Suite.
CHAPITRE 16: Aloysius.
Pendant que la bretteuse renouait avec son passé peu mémorable, le navigateur se projetait en rêve dans leur avenir commun.
Dans une des chambres du fort de Patala, Mendoza et Laguerra venaient de s'aimer. Étendus, épaule contre épaule et main dans la main, ils se délectaient du savoureux anéantissement des corps que la grande vague du plaisir venait de rejeter sur la grève pourpre des draps froissés. Mais ils ne dormaient pas. Ils n'en avaient envie ni l'un ni l'autre.
Se redressant sur un coude, le marin caressa du bout des doigts le beau visage aux yeux clos, posa un baiser sur la bouche charnue et passa une main tendre sur la peau bien tendue du ventre plat.
Il chuchota à l'oreille de sa compagne:

:
J'espère que tu me donneras bientôt un fils. Il est grand temps pour moi de m'établir et songer à fonder une famille avec mon élue. Ne crois-tu pas?
L'aventurière s'étira et bâilla puis, tournant la tête, colla ses lèvres à celles de son amant. Reprenant son souffle, elle émit un petit rire et fit:

:
Quel revirement de situation! Dire qu'il y a quelques jours, il fallait presque te supplier pour que tu me donnes un baiser! Pourquoi es-tu si pressé? Ne pouvons-nous songer simplement à nous aimer? J'ai bien le temps d'avoir mal au cœur!... N'avons-nous pas toute la vie devant nous?

:
Sans doute, mais avant de revenir en Espagne, j'aimerais savoir que, dans ce joli corps, une petite flamme s'est allumée. Quel homme épris ne souhaite se fondre avec la femme aimée pour donner le jour à un enfant. Et jamais femme ne fut aimée autant que je t'aime... Ma belle, il me serait si doux...
Les derniers mots se fondirent dans un baiser ardent que le capitaine prolongea le long du cou d'Isabella en même temps que sa main caressait doucement le creux de sa hanche.

:
Mendoza!
Allongé sur une banquette à l'arrière, le mercenaire émettait de faibles grognements de satisfaction.

: Mendoza!

: Mmm! Qu'est-ce qu'il y a, Tao?

: Réveille-toi, on y est presque.
Au terme de la matinée, le naacal, l'Élu et l'Espagnol arrivaient au bout de leur périple. Le condor se posa près de la ziggourat d'Akkad et ils en descendirent.
À peine sorti des limbes de ce délicieux songe interrompu, le marin avançait au pas, histoire de se donner le temps d'étudier son environnement. De ce qu'il en voyait, l'endroit était désert. Des ruines et des ruines, à perte de vue...

: Bien! Si on se réfère aux textes anciens, l’
é-ulmaš, le temple d'Ishtar, doit se trouver dans le voisinage immédiat de la Montagne de la Lune...

: Mendoza, si tu vois quelque chose, préviens-nous.

: Ah bon? Je me disais que j'allais le garder pour moi...
Un chemin s'ouvrit entre deux dunes. L'Espagnol et les deux garçons l'empruntèrent.
Une petite vallée allongée se découvrit sous leurs yeux. Indétectable de loin, elle s'étalait au milieu d'un contrefort de dunes, offrant son oasis à ceux qui sauraient l'atteindre.
Deux rangs de palmiers aux troncs courbés, une mare d'eau qui se révéla pure, les vestiges de la ville fondée par Sargon l'Ancien, sous forme de murets de pierre écroulés.
Ils firent halte auprès du point d'eau pour s'abreuver.
Depuis qu'il était descendu de l'oiseau d'or, Mendoza sentait une insistante pression lui enserrer le crâne. Pas assez puissante, toutefois, pour l'empêcher de se concentrer sur ce qui l'attendait.
Le trio se dirigea vers le fond de la vallée. Un bâtiment rectangulaire en pierre grise, intact, y était niché. Arrivant devant l'édifice, le mercenaire en examina l'entrée. Une lourde porte fermait l'endroit. Elle était verrouillée. Estéban sortit de sa tunique son médaillon du soleil et tendit celui de Zia à Tao. Chacun l'inséra dans la serrure. Les clés fonctionnaient. Évidemment.
Une fois la porte ouverte, quelques marches descendaient jusqu'à une seconde entrée qui découpait dans la façade un trou sombre.
La migraine du Catalan s'était intensifiée. Elle lui enserrait les tempes et pulsait à l'arrière de sa tête.

: Nous allons emprunter cet escalier.
Les garçons se regardèrent. Aucun n'osait répondre et pourtant quelque chose les chiffonnait.

: Euh... Mendoza... comment dire...

: Quoi, Tao?

: Euh... ah et puis, je n'y arrive pas... vas-y, Estéban!

: On se disait que ce serait mieux si tu laissais l'un de nous y aller en premier...

: Ah bon? Et pourquoi donc, Estéban?

: Comme ça, s'il y a un piège, ce n'est pas sur toi que ça tombera.
Le naacal renchérit:

: On ne tient pas à ce qu'il t'arrive malheur.
Le capitaine éclata de rire.

: Je ne suis pas du genre à laisser des enfants aller au danger sans moi. Ma place est bien en avant. De plus, ne prenez pas cela pour une bravade, mais jusqu'à preuve du contraire, je suis mieux armé que vous. Alors désolé les garçons, mais je vais quand même passer en premier.
Le fils du soleil souffla:

: Sois prudent, alors...

: Vous me prenez pour un amateur?
Cette démarche de leur part aurait pu l'énerver. Elle le touchait, au contraire. Lorsqu'il les avait rencontrés, il n'avait songé qu'à l'or. Dans le Nouveau-Monde, le mercenaire avait pensé richesse, gloire et fortune... Ces termes s'étaient délités au fil du temps passé en leur compagnie. C'étaient des mômes non seulement courageux mais également attachants. Et cela, il ne l'avait pas prévu.
Ils étaient "ses enfants" et devait les protéger. Car perdre l'un d'eux, quel qu'il soit, serait pour lui une terrible blessure. Il le savait et en avait déjà eu un avant-goût en croyant avoir perdu les Élus dans la cité sous-marine de Sûndagatt.
Le trio se tenait toujours devant l'escalier.

: Qui a une lampe portative?

: Tiens!

: Merci, Tao... Bon, vous êtes prêts? J'y vais.
Ils pénétrèrent dans le couloir. Aucune fioriture pour agrémenter les lieux. L'air était plutôt humide et sentait la poussière. Ils descendirent encore quelques marches, situées sous le niveau du sol, pour finalement gagner une salle rectangulaire, d'environ une quinzaine de toises. À première vue, les pendentifs semblaient inutiles ici.
Les murs étaient décorés d'une frise complexe qu'on ne pouvait détailler d'un simple regard. L'atmosphère était fraîche.
Au centre de l'endroit reposait un coffre de pierre.

:
Je reconnais ce lieu! J'en ai rêvé...
Tout en surveillant les garçons du coin de l'œil, il leur avait ordonné de rester prudents, Mendoza avança.
La tombe était cernée par un grand fossé, le long duquel courait une rambarde en pierre. Un pont de la même matière, arqué, permettait d'accéder au pied du mausolée, un cercueil en granit, recouvert d'un lourd couvercle et surmonté à sa tête d'une grande stèle de pierre noire.
Juan-Carlos s'arrêta juste devant la plate-forme.
Les souvenirs affluèrent alors, comme si le voile qui obscurcissait sa mémoire se déchirait brutalement, emporté par une force supérieure, chassant en même temps la migraine qui le harcelait.

