystérieuse missive, libéra le porteur et déroula le billet.
Mendoza eut du mal à masquer la jubilation qu'il éprouva, lorsqu'il découvrit qui en était l'expéditeur. Cependant, il ne s'attendait pas à lire ce qui suivait.
Ça ne peut plus continuer ainsi...
Inscrits dans un style élégant, tels étaient les mots qui figuraient dans le message. Une phrase toute simple, mais cruelle de prime abord.
Dans un premier temps décontenancé, le bretteur passa un long moment à réfléchir aux implications d'une telle missive. Tout autant sur le fond que la forme. Elle devait signifier autre chose, c'était indéniable. Tripotant le pli entre ses doigts, sa curiosité éveillée, Juan se réfugia à l'intérieur de sa tente puis se posta devant le brasero. Une trentaine de secondes plus tard, une autre suite de mots tracée de la même main habile se révéla, en dessous de l'autre, le papier roussissant grâce à la lueur des flammes.
:Mendoza: : De l'encre sympathique. J'avais deviné juste...
Il parcourut le reste de la lettre sans s'émouvoir qu'une épée de Damoclès pendait au-dessus de sa tête. Indéniablement sûr de lui, il n'avait pas dû souvent goûter à la saveur corrosive de la peur. Ni à celle, plus rebutante encore, de la défaite. Et pourtant, il n'adoptait aucune des habituelles marques de forfanterie, de supériorité ou de mépris propres à ceux qui possédaient son grade.
Tandis que Pichu, à présent perché sur une branche, faisait passer rapidement une à une les plumes dans son bec afin d'en éliminer les corps étrangers, Mendoza réfléchissait à la réponse qu'il allait devoir coucher sur le papier afin de rassurer sa douce. S'étant creusé la tête tant et plus, il avait déjà son ébauche de plan pour s'occuper du cas Hadji mais il lui manquait au moins un élément. Il ignorait si ce lâche allait l'attaquer en personne ou s'il enverrait des hommes de mains pour lui régler son compte. Même s'il détestait la violence, il savait en user lorsqu'il le fallait. Il s'imaginait déjà bondir sur Pudjaatmaka et lui arriver dessus en piqué diagonal. Ensuite, ce serait un hymne à la cruauté, un autel dressé au culte de la barbarie... Constatant qu'il tournait en rond une fois de plus, il décida de se plonger dans une série d'exercices après avoir renvoyé le postier en direction du fort.
Peu de temps après, une voix résonna de l'extérieur, juste devant sa tente, alors qu'il terminait sa séance de tractions.
Padmini: Lieutenant! C'est Padmi!
Vêtu de son seul pantalon, dégoulinant de sueur en dépit de la fraîcheur, il se présenta sur le seuil et se trouva face à Padmini Devi.
La brune, échangeant ses services contre la sécurité offerte par les gardes confirmés du souverain local, était respectée dans le camp. Artisan indépendant de son état, elle était en charge de l'armurerie, forgeant outils et lames, réparant le matériel ou fournissant l'équipement nécessaire aux nouvelles recrues. Son travail faisait d'elle une figure importante dans leur vie quotidienne. Elle proposait également des services payants, envoyant directement la note à l'intendant, lequel retenait ensuite le montant sur la solde du demandeur. Tout ce qui ne tenait pas de l'entretien courant ou du fourbi de base était facturé. Cela obligeait les soldats à prendre grand soin de leurs affaires. La naine démarra avant même que Mendoza n'ait le temps d'ouvrir la bouche:
Padmini: Hé, la grande asperge, comment ça va?
La ferronnière mettait un point d'honneur à conserver son franc-parler, même devant un gradé.
Padmini: Waaow, oh, waaow! On entretient sa forme, à ce que je vois! C'est possible d'avoir de tels pectoraux? Et ces abdominaux! Poh-poh-poh! Dis, tu as prévu quelque chose pour le dîner? Non? Tant mieux! Je t'invite, d'accord? Tu viens les mains vides, ton aide de camp s'occupe de tout! Rejoins-nous, lui et moi dans une bonne demi-heure, pas avant! Je quitte à peine mon travail et j'ai quelques préparatifs à faire, à commencer par me laver. Je compte sur toi, lieutenant! Au fait, tu peux venir comme ça si tu veux!
Sa tirade débitée à toute vitesse, le tourbillon qu'incarnait Padmini tourna les talons et se rua vers la clairière, en sifflotant une gigue.
Resté seul, le navigateur resta un temps médusé par cette apparition à peine croyable. Plus d'un officier supérieur de sa connaissance aurait fort mal réagi à une telle familiarité, qu'elle vienne d'un subalterne ou d'un civil. Cependant, habitué depuis longtemps à l'irrévérence de Sancho et Pedro, le marin se révélait bien plus amusé qu'autre chose. D'ailleurs, il ne put réprimer un éclat de rire. Quel numéro que ce petit bout de femme! Difficile de trouver plus naturelle. Une personnalité attachante, à l'énergie désarmante. Pleine de bienveillance, également.
Puisque la forgeronne était déjà bien loin, il répondit pour lui même:
:Mendoza: : Oui, Padmini, je suis ravi d'accepter ton invitation. Elle tombe à point nommé pour me vider la tête.
Néanmoins, tout le temps de l'attente, tandis qu'il se préparait, l'essentiel de la missive de sa princesse avait résonné en boucle dans son esprit.
:Mendoza: : "Ça ne peut plus continuer ainsi". Effectivement, ma belle!
Quarante minutes plus tard, alors qu'il terminait d'enfiler sa tunique, une voix beuglait à travers le camp.
Padmini: Lieutenant Juan-Carlos Mendoza! Cesse de musarder, la soupe est servie!
Sentant la salive lui monter à la bouche et son estomac crier famine, l'Espagnol ne se fit pas prier longtemps. Il se dirigea à grands pas vers la tonnelle. Découvrant un plat d'agneau fumant, accompagné de légumes, recouvert d'un mélange subtil de thym, de romarin et de persil, c'est pourtant avec l'esprit saturé qu'il s'empressa de passer à table.
Outre le ragoût l'attendait un bol de fromage et de fruits coupés ainsi que plusieurs galettes de pain non levées. Amplement de quoi restaurer les convives sans pour autant les alourdir. Un pot à vin en bronze et une carafe d'eau fraîchement tirée de la rivière complétaient le menu.
Laissant le plat refroidir, Mendoza commença par rouler un morceau de chapati en cornet de façon à l'utiliser comme cuillère pour consommer la sauce onctueuse. Puis, il posa dessus un petit bout de viande, et glissa le tout dans sa bouche:
:Mendoza: : Hum! Mes félicitations à la personne qui a préparé ceci, c'est délicieux!
:Gaspard: : Merci, Face-de-limande. J'ai d'autres recettes dans le genre à te faire goûter si tu aimes ma cuisine.
Tout le monde dévora son ragoût dès que celui-ci fut descendu à température acceptable. Le mercenaire se régala. Il termina son morceau de pain jusqu'à la dernière miette et enchaîna par le fromage puis les fruits, le tout expédié en quelques minutes.
Le ventre agréablement rempli, une tasse de thé fumante entre les mains, le lieutenant poussa un soupir d'aise. Jamais il n'avait aussi bien mangé en pleine campagne de recrutement.

☼☼☼

Le soleil allait bientôt disparaître en laissant dans son sillage un ciel couleur de cannelle. Lorsqu'il revint au fort, le cacatoès braillard mit subitement fin à la conversation sur les gorilles d'Afrique, gardiens de la cité d'Orunigi. Ses craillements et ses jasements ramenèrent Isabella et Tao au présent. Ce dernier fit:
:Tao: : Ah! Revoilà notre messager volant. Voyons ce qu'il a à nous apprendre. En espérant que les nouvelles te plaisent...
Le naacal dénoua le fil retenant le message accroché à la patte du volatile et le tendit à sa compagne. Celle-ci déroula le pli et retint une exclamation en découvrant le contenu.
En caressant son compagnon, Tao fit:
:Tao: : Alors?
:Laguerra: : Écoute ça:
Ma Princesse, tu es fort bonne de te soucier de ma sécurité, ce n'est pas pour autant que je dois renoncer à former mon escadron. Ne t'inquiète pas, je suis de taille à m'occuper de mes arrières sans faire appel à une source extérieure. Il semblerait que cet Aloysius n'ait pas retenu la leçon... Tant pis pour lui!
Restant impassible, le Muen se contenta de réagir avec un simple "oh!"
:Laguerra: : Bougre de marin à la nèfle!* Sa cervelle est aussi ramollie que celle d'un concombre de mer! Comment peut-il prendre ceci à la légère? Pourquoi se comporter avec une telle impudence?
:Tao: : Parce que c'est dans son tempérament.
:Laguerra: : Auquel cas, le voilà prévenu. Il est temps pour nous de penser à l'essentiel.
:Tao: : C'est-à-dire?
:Laguerra: : Es-tu prêt à passer à table? J'ai une faim de loup.
:Tao: : Et moi, je mangerais un dragon!

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Ils se levèrent d'un même mouvement et Laguerra passa un bras autour des épaules du naacal d'un geste à la fois affectueux et protecteur. Elle se sentait revivre. Oubliée, sa culpabilité vis-à-vis de la mort de son père. Envolées, ses peurs. Disparus, ses doutes. Pour un instant, du moins...

À suivre...

