Suite.
CHAPITRE 18: Oust! Du balai!
L'aube n'était plus loin. La porte de la chambre s'ouvrit silencieusement sous la main d'Inayat qui resta un moment immobile, au seuil, fascinée par le spectacle que lui offrait, dans la lueur déclinante de la bougie, la coquille rougeâtre de l'alcôve ouverte avec ce corps nu que cette nuit d'amour semblait avoir foudroyé.
Faisant le tour du lit, elle s'approcha de l'Espagnol, posa une main sur son épaule et le secoua doucement tout en se penchant vers son oreille. Elle chuchota:
Inayat: Mahoday, il faut vous lever! Il est l'heure...
Mendoza se retourna aussitôt et considéra la servante d'un œil presque entièrement lucide. Il grogna:

: Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?
Inayat: Chut!... Je dis que le jour va se lever.
En effet, une lumière grise filtrait à travers les moucharabiehs lorsque le capitaine écarta le rideau du lit à baldaquin. Isabella était partie, l'aventurière quittant son rôle d'amante pour reprendre celui d'alchimiste.

: Déjà? Pourquoi dois-je me lever si tôt?
Inayat: Vous devriez le savoir. Afin de ne pas éveiller l'attention. N'en aviez-vous pas décidé ainsi avec
kamarree Laguerra?

: En effet... mais c'était avant d'avoir un entretien avec le Radjah. J'ai l'autorisation d'entrer au zenana, tant que je ne erre pas au rez-de-chaussée.
Inayat: Oh!... Dans ce cas, je suis désolée de vous avoir réveillé.

: Ce n'est pas grave, Inayat. Vous ne le saviez pas. J'ai oublié de vous en faire part, hier soir.
Inayat: Mais tout de même, les apparences...

: Je me moque des apparences. C'est bien trop tard pour s'en inquiéter. Le Radjah sait qu'elle et moi sommes tous deux intimes. Son capitaine aussi et Riya, ma servante, doit se douter que j'ai passé la nuit ici. Bientôt, ce ne sera plus un secret pour personne...
Inayat: Vous allez vous rendormir?

: Je ne crois pas, non.
Avec le drap, il se ceignit la taille, se leva d'un mouvement souple qui n'ébranla pas le lit, bâilla en s'étirant largement sans songer le moins du monde à cacher le reste du corps où se voyaient les légères griffures que lui laissaient les ongles d'Isabella.
Inayat: Que voulez-vous pour le petit déjeuner?

: Euh... du pain, du miel, des fruits secs et un peu de thé, s'il vous plaît. En attendant que vous reveniez, je vais aller faire un brin de toilette.
☼☼☼
Pendant ce temps, un vélin posé devant elle, Laguerra était confortablement assise dans le laboratoire. Elle avait établit mentalement ses horaires de travail pour passer le plus de temps possible avec le naacal sans pour autant délaisser son amant. Il lui fallait également trouver suffisamment de repos pour être efficace. Certains prenaient des drogues pour rester éveiller. Elle-même réprouvait ce genre de pratique. Elle ne crachait pas sur un bon verre de vin, en période de loisir, mais rien de plus fort. L'aventurière avait la chance de pouvoir s'endormir et se réveiller à volonté et cela lui suffisait.

:
Mais pourquoi me suis-je levée si tôt? J'aurai dû profiter des bras de Juan et attendre que Tao vienne me chercher...
Elle songea à Mendoza, ce bloc impressionnant de muscles et de volonté. Troublant de mystère. Et ce regard si noir, si profond, si perçant, qui s'oubliait parfois pour laisser échapper une étincelle de surprenante douceur. C'est ainsi, du moins, qu'elle le percevait. Derrière le mercenaire redoutable qu'il incarnait se cachait une autre âme. Il la séduisait par sa force et son assurance, mais l'autre facette qu'elle devinait la captivait encore plus profondément.

:
Tu m'attires de plus en plus, mon Ange, et les choses ne peuvent rester en l'état.
Pour la troisième fois, elle essaya de relire le début de l'acte de création de l'Ordre du Sablier afin de s'en inspirer. Cette copie du document primitif était un parchemin d'agneau manuscrit à la plume trempée dans l'encre. Rédigé en un latin conventionnel très abrégé, le texte, compact et continu, avait été numéroté en trente-sept clauses. Il avait été scellé du seul Grand sceau de France, par un fonctionnaire du roi-chevalier. Elle comprenait les mots, brillants d'érudition, mais ils refusaient de s'imprimer dans la texture de sa cervelle. Elle enroula l'acte, le reposant sur un guéridon.
Et si elle allait
le retrouver dans sa chambre et lui faire l'amour jusqu'à ce qu'il lui rende grâce? Jouer de son corps et de son désir? La Messaline qui sommeillait en elle savoura ce fantasme un long moment, jusqu'à ce que le père d'Estéban, suivi de Tao, descendent les escaliers.
Athanaos s'effaça sur le côté pour laisser l'ami de son fils rejoindre Laguerra. Celle-ci l'attendait et se leva pour l'accueillir.

: Bonjour Isabella.

: Bonjour, bonhomme! Te voilà! Nous allons pouvoir nous y mettre... Enfin, je dis bonhomme, mais je devrais plutôt t'appeler Grand-maître.
Dans un silence gênant, le jeune garçon prit une grande inspiration afin de mettre de l'ordre dans ses pensées.

: Euh... Ne devrait-on pas entendre mon intronisation pour cela? Et puis, j'ai une question. Comment on rédige une charte? Je n'ai jamais fait ça, moi!

: Ne t'inquiète pas. Athanaos et moi sommes là pour t'aider. Tu verras, ce n'est pas très compliqué. Il suffit d'expliquer clairement ce que tu souhaites. Fais court et va à l'essentiel.

: Eh bien, je veux être l'héritier des traditions de la Connaissance et des Arts, afin de conserver vivaces les paroles de mes ancêtres. Je veux œuvrer pour la pérennité de notre monde, et le bien de tous les êtres qui y vivent.

: Je crois en ton dévouement philanthropique, Tao.

: Mais qui vais-je recruter? Et qui vais-je garder parmi les alchimistes présents?