:
C'est ici que tout a débuté! C'est ici! Ici que j'ai trouvé la dague!
Le passé, la révélation furent comme un gifle brutale. Le mercenaire était déjà venu dans cet endroit précis. Il se souvenait enfin, après toutes ces années. Comme si le fait de revenir ici annulerait la malédiction qui asservissait sa mémoire et avait si longtemps corrompu ses souvenirs.
Surpris, l'Atlante lâcha:

: C'est ici que se trouve le vrai tombeau de Rana'Ori? Et moi qui pensait qu'il était à Kûmlar!

: Je n'ai pas eu l'occasion de le voir, Estéban, mais je pense que la stèle se trouvant dans la quatrième cité était une maquette, une simple représentation du caveau de la princesse.

: Dans ce cas, pourquoi Ambrosius a-t-il pu s'emparer du double médaillon? Il aurait dû se trouver ici!

: Parce que cet artefact vous était destiné, à Zia et à toi. S'il avait été placé dans cette tombe, n'importe quel pillard aurait pu s'en saisir.

: Mouais...

: Restez ici, je vais aller voir ça de plus près.
Le capitaine se rapprocha prudemment du mausolée. Il savait exactement où il se trouvait et cet endroit avait une signification et une importance toutes particulières. Il était figé de stupeur. C'était donc cela que sa conscience jusqu'ici muselée tentait de lui hurler depuis son arrivée.
Dans ses oreilles, une voix tonna:

: Vous n'avez jamais été aussi proche du but, Rédempteur.

:
Rédempteur?
Cette voix mystérieuse n'était pas celle de sa dague sombre.
Mendoza regarda autour de lui. Un inconnu, qui se trouvait derrière le tombeau, sortit de sa cachette et lui adressa un signe de tête.

: Qui êtes-vous?

: Je m'appelle...

: Ça alors! Si je m'attendais à vous voir ici!
L'Atlante et le Muen n'avaient pu se résoudre à attendre bien sagement comme le leur avait demandé le capitaine.
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: Tu connais cet homme, Estéban?

: Oui, il s'appelle Skagg.

: Où l'as-tu rencontré?

: C'est le...
D'un geste quasiment imperceptible, le sage de Sûndagatt effaça temporairement la mémoire des deux garçons. Celle de Tao puisque ce dernier l'avait vu à Orunigi en tant que lumino-projection, et celle d'Estéban parce qu'il l'avait côtoyé en chair et en os à Agartha. Le marin connaissait bien sûr l'existence des naacals de la princesse Rana'Ori. Seulement, il ne les avait jamais rencontrés et il ignorait jusqu'à leurs noms. Les Élus n'avaient rien révélé à leur sujet.
Le fils du soleil se prit la tête entre les mains et tira sur ses cheveux.

: ... le... Ah... tout est si flou... je ne sais plus...

: Ça ne fait rien, Estéban. Si tu as un trou de mémoire, cet homme peut certainement répondre à cette question pour toi.
Skagg: Hélas, je ne puis vous le dire.

: Et pourquoi donc?
Skagg: Parce que, j'ai oublié, moi aussi.

: Très bien, messire Skagg. Puisque Estéban semble vous connaître, je me présente: je m'appelle Mendoza. Et voici Tao. Maintenant, puis-je savoir pourquoi vous m'appelez
Rédempteur et ce que faites-vous là?
Skagg: Sur le vaste échiquier du monde, vous êtes le
Rédempteur, le cavalier blanc qui doit éradiquer la menace que représente l'Apostat, le fou adverse. Quant à ma présence: c'est ma maîtresse... elle m'a envoyé ici. Elle veut m'éprouver, elle apprécie ce genre d'épreuves.

: Quelle est cette maîtresse?
Skagg: Ah, ah, que voilà une fort bonne question! Me tortureriez-vous que je ne saurais vous répondre pour autant.

: Je n'ai aucune intention de vous violenter, Skagg.
Skagg: C'est un soulagement! Merci...

: Avez-vous faim ou soif?
Skagg: Auriez-vous du yangtao? Non, j'imagine que non. Alors, un peu d'eau me conviendrait bien.
Le bretteur lui tendit sa gourde, elle était quasi pleine.
Skagg: Merci bien... Je constate que vous êtes armé. En revanche, votre dague noire dissimulée dans votre botte me gêne. Vous feriez mieux de vous en débarrasser, messire Mendoza.
Le mercenaire le prit par le bras pour l'entraîner à l'écart, avant de reprendre:

: Que savez-vous de ma dague?
L'homme était bien le premier à ne pas subir l'effet du sortilège de camouflage de l'arme étrange, à saisir que sa
Dagua de la Muerte n'avait rien d'une lame normale.
Skagg: Votre
Dagua de la Muerte? Ah, il y aurait beaucoup à en dire, voyez-vous. C'est que le destin qui est le vôtre échappe à toutes les règles.
Le Catalan secoua la tête.

: Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
Tout en arborant un petit sourire triste, Skagg dit:
Skagg: Le plus malheureux, messire Mendoza, c'est que moi non plus, je ne comprends pas. Il en est ainsi et je n'y peux rien. Il semble que Maître Destin ait fait de nous ses jouets.
Le navigateur secoua une nouvelle fois la tête. Plus l'homme parlait et plus la situation semblait confuse. Et pourtant il s'exprimait sans aucune mauvaise foi, il le sentait.

: Laissons le destin de côté. Dites-moi plutôt ce que vous faites ici...
Skagg: Hum, après tout l'affaire est simple, du moins lorsque je me souviens... Après avoir rencontré ce jeune homme, j'ai changé de vie, j'ai voyagé de pays en pays. Je ne suis d'ailleurs plus celui que tu as connu Estéban, mais vous pouvez continuer à m'appeler Skagg. Ce sera plus simple... Où en étais-je? Ah oui, je voyageais, oublieux du passé, du présent et du futur. Je voguais sur l'échelle du Temps, sans pour autant ressentir ses effets. J'étais la plume dans le vent, la feuille dans le torrent, une infime étoile dans le ciel de Dame Nuit... J'étais fétu de vie, parcelle d'énergie, chatoiement de conscience... J'étais une non-existence...
Les garçons l'écoutaient la bouche grande ouverte. Mendoza interrompit son prêchi-prêcha:

: Skagg...
Skagg: Oui, messire?

: Vous me flanquez la migraine! Pourriez-vous vous exprimer de manière intelligible?
Skagg: Je vais tâcher... Bien. Oui. Donc. Voilà. Euh... Je voyageais jusqu'au moment où je suis revenu dans le cours de la réalité. Projeté ici même. Désorienté, tel le nourrisson jaillissant de la matrice, sans parentèle pour l'accueillir. J'incarnais le Pèlerin, de nouveau, abreuvé du cours de l'existence, de ses circonvolutions sauvages...
Le capitaine se frotta les tempes, tout en grimaçant. Il donna une bourrade sur l'épaule de l'homme-mystère:

: Faites simple, Skagg, sinon je vous casse la tête.
D'une mine désolée, l'autre énonça:
Skagg: Navré.
Il pointa l'index, le rabaissa. Il ôta son couvre-chef, se gratta le haut du crâne et reprit:
Skagg: J'ai erré quelques jours ici, tel un enfant perdu, un somnambule égaré dans le monde...
Mendoza le coupa encore une fois:

: Faites un effort, Skagg.
Le sage leva une nouvelle fois son doigt vers le plafond et resta ainsi, plusieurs minutes, silencieux. Avant de reprendre:
Skagg: J'ai erré ici afin de vous rencontrer.