*
*Tola: Unité de masse traditionnelle de l'Inde ancienne et de l'Asie du Sud, équivalent à un tiers de l'once, soit 11,33980925 grammes. Actuellement, il est encore utilisé comme mesure du charas. Cependant, avec cette substance illicite vendue sur le marché noir, le tola perd de sa masse réelle, ne pesant plus que 10 grammes environ.
*Kamci: nom du fouet en Turc.
*Magie du sang: C'est une pratique qui remonte aux temps anciens, surtout chez les Chaldéens, les Grecs et les Étrusques qui utilisaient cette méthode de l'hématomancie pour la divination en observant les signes laissés par l'intermédiaire des figures et des dessins formés soit sur le sol ou sur un linge par le sang d'un sacrifice d'un animal ou d'un être humain. L'hématomancie était également liée à la démonologie où la nécromancie pour réaliser de la magie en invoquant les démons, les esprits et même pour réveiller les morts, c'est ce que l'on appelle souvent dans ce domaine de la magie rouge.
*Maraud: S'emploie pour désigner de façon méprisante un homme d'un rang social inférieur à celui du locuteur. C'est une expression foncièrement condescendante.
*Coquard: Insulte d'autrefois signifiant imbécile ou prétentieux.
*Jharokâ: balcon en saillie. Ornement assez courant dans l'architecture Moghole, on le trouve dans les palais, les havelî ainsi que dans les temples. Cet élément architectural, s'il est souvent utilisé pour son esthétique, peut également servir de plateforme d'observation ou pour y placer des archers. Il est d'une grande importance dans la pratique du purdah, car il permet aux femmes de regarder sans être vues.
*À la nèfle: Expression dont les origines remontent au XIVème siècle. Elle est l'ancêtre de notre "à la noix" d'aujourd'hui.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]

Message par TEEGER59 »

Suite.

CHAPITRE 27: Complots à gogo.

Trois jours sans explosion, trois jours d'accalmie, trois jours pour que les Goanais retrouvent l'espoir d'une vie paisible. Au bazar et dans les entrepôts, les pierres précieuses, les épices, la porcelaine, les brocarts, les soies ou encore le corail se négociaient dans l'ostentation, tandis que sur les chantiers, les esclaves et autres journaliers se tuèrent à édifier les splendeurs architecturales aux influences indo-occidentales.
L'automne continuait son avancée, chargé du regret de ce qui s'en va et de la menace de ce qui s'en vient. Mais sur le sol Indien, il était plus mélancolique et plus émouvant qu'ailleurs, et pareil à la mort d'un être humain que les dieux rappellaient trop tôt, sans lui donner sa juste part de vie. En cette saison de post-mousson, malgré cette fin de journée radieuse, personne n'avait le goût de s'en réjouir.
Le lendemain, un groupe d'hommes richement vêtus se tenait devant Le Shanti*, l'une des tavernes de la ville située non loin de la chapelle Sainte-Catherine d'Alexandrie. C'était un bâtiment doté de balcons en saillie peints dans les tons traditionnels de jaune pâle, de vert ou de bleu et d'un toit de carreaux de couleur rouge.
L'un des individus ressortait du lot, vêtu de pourpre et de brun. Sheykh Kamal-ud-Din 'Uwais était grand, maigre, avec un teint sombre et délicat. Son cou était long, son visage était mince et son nez aquilin. Sa légère moustache et sa courte barbe le désignaient clairement comme un Muzzaffaride de pure ascendance...
Sage, sobre, tempéré et juste, l'émissaire de Bahâdûr Shâh, le sultan du Gujarat, était en poste à Goa, accompagné de ses quatre gardes du corps, de robustes guerriers habillés de cuir. Ceux-ci gardaient l'entrée de l'établissement.
Chaque semaine, il invitait une série de notables de la cité, qu'il tentait de charmer avec tact, en bon diplomate qu'il était. À l'instar des Moghols dirigés par l'Empereur Humayun, les Gujaratis étaient tolérés dans l'état Portugais.
Une vingtaine d'années plus tôt, les premiers contacts avec les Européens furent difficiles mais assez vite on en était venu à négocier. La bataille de Diu, en 1509, avait, dans toute l'Inde et plus particulièrement au Dekkan, auréolé les Portugais d'un très grand prestige. La réalité était qu'ils occupaient la place, contrôlant la mer et donc le trafic côtier dont l'économie du pays était dépendante. Bien sûr, on aurait aimé les chasser mais aucun état du Centre et du Sud n'y était parvenu.
Le sultanat de Bîjâpur fut le premier à se montrer compréhensif. Il reconnut l'occupation de Goa et accepta de délimiter une frontière entre les deux états. La ville d'Ahmadnagar, de son côté, cèda Chaul et enfin, le Gujarat admit la présence des colons à Daman et Diu. En ce jour, par l'entremise de son ambassadeur, le sultan Bahâdûr Shâh s'apprêtait à négocier l'octroi de Bassein, autorisant officiellement par traité la création d'un futur comptoir fortifié. Sheykh Kamal-ud-Din 'Uwais continuait donc d'établir des relations judicieuses de bonne entente avec les membres les plus influents de la cité.
Du côté Portugais, les succès obtenus par la voie diplomatique étaient d'une extrême importance. Goa avait été reconnu comme un état Indien et les comptoirs déjà existants devinrent des concessions officielles. Les Européens, en un mot, furent légitimés et cela n'avait pas de prix.
Joyeusement amassés, repus de bonne chère et de bons vins, les notables venaient de sortir de table. Ils discutèrent quelques instants devant l'établissement, remerciant le diplomate pour son invitation.
Des enfants passèrent en courant à côté de lui. Celui-ci les suivit du regard, enviant la légèreté de leur rapport au monde. Soudain, un jeune homme aux cheveux châtain jaillit d'une ruelle adjacente, le teint rougi, le regard halluciné, marmottant pour lui-même. Il obliqua directement vers le groupe réuni. Les gardes Gujaratis se raidirent. Donnant l'alerte, ils défouraillèrent avant de se mettre en rang devant l'intrus. Les promeneurs qui se trouvaient là s'éloignèrent en courant. Apeurés, les notables se gênaient les uns les autres, se bousculant pour entrer dans l'auberge. L'un des guerriers mit en joue son arbalète et clama une sommation. L'homme interpellé ne fléchit pas. Au contraire, tout sourire, il continua sa marche fanatique. Le garde tira. Atteint en pleine poitrine, l'intrus eut un soubresaut, mais ne cessa pas pour autant d'avancer. Il sembla mordre quelque chose. L'ambassadeur tenta vainement de calmer ses hôtes avant d'être projeter à terre. L'insoumis fut atteint d'un second matras* mais ne dévia pas. Arrivé à cinq pas des gardes, il fondit sur eux et explosa, emportant dans la mort les hommes du plénipotentiaire, quelques grosses huiles de Goa, ainsi que toute la devanture du Shanti.
De l'avis de tous ceux qui connaissaient l'enseigne, jamais nom n'avait été plus mal porté qu'à cet instant. Cette nouvelle attaque balaya les espoirs de quiétude. La cité suspendit son souffle. Le règne de la terreur écartelait les Goanais, qui ne savaient comment gérer cette crise. Les gens qui en avaient les moyens commençaient à parler de quitter la ville. Et ce départ représenterait un lourd handicap pour le commerce. Nuno da Cunha et les membres du conseil se démenaient pour apaiser les inquiétudes. Mais combien de temps garderaient-ils la confiance de leurs riches administrés? Certains se mirent à insinuer qu'il fallait envisager un changement de gouvernement, que le conseil avait démontré ses limites en ne trouvant pas de solution pour régler la situation, incapable de protéger la cité et ses habitants.
Le gouverneur rechignait toujours à déclarer l'état d'urgence. Il ne pouvait rien faire d'autre que se reposer sur la décision de ne pas transiger, espérant que les compagnies-franches engagées par ses soins finiraient par mettre la main sur cette mystérieuse Confrérie des Justes qui harcelait sa ville.

☼☼☼

En cette fin après-midi, le temps tourna à la pluie, le ciel s'étant chargé d'un agrégat de nuages sombres. Sans avoir connaissance du drame qui s'était déroulé à Goa, Umade Bhattiyani se présenta au lieu habituel du rendez-vous, ce havre situé au beau milieu des ghats occidentaux. Elle inspecta la campagne, tapissée d'une herbe aux reflets verdoyants. Sur un talus, à la confluence de trois routes attendait l'auberge, un bâtiment d'un seul étage, en pin teinté de noir.
U.B: Aloysius Hadjana Pudjaatmaka, mon amant, mon tourmenteur.
La rani savait que ce dernier était déjà arrivé et elle décida de le faire languir encore un peu. Elle aurait besoin du moindre avantage pour l'entretien qui allait suivre. Hadji se montrait de plus en plus intransigeant et la princesse devait absolument reprendre le contrôle car elle sentait que le cours de leur relation lui échappait. Au fil du temps, son amant avait pris l'ascendant sur elle. Il l'avait piégée avec le charas et, peu à peu, elle devenait sa chose. Lutter contre la dépendance que provoquait la drogue prenait une trop grande part de son énergie pour qu'elle puisse résister aux traitements avilissants que lui réservait l'alchimiste. La dose qu'elle avait inhalée ce matin devait lui permettre de tenir jusqu'au soir. À force de volonté, la jeune femme avait réussi à épargner une petite réserve. De quoi tenir une semaine et lui assurer une certaine marge de manœuvre.
L'héritière du clan Bhati rajusta son ghoonghat* et s'engagea à grandes enjambées. Aujourd'hui était un bon jour. Elle avait décidé qu'il était temps de renverser la situation. Penser au bel Espagnol demeurant à Patala lui avait rendu courage. Comme le mercenaire, elle combattait de son côté, à sa manière, en solitaire.
Une fois dans l'auberge, dédaignant s'intéresser aux occupants de la salle commune, elle monta directement à l'étage. Aloysius l'accueillit d'un grand sourire, à peine eut-elle franchi le seuil de la chambre que l'Hindou avait louée à l'année. La pièce n'avait rien de luxueux mais au moins Hadji veillait-il à ce qu'elle soit quotidiennement nettoyée. De surcroît, c'était la plus grande de l'établissement, disposant d'une salle d'eau privée et, surtout, offrant toute la discrétion requise à leurs réguliers tête-à-tête.
Dans toute la somptuosité de son costume oriental de soie noire, sa matière et sa couleur préférées, ce dernier était nonchalamment allongé dans le lit destiné à leurs ébats. Détestablement sûr de son charme brutal.
Hadji: Alors, princesse? Que m'apportez-vous d'intéressant aujourd'hui?
La jeune femme se donnait l'air de réfléchir, en s'installant à son aise sur une de ces méridiennes merveilleuses d'où l'on ne pouvait plus se lever, tant le tapissier qui les réalisa sut saisir les rondeurs de la paresse.

