Suite.
CHAPITRE 14: Afrique adieu.
À mesure que le condor filait vers le nord, les forêts du Zimbabwe cédèrent la place à la savane du pays Maasaï, au-delà de laquelle on apercevait le Kilimandjaro.
La première escale eut lieu avant le coucher du soleil, à proximité de celui-ci.
Il n'y avait plus de brume de chaleur. Le ciel n'était que pureté, légèreté. Les lumières et les ombres avaient repris leurs jeux à la surface du sol et contre la paroi immense de la montagne étincelante. Sur le sommet en forme de table, fantastique dalle plate et blanche comme un autel dressé pour ses sacrifices à la mesure des mondes, la neige immobile, éternelle, commençait à vivre d'un bouillonnement mystérieux et devenait une écume tantôt creusée, tantôt crêtée de vermeil, d'orange, de nacre et d'or.
Une troupe de gazelles se trouvait au milieu de ce somptueux décor. Leurs cornes très minces et rejetées loin en arrière, presque à l'horizontale, avaient la courbure d'une aile.
Mendoza les accompagna du regard et fit:

: Pose-toi près de la nef, Estéban. Il y aura peut-être encore des choses utiles à récupérer, comme des cartes ou des grenades à fumée... La dernière fois, nous n'avons eu guère le temps de nous en occuper.
Tao railla:

: Ouais, tu étais plutôt soucieux quant au sort de Laguerra, même si tu nous affirmais le contraire.
Le capitaine esquissa un sourire puis donna une petite tape sur la nuque du jeune savant, avant que celui-ci ne s'engage dans le bec de la machine.
Descendant à son tour, Juan soupira:

:
Tu me manques déjà, Isabella...
Une fois à terre, au moment où le trio marchait vers le vaisseau d'Ambrosius, deux hommes sortirent du couvert des épineux.
Deux Maasaï.
Qu'ils étaient issus de cette race, le capitaine en fut certain tout de suite malgré son peu d'expérience. Il ne pouvait plus les oublier ni les méconnaître.
Il y avait dans cette démarche princière, paresseuse et cependant ailée, cette façon superbe de porter la tête, la lance et le morceau d'étoffe rouge qui, jeté sur une épaule, drapait et dénudait le corps à la fois. Il y avait cette beauté mystérieuse des hommes noirs venus du Nil en des temps et par des chemins inconnus. Il y avait dans les mouvements et les traits cette bravoure insensée, inspirée. Et surtout, cette liberté orgueilleuse, absolue, indicible d'un peuple qui n'enviait rien ni personne parce que les solitudes hérissées de ronces, un bétail misérable et les armes primitives qu'il façonnait dans le métal tiré du lit sec des rivières comblaient tous ses soins et qu'il était assez fier pour ne point laisser sur la terre des hommes ni maison ni tombeau.
Les deux Maasaï qui venaient d'apparaître longeaient maintenant la lisière du bois en direction des deux machines volantes, front haut, nuque droite et du même pas rapide, nonchalant et léger. L'un pourtant était un vieillard et l'autre un
morane.
Cela signifiait qu'il appartenait à l'âge fixé depuis des siècles par la coutume de la race, où les jeunes guerriers, quand il sortaient de l'enfance et devenaient la gloire du sang et la fleur du clan, n'avaient rien d'autre à faire pendant quelques années que d'être braves, d'être beaux et le montrer. Le signe par excellence de cet état privilégié était leur chevelure.
Les
moranes étaient les seuls, dans l'Afrique Orientale, où les indigènes, hommes et femmes, allaient la tête rasée du premier au dernier de leurs jours, ils étaient les seuls, pour toute la durée de leur printemps tribal, à laisser croître dans toute sa force et sans y porter le fer leur toison crépue. C'est pourquoi, dès qu'elle avait enveloppé leur front, ils ne cessaient de la soigner avec persévérance. Ils tiraient de certaines plantes une sève par l'effet de laquelle les cheveux consacrés poussaient plus vite et devenaient plus drus. Ils les tressaient en nattes d'une finesse de liane et les entrelaçaient l'une à l'autre en une profonde masse crépelée. Puis, ils les nourrissaient de graisse de vache. Elles devenaient toutes serrées, toutes brillantes. Alors, ils les enduisaient, les recouvraient de boue rouge et d'argile. Et ce n'était plus une chevelure qui couronnait les jeunes hommes. C'était une fauve et merveilleuse matière qui ressemblait à la fois à un nid de serpents pétrifiés, à un buisson ardent et à un casque de cuivre dont le heaume en pointe descendait jusqu'aux sourcils sauvages et qui se rabattait sur la nuque d'ébène.
Le vieillard et le
morane approchait de l'oiseau d'or. Mendoza se souvint alors de la formule de bienvenue que lui avait appris le chef Tankanda. Il dit:

:
Kouahéri.
À leur tour, les garçons les saluèrent.
Le
morane attendit de voir ce que le vieillard allait faire. Celui-ci fixa ses yeux droit dans ceux de l'Espagnol. Évidemment, il n'était pas son égal. Né d'un autre sang, il n'y avait pas d'homme sous le ciel qui pût valoir un Maasaï. Mais le mercenaire était un Blanc, étranger sur cette terre. La dignité n'interdisait pas, à son égard, la politesse. Avec une bonne grâce hautaine, le plus âgé rétorqua:

: Kouahéri.
Sans aucune expression ni dans la voix ni sur les traits, le jeune guerrier répéta:

:
Kouahéri.
Le vieil homme se tenait aussi droit que la haute lance qu'il avait plantée devant lui d'un coup sec.
Son compagnon s'appuya des deux mains sur la sienne. Comme il l'avait gardée contre son flanc, ce mouvement lui fit courber mollement le torse et le cou. Entendait-il prouver de la sorte que là où même un vieux chef Maasaï avait à se montrer courtois, le privilège de sa chevelure lui donnait à l'insolence droit et devoir? Ou savait-il d'instinct que son attitude était celle qui convenait le mieux à son étonnante beauté?
Ce jeune corps d'éphèbe et d'athlète, sur lequel une peau noire et lustrée moulait des muscles longs, fins et doux, mais d'une vigueur extrême, rien ne pouvait en faire autant valoir la moelleuse puissance et l'éclat charnel que cette nonchalance et légère torsion. Quant au visage qui semblait illuminé du dedans par des reflets d'or, avec sa bouche forte et vermeille, son nez droit et dur, ses vastes yeux tout brillants de langueur, tout brûlants de violence, et la masse enfin, d'un métal vivant et rouge qui le coiffait, il prenait, reposant sur un bras nu et ployé à demi, la tendresse du sommeil et la cruauté d'un masque.
À tant de beauté et dans sa sève la plus riche, dans sa plus vive fleur, tout était permis, tout était dû. Le
morane se laissait admirer, innocent, subtil et féroce comme une panthère noire qui étire au soleil ses membres de meurtre et de velours.

: Je m'appelle Mendoza. Et voici Estéban et Tao. Et vous?
Le jeune Maasaï dédaigna de répondre. Le vieillard dit à sa place:

: Jelani*.
Il ajouta:

: Moi, je suis Imamu*.
Puis, il posa une question brève:
Imamu: Pourquoi êtes-vous revenus?
Ils avaient bien sûr eu vent de l'histoire de l'oiseau d'or qui vole et de la jeune fille qui commande aux criquets.

: Nous ne pouvons voler de nuit. Nous allons donc la passer ici, parmi les bêtes...
Imamu: Tant que vous ne braconnez pas, vous êtes les bienvenus...
Ne chassant pas, sinon le lion pour des rites d'initiation, les Massaï préservaient les animaux sauvages et leurs feux transformaient une brousse peu pénétrable en un tapis régulier d'herbes basses.
Après un silence, Mendoza demanda à son tour:

: Et vous? Que faites vous ici?
Imamu: Nous cherchons des pâturages pour le troupeau et un campement pour les familles.
Une joue contre son bras et celui-ci contre sa lance, le morane, entre deux longs cils mis-clos, contemplait avec paresse et superbe l'homme à la cape bleue.
Le silence s'établit de nouveau. Mais cette fois, personne ne savait plus quoi dire. Le vieux Maasaï leva la main en signe d'adieu. À ce mouvement, l'étoffe misérable jetée sur son épaule glissa et découvrit entièrement son corps. Le trio aperçut alors un énorme sillon qui, depuis la naissance du cou jusqu'à l'aine, labourait une chair maigre et sèche. C'était une cicatrice monstrueuse dont les bourrelets, les crevasses et les lèvres avaient la couleur de la viande boucanée et du sang caillé.
Imamu remarqua leurs regards et dit:
Imamu: Le cuir des meilleurs boucliers n'arrête pas les griffes du lion.
Il arracha sa lance du sol et la considéra pensivement. L'arme était très longue et pesante, mais merveilleusement équilibrée. Effilée aux deux bouts, saisie en son milieu par un cylindre de métal modelé à la main du guerrier, elle pouvait aussi bien servir de javelot. Imamu fit osciller la lance d'une main et passa l'autre le long de sa blessure terrible. Il dit:
Imamu: C'était le temps où les Blancs ne se mêlaient pas des jeux des
moranes.
Jelani ouvrit les yeux sous son casque d'or rouge et sourit. Ses dents étaient régulières, aiguës et d'un éclat carnassier. Ce sourire sans pitié disait au vieil homme:
Jelani: Obéis aux Blancs si tu veux. Il y a longtemps que tu as cessé d'être un morane. Moi, je le suis et dans toute mon audace. Ma seule loi, c'est mon bon plaisir.
Les deux Maasaï s'éloignèrent de leur pas nonchalant, ailé. À une certaine distance, leurs silhouettes, la lance à l'épaule, furent semblables par la sécheresse des lignes et la beauté du mouvement aux dessins qui ornaient la grotte du sorcier Jonasi.

: Que fait-on, Mendoza?

: Allons faire un tour dans la nef, comme convenu. Ensuite, nous ferons du feu avant qu'il ne fasse nuit noire... Demain, nous repartirons dès l'aube...
Un large sourire complice éclaira le visage de Tao.

: Suivez-moi. Je vais vous montrer les plus beaux jouets de Zarès.
☼☼☼
Le jour déclinait rapidement et la lune ornait déjà le ciel comme un joyau brillant d'un éclat irisé.
À l'intérieur de l'épave, après un court instant de contemplation, le naacal fit:

: Une si belle collection de livres... quel dommage!

: Malheureusement Tao, nous ne pouvons pas tout embarquer.
Le jeune homme portait sur son visage les stigmates du dépit et d'une once de désespoir.

: Ces ouvrages auraient pu enrichir la bibliothèque du roi Neshangwe... Je ne pensent pas que les Maasaï puissent en apprécier le contenu. Je ne sais même pas s'ils savent lire...