: Me rencontrer? Et pourquoi?
Skagg: Parce que le Destin a décidé de nous confronter, parce que je vous suis lié, d'une manière que je ne comprends pas. Mais suffit. J'en ai trop dit, déjà. N'insistez pas, messire, je vous en conjure.
Et l'étrange individu se mura dans un silence boudeur. Puis quelques minutes plus tard, il reprit d'un ton plus léger:
Skagg: Vous êtes sûr que vous n'avez pas de yangtao?
Mendoza retourna voir les enfants.

: Dites-moi les garçons, vous en pensez quoi?
Estéban lâcha:

: Il est fou à lier, totalement dément.

: Pour ma part, je pense qu'il est simplement différent. Quoi, qu'est-ce que j'ai dit?
Quelques minutes plus tard, Juan avança, franchissant lentement le pont de pierre tout en surveillant Skagg du coin de l'œil. Ce dernier marchait tranquillement, tout en se parlant à lui-même. Il restait dans son coin et ne montrait aucune envie de se lier avec les garçons mais ne semblait pas hostile pour autant. Pour l'Élu, l'étrange bonhomme se révélait moins amusant que la première fois où ils s'étaient rencontrés, mais plus bizarre encore.

:
Mais où était-ce, bon sang!
De son côté, sans savoir pourquoi, le capitaine l'aimait bien. Il ne parvenait pas à s'offusquer du manque de clarté de ses réponses.
Était-il véritablement dément? Comment ne pas y songer? Parler tout seul pouvait être un signe de dérangement. Également celui d'une grande solitude, ce qui n'était d'ailleurs pas incompatible. L'épéiste ne savait que penser.
Il cessa de songer à l'homme-mystère en arrivant devant la stèle.
Une rainure avait été pratiquée sur le dessus du couvercle. Sa forme évoquait celle d'une dague bien précise. Cette dague, l'arme étrange qu'il détenait depuis des années, Mendoza la posa dans l'encoche.
Car c'est bien ici qu'il avait trouvé la
Dagua de la Muerte, des années auparavant. C'est ici que leur relation si particulière avait débuté. Lorsqu'il l'avait vu pour la première fois, l'arme reposait sur le cercueil. Une voix avait suggéré, avec une séduisante insistance, à l'Espagnol de s'en saisir. Ce dernier, attiré par l'éclat de pouvoir que recelait la lame, s'était exécuté. Une fois l'arme étrange en main, l'esprit chaviré par des forces qui le dépassaient, il avait fui, sans demander son reste, sans se soucier de savoir où étaient passés ses compagnons.
Mais tout cela était le passé. Mendoza était un homme pragmatique, il préférait se concentrer sur le présent. Il ne s'attendait pourtant pas à ce qui allait se produire.
Un enclenchement résonna dans la salle et le couvercle glissa sur le côté. La tombe était ouverte. Le capitaine récupéra sa lame avant de se pencher au-dessus de l'ouverture, pensant y trouver des ossements. Il n'y en avait pas. Le cercueil était vide.
Non, pas tout à fait. Un léger éclat de lumière pourpre attira son regard, tout au fond du tombeau, le même type de lumière qui parcourait la dague sombre de temps à autre. Le bretteur allongea le bras et, de sa grande main, saisit l'objet.
C'était un médaillon, formé d'un cercle de platine incrusté de saphirs, imbriqué dans un triangle, lui-même imbriqué dans un carré. Le tout décoré de minuscules lignes incarnates stylisées.
Mendoza tenait la dague sombre dans sa senestre, l'artefact dans sa dextre. Il lui sembla que la
Dagua de la Muerte poussait un soupir empreint de soulagement.
La stèle qui surmontait le haut du tombeau s'alluma d'un feu magique. Comme avec le bouclier miroir, des symboles Muens apparurent sur la pierre, comme tracés par une main intangible. Ils étaient écrits dans un style très ancien mais restaient compréhensibles pour un initié.

: Tao, tu peux venir me déchiffrer ça, s'il te plaît.

: Voyons voir...
Les Ancêtres pleurent.
L'espoir est tombé. Abattue, emmurée, elle n'est plus.
Son destin volé, par les mains de l'Apostat.
Lorsque l'Oubli régnera.
Lorsque la traîtrise l'aura emportée.
Alors la rencontre aura lieu.
Et le Rédempteur s'éveillera.
L'apatride, le héraut de vengeance.
Instrument du courroux de celle qui n'est plus.
Son souffle sera justice, et ses mains, la mort.
Il avancera, le Sang-Né de l'Empire.
Avec l'arme qui n'en est pas une.
Il avancera, l'Homme vaillant.
L'Ange gardien des Élus.
Ni la peur, ni les hordes sauvages ne pourront l'arrêter.
Les mignons de l'Apostat tomberont à son contact.
Touchés par l'auréole d'une pleine fureur.
Le Rédempteur sera le vent et la tempête.
Il sera l'arme du châtiment.
Il brisera la lignée des seigneurs félons.
Châtiera le Honni.
Dans son ultime devoir.
Il percera le cœur du trône impie.
Alors la dépossédée renaîtra.
L'esprit, l'âme et le corps enfin réunis.
Libre de recouvrer son héritage.
Une fois sa lecture achevée, Tao se tourna vers ses compagnons. Estéban pesta:

: Qu'est-ce que c'est encore que ce charabia?
Ayant mémorisé le texte, Mendoza poussa un long soupir. Lui aussi détestait les prophéties.

: Et vous, Skagg? Qu'en pensez-vous?
Ce dernier ne répondit pas. Et pour cause, il avait disparu.
Pendant que le naacal des Élus lisait à haute voix, l'étrange personnage avait levé ses mains au-dessus de sa tête et s'était mis à tourner sur lui-même, effectuant des rotations toujours plus rapides. Une lueur avait ourlé sa silhouette, passant par toutes les couleurs du spectre d'un arc-en-ciel. Devenu tourbillon de lumière, Skagg s'était évaporé, happé par sa magie.
Haussant les épaules, le capitaine, s'adressant à sa dague, demanda:

: Tu as un conseil?
Une voix que seul le mercenaire pouvait entendre lui répondit:
🗡: Pouvoir, puissance, enfin. Médaillon. Emporte.

: Et ce texte alors, il signifie quoi?
🗡: Détails. Médaillon. Emporte.

: Bon, j'emmène le pendentif, d'accord. Et pour faire quoi?
🗡: Amène le médaillon. Trône d'orichalque. Chef-Ordre Sablier.

: C'est tout? Rien que ça? Aller voir celui qui représente probablement mon pire ennemi... Me rendre devant celui qui ne rêve que de me tuer pour lui montrer cette babiole?
🗡::
Oui.

: Encore faut-il trouver son repaire... Et quand on l'aura débusqué, il va me recevoir cordialement, l'alchimiste?
🗡: Non.

: Oui, je me disais aussi... Ce serait un peu trop simple. Et avec toi, rien ne l'est jamais puisque tu n'expliques rien.
Les garçons se regardèrent.

: Euh... Mendoza? À qui tu parles?