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U.B: Rien du tout!
Son fin visage était fermé d'un mur de détermination. Se relevant d'un bond, Aloysius s'étonna:
Hadji: Comment ça, rien du tout? Je croyais que vous aviez des informations importantes à me fournir. Nous avions conclu un accord, tous les deux!
U.B: Eh bien cet accord, nous allons le modifier. Si vous voulez que je continue à voler des renseignements, il va me falloir davantage de charas. Oui, vous entendez bien... J'en veux plus.
Hadji: Vous oubliez quelque chose. Pas d'information, pas de drogue, vous en êtes consciente? Comment ferez-vous lorsque vous n'en aurez plus?
U.B: C'est bien pour cela que vous allez m'en donner suffisamment, le temps que je subtilise des dossiers.
Les bras croisés, décidé à remporter cette victoire, Hadji répéta:
Hadji: Pas d'information, pas de drogue.
U.B: Très bien. Puisque c'est ainsi, inutile de continuer à mener nos affaires. Je m'en vais. Et je me moque de ce qui m'arrivera quand je n'aurai plus de votre poison.
L'alchimiste se hérissa, tempêta, menaça, mais l'héritière resta sur ses positions. Pire, même, elle se leva, tourna les talons et se dirigea vers la porte.
Hadji: Elle va partir. Elle va vraiment partir, ce ne sont pas des paroles en l'air. Elle est capable de tout remettre en question d'un coup de tête, d'une saute d'humeur, même sa vie, tu le sais!
Il abdiqua:
Hadji: Princesse, arrêtez! Tenez, prenez cette sacoche, elle contient ce que vous désirez.
Prenant le sac, la jeune femme sourit:
U.B: Vous voyez quand vous voulez. Vous savez comment me contacter, j'attends de vos nouvelles.
Hadji: Vous ne restez pas? Je pensais... Cela fait bien longtemps que nous n'avons pas passé du temps ensemble...
Le ton d'Aloysius s'était fait hésitant, gêné.
U.B: J'ai la migraine!
Elle ouvrit la porte et franchit le seuil.
Tout en remontant la pente d'un pas léger, elle exultait. Elle n'avait rien concédé pour une fois. Pas même son corps. Serrant contre elle la sacoche remplie de charas, elle songea que cette franche victoire était de bon augure. Elle n'ignorait pas que l'alchimiste pensait la tenir avec la drogue et pour le moment le cours des événements lui donnait raison. Mais elle ne baisserait pas les bras pour autant. Cette maudite accoutumance qu'elle ressentait allait peut-être lui permettre, si elle manœuvrait convenablement, de prendre Pudjaatmaka à son propre jeu. Sans compter qu'elle avait une sacoche pleine. Si elle se rationnait intelligemment, là aussi, il y avait de quoi tirer avantage.

☼☼☼

Sultanat du Gujarat.
Se tortillant sur son trône, le sultan Bahâdûr Shâh cracha:
B.S: Sommes-nous la cible de l'attaque?
Shâh Huseyn Khân, son courtisan et confident le plus proche estima:
:| : Il est trop tôt pour le dire, Votre Altesse. Rien ne laisse à penser que l'ambassadeur Sheykh Kamal-ud-Din 'Uwais ait été personnellement visé. C'est un miracle qu'il s'en soit sorti indemne! C'est la seconde explosion de ce genre et jusqu'à présent, aucun des nôtres ne figure parmi les victimes.
B.S: Je pourrai t'envoyer sur place pour enquêter, mais je te sais suffisamment occupé. Je vais attendre de voir ce qui se passe à Goa et j'aviserai. Je dois nommer un remplaçant à l'ambassadeur, le temps qu'il se rétablisse. As-tu un nom en tête?
:| : Je vous conseillerais sans hésiter de penser au diplomate Abd al-'Aziz Asaf Khan. Son influence n'est pas négligeable durant les tractations politiques.
Le dénommé Abd al-'Aziz Asaf Khan, Shâh Huseyn Khân le détestait depuis longtemps. L'envoyer là-bas l'éloignerait du pouvoir central et c'était là une victoire tout à fait remarquable. Il n'aurait même pas besoin de le faire éliminer en fin de compte. Dans une ville sujette à de mystérieuses explosions, qui sait ce qui pourrait advenir?
B.S: Hum, je ne sais pas. Il m'est très utile ici...
Ravalant sa déconvenue, le courtisan enchaîna:
:| : Et pourquoi pas Diogo de Mesquita?
Ce rejeton de la petite noblesse Portugaise, Shâh Huseyn Khân ne le portait pas non plus dans son cœur. En 1526, cet homme avait écumé les eaux de la mer d'Arabie en compagnie de son frère, Lopo de Mesquita. En janvier 1528, ils avaient été placés sous les ordres d'António de Miranda de Azevedo, grand capitaine de la mer de l'Inde, envoyé avec une escadre de vingt-huit voiles afin de guetter la sortie imminente- selon la rumeur- des Ottomans de leurs bases en mer Rouge.
Comme à l'accoutumée, la tentative de blocus de cette région stratégique pour les Portugais se métamorphosa rapidement en opération de piraterie. La razzia des villages côtiers et la course entre Zeila et Shihr fut fructueuse, car le butin rapporta à António de Miranda de Azevedo la coquette somme de soixante-mille cruzados sur le marché d'Ormuz.
Après avoir mouillé à Masqat, le grand-capitaine retourna en Inde avec l'intention de s'adonner à une pratique courante parmi les escadres Portugaises naviguant dans l'océan Oriental*: guetter en haute mer, dans une zone fixée à l'ouest du cap de Diu, les bâtiments Musulmans qui remontaient de la mer Rouge vers le Gujarat et fondre sur eux toutes voiles dehors. Cependant, la forte tempête qui s'éleva à ce moment-là eut raison de ses plans et le força à chercher refuge à Chaul. Les navires de sa flotte furent dispersés et l'un d'eux, le Samorin Pequeno, commandé par Lopo de Mesquita, dériva vers le golfe de Cambay où il aperçut un bateau Musulman en route vers Surat. L'abordage et le combat féroce qui s'ensuivirent endommagèrent fortement les deux vaisseaux. Craignant le naufrage du navire Musulman, Diogo de Mesquita- sur ordre de son frère- s'empara alors des cassettes transportées par cette dernière embarcation et prit la fuite avec quelques hommes à bord d'une chaloupe.
Le sort du frêle esquif fut moins heureux que celui du Samorin Pequeno, convoyé jusqu'à Chaul où les Portugais avaient pu s'installer en 1521 grâce au traité signé avec le sultan d’Ahmadnagar. En effet, à proximité de la côte, l'annexe se trouva subitement nez à nez avec l'escadre du Cambay commandée par l'amiral Gujarati Kiwâm ul-Mulk: trente-trois galiotes bien armées d'artillerie lourde et légère croisant dans les parages. L'embarcation fut promptement arraisonnée, et ses occupants enchaînés. Ils furent immédiatement ramenés à Bahâdur Shâh qui s'empressa de les faire entrer à son service. Employant un grand nombre de mercenaires, ce dernier disposait de dix-mille hommes, parmi lesquels nombre de Yâfi'î et Mahrî du Yamanat*, mais aussi des Abyssins, des Khorassanis, des Persans et des Turcs.
Cet événement eut un certain retentissement puisque le sultan s'était déplacé en personne pour recevoir les captifs. Son attitude fut compréhensible: Bahâdur Shâh avait déjà sous ses ordres une trentaine de Français, capturés à bord d'un navire corsaire échoué à Diu en 1527 et il souhaitait s'offrir un détachement de Portugais...
B.SDiogo? Tiens, oui, pourquoi pas! Il m'a prouvé sa loyauté en renonçant à sa foi puis en prenant part à la conquête de l'inexpugnable citadelle de Chittorpar.
En effet, l'abjuration et les compétences militaires alliées à la connaissance de la langue gujarati expliquaient sans doute la faveur dont Mesquita faisait l'objet depuis plus de six ans. Son entregent s'était également accru à la cour en frayant avec les favoris du sultan, dont faisaient partie les membres de sa garde rapprochée Rûmî*, tels que Sheykh Kamal-ud-Din ‘Uwais et Hawga Safar Salman, seigneur à l'immense fortune.
B.S: Oui, Diogo ne m'a jamais déçu. Il pourra sûrement faire un remplaçant de choix au poste d'ambassadeur...
Mesquita allait donc bientôt se voir offrir la possibilité de devenir l'intermédiaire officiel entre les deux hommes. Or, ce que Bahâdur Shâh ignorait, c'est qu'au début de son séjour au Gujarat, l'ancien pirate avait envoyé des informations secrètes au gouverneur de Goa dans le but de négocier sa possible réintégration. Sa démarche était tombée à pic pour les Portugais, obsédés par le pouvoir des Rûmîs au Gujarat, et Mesquita, perçu comme un homme fiable, fut immédiatement chargé d'obtenir un maximum d'informations sur les plans de Bahâdur et la situation politique et militaire du sultanat.
Au fil des ans, se rendant compte de l'influence de son compatriote auprès du sultan, Nuno da Cunha vit en lui l'un des pions avancés sur l'échiquier diplomatique afin de gagner la confiance de Bahâdur et connaître ses desseins.
B.S: Je te félicite, Khân, car tu es le principal intervenant dans cette affaire. Sans toi, j'aurais été obligé de nommer Hawga Pîr Kûlî, mon interprète!
Avant de prendre congés, le conseiller s'inclina:
:| : Je suis heureux de vous avoir satisfait, Votre Altesse.