: Eh bien, ils en feront un autre usage. Certainement comme combustible...
Le naacal s'approcha de la table en bois massif, recouverte de tout un fatras de pièces plus ou moins identifiables. Puis, d'un grand revers du bras, il balaya le tout dans un fracas assourdissant, dérangeant au passage les quelques criquets encore présents.
Véritable toupie jaunâtre, le Muen se mit à aller et venir, déposant tantôt un sac, tantôt une caisse, jetant divers objets par-dessus son épaule ou à travers la pièce.
Enfin, il s'empara de la chaise renversée, sur laquelle il grimpa pour mieux dominer le contenu qu'il avait rassemblé.
Se frottant les mains, il clama:

: Alors, qu'est-ce que nous avons là...?
Du grand sac, Tao sortit une dizaine de pots en grès de la taille d'une pomme.

: J'avais presque oublié ces choses... des engins de guerre qu'affectionnait ce fou furieux d'Ambrosius. De quoi infliger les pires dégâts possibles... Mais bon, quand nous étions à Pékin, je n'avais aucune raison de me méfier de lui, donc je faisais ce qu'il me demandait de faire. Je ne pensais pas ressortir ces trucs-là un jour. Aux grands maux...
Estéban l'interrompit:

: Tao?

: Oui?

: Mais qu'est-ce que c'est, à la fin?

: Oh, oui. Désolé... Eh bien... Il y a un éclat de gemme volcanique à l'intérieur. Si on fait pivoter la partie supérieure d'un quart de tour, ça la rend instable. Les petites têtes métalliques que vous voyez là sont des déclencheurs qui vont exciter la matière fissible de l'éclat, qui à son tour...

: Tao!

: Oui, ça explose quoi!
Ce dernier se lança dans une tirade en prononçant ses mots à une vitesse folle:

: On fait un trou dans le sol, on active l'engin, on le dépose délicatement et on le recouvre de terre. Et le premier qui marche dessus fait sauter le tout, dans l'équivalent d'une boule de feu dans un rayon d'une toise!
Le naacal illustra ses propos en mimant une explosion de ses doigts, tout en imitant le son de la déflagration, dans une pluie de postillons.
Exprimant son dégoût, l'Élu lâcha:

:
Bwah!
Ébahi, Mendoza regardait le savant jeter le sac sur le côté, sans sourciller quant aux explosifs s'entrechoquant. Après tout, ils avaient résisté à plusieurs atterrissages forcés.

: Ce n'est pas assez pour faire sauter une armée entière, mais suffisamment pour briser une charge et filer une belle frousse dans les rangs d'en face. Ensuite, qu'est-ce qu'il y a... Ah oui!
Tao extirpa un petit coffre en acajou d'une caissette en bois. Il l'ouvrit et la présenta à ses compagnons. Douze pointes en orichalque, finement forgées pour contenir deux petites ampoules, l'une contenant le métal à l'état liquide, l'autre de l'eau, y étaient délicatement rangées en quinconce. En plus de l'incontestable talent de l'apprenti artisan, ces pointes, prévues pour s'adapter sur un fût de flèche ou de carreau, vibraient d'une puissance certaine. Le mercenaire passa la main près des objets, et sentit dans sa paume le picotement caractéristique d'une arme dévastatrice.

: C'est très impressionnant, Tao. C'est toi qui as créé cela?

: J'ai forgé les pointes, oui. Les ampoules, c'est la même chose que dans les globes explosifs, mais raffinée. Un travail d'une précision et d'une délicatesse extrêmes. C'est... enfin c'était...
Le Muen hésita, la voix légèrement étranglée comme à l'évocation d'un souvenir douloureux. Le temps parut se figer. La nef, le bazar environnant, Estéban, Mendoza, tous disparurent dans un flou artistique. Il ne demeurait que ces pointes.
Le Catalan le sentit aussitôt. Il savait que Tao n'avait toujours pas digéré la trahison de celui qui fut son mentor. Il s'approcha prestement de lui, sa cape venant se replacer sur ses reins dans un mouvement soyeux. Le marin posa sa grande main sur son épaule. Un sourire sincère, réconfortant et paternel s'afficha sur son visage alors qu'il murmura doucement:

: Tu sais mon garçon, tu n'es pas obligé de nous donner les détails...

: Je sais, Mendoza. Toutefois... tu seras mon roi d'armes lorsque l'Ordre du Condor verra le jour, alors... tu as le droit de savoir. Toi aussi, Estéban.
L'Atlante voulut protester. Le Muen au caractère bien trempé ne lui en laissa pas l'occasion.

: Comme vous vous en doutez, c'était l'œuvre d'Ambrosius. Ce sont des pointes explosives!

: Explosives?

: Exactement! L'effet est plus réduit que les globes, ce qui rend les ampoules beaucoup plus stables. C'est l'impact de la pointe de flèche, avec assez de vélocité, qui déclenchera une explosion plus localisée, mais dévastatrice.

: Tu es surprenant, Tao! Bien utilisé, cela peut vraiment changer la donne.
Estéban referma le petit coffre avec respect.
Le naacal précisa:

: Assure-toi de les confier au meilleur archer que tu trouveras, Mendoza! Il faut un œil de faucon pour utiliser de telles flèches.

: Je pense déjà avoir la personne adéquate sous la main. Y-a-t-il autre chose, Tao?