: Oui, c'est vrai, ça! Tu agis de façon étrange depuis que Laguerra et toi...
Le capitaine agita sa main devant lui pour les faire taire. Il réfléchit quelques instants avant d'ajouter:

: Écoute, ce que tu veux représente un sacré défi. Ce genre d'expédition, ça se prépare. Alors je vais d'abord retourner auprès de Laguerra et après, je vais songer à notre entreprise, ça te va?
🗡: Oui. Vite!

: Merci! J'adore la richesse de ton vocabulaire, non, vraiment!
Mendoza passa le médaillon autour de son cou et le rentra sous la tunique. Ils ressortirent du bâtiment en ruines et, après avoir vérifié qu'aucun danger ne les guettait, ils retournèrent au condor. Moins ils passeraient de temps sur ce site, mieux ce serait.
En arrivant à proximité de la machine, le capitaine s'arrêta, se mit face au sud et nota la position du soleil.

: Mmm!

: Qu'est-ce que tu fais, Mendoza?

: Je détermine l'heure qu'il est.

: Et?

: Et il est presque treize heures! Dépêchons-nous si nous voulons rejoindre Patala dans les temps!

: Ça va! Le trajet n'est pas si long que ça! Nous mettrons à peine trois heures...

: Oui, seulement tu oublies une chose, mon garçon. C'est qu'au palais du Radjah, il est déjà quinze heures trente. Cela ne nous laisse qu'une très courte marge de manœuvre. Alors, ne traînons pas!

: Ouais! Dis plutôt que tu es pressé de retrouver Laguerra!

: Parce que toi, tu n'es pas impatient de revoir Indali, peut-être?

: Touché!

: Allez, en route!
En montant dans l'appareil,
Moustique eut une pensée pour Ambrosius. Cet immonde individu n'avait toujours pas payé ses traîtrises mais cela viendra tôt ou tard. Il était une menace pour l'Humanité et les dieux anciens savaient que l'Ange gardien allait, d'une façon ou d'une autre, bientôt y remédier.
Le trajet vers Patala s'effectua sans problème. Mendoza se sentait partagé. Il avait toujours ses projets à réaliser, l'officiel, s'installer en Inde avec Isabella et aider Tao à fonder son Ordre, et l'officieux, retourner en Espagne et acheter ce domaine près de Barcelone... Il y avait également la dague sombre, la prophétie à laquelle il ne comprenait goutte, le désir de la lame de le voir se confronter à Ambrosius... Il y avait là matière à réflexion. En tout cas, pour le moment, comme il l'avait annoncé, il donnerait priorité au vœux d'Isabella et de Tao. Investir le repaire de l'alchimiste ne pourrait se faire sans préparation.
Après le départ du trio, trois lignes s'étaient inscrites dans la stèle, en dessous des autres, marquant la véritable fin du nébuleux écrit prophétique:
Une vie pour une vie.
L'Homme vaillant tombera.
Injuste normalité, l'Équilibre préservé.
☼☼☼
Alors que le condor filait vers l'est, Laguerra observait l'homme qui se tenait devant elle.
L'onyx rencontra le jade.
Adoptant la même posture que l'alchimiste, un frisson lui chatouilla la base de la nuque.
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Son cœur s'était calmé, mais ses émotions se bousculaient. Elle serra la main sur le pommeau de sa rapière.
Entre les bras de Mendoza, elle était presque parvenue à l'oublier, ce céladon. L'écho de sa voix avait disparu. Le souvenir de ses baisers s'était évaporé. L'amour qu'elle avait eu pour lui...
Isabella ne trouva pas la fin de cette pensée. Son pouce effleura les motifs gravé sur la garde de son arme.
C'était bien lui.
Son ancien soupirant.
Aloysius Hadjana Pudjaatmaka, dit Hadji.
Ici.
Il était plus petit et plus mince que le capitaine. Plus farouche aussi. Le moustachu avait les traits olivâtres, bien dessinés, surmontés d'une tignasse noire huilée, légèrement ondulée. Il portait lui aussi la cucule le l'Ordre du Sablier. En dessous, accrochée à sa taille, une ceinture comprenant dague et rapière, armes inséparables à l'aube du Grand Siècle et de plus en plus en vogue dans les colonies Portugaises.
Mais le moment n'était pas à la profusion de sentiments dus aux retrouvailles. L'aventurière contempla le pli amer qui s'affichait sur le visage fermé de l'Hindou. Il lui lança sèchement:
Hadji: Qu'est-ce que tu fais là?

:
Voilà bien une réplique inspirée...
Mais elle n'avait pas le temps de lui faire un roman. Ses compagnons pouvaient remonter d'une minute à l'autre et elle n'avait pas envie de s'épancher sur ses projets. Il verra bien lorsque Tao sera de retour. D'un ton plutôt inamical, elle répliqua tout aussi durement:

: Ça se voit, non? Je passe en revue les ouvrages!
Hadji soupira, levant les mains en signe d'apaisement.
Hadji: Je suis désolé...
Il fit quelques pas en direction de l'armoire. Celle où, il n'y a pas encore si longtemps, Ambrosius y cachait ses trésors de campagne. Il la referma.
Tout en surveillant ses moindres gestes, la jeune femme lui demanda:

: Où est Helvétius? En bas?
Avec une pointe d'ironie, il répondit:
Hadji: Non, parti! ... Comme toi, il s'est volatilisé. Mais pas par la voie des airs, lui...

:
Tu fais dans l'humour, maintenant? Des choses ont changé depuis que j'ai quitté ta vie...
Hadji: Par conséquence, j'ai pris du galon.

: Eh bien, je t'annonce que c'est la fin de ta régence! Athanaos est revenu pour reprendre les rênes puisqu'il est l'un des membres fondateurs de l'Ordre.
Hadji: Ça, nous verrons bien lorsque nous organiserons un chapitre, ma belle...
À cette appellation douce, la jeune femme tiqua.

:
Comment ose-t-il?
Tandis qu'il s'approchait, elle eut un éclat de rire bref:

: Désolée, mais tu as perdu le droit de m'appeler comme ça lorsque je t'ai surpris à en embrasser une autre!
Déjà son corps était sur la défensive, la jambe droite légèrement en arrière, en appui, prête à bondir.

:
Comment ai-je pu le trouver séduisant? Au fond, il n'est qu'un freluquet, une caricature d'homme, totalement indigne de mon intérêt. Il n'a fait que me décevoir.
Hadji: Toujours aussi féline... Du calme, Isabella. Tes yeux ressemblent à un ciel d'orage dans lequel il est facile de se perdre... et je ne souhaite rien d'autre que de te plaire.

: Me plaire? Est-ce pour me plaire que tu te délectais dans les bras d'une autre? Tu n'es qu'un minable, Aloysius, et je m'en veux de ne pas m'en être aperçu plus tôt!
Il éclata de rire, ce qui lui permit de montrer largement ses dents. Il en était très fier et à cause de cela il riait souvent. Puis, il lui rappela les faits:
Hadji: Lors de l'incendie du fort, tu es partie sans m'avoir laissé la possibilité de t'expliquer.

: M'expliquer quoi? Que c'est une coutume chez vous que d'entretenir un harem! Eh bien pas chez nous!
Hadji: Oui, la bigamie n'existe pas chez les catholiques. Tout le monde sait que se sont des saints...
L'affrontement des regards se poursuivit.