: Tu devras avant tout choisir les mystiques, les hommes et les femmes qui s'intéressent aux mystères de l'existence et qui cherchent à comprendre le pourquoi et le comment des choses...
Le jeune savant ne dit rien, ne voulant pas l'interrompre.

: Tu sais, l'Ordre du Sablier est un mouvement philosophique, non religieux et apolitique qui se consacre à perpétuer l'enseignement que les alchimistes s'étaient transmis à travers les siècles. C'est une voie de connaissance dont l'enseignement n'est pas du tout dogmatique, ce qui explique d'ailleurs qu'il y ait dans l'Ordre des personnes qui appartiennent à toutes les religions: des Chrétiens, des Bouddhistes, des Juifs, des Musulmans et même des athées.

: Mais comme l'a dit Athanaos à Chambord, comment être sûr qu'un futur Ambrosius ne se cache pas déjà au sein de la confrérie?
Sentant ses doutes et ses hésitations, la jeune femme fit le tour de la table.

: Tu as toujours envie de fonder ton Ordre, Tao?
79.PNG

: Oui, mais... comment être certain de ne pas faire d'erreur?

: Tu ne peux pas le savoir. C'est un risque à prendre. Je sais ce que tu te dis: les disciples ne sont qu'un réseau de riches influenceurs qui cherchent avant tout le pouvoir et le contrôle. Je ne dénigre pas le fait que de tels individus marchèrent dans nos rangs quelquefois. Comme toute société, l'Ordre du Sablier a eu son lot de profiteurs. Ambrosius était l'un de cela, c'est pourquoi je l'espionnais. Toutefois, tu as déjà une base solide afin de former ta confrérie et tu peux faire confiance à tes vrais amis: Estéban, Zia, Mendoza, Athanaos, Synésius, Hippolyte, Hortense, Gaspard... et moi! On commence?
☼☼☼
Quelques étages plus haut, Inayat revenait avec un chariot de service sur lequel reposait la commande du Catalan. Elle le retrouva accoudé à la fenêtre. Vêtu de son accoutrement habituel, il profitait du soleil sans être vu.
Inayat: Je vous sers ici?

: Excellente idée.
Le mercenaire s'installa et engloutit jusqu'à la dernière miette son plateau avec entrain.
Le petit déjeuner achevé, l'intendante desservit et prit congé. Elle devait donner à la servante du
mahoday Mendoza sa chemise de soirée à nettoyer.
Juan paressa une bonne heure. Il prit le temps de s'étirer avant de sortir.
Ne sachant quoi faire de son temps, il décida de retourner dans sa chambre avant d'aller se promener aux alentours du fort, histoire de prendre ses marques. Celui-ci était immense, il lui faudrait sans doute plus d'une semaine pour en avoir une connaissance approximative. Il prévoyait également de faire une visite.
Alors qu'il abordait le bas de l'escalier qui menait à son palier, il aperçut la silhouette de Riya, plus haut sur les marches, une panière à linge renversée à ses pieds.
La jeune femme était en mauvaise posture, bloquée contre le mur par un alchimiste, qui lui caressait la joue. Le capitaine était trop loin pour entendre leurs propos, mais il vit distinctement sa servante secouer la tête, refusant quelque chose. L'homme la saisit par les bras et se mit à la rudoyer tout en l'abreuvant de répliques sifflantes de colère. Les yeux écarquillés de frayeur, Riya se débattit, sans grand succès. L'Espagnol grimpa les marches, ses pas étouffés par un épais tapis.
L'alchimiste tournait le dos au mercenaire et ne le vit pas approcher. Mendoza l'agrippa violemment par l'épaule pour lui faire lâcher prise et le tourner face à lui. Il reconnut enfin Aloysius.
Cela ne changea rien à sa réaction, néanmoins. Sans rien dire, il lui asséna un coup de tête en plein front. Le scientifique s'effondra au milieu des marches, sonné.
Riya se jeta dans les bras de son sauveur puis elle le tira par le bras pour lui faire quitter les lieux.
Tout en soutenant la jeune femme, le Catalan s'enquit:

: Vous êtes blessée?
Riya: Non juste un peu secouée. Ça ira. Merci d'être intervenu.

: Que s'est-il passé?
Riya: Mahoday Aloysius voulait savoir certaines choses sur vous. Comme j'ai refusé de lui parler, il est devenu méchant.

: Ne vous inquiétez pas, je vais régler le problème.
Riya: Méfiez-vous de lui,
Mahoday Mendoza, c'est une excellente lame.

: Je m'en contrefiche, ce genre de roquet ne m'a jamais impressionné. C'est à lui de se méfier de moi, au contraire.
Riya était toute tremblante, livide. Elle souffla:
Riya: Eh bien moi, il me terrorise. Il est réputé pour être brutal avec les servantes. On dit même qu'il en a forcé certaines à...
Les mâchoires du capitaine se durcirent:

: Cette chiabrena ne vous importunera plus, je vous en fais la promesse.
Riya: Merci
mahoday Mendoza. Vous êtes un homme courageux et gentil. Des comme vous, je ne savais pas que ça existait encore.
Elle s'interrompit, le temps de le regarder bien dans les yeux et reprit:
Riya: Vous êtes bon avec moi, vous me traitez avec respect et c'est loin d'être habituel pour quelqu'un de mon rang...
Il l'escorta jusqu'à ses appartements et lui fit prendre un verre. Constatant qu'elle retrouvait des couleurs, il repartit après lui avoir ordonné de n'ouvrir à personne d'autre qu'à lui ou la señorita Laguerra.
Comme il s'y attendait, l'alchimiste n'était plus dans l'escalier.
Il allait devoir lui inculquer quelques principes de base en matière de respect des femmes. Cependant, il n'allait pas le pourchasser à travers le fort. L'occasion se présenterait, il n'en doutait pas. En attendant, il décida d'honorer l'invitation d'Amarinder Singh, le capitaine de la garde. Il avait bien envie de discuter avec l'homme de confiance du Radjah.
☼☼☼
Le Catalan marchait au milieu d'une galerie percée d'ouvertures en arches qui s'ouvrait sur une cour intérieure couverte de dalles soigneusement entretenues.
Il commençait à se demander s'il ne s'était pas perdu.
Sortant de l'un des passages transversaux, Aloysius déboucha dans la galerie et se dirigea droit sur lui. Il était flanqué de sa bande, une dizaine d'hommes de son âge, à l'air belliqueux, fils de seigneurs comme lui, sans doute impressionnés par sa suffisance et son rang supérieur.
Sans préambule, l'héritier Pudjaatmaka entama:
Hadji: Señor Mendoza, vous avez osé porter la main sur moi, je vous défie en duel!
L'un de ses compagnons approcha. Il portait une mallette longue qu'il ouvrit sur le creux de son avant-bras, dévoilant deux épées longues à lame fine, communément appelées rapières. La voix rauque, l'Hindou reprit:
Hadji: Choisissez votre arme!
Il ne serait pas venu à Mendoza l'idée de dissuader son interlocuteur de se battre, malgré les recommandations de sa compagne lorsqu'ils étaient encore à Zimbabwe. Un duel contre cet idiot était une aubaine, et la raison légitime: Il détestait ceux qui maltraitaient les femmes et il n'était pas question qu'il laisse passer cette chance.
Contemplant les deux armes alignées l'une sous l'autre, le mercenaire plissa les yeux. Il maniait toutes les lames avec la même efficacité mais la rapière était loin de remporter ses suffrages.
Du reste, il voulait donner une bonne leçon à son adversaire, pas lui crever la panse. Tandis qu'il réfléchissait à une alternative, les spectateurs commençaient déjà à s'aligner autour de la cour où se déroulerait la joute. La nouvelle avait fusé dans le palais.
Mendoza en était venu à se dire qu'ils combattraient à mains nues, lorsque son regard qui errait sur l'assistance se posa sur un serviteur muni d'un balai.
Le domestique venait de terminer de nettoyer une salle adjacente. Il était en train de regagner l'office lorsqu'il avait appris ce qui se passait. Comme les autres, il n'avait pu résister à la curiosité d'assister à un tel spectacle.
Mendoza faillit éclater de rire. Une idée lui était venue, qui aurait fait la joie de Sancho et Pedro. Il ne pouvait pas tuer l'alchimiste, ni même le mutiler, diplomatie oblige. En revanche, il pouvait lui infliger un traitement au moins aussi douloureux: l'humiliation.
Ses lèvres se fendirent d'un sourire narquois. Il se rangea devant le serviteur et lui demanda de lui prêter son instrument de travail. Bouche bée, ce dernier le lui tendit. L'objet de nettoyage crânement calé sur l'épaule, le mercenaire revint se placer au centre de la cour, face à Aloysius.

: Je suis prêt.
L'homme se rapprocha, ses sourcils froncés de contrariété:
Hadji: Quelle est cette mascarade?

: Ce n'en est pas une, Aloysius. Toi tu te bats à la rapière, moi avec ça. Qu'est-ce que ça peut faire?
Hadji: Mais...

: Écoute,
magicien, tu m'a défié en me laissant le choix des armes. Alors maintenant, ou tu te bats, ou tu t'en vas!
Le tutoiement dédaigneux utilisé par l'Espagnol provoqua un rictus de contrariété offensée chez son opposant. Avec toute cette assistance, il lui était toutefois impossible de se dédire. Ulcéré, il s'empara de l'une des lames, la soupesa et hocha la tête d'un air satisfait. À présent, la détermination baignait ses prunelles. Il délivra un sourire confiant à sa compagne et avança de quelques pas. En guise d'échauffement, Hadji fouetta l'air de son arme avant d'entamer une série d'assauts contre un adversaire fictif, tous plus vifs et plus audacieux les uns que les autres, à grand renfort de mouvements de jambes. Nul doute qu'il savait manier l'épée, sans conteste, ses instructeurs n'avaient pas perdu leur temps avec lui.
Sa démonstration achevée, Aloysius toisa Juan-Carlos d'un sourire empli de morgue, comme pour lui dire:
"Vois comme je suis rapide et adroit, que peux tu faire contre moi avec ton arme vulgaire?"
Mendoza répondit pour lui-même:

:
Je vais me faire un plaisir de te flanquer une correction!
Le balai était quelconque. Il se terminait d'un côté par un assemblage de paille, de l'autre, par une pointe ronde toute simple, mais l'instrument se révélait suffisamment lourd pour lui convenir.
Le Catalan empoigna le manche en bois de sa main droite, à son point d'équilibre.
80.PNG
Avec la même habilité qu'au lac des pétrifiés, il fit tournoyer son arme improvisée tout en redressant le bras. Le balai passa de sa dextre à sa senestre sans la moindre rupture de rythme. De ses grandes mains, il le fit s'élever au-dessus de sa tête, le plongeant ensuite dans son dos pour mieux le faire jaillir devant lui, en cercles verticaux de plus en plus appuyés. Il stoppa net son mouvement, inversa les rotations, puis se mit à faire passer l'objet de sa main gauche à sa main droite et vice versa, toujours plus vite. Pour finalement se fendre sur le côté, le corps arqué en équilibre parfait, le balai immobilisé en arrière, maintenu dans sa senestre.
N'importe qui eût semblé un peu ridicule à agiter ainsi... un balai, mais l'Espagnol l'avait manié avec une telle grâce, une telle maîtrise, qu'au lieu de provoquer des rires ou des moqueries, sa démonstration engendra un lourd silence.
Toujours en position, il étendit sa main droite devant lui, paume vers le ciel. Fermant ses doigts à trois reprises, geste éminemment moqueur, il invita l'alchimiste à débuter les hostilités.
Énervé, ce dernier se rua sur Mendoza, le corps étiré dans un estoc direct.
Juan se redressa d'un bloc. Son morceau de bois quitta l'arrière de ses épaules pour fuser dans une boucle sèche et descendante, giflant la lame de biais pour mieux la détourner, déséquilibrant son opposant dans son élan. Alors le capitaine empoigna le manche à deux mains, et le projeta dans une nouvelle boucle vive, plus ample, qui retomba pour toucher cette fois le noble en pleine nuque.
Hadji trébucha en avant mais parvint à éviter la chute. Il reprit son équilibre et se retourna pour charger dans un nouvel assaut constitué de quelques pas rapides pour revenir au contact, puis asséner un violent revers de lame.
Mais le mercenaire avait bougé et la lame ne toucha que l'air. En retour, le balai tournoya une fois encore entre ses mains et Pudjaatmaka reçut un coup de brosse dans la mâchoire, suivi aussitôt d'une frappe de l'autre extrémité, sèchement rabattue pour fouetter sa cuisse.
Acculé par le déshonneur, Aloysius ne désemparait pas, toutefois. Il délivra une flanconade vers la hanche gauche de Mendoza avant de changer de trajectoire et de remonter sa lame dans un coup de pointe fulgurant. Fulgurant pour l'assistance du moins. L'ancien
Yeoman, lui, ne pouvait se laisser surprendre par ce geste de feinte.
Il frappa en riposte. Son bâton fusa en diagonale haute pour détourner l'estoc vers le ciel. Le navigateur enchaîna aussitôt pour faire pivoter le manche entre ses mains et le côté paille remonta pour frapper le savant en pleine joue.
L'amant d'Isabella aurait pu mettre fin au duel de multiples façons mais n'en fit rien, fermement décidé à donner une bonne leçon à son opposant en le ridiculisant. Ses frappes étaient appuyées, mais sans plus. Il jouait avec l'alchimiste, comme les spectateurs finirent par s'en rendre compte.
Hadji se battait sans réfléchir, sans vraiment construire ses assauts, et le marin commençait à se demander si ses instructeurs l'avaient si bien formé que cela.
Il railla:

: Ce n'est pas donné à tout le monde de se faire rosser par un balai!
Il savait pertinemment que l'ego surdimensionné de l'héritier ne pourrait que s'enflammer d'un tel sarcasme.
Pour preuve, dans un hurlement de dépit, Hadji se lança une nouvelle fois en avant, balayant l'air de grands traits d'acier rageurs.
Juan-Carlos laissa passer les deux premiers allers-retours, rompant tranquillement devant les mouvement désordonnés qui le menaçaient. Il détourna le troisième de la pointe arrondie de son arme grossière. Alors il fit un pas en avant un gifla l'alchimiste. La joue marbrée, ce dernier recula. Une veine pulsait en travers de son front. Il était ivre de fureur.
Dans un cri de rage, Aloysius se rua une nouvelle fois sur Mendoza.
Le temps de l'estocade finale était venue.
L'Espagnol lança son balai très haut au-dessus de sa tête. Il fit un pas de côté pour éviter le trait d'acier qui se ruait vers son visage, coinça l'avant-bras armée du magicien dans le creux de son coude. Il effectua ensuite un mouvement en pivot et bascula le bassin vers l'avant. Incapable de résister à cette prise, Pudjaatmaka fit un soleil et retomba lourdement sur les lombaires, le souffle coupé, laissant échapper sa rapière.
Mendoza se redressa, leva la main juste à temps pour récupérer son bâton en plein vol, le fit tournoyer une dernière fois avant de terminer son mouvement en plongeant le côté paille contre la glotte offerte.
Il appuya juste assez fort pour faire sentir à son adversaire que s'il le voulait, il pouvait lui broyer la gorge sans merci aucune.
Puis, sans relâcher sa prise, il se pencha sur lui et lui cracha à mi-voix:

: Regarde ce que je t'ai infligé avec un simple balai, Aloysius! Alors imagine le calvaire que je te ferais subir avec une lame... La prochaine fois que tu manques de respect à une servante, que ce soit la mienne ou une autre, je t'ouvre le ventre. Compris?
Dans le regard du scientifique, baignant de fureur et d'étonnement, le mercenaire put constater que le message avait porté. Il chercherait sûrement à se venger de lui mais au moins, il n'importunerait plus Riya.
Personne n'osa applaudir la punition infligée à l'alchimiste. Toutefois, une rumeur approbatrice bourdonna au sein de l'assistance avant de s'éteindre. Peu désireux d'affronter la réaction du vaincu face à sa défaite, les spectateurs s'égaillèrent, chacun reprenant le cours de sa journée.
Mendoza se détourna d'Aloysius, qu'il écrasait de son mépris. Au passage, il rencontra le regard de la femme brune qui fulminait du traitement infligé à son fiancé. Elle lui décocha une grimace de dédain avant de se porter au chevet du vaincu. Ce dernier la rejeta d'un revers rageur. Son beau visage était fissuré par un rictus de haine. Hormis ces quelques contusions, Hadji n'avait d'autre véritable blessure que celle causée à son amour-propre bafoué. Mais c'était là une plaie cuisante qui ne cicatriserait pas de sitôt.
Les gens se dispersaient dans un brouhaha bon enfant. La démonstration offerte par l'étranger avec un simple balai allait alimenter les ragots du palais pendant une bonne semaine. C'était une aubaine, tant pour les gens du commun que pour le Radjah et sa suite.
Mendoza quitta les lieux, un nouveau coup d'éclat ajouté à sa sulfureuse légende.
Coiffé d'un dastar, comme à son habitude, Chaudary Ram Singh se tenait dans l'encoignure d'un balcon, à l'étage supérieur. Il avait assisté au duel dans ses moindres détails.
CRS: Vous venez de vous faire un ennemi dangereux, Mendoza. J'attends de voir comment vous allez gérer la suite.
☼☼☼
Goa. Comptoir Portugais. Au début de la matinée, un homme avançait dans les rues animées du centre-ville. De taille moyenne, il était vêtu sobrement de velours gris, sans autre signe distinctif que sa jeunesse et son regard trouble, hanté d'un feu intérieur, un feu fanatique.