☼☼☼

Royaume d'Orchha, région du Bundelkhand.
Illuminée de toutes parts, bruissante de rires et d'exclamations diverses, la salle de bal du palais royal était pleine d'une centaine d'invités, sans compter les serviteurs, les gardes et les membres du clan Rajput hôte, les Bundela. Comme souvent, la noblesse Indienne s'était rassemblée pour l'une des réceptions que chaque famille avait coutume d'organiser. Les trente-cinq clans étaient venus, tels que les Rathore, celui des Kachhwaha, des Parmar, des Ujjaini, des Chauhan, des Salingar ou encore des Bhati. Tous étaient représentés, quoiqu'en nombre très restreint. Un spectacle de danseuses de Gwalior fut offert. Ces dernières étaient d'une beauté ineffable. On aurait dit des nymphes célestes venant habiter le palais du dieu Indra. Puis vint le tour des convives d'entrer en piste en effectuant une danse folklorique, le bihu. Lentement, les protagonistes occupèrent l'espace de représentation, les hommes et les musiciens encerclant les femmes. Bien campée sur ses pieds, Umade plaça ses mains au-dessus de ses hanches, paumes tournées vers l'extérieur, formant un triangle inversé. Elle se mit à bouger lentement au rythme de la musique en se balançant, tout en se penchant légèrement en avant à partir de la taille. Progressivement, elle et ses consœurs ouvrirent les épaules et écartèrent légèrement les jambes, adoptant la posture principale de cette danse de séduction. Pendant ce temps, la musique jouée par les hommes s'intensifia, incitant les danseuses à avancer alternativement la poitrine et le bassin, au rythme des tambours, des flûtes et des cymbales. La tenue rouge de l'héritière du clan Bhati, symbolisant la joie et la vigueur, épousait le moindre de ses mouvements, écrin approprié à son inégalable beauté. Son cavalier, le Radjah Bharti Chand Bundela, successeur direct du fondateur d'Orchha, lui souriait de toutes ses dents. Fort blanches et régulières, au demeurant. Sa chevelure brillant dans la lueur des candélabres, ses yeux pétillants de bonne humeur et surtout de plaisir. Grand et mince, il était beau, d'une beauté élégante et fragile. Pas du tout son genre d'homme. La rani lui souriait pourtant, sa main frôlant la sienne, provocatrice et ondulante. En voyant l'entrejambe de son cavalier, elle constatait qu'elle lui faisait beaucoup d'effet.
Les deux héritiers, celle des Bhati et celui des Bundela, formaient un couple en apparence parfaitement assorti.
À la surprise de son père, Rawal Lunkaran Bhati, Umade avait tenu à assiter à cette réception, précisément, elle qui avait tendance à dédaigner ce genre de manifestation. Pour sa part, sa sœur Dheer Bai avait préféré décliner l'invitation, trop accaparée par son époux.
Répartis en petits groupes ou par couple, les invités qui ne dansaient pas sous les miroirs du plafond, discutaient, raillaient ou complotaient. Malgré leur vaillance sans conteste, leurs origines diverses les empêchaient de s'unir efficacement contre l'invasion Moghole. Des serviteurs en livrée blanche et or évoluaient au milieu des nantis, porteurs de grands plateaux, offrant vin capiteux, alcools distillés, chaats* salés. Un buffet courait sur toute la longueur de la pièce.
Fait singulier, la mère de Bharti Chand, veuve du regretté Rudra Pratâp Singh Bundela, se tenait au centre d'un cercle de courtisans. Des hommes au faciès juvénile, au corps souple, aux sourires faciles, aux compliments bien tournés, vêtus de soie ou de brocart éclatants. Sporadiquement, la Maharani* s'affranchissait d'une vie de restrictions en refusant de se plier aux règles strictes de la purdah*, elle qui avait déjà rejeté la sati*. Pour ses proches, la pardayat* était une grande femme brune aux yeux noirs, avec de hautes pommettes, une bouche charnue, les traits bien dessinés mais figés sur un masque de sévérité. Elle était mince, très mince et paraissait bien plus jeune que son âge. Belle, sans conteste.
Voir la fille de Rawal Lunkaran Bhati se donner ainsi en spectacle, virevoltant autour de son fils ainé, faisait littéralement bouillir de rage la veuve. Umade s'en délecta et accentua son rire perlé.