: C'est un reproche que tu me fais?
Hadji: Je ne te juges pas, Isabella. Qui serais-je pour le faire? Mais j'aimerai comprendre. Ce n'était qu'un baiser... Le jour où tu seras décidée à discuter, peut-être que...
La phrase resta en suspens.
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Tous deux s'étaient tournés vers la porte de la fabrique, qui venait de s'ouvrir pour laisser passer Gaspard. Il cherchait visiblement Laguerra. Il l'aperçut enfin avec... un alchimiste.

:
C'est qui, celui-là?
D'un pas décidé, l'officier se dirigea vers eux en affichant un sourire de circonstance, pas du tout aimable quand il l'adressa à l'inconnu.

: Un problème, señorita?
Les petites billes noires et profondes de Gaspard scrutèrent la profondeur des yeux de l'aventurière. Le barbu n'était pas un idiot, il était plutôt perspicace et son intérêt était sincère. Elle lui répondit d'un petit sourire et d'un signe de tête, lui signifiant clairement de ne pas s'en faire.
Hadji: Je vois que tu n'es pas venue seule! Quel est ce robuste personnage? Un Espagnol, si je ne me trompe?
L'interpellé s'exclama:

: Un Espagnol, oui, et pas n'importe lequel!
D'un geste qui englobait les deux hommes, l'aventurière fit les présentations:

: Aloysius Hadjana Pudjaatmaka, alchimiste, voici José-Maria Gaspard, capitaine d'armée du roi d'Espagne, un ami.
Hadji: Ami ou amant? Non, je ne pense pas! Il l'a appelée señorita.
Le Brahmane lui jeta un regard hautain mais, pour faire bonne figure, le salua:
Hadji: Ravi de vous rencontrer, mahoday Gaspard! L'ami d'Isabella ne peut être que le mien... Cependant, j'ai des affaires à discuter avec elle, alors si vous voulez bien...
La bretteuse répliqua:

: Il est là pour veiller sur moi et je n'ai rien à lui cacher. Il reste.
Le Pandit* fronça les sourcils:
Hadji: Ce n'est pas à toi de décider qui reste ou non en ma présence, Isabella.
Cette dernière afficha son mécontentement en arborant la même mimique:

: Au contraire, si la discussion me concerne.
Les deux alchimistes se fixèrent, chacun décidé à camper sur ses positions.
Ses grosses mains levées en signe de conciliation, le barbu intervint:

: Hé, ho! Inutile de vous disputer pour moi, vous deux. Écoutez, les parlottes sérieuses, c'est pas trop mon truc. Et puis, quoi que la señorita en pense, j'ai faim... J'ai soif, surtout! Et j'entends la fête, là-haut. Alors sauf si je commets un crime de lèse-majesté-machin vis-à-vis du Radjah, je préfère autant aller me caler les gencives et me rincer le gosier avec une bonne cervoise plutôt que vous regarder et compter les points.
Gaspard avait parlé avec un naturel confondant. En quelques mots simples, il avait su étouffer dans l'œuf la tension naissante et la querelle à suivre.
Et puis, il ne laissait pas vraiment l'aventurière seule avec l'enturbanné puisque les autres suivaient.
Athanaos apparut le premier. Il caressait son début de barbe d'un air songeur:

:
J'espère que les alchimistes encore présents accepteront d'être dirigés par Tao... Il serait peut-être plus sage que je reprenne les rênes en attendant... Enfin, nous verrons...
À la droite du père d'Estéban se tenait Synésius. Le gros bonhomme, presque chauve, passait le plus clair de son temps à s'essuyer le front avec un mouchoir de soie brodé depuis qu'il était arrivé dans ce pays.
Un peu en retrait, Hippolyte et Hortense discutaient à voix basse.
Les trois Français portaient toujours la longue chasuble, symbole de leur rôle de savant.
Synésius sortit une fois de plus son petit mouchoir, déjà imbibé de transpiration, et s'en épongea le front avec insistance, n'ayant pour résultat que de faire ruisseler un long filet de sueur le long de sa joue. Dans un soupir de protestation, il s'écria:
Synésius: Quelle chaleur étouffante! Ces maudites tuniques sont tellement inconfortables! Nous devrions en faire tailler d'autres dans un tissu plus léger. Ou alors, nous devrions faire passer un vote pour nous dispenser de les porter par des chaleurs pareilles. Qu'en pensez-vous, mon très cher Athanaos?
Ce dernier ne répondit rien. En revanche, Pudjaatmaka, qui avait entendu la tirade du gros alchimiste, ne se gêna point pour le cingler d'une gifle verbale bien tournée:
Hadji: Seriez-vous fatigué du pouvoir qu'elles représentent? Est-ce un poids trop lourd à porter pour vous, cher confrère?
Le ton était sec et cloua le bec joufflu de Synésius.
Laguerra se tourna vers l'Hindou qu'elle foudroya du regard.

:
Décidément! Tu as toujours l'art et la manière de t'attirer la sympathie des gens, Hadji!
Elle allait lui dire sa façon de penser. Mais au moment où elle allait ouvrir la bouche, elle fut interrompue par le père d'Estéban:

: Mon bon Synésius, vous n'êtes pas sans savoir que l'économie de l'Ordre est au plus mal. Nos caisses sont vides! Qui plus est, ce n'est pas à moi qu'il faut demander ceci mais à Tao...
Il mit fin au dialogue en appuyant ses paroles d'un geste de la main.

: La discussion est close. Maintenant, si vous n'êtes pas trop fatigué, j'aimerai vous emmenez voir le Temple Mémoire. Nous allons emprunter des chevaux frais au Radjah pour aller plus vite...
Hortense battait des mains:
Hortense: Avec joie!
Hippolyte offrit son bras à la rousse, qui le prit bien volontiers. Suivant Synésius, ils empruntèrent l'escalier menant à l'étage, nullement dérangés par les rumeurs qui les disaient tous deux amants, même si ce n'était absolument pas le cas. La duettiste leur emboîta le pas.
Hadji: Isabella!

: Nous n'avons plus rien à nous dire, Aloysius.
Pudjaatmaka voulut la suivre, mais Athanaos s'était interposé devant lui. Connaissant les liens qui les unissaient auparavant, il fit:

: Laisse-la tranquille! Elle ne t'aime plus.
Obéissant à une impulsion, il ajouta:

: Tu es vraiment l'homme le plus inconstant qui soit au monde!
L'autre devint rouge de colère:
Hadji: La faveur dont t'honore le Radjah ne te donne pas le droit de m'insulter, Athanaos.

: T'ai-je insulté en énonçant une simple vérité? Tu en as aimé une autre... Prends garde que le destin ne te frappe, un jour, et que tu voies tes amis se détourner de toi!
De pourpre qu'il était, l'Hindou, sous le regard scintillant du prophète voyageur, devint blême:
Hadji: Que veux-tu dire? Es-tu sorcier? As-tu le pouvoir de lire dans l'avenir?

: Peut-être... mais c'est sans importance. Toi aussi tu es sans importance. Vis ta vie douillette, Hadji, tu n'es pas fait pour autre chose!
Avec un sourire sardonique, il conclut:

: De toute façon, elle a trouvé beaucoup mieux.
Et tournant les talons, le père d'Estéban rejoignit ses compagnons.
☼☼☼
Ignorant que Mendoza, Estéban et Tao -accompagnés de Gunjan qui était retourné au village- arrivaient à Patala, Isabella et les alchimistes approchaient du temple Kandariya Mahadeva, perdu en pleine jungle.
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Le soleil n'avait pas encore entamé son coucher, mais sa défaite quotidienne, auréolée d'un dégradé à dominante d'orangé, n'allait pas tarder.
Tout en chantonnant la gigue préférée de ses lieutenants, le capitaine marchait d'un bon pas.