: J'y travaille! Je dois monter ma dernière surprise directement sur le condor. Mais ça peut attendre. Je verrai cela une fois à Patala...
Quelque peu réconforté par l'optimiste communicatif du jeune inventeur, Estéban repartit avec le coffret contenant les pointes explosives. Tao emporta les pots de grès et certains ouvrages dont le livre des sept langages, celui que Tian Li avait traduit au monastère Shaolin.
De son côté, le mercenaire s'empara de quelques cartes, choses toujours utiles pour le navigateur qu'il était.
Il jeta un dernier coup d'œil à la nef en soupirant. Ce dernier sentait qu'il n'avait plus rien à faire en un lieu où les hommes étaient plus étranges, secrets et inaccessibles que les bêtes sauvages.
☼☼☼
Quelques heures plus tôt, tandis que le trio survolait l'Afrique Orientale, leurs huit compagnons découvrirent la Grande Muraille de Chine qui se dressait devant eux.
Li Shuang ne s'était pas trompé. Traversant la porte d'énergie invoquée par Zia, ils avaient à peine fait quelques pas qu'ils pénétraient dans un autre monde.
Au sommet de la crête où ils se trouvaient, se dressait un
ovoo.
Interloqué, Synésius demanda:
Synésius: Qu'est-ce que signifie ce petit tas de pierres, Li Shuang?
Li Shuang: Cette pile conique est érigée par des pèlerins en reconnaissance de leurs voyages effectués jusqu'ici en sécurité.
D'un ample mouvement de la main, le Chinois ajouta:
Li Shuang: Bienvenue chez moi!
Les trois Français, qui n'avaient jamais quitté leur pays, admiraient la vue.
L'alchimiste rousse s'exclama:
Hortense: Regardez un peu où nous sommes! Se retrouver à l'autre bout du monde en si peu de temps, c'est extraordinaire!
En direction du sud, sur des lieues et des lieues à la ronde, les voyageurs ne voyaient que des collines torturées. À cette hauteur, celles-ci avaient en de nombreux endroits été dénudées par les vents et la pluie, si bien qu'on avait l'impression d'apercevoir l'épine dorsale de la Terre.
De l'autre côté, se faufilant entre ces crêtes déchirées comme un serpent de pierre blanchi par l'âge, la Grande Muraille, la plus massive et la plus longue construction humaine s'étendait sur près de mille trois cents lieues au nord du pays et devait empêcher les ennemis de passer. Chaque tour était espacée d'une centaine de toises, ses fondations en granit avaient une largeur de six. Entre ses remparts s'étendait une route pavée que des générations de soldats avaient arpentée, tandis que l'intérieur de la construction était rempli de terre. Elle avait été érigée à la main, par plus de trois cent mille hommes, pierre par pierre, une charrette de terre après l'autre.
Au bout d'un instant, Gaspard fit:

: Je ne voudrais pas paraître rabat-joie, or il est temps de partir.
Laguerra hocha la tête mais mit de nouveau sa main droite en visière au-dessus de ses yeux pour sonder une dernière fois l'horizon.
Li Shuang: Le señor Gaspard a raison, mes amis. Le temps est clément et la journée est loin de s'achever. De plus, votre expédition a déjà pris suffisamment de retard. Inutile de me raccompagner, je connais le chemin.

: Es-tu sûr, Li Shuang?
Li Shuang: Bien évidemment, Athanaos. La vieillesse ne me tutoie pas encore. Et puis, énormément de travail vous attend, en Inde. Je ne voudrais pas vous retenir plus qu'il ne faut.
Voyant que l'aventurière scrutait toujours les alentours, Gaspard lui demanda:

: Avez-vous aperçu quelque chose, señorita?

: Juste ces cavaliers, là-bas.
Li Shuang: Ce sont des Mongols, ma chère.

: D'où pensez-vous qu'ils viennent?
Li Shuang: Observez attentivement les flancs des collines. Ceux qui n'ont pas de yourte vivent en majorité dans des abris et des grottes car il y fait chaud en hiver et frais en été. Comme ces habitations sont de la même couleur que la terre qui les entoure, il faut une vue perçante pour les repérer.
Hortense: Sainte Marie, mère de Dieu... Sont-ils dangereux?

: Non... J'ai eu affaire à eux, Hortense. Ils ne sont pas méchants.
Hortense: Tu as eu de la chance, Zia.

: J'espère que Mendoza en aura tout autant, de son côté...

: Je suis sûr qu'il va bien, señorita. C'est un homme plein de ressources, vous savez. À mon avis, en ce moment précis, il doit faire une bonne sieste dans le condor. Il m'a semblé bien fatigué, ce matin. Il avait l'œil chassieux...
Y-avait-il là une allusion de la part du militaire? Était-il au courant de ce qui s'était passé entre Juan et elle? Le capitaine s'en était-il vanté, lui, qui d'ordinaire était si taciturne? La bretteuse n'en savait rien mais elle pouvait voir que les prunelles de Gaspard brillaient de malice. En songeant à la nuit qu'elle avait passée avec Mendoza, elle faillit laisser échapper un gloussement.

:
Tout a changé. Désormais, c'est lui et moi. Ensemble.
Un concept tout à fait nouveau, surprenant, mais tellement agréable. Et lorsqu'elle songea au plaisir, aux sensations éprouvées qu'elle avait connues dans les bras du capitaine, elle n'eut qu'une envie, qu'il revienne au plus vite afin de recommencer.