☼☼☼

Une heure s'était écoulée. Un couloir recouvert d'un élégant tapis, éclairé de lampes à huile, les murs décorées de peintures à thèmes sociaux et religieux représentant des dieux, des animaux mythiques et des personnages. La rani avançait, accompagnée de Bharti Chand. Les deux jeunes gens marquaient des pauses pour s'embrasser goulûment. Les mains du Radjah ne quittaient pas les formes fuselées de l'héritière. Ils riaient, complices. En chuchotant, elle lui dit:
U.B:Tu sais ce qui m'exciterait vraiment? De le faire dans le lit de ta mère!
Bharti Chand: Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux femmes! Et pourquoi pas dans ma propre chambre?
U.B: Je ne couche jamais deux fois au même endroit, c'est bien trop ennuyeux!
Ce qu'elle venait d'annoncer était totalement faux mais tout à fait conforme à sa personnalité. Bharti Chand s'esclaffa avant d'ajouter:
Bharti Chand: Tu n'imagines pas quelle existence isolée elle doit supporter en vivant dans ce zénana! Cela a commencé depuis le jour de la mort de mon père et durera jusqu'à la sienne. Pourquoi tiens-tu tant à faire l'amour dans son lit?
U.B: Parce que derrière chaque grand homme, il y a une femme. Tu incarnes peut-être la puissance de ton clan mais c'est elle qui tire les ficelles du pouvoir, n'est-ce pas? Et puis je sais qu'elle me déteste. C'est facile à comprendre, non? Allez Bharti Chand, cette idée m'excite vraiment! Et quand je le suis à ce point, je ne me contrôle plus... Te souviens-tu de la dernière fois?
Il dodelina de la tête, rêveur.
Bharti Chand: Viens!
Ils avaient quitté la salle de bal du premier étage sans se faire voir car le palais possédait plusieurs passages secrets. Ils avaient remonté les escaliers abrupts jusqu'au deuxième, emprunté un couloir tapissé de magnifiques fresques représentant les avatars du Seigneur Vishnu. Un trio de gardes les salua, l'œil ironique. Le bal battait son plein, il en irait ainsi toute la nuit et nul ne s'aviserait de demander au roi ce qu'il faisait dans les étages supérieurs. Du reste, accompagné comme il l'était, ses motifs se révélaient évidents. Il n'était d'ailleurs pas le premier à s'esquiver de la sorte. Le Yuvaraja* Madhukar Shâh, son frère cadet, avait pris le même chemin.
Le couple s'engagea dans l'aile réservée à la veuve. D'autres gardes, des eunuques à la fois efficaces et inoffensifs, étaient postés à l'entrée de la zone. Tout aussi amusés que les précédents, ils leur laissèrent libre passage.
Un dernier couloir à franchir, décoré lui aussi de tapisseries florales. La porte de la chambre fut poussée sans ménagement. Tout en échangeant des baisers passionnés, le couple traversa la grande pièce parquetée de lattes rosées et se jeta sur le lit à baldaquin qui trônait au centre, sur une estrade de palissandre. Les mains de Bharti Chand s'agitèrent fiévreusement sur la tenue de sa partenaire pour en délacer les attaches mais sans succès. Umade le repoussa gentiment et demanda qu'il lui verse à boire. L'Hindou s'empressa de se relever pour rejoindre un secrétaire à liqueurs laqué de vieux rose et ornementé de dorures délicates. La jeune femme en profita pour lui tourner le dos et saisir un tube d'onguent à lèvres qu'elle appliqua rapidement avant de le ranger. Occupé à décanter le vin, le jeune homme n'avait rien vu. Il revint vers elle avec deux coupes pleines.
Ils burent sans se quitter des yeux. La rani jeta son verre, se rapprocha de son amant et l'embrassa à pleine bouche.
Quelques minutes plus tard, ce dernier dormait profondément. Il ronflait comme un sonneur, terrassé par le puissant narcotique dont elle avait enduit ses lèvres gourmandes.
Certaine qu'il ne se réveillerait pas de sitôt, Umade pouvait se préparer à son aise. Elle s'essuya la bouche, puis déshabilla Bundela avant de l'allonger nu sous les draps de soie. Ensuite, elle ramassa son abondante chevelure qu'elle attacha en un chignon serré et quitta son sari, dévoilant une sorte de combinaison moulante noire. Un petit sac, caché dans les amples plis de sa longue pièce d'étoffe rouge, fut récupéré avant d'être lacé autour de son cou.
Elle était prête.
L'héritière de Jaisalmer entrouvrit la porte des appartements de la veuve et vérifia que le couloir était désert. Satisfaite, elle referma derrière elle. Umade avait assisté à de nombreuses réceptions dans ce palais, et grâce à différents subterfuges, avait appris à repérer les lieux. Elle n'avait plus qu'à remonter la coursive et ouvrir la troisième porte, située en face. Celle du cabinet privé de la veille peau.
Umade était persuadée qu'elle y gardait des trésors d'information. Elle qui désirait faire des Bundela les plus puissants de tous, son ambition primordiale, son obsession au-delà de la raison, ne pourrait s'empêcher de conserver auprès d'elle les secrets de son clan.
La porte était verrouillée, bien évidemment. Cependant, ceci ne posait pas de problème particulier à la jeune femme. Elle fouilla dans son sac pour en sortir un étui de cuir de la taille de sa paume, qu'elle ouvrit. Un jeu complet de rossignols y était rangé. Elle sélectionna deux de ses instruments et les enfila dans la serrure. Elle tâtonna durant quelques dizaines de secondes avant d'entendre le déclic caractéristique qu'elle espérait. Toujours personne dans le corridor. La jeune femme poussa doucement l'huis et se dressa sur le seuil avec la plus grande prudence.
Capitonnée de tentures, la pièce suintait le luxe. Un luxe tapageur, parfaitement assorti au caractère de la maîtresse de céans. La lumière provenait d'une dizaine de candélabres en or massif. Une grande fresque couvrit tout un mur, une esquisse au fusain de la Maharani. Un feu en train de mourir dans l'âtre de l'imposante cheminée, un duo de banquettes basses se faisant face séparées par une table en teck. Un jharokhâ transperçait le mur orienté vers l'est, ouvrant sur la Betwâ que surplomblait le palais. Son architecture, répondant aux besoins fondamentaux d'éclairage et de ventilation, atteignait également une dimension divine. Au-dehors, l'obscurité régnait.
Large et profond, le bureau faisait face au balcon d'observation. Doté de trois rangées de tiroirs superposés, il avait été taillé à partir du cœur d'un sheesham* aux tons chauds.
Après avoir soigneusement refermé la porte derrière elle, l'héritière traversa le cabinet privé et s'assit directement à la table de travail afin d'effectuer une fouille rapide. Aucun des compartiments ne contenait quoi que ce soit de monnayable. De la correspondance et des livres de comptes sans intérêt, du papier vierge, des plumes, de l'encre, des sceaux, de la cire à cacheter et voilà tout.
Umade détailla attentivement le meuble, son regard se détourna pour sonder la pièce, revint sur le bureau. Elle passa les mains sous le plateau supérieur. À force de recherches, elle sentit sous ses doigts une légère excroissance: une sorte de bouton, de la taille de l'ongle de son auriculaire. En le pressant, un claquement sec se fit entendre, puis un pan de bois entier s'ouvrit sur un long casier coulissant.
Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.
U.B: Pitoyable! Si Bharti Chand voyait les piètres dispositions prises par sa mère pour cacher les secrets de son clan, il en serait malade!
Sans perdre une minute, la rani ouvrit le tiroir caché et opéra un choix rapide parmi la cinquantaine de dossiers suspendus qui s'y trouvait. Une pêche des plus fructueuses! Les agents dormants implantés sur le territoire, les principaux réseaux d'espions dont ils dépendaient, le détail des forces que pouvait mobiliser les Bundela en cas de conflit.
Autant commencer avec ça. Elle verra si elle aura le temps de trouver plus.
Umade ouvrit le premier dossier sélectionné et se mit au travail en recopiant les informations essentielles de la première feuille. Sa tâche accomplie, elle passa à la seconde et réitéra le processus.
Lorsqu'elle eut retranscrit l'ensemble des trois dossiers, elle les remisa dans l'ordre où elle les avait trouvés puis referma le panneau secret avant de fourrer ses notes dans son sac.
Bien évidemment, ces informations sensibles qu'elle venait d'acquérir, elle les morcellerait avec soin avant de les vendre à Hadji. Vendre. Le profit qu'elle avait tiré de sa trahison, somme toute, se révélait bien trop maigre. Des doses de charas, une vraie récompense empoisonnée, et quelques promesses de Zarès. Rien de plus. Il était temps que cela change. Désormais, Pudjaatmaka et son maître paieraient un juste prix.
U.B: Bouge de là, ma fille, tu perds un temps précieux.
Il aurait été tentant de fureter davantage, afin de savoir, par exemple, ce que les Bundela disposaient d'informations sur son propre clan, mais il valait mieux remettre ceci à une autre fois. Tant sa prudence que son instinct lui intimaient de quitter les lieux.
Un bruit, derrière la porte. Le cliquetis d'une clé s'engageant dans la serrure.
L'héritière sursauta et regarda autour d'elle, en quête d'une cachette. Un garde aux moustaches grisonnantes entra, sanglé dans un uniforme austère, un large baudrier maintenait son épée au côté. Tout en maugréant, il inspecta la pièce d'un œil distrait avant de se rendre jusqu'à la cheminée. Il attrapa une bûche épaisse dans le panier attenant et la jeta dans l'âtre. Une seconde, puis une troisième rejoignirent bien vite la première. Il saisit ensuite le soufflet qui, à présent, œuvrait entre ses mains calleuses. Les braises se ravivèrent, de petites flammes grandirent en dévorant le bois qui émit de petits crépitements secs. Le feu était reparti. Son devoir accompli, l'homme revint sur le seuil et quitta la pièce.
Umade soupira de soulagement en l'entendant s'éloigner. À son arrivée, elle avait juste eu le temps de se jeter sous le bureau. Tassée comme elle le fut, elle avait ressenti un début de crampe monter à l'assaut de son mollet. À travers la rumeur du bal se faufilaient les bruits perdus du silence nocturne, coassements de grenouilles, appel d'un oiseau, aboiements de chiens espacés. Cinq minutes passèrent, puis dix. Un calme de thébaïde régnait dans le couloir. Le moment propice pour quitter la pièce. Hélas...
En sortant, elle tomba nez-à-nez avec un duo de gardiens improbable. Des sentinelles se mouvant à quatre pattes. De haute taille et d'une forme athlétique, ils joignirent à ces avantages, si précieux dans leur fonction, une intelligence rare et une discrétion à toute épreuve. La première réaction de surprise, une fois passée, cédait place à l'action. Les jarrets tendus et les babines retroussées, les Chippiparais aboyèrent furieusement sans s'approcher de l'intruse, signalant simplement sa présence.
U.B: Diable! Il ne manquait plus que ça! Comment leur échapper? Ça va aller, reste calme, ne les fixe pas dans les yeux et ne cours surtout pas...
Il n'y avait pas trente-six solutions. Faisant fi des deux cerbères, l'héritière marcha d'un pas lent mais décidé jusqu'à la chambre de la Maharani.
Des deux extrémités du corridor retentit un fracas de voix graves et de raclement de bottes. Umade ouvrit puis referma la porte sans bruit, laissant les deux molosses japper sur le seuil. Elle se dirigea vers le lit tout en libérant sa chevelure. Bharti Chand n'avait pas bougé et ronflait toujours. Tout en marchant, la jeune femme se déshabilla prestement. À présent nue, elle froissa la combinaison entre ses mains, jusqu'à en faire une boule compacte. Elle la fourra à l'intérieur de son sac, ce dernier regagna la poche secrète cousue dans le sari. La longue pièce d'étoffe fut à son tour jetée à terre, sur le tas de vêtements de son amant. La rani se glissa entre les draps de soie et se blottit contre lui en fermant les paupières.
De l'autre côté de la porte, les chiens hurlaient sans discontinuer et les voix se rapprochaient. Ce tapage infernal, comparable au branle-bas de combat sur un vaisseau de guerre, réveilla le Radjah qui, doucement, commençait à retrouver ses esprits. Hagard, il ouvrit les yeux, ne se souvenant de rien d'autre que des baisers échangés avec la jeune femme. Faisant mine de se réveiller, celle-ci fit:
U.B: Quelle est la raison de tout ce tohu-bohu?
La porte s'ouvrit brusquement, un flot de gardiens se rua dans la pièce, lames au poing, mené par un officier au faciès anguleux. Se redressant sur ses coudes, Bharti Chand tonna:
Bharti Chand: Comment osez-vous entrer ici!
Umade s'enroula pudiquement dans les draps.
:?: : Mille excuses mon bon roi, mais les chiens nous ont alerté. Avez-vous vu ou entendu quelque chose sortant de l'ordinaire?
Bundela grommela:
Bharti Chand: Comme vous pouvez le constater, capitaine Sallakshana, j'étais occupé en fort galante compagnie. Cela fait bien plus d'une heure que nous sommes là et nous n'avons rien constaté qui soit de nature à vous alarmer.
Sallakshna: Devons-nous prévenir la Maharani?
Bharti Chand: Inutile, je verrai ça directement avec elle. Mais dites-moi, capitaine, les chiens n'aboient pas sans avoir une bonne raison. Avez-vous fouillé tout l'étage? Avez-vous vérifié si un intrus se cachait dans les autres pièces? Avez-vous cherché des indices d'effraction? Non? Alors diantre, que faites-vous là à me faire perdre mon temps?
La colère du Radjah chassa les gardes en une poignée de secondes. Un rien plus tard, tandis qu'il se grattait la tête, il demanda:
Bharti Chand: Que s'est-il passé? Je crois que j'ai eu comme une absence...
Faussement étonnée, Umade rétorqua:
U.B: Tu ne te souviens pas? Tu m'as fait monter au septième ciel. Nous nous sommes endormis juste après puis les gardes sont arrivés. Si tu oses me dire que tu as oublié nos exploits, tu vas me froisser, mon cher! Jamais je n'avais eu autant de plaisir...
Avec une assurance factice, le jeune homme se défendit:
Bharti Chand: Bien sûr que je me souviens!
Tout sauf mettre en colère la troublante reine furieuse de Jaisalmer.
Bharti Chand: Je me souviens de tout, Umade. Tu étais si généreuse, si fougueuse... Aucune femme n'a su combler mes désirs à ce point sauf toi. C'était si bon!
U.B: Ah, je préfère ça!
Elle lui caressa la joue. Bharti Chand saisit sa main, la baisa. Un homme restant un homme, il enchaîna d'un ton qu'il voulait complice:
Bharti Chand: On pourrait s'y remettre, non?
U.B: Non. En vérité, je ferai mieux de partir. Tes gardes vont finir par jaser et je ne tiens vraiment pas à croiser ta mère dans sa propre chambre!
Sans attendre, elle se jeta hors du lit et se rhabilla.
Bharti Chand: Tu as raison, je te raccompagne.
Quelque temps après, ils descendaient les escaliers, la mine impeccable, tandis que dans les étages supérieurs, les argousins du palais avaient entrepris une sérieuse perquisition. Abordant la salle de réception, le roi quémanda à mi-voix:
Bharti Chand: Nous retrouveron-nous à la prochaine réception chez les Banaphar?
U.B: Nous verrons. Je suis une femme très occupée...