:
Je vais enfin la voir!
Cheminant à côté du naacal, le fils du soleil lui donna un coup de coude et fit:

: Mendoza à l'air pressé, on dirait!
Sans se retourner, l'intéressé dit:

: Vous allez arrêter de me chambrer avec ça! Vous n'êtes pas dans le même état que moi, peut-être?

: Mais qu'est-ce qui t'arrive? Tu t'es cogné la tête en descendant du condor ou quoi? Depuis que je te connais, c'est bien la première fois que je t'entends chanter! Tu as une belle voix, en plus, sale cachottier!
Le marin riposta d'un grand sourire.
Quelques foulées plus tard, ils se présentèrent devant les doubles portes en bois fermant la cour intérieure. Ils franchirent sans encombre l'enceinte d'un pas altier, escortés de gardes et d'alchimistes, revenant d'on ne sait où...
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Tenaillé par l'impatience, l'homme à la cape bleue cherchait sa compagne du regard parmi les gens qui déambulaient dans la première cour, mais ne la vit pas. En revanche, en levant les yeux, les garçons tombèrent immédiatement sur celles qui faisaient battre leur cœur.
Indali et Zia se tenaient accoudées au parapet à merlons surmontant le premier niveau du bâtiment situé devant l'entrée.
Leurs cheveux de jais encadrant librement leurs épaules, telles deux princesses inaccessibles, ce qu'elles étaient dans un certain sens, les deux jeunes filles se retournèrent lorsque les garçons scandèrent leurs noms.
Avec un cri de joie, la petite sorcière s'exclama à son tour:

:
Estéban! Tao! Mendoza!
Indali: Ne bougez pas, nous arrivons.
Pendant que les filles descendaient, goguenard, Juan annonça:

: Les garçons, un conseil, si vous ne voulez pas les effrayer, rentrez vos langues pendantes!
Moins de deux minutes plus tard, l'inca franchit la porte pour surgir à l'extérieur, suivie de l'Hindoue. Cette dernière tomba dans les bras de Tao qui s'était vivement approché pour la recevoir. D'abord surpris d'une telle démonstration d'affection, il la serra, heureux de la revoir enfin, oublieux de tout le reste. Comme elle lui avait manqué! Et c'était réciproque. La tête contre l'épaule du jeune savant, Indali s'exclama:
Indali: Tao! Par Kâma, comme le temps m'a semblé long sans toi...
Estéban et Zia restèrent également ainsi sans rien dire, profitant de la simple présence de l'autre, retrouvailles, tendresse pour tendresse, abandon partagé, trésor béni...
Les quatre jeunes gens s'étreignirent au seuil de la porte, soupirant d'aise, sans paraître s'apercevoir que Mendoza, pour une fois, se sentait un peu comme la cinquième roue du carrosse.
Le petit volatile vert vint se poser sur l'épaule de son maître, mettant fin à ces tendres instants.

: Tao...

: Salut mon Pichu.
Ensuite, le naacal entreprit de narrer aux filles ce que Mendoza, Estéban et lui-même avaient vécu à Akkad avant de revenir en Inde.
Lorsque Tao était lancé, il était aussi difficile de l'arrêter que de retenir le flot tumultueux d'un torrent. Mais la jeune Hindoue l'écoutait avec ravissement. Pour sa part, Mendoza guettait le court silence qui lui permettrai de demander où était l'aventurière. Essoufflé par sa tirade, le Muen fit une pause. Le marin en profita:

: Zia! Tu as une idée où se trouve Isabella?

: Il me semble qu'elle est partie avec les alchimistes au Temple Mémoire.

:
Raaah!
Le capitaine poussa ce cri intérieur en serrant les poings.

:
Quelle tête de mûle. Je lui avait portant bien demandé de nous attendre au village!
Les pensées du mercenaire furent interrompues par la voix d'Estéban, qui s'apprêtait à suivre les trois autres à l'intérieur du bâtiment.

: Mendoza, ne t'inquiète pas, elle finira par revenir...
Le sourcil haussé, le marin rétorqua:

: Ai-je l'air inquiet?

: Euh, non... Je voulais dire... enfin... je ne voulais pas... Bref, tu viens avec nous ou tu restes ici pour surveiller l'entrée?

: Je vais l'attendre ici. Et en parlant de surveiller, faites attention à vos mains baladeuses!
L'Atlante prit congé en s'esclaffant. Le mercenaire sourit en le voyant s'éloigner.
On ne laissa pas à l'Espagnol le loisir de patienter dans la cour. Il fut reçu avec autant d'empressement que d'amabilité. Un jeune page devant avoir l'âge de Gunjan, en livrée ocre et or, au maintien impeccable, vint le chercher. Il le mena au troisième étage, lui fit longer un couloir, tout aussi richement décoré que le reste du bâtiment, pour s'arrêter devant une double porte au bois laqué. Quelques minutes plus tard, il remontait une autre coursive de la
mardana* vers ses appartements.
Le jeune garçon ouvrit la porte et s'effaça pour laisser entrer le capitaine.

: Votre intendante va arriver. Bon séjour à Patala, mahoday.
Le temps que l'employée en question ne se montre, Juan entama le tour du propriétaire.
Sa suite était à l'image du fort: de l'espace, une décoration irréprochable, un mobilier onéreux. Rien de plus remarquable, rien de moins.
Le capitaine n'allait pas cracher sur ces conditions de vie mais il n'en ferait pas une habitude pour autant. De toute manière, il se savait préférer, et de beaucoup, la simplicité de la vie au grand air à la sophistication d'un palais.
On toqua à l'entrée.
Une jeune femme se présenta devant lui. De taille moyenne, elle avait un visage en forme de cœur, marqué de hautes pommettes, d'une bouche généreuse. Ses longs cheveux de ce brun qualifié de châtain, avec des reflets auburn foncés, légèrement ondulés, étaient attachés en une natte qui tombait entre ses épaules.
Ses grands yeux à l'émeraude profond ne laissaient transparaître aucune émotion.
Une femme assurément belle, capable sans même en être consciente d'attirer l'œil, d'embraser les sens.
S'il n'y avait pas eu l'aventurière, le capitaine aurait pu succomber aux charmes de cette petite perle d'Asie. Elle le dévisagea attentivement puis, lui souriant enfin, elle finit par dire:

: Je me nomme Riya.
Galamment, le mercenaire fit de même:

: Capitaine Juan-Carlos Mendoza.
La jeune femme jugea:
Riya: Un nom fier, aux sonorités Espagnoles. Je suis à votre entière disposition, mahoday Mendoza. Ya-t-il quelque chose qui vous ferai plaisir? Une collation, peut-être? Le dîner ne sera servi que dans deux heures.

: J'ai droit à quoi?
La servante pouffa:
Riya: Voyons, mahoday, vous êtes dans le palais du Radjah. Vous pouvez demander ce que vous voulez.

: Fort bien. Alors ce sera un verre de yangtao.
Riya plissa des yeux:
Riya: Vous n'êtes pas du genre à boire du jus de kiwi.

: C'est vrai, je voulais juste savoir si vos cuisiniers étaient capables de m'en trouver...
L'intendante gloussa.

: Je ne désire rien, merci... Ah, si! Juste une chose: un renseignement. Une jeune femme étrangère s'est présentée au fort hier, n'est-ce pas?
Riya: Non, deux. Une rousse et une brune. Et c'était aujourd'hui, en début d'après-midi.