:
Où allons-nous vivre, tous les deux? Au village ou au fort? Il n'est plus question de galion, à présent... Et puis, comment allons-nous faire avec l'Ordre de Tao? Juan peut-il vraiment mettre fin à cette menace qui pèse encore sur nous? Et comment? Et Ambrosius, là-dedans?
Laguerra n'avait de réponse à aucune de ces questions. Faire régner la paix sur terre, quelle utopie! Juan-Carlos Mendoza était décidément un être hors du commun, qui ne ressemblait à aucun de sa connaissance. Son homme. Elle adorait le considérer ainsi. Et si quelqu'un pouvait réussir un tel exploit, si tant est que ce fût possible, elle décida que c'était bien lui.
Se forma en elle l'idée qu'elle l'aiderait de son mieux, dans son projet insensé. Elle l'épaulerait mais sans pour autant oublier de régler ses comptes et d'assouvir sa vengeance.
Car guerre ou pas, elle n'en démordrait pas, Zarès, cette pourriture de nain roux, devait payer.
Ces dernières pensées s'évanouirent dans son esprit lorsque Gaspard lui attrapa le poignet. Lui adressant un grand sourire, il relança:

: Allez, ne vous en faites pas pour Mendoza. Il ne lui arrivera rien.
Gênée, elle opina.

: J'espère que vous avez raison. Vous avez une pierre?

: Quoi? Vous ne m'imaginez tout de même pas capable de croire en de telles superstitions?

: Allons... Ne soyez pas si obtus, Gaspard. Je vous connais assez... Si je me souviens bien, ce n'est pas vous qui ne vouliez pas ouvrir le tombeau de la princesse Rana'Ori à Kûmlar? Mmmm?
Les lèvres de l'officier se serraient, puis se gonflaient doucement pour former cette fameuse moue Espagnole que, naguère encore, à Ormuz, avant leur rapprochement, la jeune femme trouvait insupportable.

: Si... Mais ce sont là deux choses bien différentes...

: Eh bien moi, je pense que nous ne pouvons pas nous permettre de négliger une quelconque aide, que nous y croyions ou non.
Souriant à l'officier, son petit nez se redressa légèrement pour lui donner un air mutin.
Gaspard ramassa une pierre de la taille d'un poing. La duelliste s'en saisit et se pencha au-dessus du curieux monument afin de la placer.
Elle se redressa en faisant craquer ses vertèbres et s'étira sur la pointe des pieds. Ses bottes, délicatement cambrées, relevaient la courbure des ses jambes longues et fines. Sa taille mince était mise en valeur par son corset lacé aux creux parfait de sa chute de reins. Son décolleté laissait entrevoir la naissance d'une poitrine généreuse mais ferme, son mouvement, étirant ses bras et créant un gouffre entre ses seins, était comme une invitation à venir se perdre dans la vallée paradisiaque de sa peau nacrée.
Se sentant détaillée par Gaspard, la jeune femme poussa un soupir mais ne dit rien. Elle se cambra même un peu plus, histoire de lui chauffer un peu les sangs. Après tout, une part d'elle restait la provocante fille du docteur Laguerra.

:
Les hommes! Il y en un toujours un pour ne voir chez la femme qu'un bout de viande afin de satisfaire son plaisir...
Les yeux du barbu louchaient sur le fantasme parfait de tout mâle et ne semblaient ne plus pouvoir s'en détacher.
Durant le bref entretien entre les deux anciens lieutenants de Zarès, Li Shuang, un sourire creusant ses traits, s'adressa d'un ton très doux à Zia:
Li Shuang: Merci jeune fille.

: Merci de quoi?
Li Shuang: De m'avoir ramené.

: Ce n'était pas grand-chose.
Li Shuang: Si. Et je pèse mes mots.
Li Shuang serra doucement, tendrement la main de l'inca. Elle répondit à son étreinte du mieux qu'elle put alors qu'elle n'avait qu'une envie, s'abandonner dans ses bras pour mieux l'embrasser. Mais elle savait que les Orientaux, pour se saluer, se contentaient simplement d'incliner la tête à distance. Ils évitaient de se toucher et ne s'embrassaient pas en public, même par amitié. Cette poignée de main était déjà beaucoup pour le Chinois.

: Au revoir, Li Shuang.
L'Élue s'éloigna de quelques pas en direction d'une cuvette. Hors de question d'user de sa magie à la vue de tous. Une fois à son faîte, son visage avait pris une tonalité minérale. De son regard ne filtrait plus que la concentration. Elle se mit à esquisser d'invisibles arabesques dans les airs. Comme pour suivre les mouvements de ses mains, jaillirent du sol de longues racines qui s'entremêlèrent, se tortillèrent, pour dessiner un grand portail en forme d'ogive végétale décorée de feuilles d'un vert lumineux, et de fleurs d'un jaune clair. Au cœur de cette arche naquit une lueur aussi intense que l'éclat du soleil, qui grandit jusqu'à occuper tout l'espace entre les racines. Zia prit son menton entre les doigts de sa main droite, pensive.

:
C'est tellement mieux qu'une porte ordinaire... ou qu'une gigue ridicule...
Pendant que la jeune sorcière usait de ses pouvoirs, l'Asiatique faisait maintenant face à Athanaos. Ce dernier sourit:

: Li Shuang. Je te remercie encore pour ton aide à Chambord.
Li Shuang: Athanaos, merci pour la balade...
Les deux amis se saluèrent, se regardant bien en face. Entre eux, il n'y avait pas besoin de mots. Qu'ils le veuillent ou non, ils pouvaient se comprendre sans avoir besoin de parler.
S'élevant de la cuvette, la voix de Zia retentit:

: Le portail ne restera pas stable longtemps! Vite, il faut y aller, à présent!
Le Chinois salua le reste de la troupe de la main et il n'y eut que Gaspard pour éviter son contact. Hortense, confiante, se précipita la première à travers le rideau doré, entraînant Hippolyte par la main. Habitué à la magie, Synésius suivit.