:
Dieu me protège, le señor Gomez me l'a assuré, je n'ai rien à craindre... Je Le sers, Il me guide, Il accueillera mon âme... Mais j'ai chaud, j'ai si chaud... cette chaleur dans mon ventre... Non, tout va bien... Le señor Gomez me l'a dit, répété, je suis l'Élu, je suis protégé... Je ne peux faiblir. Les ennemis du Portugal, les impies, doivent être châtié... Mais ces gens devant moi, ces hommes et ces femmes, ils ne semblent pas... Ils ont l'air si tranquilles. Oh, Dieu tout-puissant! Non, Il guide mes pas, justement. Il me récompensera dans l'au-delà! Que suis-je en train de faire? Oui, je sers le Portugal, je sers sa gloire... Tous ces gens... Et cette chaleur en moi qui grossit! Suffit! Prier Dieu, suivre les ordres, rien d'autre ne compte...
Harcelé par cette musique intérieure, ce refrain qui tournait en boucle, l'homme avançait d'un pas mécanique.
Il transpirait à présent, malgré une brise plutôt fraîche. Il marchait tout droit, fixé sur un but précis. Il abordait le port de Mormugao, une vaste esplanade entourée de maisons aux murs recouverts d'azuleijos, de terrasses d'auberges et de tavernes, occupées pour la plupart.
L'homme se dirigeait en ligne droite vers le plus grand de ces établissements, et la litanie se répétait à l'infini dans les couloirs de son esprit embrumé par cette foi aveugle, tout entier concentré sur sa mission.
Il marchait. Sans se hâter mais sans dévier.

:
J'ai trop chaud. Je brûle.
Il ne pouvait en douter, la magie implantée en lui prenait de l'ampleur. Elle le dévorait à présent et les gens autour de lui commençaient à s'étonner de sa mine hagarde. Mais cela était normal, le señor Gomez le lui avait annoncé, maître Nāgārjuna également. Tout allait bien. Il était arrivé.
Alors, comme il avait été prévu, le fanatique mordit dans une boule spongieuse de la taille d'une noix qu'il gardait précieusement dans sa bouche. L'impitoyable magie que son corps recelait libéra tout son pouvoir. Le teint soudain cramoisi, l'homme enfla, ses traits se déformèrent puis il explosa.
Et avec lui tout ceux qui l'entouraient. Hommes, femmes et enfants. Les tables, les chaises, les éléments de décoration, tout cela fut réduit en miettes. Les gens furent transformés en brasier, puis en cendres anonymes. Ceux qui avaient échappé au désastre hurlaient, se bousculaient, s'enfuyaient. L'horreur était totale. Absolue.
Le guet arriva bientôt. Il n'y avait pas grand-chose à faire. Le tocsin se mit à résonner dans la cité. Funeste présage de ce qui restait à se produire.
Posté sur une terrasse qui donnait sur la place, un homme revêtu d'un manteau tricolore contemplait ce spectacle de désolation de son regard froid. Un sourire animait ses traits anguleux et durs.

:
Plus efficace et meurtrier que ce fichu lion! Parfait!
☼☼☼
Son duel achevé, Mendoza n'avait pas changé d'idée. Il tenait à voir le capitaine Singh. Il finit par se résoudre à demander son chemin à un page.
Tout en rejoignant l'aile sud du palais, il dut montrer son sauf-conduit à trois reprises, mais on le laissa passer en paix.
Il longea le bâtiment en pleine restauration et finit par s'arrêter devant une grande porte d'acier renforcée sur laquelle était fixé un bouclier aux armoiries du fort.
Mendoza frappa le vantail, le faisant résonner.
Un soldat vint lui ouvrir. Les traits en lame de couteau, une bouche au pli mauvais, des yeux noirs, fiévreux. Une touffe de cheveux bruns ornait son crâne. Torse nu, musculature sèche, il était en sueur. Un réseau de tatouages marquait sa peau, s'arrêtant à la base de son cou. L'homme paraissait bouillonner d'énergie.
Le mercenaire s'apprêtait à entrer. Mais au moment où il fit un pas en avant, l'Hindou posa sa main sur son torse, lui bloquant le passage.

: Hé, tu crois allez où, toi?

: Enlève ta main ou je vais te faire mal.
L'autre ricana:

: Tu sais où tu es, là? Va-t'en!
Juan fit lentement pivoter sa tête pour assouplir les muscles de ses épaules. Il s'apprêta à passer à l'acte lorsqu'une voix tonna de l'intérieur.
Singh: Vikram! Laisse-le entrer.
Le soldat ôta sa main, recula pour lui laisser le passage. Mais lorsque l'étranger franchit le seuil, il lui adressa une grimace de défi.
L'Espagnol se retrouva face au capitaine Singh. La grosse moustache de ce dernier s'étirait dans un sourire accueillant:
Singh: Bienvenue, Mendoza! Ne fais pas attention à Vikram, il s'est levé du mauvais pied. Viens, je vais te faire visiter les lieux.
Amarinder mena son hôte à travers une salle plus longue que large, très haute de plafond. Sur les deux longueurs, les inévitables râteliers d'armes. Sabres, épées
odi katti,
firangi,
moplah ou
tulwars, poignards
asi, lances... Toute une déclinaison d'ustensiles propres à l'homme de guerre. Au-dessus des râteliers, un demi-étage en mezzanine avec des sortes de boxes pour s'isoler et prendre du repos.
Au centre de la salle divisée en grands carrés, deux cercles de combat, des tapis de sol. Au fond, sur la droite, toute une série de cordes entremêlées avec poulies et contrepoids pour se muscler. Un homme était allongé sur un banc, torse nu comme Vikram, mais taillé comme un colosse, occupé à travailler ses pectoraux aux haltères.
Sur la gauche, un long couloir au fond duquel étaient accrochés des mannequins. En avisant le présentoir d'armes de tir à l'entrée, Mendoza comprit que les gardes préféraient l'usage de l'arc à celui de l'arbalète.
L'endroit sentait le cuir, la sueur, la graisse d'arme. Aucune décoration, aucun signe de superflu.
Le mercenaire avait retrouvé son élément.
Singh: Comme tu le sais, je dirige ces hommes. Je dispose de cinq unités, chacune comprenant quatre soldats, officier compris, et un pisteur. Pour le moment, trois d'entre elles sont en exercices, la quatrième est en mission.
En plus du guerrier tatoué et du capitaine, quatre hommes étaient installés dans la salle. Singh les désigna un à un.
Singh: Voici les membres de l'escadron
Trishula, le trident attribut de Shiva... Chetan, le meneur de section. Il a une conversation déplorable mais c'est le moins mauvais que j'ai trouvé pour diriger le groupe.
Singh faisait référence à un individu dressé derrière une longue table sur laquelle reposait tout un alignement d'épées longues et courtes, et de sabres. Cheveux très courts, noirs, une barbe rase encadrant son visage maigre, le lieutenant Chetan examinait minutieusement chaque lame afin de vérifier son tranchant.
Singh: Là, tu as Fareed. Il se prend pour un pisteur mais il est incapable de remettre la main sur son peigne!
L'homme dont parlait le capitaine était nonchalamment installé sur un tabouret, les pieds posés sur un autre. En guise de salut, il leva l'index. C'était le seul du groupe à avoir les cheveux longs, qu'il coiffait en queue-de-cheval.
-Il y a donc Vikram qui t'a ouvert la porte, et dans le fond, c'est Mohinder qui soulève des haltères même en dormant!
Le personnage lâcha ses instruments et se redressa pour saluer d'un geste vague de la main. Noueux, la peau mate, de gros favoris bruns ombrant les lignes de sa mâchoire. Mais contrairement à la plupart des adeptes de la gonflette, le colosse paraissait doté d'une souplesse satisfaisante pour un homme de sa taille.
Singh: Et enfin, voici Bhola. C'est un fainéant comme j'en ai rarement vu. Je me demande bien pourquoi je le garde avec moi, après toutes ces années.
Le cinquième membre de l'escouade était un petit homme au corps sèchement musclé d'un coureur. La tête ronde, le crâne rasé, un bouc pointu ornant son menton, il se tenait accroché la tête en bas, en haut de la mezzanine. Les yeux fermés, il semblait méditer.
Il s'était montré d'une telle immobilité jusque-là, que l'Espagnol ne l'avait pas remarqué.
Ainsi apostrophé, l'Hindou ouvrit les yeux et riposta d'une voix de basse, surprenante pour sa corpulence:
Bhola: Tu me gardes avec toi, capitaine, parce qu'après toutes ces années, je suis justement le seul à pouvoir supporter tes humeurs, et parce que sans moi, tu ne saurais même pas distinguer ta droite de ta gauche.
Une amitié ancienne liait d'évidence le capitaine et son subordonné. Les présentations faites, Singh engloba ses hommes d'un geste large de la main:
Singh: Tels que tu les vois, ce sont tous de sacrées fripouilles mais ce sont
mes fripouilles. Et les autres sont du même acabit, je les ai sélectionnés moi-même. Au combat, tu ne trouveras pas mieux.
Mendoza apprécia la manière dont Singh parlait de ses hommes. Il avait lui-même éprouvé une fierté identique mêlée d'affection envers sa propre escouade, lorsqu'il était le capitaine des
Yeomen.
Effectivement, la section avait l'air de ce qu'elle était, une bande de durs à cuire, de vrais guerriers rodés par l'expérience. Juan avait le même genre de regard qu'eux. La même démarche, la même manière de sonder son environnement. Il aurait pu faire partie de leurs.
Singh: Je ne te fais pas visiter mon bureau, il est dans l'une des pièces à côté, mais je ne pense pas que ça soit bien passionnant. Par contre, puisque tu es là, tu veux t'entraîner un peu? Un petit combat à mains nues en trois manches?
Amarinder désigna un cercle de lutte. Le Catalan opina, incapable de résister à ce genre de défi. Car c'était un défi, il n'en doutait pas. On allait le tester. Et pour se faire respecter par des individus comme ceux-là, il ne pouvait se permettre de reculer.
Singh: Qui veut s'entraîner avec l'Espagnol?
Vikram: Moi.
La voix de Vikram avait claqué comme un fouet, agressive.
Le navigateur ôta sa ceinture et sa tunique, déposa ses lames et se dirigea vers le cercle de combat. Vikram fit jouer ses bras et ses épaules pour les assouplir et approcha de l'arène. Les deux combattants y accédèrent sans se quitter des yeux.
Mendoza se tourna vers Singh, s'apprêtant à demander quelles étaient les règles en vigueur, comme il était d'usage, lorsque Vikram le prit totalement au dépourvu. Au lieu de saluer, à peine avait-il posé le pied sur le cercle de combat que l'Hindou se ruait sur l'étranger et le frappait d'un crochet du gauche en plein visage.
Le marin fit un tour sur lui-même et se retrouva à quatre pattes sur le sol. L'autre, le poing levé au ciel, tonna:
Vikram: Un!

:
Te faire surprendre ainsi par un professionnel. Quel imbécile tu fais, mon pauvre Juan!
Comme si rien ne s'était passé, Singh annonça d'un ton léger:
Singh: Il ne s'agit pas de s'arracher les yeux ou le nez, messires. Un affrontement amical entre gens de bonne compagnie, rien d'autre.
Le bretteur secoua la tête pour reprendre ses esprits.

:
Amical? Ça en a bien l'air!
Du coin de l'œil il aperçut Vikram qui revenait à la charge, prêt à le frapper d'un coup de botte.
Toujours au sol, l'Espagnol se tortilla pour se mettre sur un genou et agripper le pied du soldat en plein vol. D'un mouvement des deux mains, il tordit la jambe de Vikram. Ce dernier décolla du sol pour accompagner le mouvement. Alors le mercenaire se redressa tout en repoussant son adversaire. L'Hindou se reçut sur les avant-bras, effectua une roulade avant et se releva pour se replacer aussitôt en position de combat, face à l'étranger. Il se rua sur lui et cogna du revers de la main, touchant le matelot à la pommette. Avant qu'il ne puisse doubler d'un fouetté du pied, Juan riposta d'un coup de coude circulaire dans le creux de l'épaule. Vikram le repoussa d'un coup de genou et enchaîna d'un coup de tête. Le Catalan gifla la tempe adverse pour détourner son assaut et poursuivit d'un enchaînement pied-coude. L'Hindou esquiva la botte, contra le coude en percutant son concurrent de l'épaule puis prit une garde de boxeur et revint à l'attaque en décochant des crochets secs et ravageurs. Les avant-bras ramassés autour de sa tête, légèrement plié en avant, les abdominaux bandés, Mendoza laissa passer la grêle de gnons. Lorsque Vikram reprit son souffle, il le renvoya en arrière d'une talonnade en plein torse. L'autre accusa le choc et revint au contact, un sourire mauvais au coin des lèvres.
Il asséna alors une manchette au niveau du cou. L'Espagnol para de l'avant-bras et sa main droite fusa, les doigts raidis, pour poinçonner le plexus solaire de son adversaire. Ce dernier détourna la tentative, pivota sur lui-même, une jambe en appui, l'autre fléchie en équerre. Atteint d'un coup de pied retourné dans les reins, Juan trébucha vers l'avant. Vikram changea de pied d'appui, et sa jambe opposée gicla vers le haut pour broyer les côtes de l'Espagnol. Celui-ci se baissa sur les talons, laissant l'attaque se perdre au-dessus de sa tête. Dans le même élan, d'un revers de l'avant-bras, il balaya la jambe d'appui de Vikram.
Au moment où le soldat tatoué s'effondrait sur le dos, Mendoza se redressa d'une torsion et lui balança un violent coup de coude dans le menton, puis une manchette dans le tympan droit. Il se laissa tomber sur l'estomac de son adversaire, bloqua sa mâchoire de sa dextre et releva sa senestre, en oblique.
Il était prêt à frapper, à plonger ses deux doigts raidis dans les yeux vitreux de Vikram. Il avait basculer dans l'ivresse du combat. Rien ne comptait plus que de vaincre.
Un rictus enlaidissant ses traits,
in extremis, le Catalan suspendit son geste. Sans relâcher sa prise, il toisa Singh bien en face.