: Bien! J'aimerai savoir où se trouve la chambre de la brune.
Riya: Au
zenana, mahoday.

: Ah! Et vous pouvez me conduire jusqu'à ce
zenana?
Riya: Je pourrai, oui... Si vous n'étiez pas un homme, mahoday Mendoza.

: Comment ça?
Riya: C'est le quartier réservé aux femmes et aux enfants. Les hommes n'y ont pas accès. À moins d'avoir un sauf-conduit signé du Radjah. Vous la verrez ce soir, au souper.

:
Pas accès, hein! C'est ce qu'on va voir...
Riya: En parlant de sauf-conduit, tenez.
Il eut droit au même laissez-passer que ses compagnons.

: Dans ce cas, je vais me contenter de profiter de ma suite en attendant ce soir...
Juste avant de sortir, Riya tourna la tête pour croiser les yeux du mercenaire. Elle maintint ce contact deux bonnes secondes avant de disparaître.
Si Mendoza fut électrisé par ce regard qu'il ressentait comme un appel, toutefois, il ne s'y attarda pas.
Une fois sa servante sortie, le capitaine attendit dix minutes. Muni de son passe, il quitta sa chambre afin de rejoindre subrepticement celle de sa compagne.

:
Ce ne sera pas aussi facile que de s'introduire à bord de la nef, mais je trouverai un moyen.
Il avait tout relégué au second plan pour ne se concentrer que sur une chose: Isabella.
Cependant, son instinct lui dictait soudain que cette entreprise pourrait se révéler une gageure. Mais c'était plus fort que lui. Il voulait la revoir au plus vite, avant la réception de ce soir. Il devrait éviter de se montrer s'il voulait passer un petit moment rien qu'avec elle.
Mendoza ne partait pas à l'aveugle. Il avait étudié le plan du fort au village mais n'espérait pas mieux le connaitre que l'aventurière.
De tous les palais du fort, celui du Radjah était le plus impressionnant. Dominant les autres telle une cathédrale, plusieurs volées d'escaliers montaient vers son parvis. Un flux d'allées et venues permanentes l'animait, les fêtes les plus fastueuses étant données presque tous les soirs.
De l'immense hall à la moindre coursive de chaque étage, l'on croisait courtisans, nobles, musiciens, amuseurs, serviteurs proposant toutes sortes de choses pour ravir les sens.
Quelques gardes, triés sur le volet et vêtus de leurs plus beaux atours, donnaient le change, mais la sécurité du palais était assurée par bien plus que quelques lances.
C'était la demeure du Puissant de Patala, le Radjah Singh, le monarque incontesté, intelligent, humain, soucieux du bien-être de ses sujets. Tout ici dépendait de sa volonté, lui obéissait, se pliait à ses moindres désirs.
Et des désirs, le souverain en avait beaucoup. Depuis la mort de sa femme, il était resté célibataire, au grand dam des ranis de la cour. Cour qui était revenue, petit à petit, après la fuite de l'alchimiste fou. Mais ses appétits charnels étaient bien connus. Singh était un bon vivant, il appréciait les bons vins et la bonne chère... tout comme la bonne chair.
Outre le fait d'organiser les réceptions les plus extravagantes et des chasses au tigre, le Radjah n'aimait qu'une chose: ses enfants. Il avait six fils, de feu son épouse Fateh.
L'aîné se nommait Dunna, le rana de Patala. Si le Radjah était le maître incontesté du royaume, il était tout autant indéniable que le prince dirigeait les affaires, la politique, l'économie, bref tout ce qui relevait de l'exercice du pouvoir.
Son père lui laissait une liberté totale, mais il ne pouvait cacher son amour immodéré pour ses cinq frères.
D'une beauté inégalée, à l'image de leur mère, les héritiers Singh avaient toujours été l'incarnation même de la vie sociale du fort. Frivoles, indisciplinés, tels étaient Subha, Ala, Bakha, Budha et Ludha.
S'élevant volontiers au-dessus de la contingence des lois du palais, Mendoza descendit les étages, déambulait dans les couloirs sans attirer la moindre attention. Après tout, allées et venues étaient incessantes, et nul visiteur n'était censé avoir l'audace de s'aventurer dans les ailes qui n'étaient pas réservées à l'étalage de débauche et de plaisirs.
Mais ce n'étaient pas les tables débordantes de mets raffinés et d'alcool qui intéressaient l'homme à la cape bleue. Il aurait pu attirer l'attention par ce simple désintérêt du festin ainsi offert, mais d'instinct il savait se dérober à un regard curieux ou à un garde vigilant.
Il longea le mur, de son pas fier et conquérant, comme si sa présence était toute naturelle en ces lieux. Il prenait soin de ne regarder personne dans les yeux et restait braqué sur son objectif. Le mercenaire dépassa une série d'alcôves, certaines occupées par des couples échangeant soupirs et secrets, puis attendit que le regard d'une sentinelle soit attiré par un décolleté bien rempli pour se faufiler par une petite porte menant à la seconde cour.
En la traversant, il vit que les travaux de rénovation du bâtiment central étaient activement menés. Les hommes du village déblayaient les gravats sans discontinuer.
Tout au fond, ayant dépasser les quatre fontaines, Mendoza atteignit le
zenana, construit sur une forêt de piliers. À l'intérieur, il y avait une multitude de couloirs obscurs, de cours exiguës, d'escaliers dérobés, de petites salles. Ce lieu était un enchantement et l'œil du marin ne cessa de s'y émerveiller des jeux des formes et des couleurs, des lambris dorés, des céramiques lustrées à touche de rouge, des délicates peintures, des marbres et des vitraux à vergettes de plâtre aux teintes vives.
Peuplé de centaines de femmes belles et voluptueuses, comme si ici on ne vieillissait pas, elles étaient occupées uniquement à jouer de la musique, à plaire au maître, à manger des pâtisseries et sur lesquelles veillait une armée d'eunuques. Qui y avait pénétré était destiné à y vivre. Les musiciens y donnaient leurs concerts les yeux bandés. Quand des hommes y étaient appelés pour quelque raison, les castrats prenaient soin d'enfermer les dames. Quand les ouvriers et les décorateurs y travaillaient, on condamnait une partie du palais.
Mendoza quitta le bâtiment commun du rez-de-chaussée et monta l'escalier afin de rejoindre le premier.

:
Attendons ma belle ici. Il est impensable qu'elle dorme dans un dortoir. Si on lui a octroyé une chambre, elle ne peut passer que par ici...
Le mercenaire agissait toujours d'instinct, et celui-ci ne l'avait jamais trompé.
Deux minutes plus tard, il entendit un bruit. Celui de la porte d'entrée qui s'ouvrait. Dressant l'oreille, il perçut également un martèlement de bottes. Mendoza ressentit un léger frisson.