☼☼☼

Égouts de Patala.
La salle souterraine était vaste, en forme de dôme. Huit tunnels en arc de cercle charriaient les eaux usées jusqu'à un collecteur circulaire qui rejoignait un large déversoir fermé par une paroi amovible. Au centre de la salle, une plate-forme, reliée aux autres tunnels par une série d'arches de pierre. Sur les bords, leviers et roues d'un antique mécanisme, permettant de réguler le déversement des eaux en cas de crue du lac, ce qui n'était pas arrivé depuis des lustres. Faute d'entretien, les rouages étaient grippés, et plus personne n'assurait la maintenance. En cas de fortes pluies, cet endroit situé un niveau en dessous de l'immense fabrique du fort se retrouvait totalement inondé et avait donc été déclaré insalubre, la plupart de ses axes condamnés. Faiblement éclairé par des torches incrustées dans les parois, l'endroit offrait la plus parfaite discrétion. Mais la pire des odeurs.
Un mouchoir sur le nez, Eusæbius déboucha de l'un des tunnels. Il glissa en jurant sur la pierre humide et faillit se rétamer de tout son long, se rattrapant de justesse. Avec d'immenses précautions, il traversa l'une des arches de pierre sans oser regarder la fange qui s'accumulait dans le déversoir. Lui qui aimait les conspirations et les secrets, il était servi. Il se maudit mille fois en son for intérieur d'avoir bien voulu jouer les criminels de bas étage en acceptant ce lieu de rendez-vous. C'était une idée stupide. Enfin, il s'avança au milieu de la plate-forme centrale.
De longues minutes s'écoulèrent, au même rythme que la sueur glissant le long de son dos. L'alchimiste commença à se demander s'il ne s'était pas précipité dans un piège. Il était venu seul, sans même un garde ou un confrère, et personne n'était au courant de son escapade nocturne. Pour se rassurer, il tâta un objet oblong glissé sous sa chasuble. Il n'était pas fou au point de venir sans arme. La pata*, achetée à prix d'or il y a bien des années, était à sa place. Le fou qui oserait l'attaquer se verrait pourfendu sur place par sa lame.
Finalement, jaillissant de nulle part, comme vomit par l'obscurité, une longue silhouette vêtue comme lui s'avança dans la faible lumière. Eusæbius sursauta, prêt à défourailler.
:?: : Vous aurais-je fait peur, mon ami? Moi qui croyais que rien ne pouvait vous effrayer...
Cette voix, l'alchimiste la connaissait. Devant le personnage ricanant sous son accoutrement, il suspendit son geste.
Eusæbius: Les seules choses qui m'effraient sont votre goût pour les lieux de rendez-vous ridicules et vos entrées théâtrales, mon cher Hadji! Auriez-vous perdu la tête?
Aloysius tomba sa capuche. Son visage se dévoila, un fin sourire moqueur sur les lèvres. La ruse imprégnait ses traits. Il était blafard, mais son regard brillait d'une étincelle de cruauté. Dans les ténèbres des bas-fonds du fort, à comploter, l'Hindou semblait parfaitement à sa place. Écartant les bras, celui-ci coassa:
Hadji: Allons, Eusæbius, où est donc passé votre attrait pour l'intrigue et le mystère? Ce lieu est idéal pour fomenter nos manigances, non?
Eusæbius: Il est mal éclairé, c'est glissant, et l'odeur est insoutenable. Vous sombrez dans un cliché de mauvais roman, mon pauvre Hadji. Et que vous arrive-t-il? Vous êtes affreusement pâle.
Hadji: Oh... un petit souci de santé. Rien de grave.
Son interlocuteur haussa un sourcil, mais ne répondit pas.
Hadji: Cela change de nos petites réunions occultes là-haut, non?
Eusæbius: Si nous allions droit au but, que je puisse quitter ce lieu immonde?
Le pandit opina.
Hadji: J'aurai besoin d'un coup de pouce pour mener à bien un projet. Voulez-vous m'aider, mon cher?
Les yeux d'Eusæbius roulèrent de surprise dans leurs orbites. Dans leur profession, les savants étaient tenus de ne pas dévoiler la nature de leurs travaux. Mais la curiosité prit le dessus. Intrigué, il fallait qu'il en sache un peu plus avant de répondre par oui ou par non.
Eusæbius: Quel genre de projet?
Hadji: Du nettoyage. Un grand nettoyage...
L'alchimiste attendit qu'il développe son propos.
Hadji: J'ai créé un homoncule. Seulement je rencontre un problème... Deux en fait. J'ai besoin de son concours pour le déroulement du premier acte de ma pièce qui doit débuter en fin de mois.
Hadji fit une courte pause, cherchant ses mots avec soin.
Hadji: Pour ne rien vous cacher, j'aimerai contenter maître Ambrosius au plus vite. Il m'a chargé de me débarrasser d'un groupe de parasites vivant aux crochets du Radjah de Patala, en commençant par ce sale gamin, celui que les autres appellent le fils du soleil. Il faudrait qu'il s'éclipse de façon définitive sans que je n'ai à me salir les mains, bien entendu! Vous comprenez donc que je ne puis attendre l'interminable gestation de ma créature.
Si la mâchoire d'Eusæbius avait pu se décrocher, elle serait tombée sur le sol. En tant que magicien, il connaissait le procédé pour donner vie à ce genre d'individu aux pouvoirs néfastes et surnaturels. Seulement, il ne l'avait jamais mis en pratique. Il savait que son confrère avait laissé se putréfier du liquide séminal en un vaisseau scellé qu'il avait soumis quarante jours durant à la température biologique, jusqu'à ce qu'un mouvement fut perceptible. La substance avait revêtu à ce moment une forme vaguement humaine mais était transparente et dépourvue de corps. À ce stade, il fallait l'alimenter durant neuf mois avec l'Arcanum*du sang, comme un fœtus dans le ventre de sa mère. Après quoi, elle se développera pour donner un véritable spécimen possédant tous ses membres, mais plus petit qu'un être normal.
Eusæbius: Et de quelle manière puis-je vous aider? Pour le moment, je ne vois pas comment. Il est impossible d'accélérer le processus. Et puis vous évoquiez une deuxième difficulté. Quelle est-elle?
Hadji: Je ne veux pas qu'il passe par le stade de l'enfance. Je veux qu'il soit la copie conforme d'un adulte lorsqu'il naîtra. Vous comprenez ce que cela implique comme sacrifice, n'est-ce pas?
Sous la menace latente, Eusæbius se raidit. Sa nuque le picota. Une sensation très particulière. La tournure que prenait cette conversation ne lui plaisait guère. Il tiqua car il savait quel était le prix à payer avec ce genre de demande. Hors de question qu'il joue le rôle d'un vulgaire cobaye. Déjà son corps était sur la défensive, la jambe droite légèrement en arrière, en appui, prête à bondir.
Hadji: N'ayez crainte, mon ami. Je ne vous ai pas attiré jusqu'ici pour vous causer du tort. Croyez-moi, ce n'est pas à vous que je pensais pour servir d'hôte.
Le magicien se détendit.
Eusæbius: À qui songiez-vous, alors?
Hadji: À Cornélius...
Eusæbius: Le cartographe?
Aloysius lui adressa un large sourire.
Hadji: Lui-même. Qu'en pensez-vous?
Eusæbius: Mais c'est l'un des notres! Ne pourrions-nous pas choisir quelqu'un d'autre? Une personne d'une caste inférieure comme un serviteur, par exemple.
Hadji: Non!
Eusæbius: Et pourquoi faut-il que ce soit spécifiquement lui?
Hadji: Parce qu'il est le candidat idéal! Il passe le plus clair de son temps avec l'Élu afin de lui inculquer son savoir. Celui-ci ne se méfiera pas! Et puis, Cornélius est un être faible...
Eusæbius: Un faible qui peut encore nous être utile!
Hadji: Précisément, il va nous aider... une dernière fois. Allons, allons! Ne faites pas tant de sentiment. Quand tout sera accompli, personne ne verra la différence entre lui et son jumeau maléfique...
Eusæbius se laissa convaincre. Il écoutait en souriant. Le côté froid et calculateur de Pudjaatmaka le fascinait. Ce dernier ne songeait qu'à ses perversions, ne vivait que pour ses obsessions. Ou le contraire. Il était bien difficile de cerner sa logique. Oui, il avait concocté un stratagème particulièrement retors pour parvenir à ses fins. Un moyen ingénieux visant à faire monter la crainte parmi les Européens, et le désespoir dans l'esprit d'Athanaos. Un confrère s'en prenant à la prunelle de ses yeux: son fils. Pour commencer...
C'était un plan parfait!
Hadji: Nous devons procéder au plus vite mais il faudra attendre que Cornélius soit seul pour agir.
Les deux hommes échangèrent un sourire cruel, forgé de l'ébauche d'une complicité malsaine.
Eusæbius: L'affaire est entendue!
Sur ces mots, Eusæbius repartit par où il était venu, prenant bien garde à chacun de ses pas. Le cœur léger et l'esprit apaisé, il regagna sa cellule.