:
Si je veux, je le tue.
Tel fut le message que son regard allumé d'un feu ardent envoya à l'officier.
Amarinder hocha imperceptiblement la tête à l'attention de Mendoza. Le message était reçu.
Singh: L'Espagnol remporte la deuxième manche et de ce que je vois de notre ami Vikram, également la troisième. Victoire pour lui.
Alors le mercenaire relâcha son bras et, d'une bourrade, repoussa son adversaire sur le côté. D'un gros rire, Singh dénoua la tension qui avait envahi la salle. Les chants de la victoire résonnaient en l'Espagnol, contrebalançant la brûlure de ses meurtrissures. Il se redressa, parcouru par cette vague formidable, exaltante, qui vous laisse croire un instant que vous vous trouviez sur le toit du monde, éclaboussé d'une énergie sans pareille.
Vikram reprenait ses esprits. Il savait encaisser et le navigateur en connaissait des bien plus costauds que lui qui seraient encore au tapis. Un peu chancelant, l'Hindou parvint à s'asseoir, faisant preuve d'un effort de volonté remarquable.
Mendoza se pencha sur lui et tendit sa main pour l'aider à se relever.

: Sans rancune?
Le soldat le regarda intensément. Puis, un sourire naquit sur ses lèvres:
Vikram: Sans rancune, l'Espagnol. C'était de bonne guerre.
Il saisit la main tendue. D'un hochement de tête, Mohinder estima:
Mohinder: Beau combat!
Farred se moqua du vaincu:
Fareed: Qu'est-ce que tu as pris, mon pauvre Vikram!
Mais la remarque du pisteur n'était qu'une marque de complicité. Toujours perché la tête à l'envers, Bhola tapa doucement dans ses mains en guise d'approbation.
Le geste de Mendoza, et sa prestation, lui avait valu le respect des guerriers.
☼☼☼
Une heure plus tard, dans la chambre du conseil de Goa, les membres qui dirigeaient la cité étaient réunis, la mine soucieuse.
Personne ne savait quoi que ce soit sur les auteurs de cette attaque aussi soudaine qu'effroyablement dévastatrice. Du reste, il était impossible de dire comment avait eu lieu cette mystérieuse explosion, ce qui l'avait provoquée.
Celui qui présidait était un grand homme aux yeux noirs, une bouche charnue, les traits bien dessinés mais cachés sous une épaisse barbe brune et figés sur un masque de sévérité. Le gouverneur Nuno da Cunha dévisagea ses conseillers les uns après les autres.
Dom Garcia de Noronha, en costume brun à rayures claires, mince, ascétique comme s'il sortait d'un jeûne forcé, les cheveux et la barbe gris, le regard insondable et la bouche marquée d'un pli désapprobateur.
Aleixo de Menezes, le plus jeune des quatre, brun, d'épais sourcils se touchant presque au-dessus d'un regard fatigué, un long nez, une pipe d'écume à la main. Tout de noir vêtu.
Francisco Roiz, habillé en velours vert. Il portait une paire de bésicles dorées, de nombreux bijoux, et ne cessait de contempler ses ongles immaculés, comme à la recherche d'une salissure imaginaire.
Fernando Laguerra, enfin, arborait un costume bariolé et toujours ces yeux noirs à l'éclat ironique.
Au terme de son examen, le gouverneur énonça:
Nuno: Messires, je vous ai convoqués sans tarder car la situation est grave... Vous savez ce qui c'est produit tout à l'heure sur l'esplanade de Mormugao... Je viens de recevoir l'estimation provisoire du désastre: presque cent morts et au moins autant de blessés. Je viens également de recevoir cette missive. Elle s'avère pour le moins troublante, comme vous pourrez en juger. Lisez-la tour à tour, ensuite nous aviserons de la conduite à tenir.
Nuno da Cunha tendit la missive à Garcia de Noronha qui la parcourut avec attention avant de la tendre à Aleixo de Menezes, le pli de sa bouche encore plus sinistre qu'à son habitude. Ce dernier l'étudia avant de la faite tourner.
Le document portait en en-tête un blason apposé à la cire, trois lettres stylisées cernées d'un entrelacs de ronces. L'écriture était d'une certaine élégance, celle d'un lettré de toute évidence, et sans aucune faute d'orthographe.
Citoyens de Goa, membres du conseil, écoutez la voix des Justes!
Animée de son légitime courroux, la Confrérie des Justes a lancé son armée sur les colonies pour revendiquer son héritage. Les impies seront châtiés, et leurs complices involontaires, ceux qui se vautrent dans l'oisiveté, le luxe et le mépris des basses classes connaîtront le même châtiment. Vous vous êtes coupés du peuple et de ses intérêts, tous autant que vous êtes. Vous ne suivez plus que l'amour de vos propres intérêts. Ce temps est révolu. Il est venu le moment d'en finir avec le joug des riches égoïstes. Il est temps d'honorer la vérité et la justice!
Vous pouvez néanmoins acheter notre clémence, au prix de trois cent mille escudos d'or. Vous vivez pour la richesse, vous serez puni par elle.
Nous vous laissons six jours pour donner votre réponse.
Si vous acceptez, faites dresser un drapeau jaune à l'un des balcons de la façade principale de l'hôtel de ville. Si vous refusez, préparez-vous à souffrir car la cité va pleurer des larmes de sang.
Prenez garde, les Justes vous feront regretter toute tentative d'échapper au destin qu'ils vous ont fixé.
PS: Et si vous ne cédez pas, gouverneur Nuno da Cunha, vous en paierez personnellement le prix. De votre vie.
Ainsi se terminait cette lettre signée de la
Confrérie des Justes.
Faussement ulcéré, le docteur Laguerra lança:

: Qui sont-ils pour oser nous menacer ainsi?
Dom Garcia signifia d'une mimique accompagnée d'un revers de la main qu'il ne s'effrayait pas d'une telle menace. L'archevêque Menezes, songeur, se caressait la pointe du menton, comme à chaque fois qu'il était livré à l'incertitude. Quant à l'administrateur Roiz, il regardait le gouverneur avec un petit air narquois, comme s'il le défiait de résoudre cet ardu problème.
Après avoir regardé sa pipe sous toutes ses facettes, Menezes soupira:
Aleixo: Pauvre gens!
Roiz énonça:
Roiz: La situation me paraît pour le moins préoccupante.
Il s'attira un rire moqueur de la part du père d'Isabella, qui rétorqua dans la foulée:

: Bel euphémisme, mon cher. À part enfoncer les portes ouvertes, de quoi êtes-vous donc capable?
Le gouverneur trancha aussitôt:
Nuno: Suffit, vous deux! J'ai assez à faire de cette alarmante situation sans avoir à supporter vos rivalités. Je vous demande votre opinion: doit-on décréter l'état d'urgence?
Les conseillers prirent le temps de soupeser cette possibilité.
L'archevêque estima:
Aleixo: Ma foi, il me semble qu'il est trop tôt pour cela. Cela risquerait de créer la panique et ce serait une catastrophe pour l'économie de la ville.
Dom Garcia ajouta:
Garcia: Je suis d'accord. Gardons cette option comme un dernier recours, c'est plus prudent.
Laguerra intervint:

: Nous sommes attaqués, menacés mais par qui et pourquoi donc?
Nul ne pouvait lui répondre et il n'en avait cure car il le savait.
Le gouverneur s'enquit:
Nuno: Qui a entendu parler de cette
Confrérie des Justes? Personne? Je m'en doutais. Cette organisation cache-t-elle de véritables fanatiques, comme elle le laisse supposer, ou bien d'habiles maîtres chanteurs?
Menezes soupesa:
Aleixo: Comment le savoir? Et comment savoir si cette demande émane directement des responsables de cette atrocité, et non pas d'opportunistes en train de nous leurrer...
Après avoir scruté ses ongles pour la sixième fois, Francisco Roiz renchérit:
Roiz: Ou encore d'une bande d'illuminés inoffensifs désireux de profiter de la situation pour attirer l'attention?
Nuno: L'attaque dont nous avons été victimes n'a rien d'inoffensive. Dois-je vous rappeler le nombre de victimes? Alors considérons le pire, c'est le meilleur moyen de s'y préparer. Sachez que je suis prêt à lâcher les compagnies-franches, le commandant Diogo Rodrigues attend mes ordres. Mais encore faut-il que je sache où et sur qui relâcher sa colère... Qui nous attaque? La question est là. J'ai lancé des enquêteurs dans toute la cité. Les patrouilles arpentent les rues. J'ai mobilisé tous les talents dont nous disposons sans perdre une seconde, et pour le moment, je me dois de l'avouer, sans apprendre quoi que ce soit.
Le silence s'instaura, pesant, finalement balayé par le gouverneur:
Nuno: Un autre point, cette fois positif... L'émissaire des
Chrétiens de saint Thomas m'a assuré du concours de son ordre. Les frères-missionnaires ont toute compétence pour nous aider à prendre soin des blessés. Les familles des victimes seront assistées, évidemment, sur les fond du Trésor, je vous laisse le soin d'arranger la chose, Roiz. Dès la fin de notre réunion, je chargerai le commandant Rodrigues de tout mettre en œuvre pour trouver ceux qui prétendent nous faire chanter.

: Avons-nous la somme en caisse?
L'administrateur, en charge des finances, croisa les doigts:
Roiz: Oui, mais cela représente un bon tiers de nos richesses.
Dom Garcia souffla:
Garcia: C'est une somme faramineuse!
Nuno: Oui, ça l'est, mais plus encore que cela, il faut bien comprendre une chose: si nous cédons à ce chantage, une fois, juste une fois, rien n'empêcherait ces individus de recommencer leur manège, ou bien d'autres, des nouveaux du genre, jusqu'à nous saigner à blanc. Nous ne pouvons nous le permettre. Nous ne paierons pas... En êtes-vous tout aussi conscients que moi?
Ils acquiescèrent dans un même ensemble, bien que pour l'un d'entre eux avec une réticence certaine.
Le conseil continua d'évoquer la situation sous tous ses aspects durant une bonne heure, au terme de laquelle le gouverneur reprit la parole:
Nuno: Nous avons fait le tour de la question, pour le moment. Nous sommes d'accord pour ne pas céder. Une précision encore: nous ne devons parler de cet ultimatum à personne. Est-ce clair? La pression populaire pourrait nous déborder, sans parler du risque d'une panique généralisée. Hors de question également d'en informer les autres comptoirs. Cela nous affaiblirait vis-à-vis d'eux. Nous allons régler le problème par nous-mêmes.
Garcia: Et comment?
Dom Garcia fut aussitôt foudroyé du regard par le docteur Laguerra.
Nuno: Je n'en sait pas plus que vous, conseiller. Vous êtes tout aussi libre que moi de réfléchir à un moyen d'en finir avec ces atrocités. Maintenant, j'attends vos suggestions, messires.
Bourrant sa pipe de tabac frais, l'archevêque jugea:
Aleixo: Il va falloir préparer un communiqué officiel...
À suivre...
Vous n’avez pas les permissions nécessaires pour voir les fichiers joints à ce message.