:
Isabella!
D'une voix ferme, le père d'Estéban l'appelait, tandis que Gaspard disparaissait à son tour de l'autre côté. Toujours plantée devant l'
ovoo, la fille du docteur Laguerra, jusque-là perdue dans ses pensées, courut les rejoindre.
Menée par la mère du Bako, l'équipe d'alchimistes quitta le pays. Juste avant de disparaître dans la lumière du portail magique, Zia lança un dernier regard au gardien du ventre de Bouddha.
☼☼☼
Une fois arrivée à la deuxième étape de ses transferts magiques, Zia se sentait un peu lasse. Le portail les avait déposés, ses compagnons et elle, en pleine nature.
La jungle était immense. Feuillus et conifères gigantesques se côtoyaient et masquaient l'horizon telle une forteresse de bois et de verdure. Chênes, cyprès, cèdres, tecks, tous les arbres prenaient des proportions titanesques, leur cime atteignant parfois les douze toises de haut. Écorces fines et craquelées sur un tronc élancé, souples et grises telle un peau de rhinocéros, ou encore creusées de sillons ocre, ils offraient tous une sculpture unique, noyant les formes et les ombres.
En levant les yeux, les voyageurs pouvaient admirer des feuillages tantôt impénétrables, créant une voûte de ténèbres insondables. Allant du vert foncé au marron clair, les formes multiples des feuilles se mariaient pour créer le plafond d'une cathédrale végétale.
En tendant l'oreille, le moindre son témoignait de la vie qui rythmait les lieux. D'abord le craquement léger d'une brindille sous des pas, puis le murmure d'un ruisseau courant sous les racines noueuses. Le bourdonnement des insectes qui exploraient les troncs crevassés, ou volaient en nasse impénétrable. Le chant d'une multitude d'oiseaux voletant furtivement entre les branches, laissant apercevoir parfois les reflets de leur plumage coloré. Ou encore les cris perçants des singes, qui observaient avec crainte et curiosité tout ce qui se rapprochait de leur territoire.
On pouvait croire ces lieux féeriques, offrant leur beauté immémoriale et leur témoignage de vie palpitante à tous les sens des promeneurs. Mais, au sein de cette canopée, peu de gens osaient se balader.
Car elle avait des gardiens.
Au détour du tronc majestueux d'un chêne millénaire, ou tapis dans un taillis, les tigres veillaient. Chasseurs ultimes, ils étaient à l'image de leur domaine. Atteignant un bon mètre au garrot, des crocs longs comme des dagues, une robe orange foncé rayée de noir, camouflage efficace parmi la flore, seul le reflet de leurs yeux dorés prévenait, bien trop tard, leur proie de leur présence. Servant de monture à
Durga dans la mythologie Hindoue, ils étaient les seigneurs de ces bois, les sentinelles du cœur de ce monde.
Telle était la jungle Indienne, labyrinthe de verdure architectural qui recouvrait entièrement, à l'infini disaient certains, le sultanat de Delhi, et abritait le fort de Patala.
Les tigres n'étaient pas les seuls à veiller sur les parages.
De rares villages forestiers se dissimulaient dans la végétation.
Des habitations d'argile, de paille, de terre et d’agrégats recyclés, bâties dans une clairière naturelle, abritaient une population d'agriculteurs: les
Jats.
Qu'ils soient Hindous, Musulmans ou Sikhs, hommes et femmes étaient d'une constitution robuste, à l'image des seigneurs végétaux qui les hébergeaient. Ils étaient vêtus de soie légère teinte de multiples couleurs, suivant une tradition séculaire, tantôt pieds nus, tantôt chaussés, certains portaient également des colliers, bracelets ou même des coiffes enturbannées. Leur peau, mate et tannée par le soleil, avait la couleur du blé mûr, parfois décorée de dessins complexes, tatoués ou peints sur le visage, les mains, voire même le corps tout entier. Les visages étaient plutôt allongés, les traits fins, les yeux en amande et les oreilles légèrement en pointe.
Les
Jats étaient des
Vaishyas, des paysans et bergers, membres de la société Indienne, traditionnellement divisée en quatre grandes classes sanctionnées par leur religion. Dans une perspective liée au système de castes, il leur incombait de nourrir les classes supérieures, eux se situant au troisième échelon, derrière les
Brahmanes* et les
Kshatriyas*.
C'était un jour comme un autre pour les villageois... Ou presque.
La société patriarcale venait de se réunir pour célébrer le
Namakarana, la cérémonie de baptême dans l'Hindouisme. Comme le voulaient les traditions, à l'ouest, près du bassin où trônait la statue du dieu-singe
Hanumān, un grand feu sacrificiel fut allumé. Il illuminait le fond du village, projetant des ombres dansantes sur les troncs géants environnants.
La cinquantaine d'individus mâles que comptait la communauté s'étaient réunis à la frontière entre la clarté du feu et de l'obscurité de la voûte des arbres. Les femmes se tenaient juste derrière, tenant leur progéniture par la main ou sur leurs épaules.
Accroupi sur l’herbe face au sud, Somappa, le nouveau père, faisait face à son épouse, Renuka. Celle-ci tenait leur nourrisson âgé d'une dizaine de jours.
Les deux parents étaient vêtus de nouveaux vêtements, leur enfant caché dans un morceau de tissu propre après avoir été immergé dans le bassin.
Des prières furent prononcées jusqu'à ce que Renuka confie la petite fille à son père. Un anneau doré fut placé dans un récipient en cuivre contenant du beurre clarifié, puis les offrandes furent jetées dans le foyer.
Un chant rauque s'élevait en chœur vers le ciel, résonnant à travers la voûte des branchages qui semblait à son tour se pencher au-dessus de l'assistance pour mieux assister au rituel.
Puis, l’objet doré fut retiré des flammes, lavé et attaché autour du cou du bébé par son père. Ce dernier enduit alors sa main de ghi, la réchauffa au-dessus du feu, toucha ensuite le front de sa fille, renifla sa tête et donna une bénédiction. Puis il lui attribua le doux nom de Shrusti.
L'arrivée des étrangers, traversant le pont de la rivière
Ghaggar, fut enfin repérée.
En dépit de la présence de l'ancien bras droit de Barbe-rouge et de trois alchimistes, personne ne se montrait menaçant. Le principe primordial de vie d'un Hindou était la non-violence envers tous les êtres. En vertu de l'
Ahimsā, ils furent donc accueillis avec bienveillance, contrairement aux craintes de Mendoza.
Tout en marchant, les nouveaux venus furent observés par une centaine de regards, parfois respectueux, parfois craintifs. Gaspard, en particulier, devint le centre de l'attention. L'officier attira très vite des dizaines de curieux, en particulier les enfants qui, sans se laisser impressionner, s'approchèrent pour le toucher ou lui tirer les cheveux. Amusé, il se prêta au jeu, allant jusqu'à mimer quelques grimaces qui déclenchèrent de grands éclats de rire. Isabella s'arrêta, surprise, pour regarder José-Maria soudain transformé en nourrice facétieuse. Le voir se comporter ainsi fit pouffer l'aventurière tout autant que lorsqu'il entama son pas de danse au pays Maasaï. Athanaos se joignit à elle.
Zia observait, les yeux ronds. Elle ne se souvenait pas d'avoir vu un jour le capitaine Espagnol se comporter autrement que comme une brute épaisse. Elle se souvint de la fois où il avait voulu les embrocher, Tao, Estéban et elle, dans la nef d'Ambrosius alors qu'ils venaient de sortir de la Montagne de la Lune. Et le voici qui mimait des animaux à grands renforts de gestes, de bruits et de mimiques, pour la plus grande joie des petits amassés autour de lui.
Tout en amusant la galerie, Gaspard constata que le village vibrait d'un élan particulier, bon enfant, d'un élan vigoureux et communicatif, d'un élan dû à la découverte de cette nouvelle terre, de ce paradis qu'il fallait encore dompter: le parfum de la liberté, épicé et sauvage.
Coloniser une telle zone représentait un défi envoûtant, riche en possibilités. Ici, plus que nulle part ailleurs l'on pouvait oublier les échecs ou les déceptions du passé, et se forger un destin plus enviable.
Patala, un nouvel éden, de nouveau espoirs pour l'officier.
Il remarqua également que la jeune inca était connue. Elle répondit à certains salut d'un geste ou d'une parole amicale.
Puis, il observa un très vieil homme aux longs cheveux gris tressés, vêtu d'un ample vêtement blanc venir à leur rencontre, accompagné d'un jeune garçon et d'une belle jeune fille qui fit:

: Salut à toi, Zia.
Baissant la tête sans quitter son amie des yeux, la jeune sorcière répondit:

: Salut à toi, Indali... Bonjour Gunjan.
Le cornac joignit ses mains et inclina la tête avant de balayer les alentours du regard.
Gunjan: Vos autres compagnons ne sont pas avec vous?
Indali: En effet, je ne vois pas Tao...
L'Indienne se dépêcha d'ajouter:
Indali: ... et Estéban.

: Ils ont eu un petit contretemps. Sancho et Pedro ne viendront pas. En revanche, Estéban, Mendoza et Tao nous rejoindront plus tard.
Indali cacha tant bien que mal sa déception.
Tandis que les jeunes gens s'entretenaient, le vieil homme se tourna vers les adultes.
Au milieu du labyrinthe de rides creusant son visage, les deux petites billes noires qu'étaient les yeux de l'homme se posèrent sur le groupe. Un sourire dessina de nouvelles marques d'infinie sagesse autour de sa bouche. Puis Darshan, sage du village des
Jats, parla:

: Athanaos, le prophète voyageur. Je te retrouve encore plus troublé que lors de ta dernière visite, mon ami. Voici que les Esprits nous imposent à tous deux de dures épreuves.

: En effet, Darshan le sage. Et je viens à nouveau recueillir tes conseils.
Le vieil homme s'approcha de l'inca avec ce même sourire bienveillant:
Darshan: Zia, fille du grand prêtre Papacamayo.
Shiva,
Brahmā et
Vishnou m'ont révélé ton visage quand vous avez passé le Grand Rideau, chère enfant. Ils m'ont soufflé que tu incarnerais l'espoir de notre peuple, toi qui a déjà sauvé le monde.
L'Élue regarda Indali, intriguée de constater que le sage, qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant, connaissait son nom, mais aussi celui de son défunt père. Quant à être un espoir, elle ne sut quoi répondre.
Mais le vieil homme n'attendait rien d'elle. Il marcha lentement jusqu'à Hortense, toujours ce formidable sourire que seuls les vieux, très vieux initiés à une réelle spiritualité pouvaient afficher. Un sourire qui disait juste: "Là où tu vas, je suis déjà revenu."
Darshan: Aaaah... Marguerite qui ne veut plus qu'on l'appelle comme ça... Fuir son nom, c'est fuir qui nous sommes vraiment, alchimiste du feu. Tu brûles de passion pour l'avenir, mais tu crains encore le passé...
Hortense renifla. Elle avait toujours eu horreur de ces vieux-là, justement. Ceux qui croient avoir tout vu, tout fait, et qui prennent tout le monde de haut, assis sur leur montagne de soi-disant sagesse. Mais elle ne pouvait pas nier que Darshan avait raison. Diplomate, elle se retint d'émettre une remarque bien sentie. Le vieux pouvait être capable de lire dans les pensées, alors elle fit le vide en elle et lui rendit son sourire, sans pouvoir contenir un air moqueur. Le sage s'en moquait éperdument, son attention à présent dirigée sur la fille du docteur Laguerra. Décidée à conserver un minimum d'anonymat, l'aventurière prit les devants en disant d'une voix tranchante:

: Merci Darshan le sage, je connais mon nom.
Ce dernier partit d'un petit rire craquant comme du bois sec:
Darshan: Envoûtante, mystérieuse... Oui Isabella, je sais qui tu es car les membres de la
Trimūrti me l'ont soufflé à l'oreille. Ils me disent aussi que vous venez animés de bonnes intentions envers les Hindous. Hélas, vous apportez aussi dans votre sillage le sang et la mort...
Athanaos intervint:

: Au contraire. Nous ne voulons qu'aider votre peuple et préserver l'humanité entière d'une terrible menace.
Darshan: Le vent et la terre m'ont montré en rêve un homme sans visage, ses poings couverts de sang frais, le sang des colons de l'ouest et des Hindous.

: Oui, oui! Il s'agit probablement d'Ambrosius et de ses mercenaires. Ce sont eux qui menacent ton peuple et les autres. C'est pourquoi nous devons nous entretenir avec le Radjah.
Darshan, Indali et Gunjan observèrent Athanaos longuement, sans un mot ni un geste. Puis le vieux sage parla:
Darshan: Nous devons méditer et apaiser la colère des dieux. Nous allons vous loger pour la nuit. Vous resterez ici jusqu'à ce que
Sûrya* se lève demain.
Et le vieux sage s'éloigna. Le père d'Estéban voulut lui parler de la création du nouvel Ordre mais il n'écoutait plus. Athanaos parlait dans le vide.
L'aventurière s'approcha d'Hortense, toutes deux peu rassurées par la tournure que prenaient les événements. Isabella chuchota:

: J'ai comme un mauvais pressentiment...
Hortense: Le vieux est peut-être très sage, mais il n'a pas conscience du danger que représente Ambrosius. Il est enfermé dans ses traditions et sa religion. Sans un signe des dieux, il ne bougera pas.

: Alors on va lui donner un signe. Après tout, nous avons avec nous l'espoir des Hindous, non?
Zia se tourna vers elles, sentant qu'elle était concernée. Les deux femmes alchimistes la regardaient avec un sourire complice. S'il fallait méditer jusqu'au lendemain matin, cela leur laissait l'après-midi et la soirée à venir pour les convaincre d'être prudents.
Indali annonça:
Indali: En attendant, une grande fête se prépare. Joignez-vous à nous.
À l'approche de la nuit, l'aventurière se retrouva avec les autres, autour du grand feu, assise en tailleur sur un tapis de laine tissée, au milieu d'une trentaine d'indigènes.
Elle avait passé l'après-midi avec Zia, à arpenter le village de leurs hôtes. Les
Jats comptaient effectivement une bonne centaine d'âmes.
Les alchimistes avaient été placés de part et d'autre du vieux Darshan, Synésius et Athanaos à sa droite, Hortense et Hippolyte à sa gauche. À côté du prophète voyageur venait l'inca. Isabella et Gaspard, quant à eux, étaient assis non loin du magicien au couvre-chef bleu.
Alors que des écuelles remplies de légumes leur étaient servies, plusieurs hommes et femmes, vêtus de tuniques multicolores décorées de perles et autres colifichets, se regroupèrent autour du feu. Tous portaient un grand collier de fleurs.
Des tambours
dameru et
mridang commencèrent à résonner en rythme et, derrière le cercle, des voix s'élevèrent. Les danseurs se mirent à se mouvoir, en gestes saccadés, d'abord disgracieux, en tournant autour du brasier. Dans tout le village se fit entendre l'écho du chant, repris par quelques personnes, puis par des dizaines de gorges. L'effet était hypnotique.
Sur une brusque impulsion, Zia s'était levée et avait fait quelques pas en direction des danseurs, fascinée par leur chorégraphie. Elle interrogea le vieux sage des yeux. Brillant d'une joie toute enfantine, ses prunelles clamaient:

:
J'aimerais me joindre à eux.
Darshan dut être touché par sa candeur car à son tour il se leva et s'approcha de la jeune fille avec un grand sourire. Il tira de sa besace un collier et le lui passa autour du cou. Il désigna ensuite les danseurs de la main.
L'Élue se tourna vers Laguerra et Athanaos, qui hochèrent la tête avec amusement.
Comme chez les Dogon, bondissant comme un cabri, la mère du Bako rejoignit le cercle et se mit à bouger au rythme des percussions effrénées.
À suivre...
*
*Jelani: Prénom Maasaï signifiant "puissant".
*Imamu: Prénom Maasaï signifiant "chef spirituel".
*Brahmanes: Caste des prêtres, enseignants et hommes lettrés.
*Kshatriyas: Caste des rois, princes, et guerriers.
*Sûrya: Dieu du soleil en Inde.