☼☼☼

Royaume d'Orchha, région du Bundelkhand.
Dans la salle de réception, la fête continuait de battre son plein. Umade prit congé du Radjah Bundela et traversa la salle d'un pas assuré, s'attirant maints regards appréciateurs de la gent masculine, maintes grimaces de jalousie ou d'envie de la part de représentantes du beau sexe.
Elle retrouva son père, Rawal Lunkaran Bhati, debout à côté du buffet. Très à son aise, ce dernier accaparait un trio de courtisanes aux robes soyeuses. Elles le dévoraient des yeux, minaudant ses faveurs sans le cacher, tout en échangeant entre elles des regards étincellants de rivalité. De ce que la rani savait de son père, ce qui l'intéressait, lui, c'était de ramener les trois belles à Jaisalmer, dans son alcôve privée, et de les plier à ses moindres désirs. S'il avait une addiction reconnue, c'était bien envers la gaudriole.
De haute taille, il pouvait d'enorgueillir d'un visage altier, aristocratique, sans âge, rehaussé d'une peau hâlée. Le contraste entre sa chevelure aile de corbeau et sa barbe poivre et sel était saisissant. Plus saisissant encore, ses yeux d'émeraude aux reflets dorés, brillants de magnétisme. Tel était Rawal Lunkaran Bhati, l'homme réputé le plus puissant du Thar.
Des anneaux et des bagues paraient ses doigts. Un lourd médaillon de ce qui semblait être du saphir pur reposait sur son imposante poitrine. Le souverain de Jaisalmer portait pour l'occasion une longue tunique de velours épais. Comme à son habitude et quelque soient les circonstances, ce dernier était pieds nus.
Umade salua son géniteur d'un mouvement de tête. Il lui répondit d'un regard interrogateur. Elle se contenta de hausser les épaules et, pour donner le change, accepta une invitation à danser. Aux bras de son nouveau cavalier, qu'elle n'avait même pas regardé, gardant le silence et prenant bien soin de ne rien faire qui puisse éveiller la jalousie de Bharti Chand, Umade surveilla la salle l'air de rien. Aucun des gardes ne descendit jusqu'ici. Elle avisa son coup d'un soir aborder sa mère, la prendre à l'écart. Faisant comme si de rien n'était, la Maharani quitta tranquillement la pièce, laissant à son fils aîné le soin de veiller sur la soirée. Celle-ci était bien trop orgueilleuse pour faire annoncer la nouvelle d'une effraction possible de son cabinet particulier. Aucun des invités ne devait savoir, il en allait de la réputation du clan. Et donc, rien ne davait perturber le bon déroulement des festivités. La rani n'avait rien laissé derrière elle susceptible de la trahir. Elle doutait de plus que les Bundela comprennent la nature de son intervention. Elle n'avait rien dérobé, elle était confiante.
La danse s'acheva. Sans prêter plus attention à son cavalier, elle le remercia. Trois jeunes seigneurs se pressaient pour obtenir ses faveurs. Umade choisit le plus séduisant, un grand capitaine du clan Tomar, un brun au regard malicieux et se lança avec lui dans une nouvelle danse, faisant preuve de toute la grâce dont elle était capable.

☼☼☼

Plus tard encore dans la nuit.
Grâce à la magie des portails, permettant de voyager d'un point à un autre plus ou moins distant, Umade avait parcouru les deux cents lieues séparant Orchha de Jaisalmer en un clin d'œil. Elle était rentrée accompagnée de son père, ses gardes et les trois courtisanes.
La rani se tenait sur le balcon de sa chambre, seule, emmitouflée dans un uttariya*. La fatigue était tombée sur elle alors qu'elle franchissait le seuil de ses appartements. Le regard las de la jeune femme errait sur la cité qui commençait à s'étendre au pied de la forteresse. La lune brillait de toute sa planitude. Une brume argentée tapissait le faîte des dunes du désert. De temps à autre, l'appel étiré d'un caracal en chasse volait jusqu'à sa position surélevée. À présent qu'elle était chez elle, Umade ne risquait plus rien du clan Bundela. Les informations glanées au Bundelkhand attendaient sur son bureau de laque noire. Plus tard, elle les remettrait en forme, les fragmenterait, avant de les céder à Hadji.
La jeune femme éprouva une pensée coupable et lancinante à l'égard de Bharti Chand. Le Rajput ne méritait pas une telle trahison. Cependant, elle n'avait pas le choix. Cette relation sans engagement, aussi agréable soit-elle, ne suffirait pas à lui faire changer de méthodes. Elle ne pouvait se voiler la face, elle se battait seule, avec ses armes, disposant d'une marche de manœuvre de plus en plus étroite.
Umade rassembla les pans de son châle autour d'elle. Malgré le feu vigoureux qui crépitait dans la cheminée, soudainement elle avait froid. Ni la fraîcheur nocturne ni sa fatigue étaient en cause. Des frissons commencèrent à remonter le long de son échine. Elle repoussa l'appel qui, sous peu, hérisserait l'ensemble de son corps.
Elle tenait quelque chose serré dans la main, un petit objet qu'elle se mit à contempler, qui lui brûlait les doigts, qui, dans une certaine mesure, la faisait saliver. Une boulette contenant ce qui ressemblait à de la résine végétale.
Depuis qu'elle avait quitté Bharti Chand, le charas avait recouvré son empire. Elle devait en prendre chaque jour pour échapper aux effets pervers du manque. Heureusement, les réserves qu'elles avait constituées lui permettaient pour le moment de tenir la dragée haute à Pudjaatmaka. Sans compter qu'avec les informations dont elle disposait, elle pourrait obtenir de lui de nouvelles doses, dès qu'elle le verrait. Ce dernier devait trépigner chaque heure un peu plus. Elle ne lui avait donné aucune nouvelle de toute la journée. Il allait grimper aux rideaux en apprenant que dorénavant, elle réclamerait un tribut plus en mesure avec ce qu'elle livrait.
Tout allait bien dans la mesure du raisonnable. De plus, elle allait bientôt revoir le Radjah Bundela, espérant bien que l'effet de sa présence chasserait l'addiction au charas. Oserait-elle lui parler de la drogue? Probablement pas. Umade lui faisait confiance dans une large mesure, mais pas à ce point, toutefois. Mais si leur relation amicale continuait comme elle l'espérait, elle trouverait sans doute le courage de s'ouvrir à lui et dévoiler ce secret qu'elle gardait par devers elle. Bundela ferait tout pour trouver un remède, elle pouvait compter dessus.
Songer à ce qu'ils avaient partagé la seule et unique nuit passée ensemble éveilla son désir. Mais l'héritière se refusa à éteindre ce feu elle-même. Non, elle ne ferait rien, pas cette fois. Elle allait garder ce désir, le faire germer précieusement, jusqu'à ce qu'elle puisse rejoindre l'un de ses amants. La jouissance n'en serait que meilleure. Bientôt. Mais avant, elle devrait s'entretenir avec Hadji et cette pensée la révulsait.
Et Mendoza, alors? Le troisième maillon du triangle amoureux qui régissait les lois de son cœur. Le plus mystérieux, le moins évident... Que devenait-il? Se trouvait-il encore à Patala?
Elle frissonna à nouveau, avec plus de force. La rani ne pouvait attendre plus longtemps. Elle regagna le charpoy, son lit dans lequel elle pourrait se perdre jusqu'au lendemain. Rejetant son uttariya, elle se mit nue. Elle s'assit, les jambes croisées devant elle, perça une dose, préleva une pincée de résine qu'elle déposa dans la douille de sa pipe à eau. Lorsqu'elle l'alluma, le dégoût assombrit son regard.
La fumée inhalée en une seule fois engourdit la réalité, l'effrita, la balaya, dispersant la conscience de l'héritière en fragments minuscules. Chavirée, elle ne fut plus que réceptacle aux sensations étranges qui la possédaient. Elle bascula en arrière, sans même sans rendre compte.
Les figures de Maldeo Rathore, d'Aloysius Pudjaatmaka, de Bharti Chand Bundela, de son père, de Juan-Carlos Mendoza, apparurent devant ses yeux troubles, auréolées de lumière, floues, ricanantes, avec en arrière plan la silhouette incertaine de Zarès, l'Ange de la Mort. Les visages se mirent à tournoyer, de plus en plus vite, lui donnant le vertige jusqu'à ce qu'elle sombre dans une inconscience qu'elle espérait salvatrice...

☼☼☼

Hormis une tristesse passagère un peu floue, les quatre premiers jours sans Mendoza se déroulèrent paisiblement pour l'aventurière. Peut-être même un peu trop, à son goût. La routine de la jeune femme s'avérait rigoureusement établie. Le matin, après un bref petit-déjeuner, elle se rendait à la salle d'entraînement et s'exerçait dans son coin, sans prêter attention aux autres, sans se soucier des regards concupiscents qui pouvaient se poser sur sa silhouette fine ou sur sa poitrine avantageuse. Elle se dépensait avec application jusqu'au déjeuner. Là, elle prenait son repas dans la salle à manger d'apparat. Impressionnante par ses dimensions, son riche décor de tapisseries et son immense table, la pièce pouvaient abriter deux cents couverts. Ayant la possibilité de choisir parmi les trois plats proposés quotidiennement, Isabella opta en ce jour pour du poisson tandoori et du riz. Même si elle n'était pas particulièrement portée sur la gastronomie, elle se délecta de l'écuelle qu'elle accompagna d'eau claire et de pain noir. Puis, elle rentrait faire la sieste dans sa chambre. Après quoi, voulant éviter Hadji à tout prix, elle se rendait sur l'un des chemins de ronde du fort, s'accoudait à un créneau et se laissait aller, sa chevelure de jais caressée par le vent, laissant son regard et son esprit se perdre dans la contemplation du paysage.
Lors de son précédent séjour à Patala, Isabella n'avait accordé son attention qu'à la citadelle elle-même et pas à ce qui l'entourait.
Du haut des remparts, elle bénéficiait d'un point de vue idéal sur la région. En contrebas, un grand espace aride, terre bosselée aux lambeaux d'ocre, roche rugueuse et grise, begonias nervurés et gommiers rouges vif. Tout autour d'elle, les cimes fières de la vaste jungle, berceau des Sikhs, profilaient leurs pointes verdoyantes.

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Le garde présent lui indiqua qu'au nord-ouest se trouvait la vallée du Cachemire à majorité musulmane, intégralement entourée par la chaîne Pir Panjal, drainée par de nombreux cours d'eau formant des zones humides et des lacs dont le plus grand s'appellait Dhal.
Au nord-est, la chaîne de l'Himalaya et leurs étroits défilés, passage obligé pour atteindre le plateau Tibétain.
Au sud-est, la rivière Yamunâ, de l'autre côté de laquelle se situait la zone charnière entre le royaume de Patala et celui de Dehli.
Au sud-ouest, les pleines verdoyantes du pays des cinq rivières laissaient place au sable clair, fort contraste. Jaisalmer, ville fortifiée construite sur une éminence qui surplombait le désert du Thar, permettait de le surveiller sur une grande distance. Au-delà, plus au sud, les plages d'ivoire et le ruban bleuté de la mer d'Oman, invisibles vu d'ici, lieu qu'avaient choisi les Gurjars pour bâtir Ahmedabad, la capitale du Sultanat du Gujarat.
La contemplation de ce vaste panorama étalé sous son regard, une nature riche et fière qui ne se souciait nullement de sa présence, l'apaisait, sans qu'elle pût dire pourquoi. C'était comme si sa conscience s'assoupissait, ne lui laissant qu'un flot de sensations à dominante visuelle. Plus de mauvaises pensées, plus de frustrations.
Un temps apaisée, elle retournait à la salle d'entraînement parfaire sa forme, sa technique, sa vitesse. Après le souper, elle rentrait se coucher et dormait d'un sommeil tantôt paisible, tantôt tourmenté par les spectres du passé.
Comme à son habitude.

☼☼☼

La semaine s'écoula ainsi, routinière. L'attente commençait à étouffer Isabella. Toujours pas de nouvelles de Juan depuis la fois où il lui avait répondu. Quel que soit le tour de ses pensées, elle en revenait toujours à lui. L'ennui, peu à peu, la gagnait. Elle n'avait nul besoin de relire l'intégralité de la missive qu'elle gardait sur elle, froissée contre son cœur, brûlante. Elle en connaissait tous les termes, jusqu'à la moindre syllabe.
"Ma Princesse, tu es fort bonne de te soucier de ma sécurité, ce n'est pas pour autant que je dois renoncer à former mon escadron. Ne t'inquiète pas, je suis de taille à m'occuper de mes arrières sans faire appel à une source extérieure. Il semblerait que cet Aloysius n'ait pas retenu la leçon... Tant pis pour lui! Le glaive ne serait de trop pour ôter ce méchant pasquin de ma vue. Or, tu sais qu'en aucune occasion je ne m'abaisserai à ce profane plaisir...
Si je ne me trouvais pas dans des circonstances aussi exténuantes, mon Isabella, j'oserais à peine venir implorer ton pardon pour ce silence indéfini dont je ne suis pas grandement coupable car si tu savais que de choses à faire..."

Elle serra les poings. Rien qu'à songer à la perfidie de Hadji, ce damnable godelureau, ce ruffian de la haute, la jeune femme ressentit le besoin de se défouler. Sans attendre, elle se rendit dans la salle d'entraînement et se lança dans une série de katas. Lentement tout d'abord puis de plus en plus vite, à mesure que ses muscles se réchauffaient. Chevauchant l'action, elle s'oublia dans les figures martiales, frappant le vide en tourbillonnant sur elle-même. Sa conscience, peu à peu délitée par l'effort, oblitéra l'image de son amant. Au cours de cette séance, Laguerra dansait dans la salle. Plongée intensément dans le rythme d'un combat fictif, elle tentait de s'affranchir de ses limites mentales en affinant sa concentration pour gagner un état de non-conscience particulier où les pensées n'avaient plus d'importance, remplacées par un instinct sans faille qui démultipliait les possibilités d'action, qui réduisait le temps de réaction, qui offrait une exceptionnelle maîtrise du combat.
Cet état ne pouvait se prendre, c'était comme vouloir saisir de l'eau dans ses poings. Il fallait pour en bénéficier acquérir une maîtrise totale de son corps et de son esprit.
Chacun de ses mouvements se lissa pour devenir un chef-d'œuvre de beauté parfaite. Elle était libre, libre d'agir et de ne plus raisonner.
La matinée était bien engagée, elle avait passé presque deux heures à combattre le vide lorsqu'elle se fit aborder par trois officiers appartenant à la fameuse garde du Radjah.
De par son style hors norme et peut-être la sensualité qu'elle affichait sans le vouloir, elle paraissait représenter pour eux une partenaire d'exercice tout indiquée. L'espionne s'entraîna donc avec eux, se livra à des duels amicaux, au sabre de bois ou à arme réelle. Elle constata vite que la formation durement acquise avec son père la rendait supérieure à ses camarades. Toutefois, elle prit soin de ne pas les ridiculiser. Autant ne pas froisser les susceptibilités masculines dès la première fois.
La jeune femme ne se laissa pas vaincre, cependant. Mais prit soin de ne gagner que de justesse...

À suivre...

*
*Shanti: Mot sanskrit qui signifie paix, absence de passion, calme, tranquillité, prospérité, félicité.
*Matras: Carreau d'arbalète, terminé par une petite masse de fer, destiné à briser les membres sous les armures et utilisé aussi pour la chasse.
*Ghoonghat: Couvre-chef ou foulard, porté principalement par les femmes mariées Hindoues, Jaïnes et Sikhes pour couvrir leur tête. La littérature sanskrite ancienne possède un large vocabulaire de termes pour les voiles utilisés par les femmes, tels que avagunthana signifiant voile-cape, uttariya signifiant voile-épaule et sirovas-tra signifiant voile-tête.
*Océan Oriental: Ancien nom de l'océan Indien.
*Yamanat: Le terme de Yémen apparaît de façon ancienne, dès le IIIème siècle de l'ère chrétienne sous la forme Yamanat bien que l'on ne sache pas exactement à quelle réalité géographique il renvoie dans un premier temps.
*Rûmî: Terme donné par les Portugais aux Ottomans d'origine Européenne.
*Chaats: Famille de collations salées originaires d'Inde, généralement servies en hors-d'oeuvre.
*Maharani: Terme désignant généralement l'épouse d'un Maharadjah ou dans de rares cas, dans certains États où c'était la coutume, une femme régnant sans mari.
*Purdah: Pratique empêchant les hommes de voir les femmes. Celles-ci sont dans l'obligation de couvrir leur corps et de cacher leurs formes. La ségrégation physique à l'intérieur d'un bâtiment peut se concrétiser par des murs, des rideaux et des écrans. Ces parties réservées des habitations sont les zenanas.
*Sati: Dans la religion Brahmanique, c'est une veuve qui pousse la fidélité conjugale jusqu'à se faire brûler vive sur le bûcher funéraire de son mari. Celles qui ne suivent pas ce rite se condamnent, volontairement ou non, à une vie de recluses.
*Pardayat: Les femmes autorisées à porter le voile, comme les reines rajput, étaient appelées ainsi.
*Yuvaraja: Prince héritier du royaume, investi de certains pouvoirs et responsabilités afin de se préparer à prendre la succession au trône.
*Sheesham: Espèce d'arbres de la famille des Fabacées poussant au nord de l'Inde. Il est connu comme variété de premier choix de bois de rose.
*Pata: Épée originaire d'Inde, typique du Maharashtra. Elle est dotée d'une lame droite à double tranchant, longue de 25 cm à 110 cm. Elle est munie d'une garde qui enveloppe la main et l'avant-bras, ce qui lui confère son surnom d'épée-gantelet. Elle fut créée pendant l'époque Moghole, et utilisée dans les conflits militaires.
*Arcanum: Propriété permanente provenant du dernier stade d'une substance.
*Uttariya: Vêtement ample pour le haut du corps, originaire de l'Inde ancienne. Il s'agit d'une seule pièce de tissu qui tombe de la nuque pour s'enrouler autour des deux bras et peut également draper la moitié supérieure du corps. Un uttariya est similaire à un voile, une longue écharpe ou un châle.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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