:
Ce n'est pas elle.
Le son sec et régulier trahissait une certaine maîtrise des arts du combat. À la différence entre les coups de talons, il reconnut trois hommes. Il n'y avait aucun endroit pour se cacher et le groupe allait inévitablement lui tomber dessus, or, il n'avait rien à faire en ces lieux.
Sans perdre une seconde, il s'approcha d'une fenêtre et, imitant Estéban lors de sa première visite, grimpa sur l'étroite corniche et se dissimula entre deux arcs géminés.
Le premier à émerger du couloir était un homme de grande taille, à la silhouette façonnée par le combat, aux muscles puissants et à la démarche assurée. Portant un uniforme saumon foncé, parfaitement ajusté, il dégageait cette aura propre aux guerriers sûrs d'eux-mêmes et sans vantardise. Un
tulwar battait son flanc droit et deux
jhangheer, des bracelets de cheville, complétaient sa vêture. Ses yeux d'un noir profond étaient mis en valeur par ses cheveux de même couleur, et sa grosse moustache parfaitement entretenue.
Amarinder Singh, capitaine de la garde, semblait irrité, le regard sombre et les lèvres barrées d'un pli sévère.
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Derrière lui venaient deux hommes, vêtus de la même tenue, mais un peu plus pâle. Le premier entretenait une barbichette. Il ne contrastait pas trop avec le second qui arborait un bouc bien taillé. Le turban de ce dernier tombait souvent devant ses yeux, laissant à peine apparaître deux billes noires qui observaient le capitaine fixement.
Comme s'il sentait le regard posé sur lui, Amarinder s'arrêta et regarda son sous-fifre. Le groupe se figea, l'autre homme restant silencieux, sentant la tension qui régnait entre son chef et son collègue.
Singh: Tu as quelque chose à dire, Sandeep?
Celui-ci fit une petite moue, hésitant un instant.
Sandeep: Vous prenez tout cela trop à cœur, capitaine! Vous en faites une affaire personnelle, mais ça ne vous concerne en rien. La faute revient au Radjah! S'il n'était pas toujours occupé à festoyer, il ferait un peu plus attention à ce qui se passe sous sous nez...
Singh: Trop à cœur? Sandeep, je te rappelle que je suis le capitaine de la garde, l'élite des forces de Patala dont vous faites partie. Toi, mais toi aussi Pradeep.
Il désigna l'homme à la barbichette en plantant un gros doigt calleux sur sa poitrine. D'un ton un peu désinvolte, celui-ci demanda:
Pradeep: Et alors?
Singh se passa la main sur le front et secoua la tête.
Singh: Et alors? Alors, il s'avère que la fuite d'Ambrosius, suivie de celle d'Helvétius, était une excellente chose. Et voilà que Laguerra repointe le bout de son nez, accompagnée de trois nouveaux magiciens. Ça pèse un peu sur ma conscience!
Sandeep leva la main en signe de désaccord.
Sandeep: Ce n'est ni votre faute ni la nôtre si le Radjah invite n'importe qui! Il a même accueilli cette gamine étrangère qui avait attaqué le fort avec son étrange machine volante!
Le capitaine fulmina et à répondit à son subordonné en criant presque.
Singh: Je vous interdis de dire une chose pareille! Cette gamine, c'est différent. Elle était là pour délivrer Athanaos!
Il prit une longue respiration pour tenter de se calmer.
Singh: Et c'est elle qui a concocté l'antidote qui a délivré le Radjah de son addiction. Si elle était une petite intrigante, vous croyez vraiment que Son Excellence l'aurait laissé entrer? Non. Il en va de même pour le capitaine Mendoza et les deux gamins. Alors concentrez-vous plutôt sur les alchimistes.
Pradeep rétorqua:
Pradeep: Capitaine, vous n'avez pas entendu le Radjah? Il a été très clair: aucun garde ne doit les importuner.
Amarinder répondit lentement:
Singh: Peut-être. Mais j'ai un mauvais pressentiment. La sécurité de la famille Singh nous incombe, et je ne vais pas rester les bras croisés. Sandeep, tu vas aller traîner du coté du laboratoire. Quant à toi, Pradeep, tu gardes un œil sur les nouveaux. Je veux un rapport quotidien sur leurs activités. Compris?
Les deux gardes hochèrent la tête à l'unisson. Le capitaine reprit sa marche le long du couloir, plongé dans ses pensées, soucieux.
L'homme à la barbichette lui emboîta le pas, échangeant un regard résolu avec son collègue barbu. Celui-ci allait les suivre, mais il stoppa net.
Son regard avait été attiré par un piédestal sur sa droite. La colonnette de marbre veiné de rose supportait le poids d'une statue de bronze représentant Shiva Nataraja, le roi des danseurs aux quatre bras.
La lumière mourante du jour, provenant des fenêtres, projetait l'ombre de la sculpture sur le mur d'en face, dans une caricature ridicule du dieu dansant. Sandeep était certain que cette ombre avait bougé.
Il l'observa, cherchant à percevoir ce qu'il avait cru discerner du coin de sa vision périphérique. Ses sens affûtés étaient en éveil. Il sentit un léger frisson le parcourir, et un peu de sueur couler le long de sa nuque. Son instinct s'était réveillé, mais il ne comprenait pas pourquoi car il n'y avait rien.
Le garde entendit Pradeep l'appeler, sa voix lui parvenant comme étouffée par sa concentration. Puis il finit par secouer la tête. Décidément, le palais du Radjah était perturbant.
Le trio disparut à l'angle d'un couloir.
Dès qu'ils l'eurent quitté, Mendoza put enfin bouger à sa guise. Un instant de plus et il aurait été irrémédiablement repéré. Ce garde avait fait preuve d'une incroyable acuité en percevant sa présence. Il n'osait pas penser à la réaction de son homologue s'il l'avait découvert. Le capitaine Singh, qui ne portait visiblement pas Laguerra dans son cœur, l'aurait sans doute mis aux arrêts, qu'il l'apprécie ou non.

:
J'aurai peut-être du écouter Riya...
C'est la pensée qu'il eut en avançant sur la corniche.
Le mercenaire fit prudemment le tour du bâtiment et enjamba la balustrade d'un balcon. Passant la tête par la fenêtre, il vérifia l'intérieur. Pas le moindre bruit. Aucune lanterne ni bougie vacillante. Il se glissa dans la pièce, tous les sens en éveil.
Les grands drapés recouvrant le mobilier témoignaient du peu d'utilité de cette dernière. Discret comme un chat, le capitaine traversa la chambre sans même déranger un grain de poussière. La porte n'était pas fermée, et s'ouvrit sans bruit. Il sortit de la pièce après avoir vérifié que personne ne trainait dans les parages. L'obscurité envahissait le couloir. Ses yeux s'y accoutumèrent d'eux-mêmes. Mendoza parcourut l'endroit facilement. L'aile des invitées était pratiquement vide.
Rapidement, il rejoignit l'escalier et attendit.
☼☼☼
Revenant du Temple Mémoire, Isabella entendit que tous aient quitté les écuries pour sortir à son tour. Une fois dans le hall, elle croisa sa servante attitrée. Inayat avait passé le plus clair de son temps à nettoyer sa suite. Avisant l'aventurière, elle s'approcha à grands pas.
Inayat: Kamarree Laguerra! Souhaitez-vous que je vous prépare un bain?

: Bien sûr! Après avoir passé une partie de la journée à chevaucher, je crois que la question ne se pose même pas!
Inayat: Ce n'est pas certain. J'ai entendu dire qu'en Europe, il y a des gens qui n'aiment pas se baigner.

: Mais moi, j'aime me laver. Si c'est possible, je prends un bain chaque jour.
Inayat renifla d'un air méfiant:
Inayat: Ce n'est pas un peu beaucoup? Un bain tous les jours, ça doit user la peau?

: Regardez mes épaules. Vous voyez bien que non.
Ne trouvant rien à dire, l'intendante l'observa avec curiosité. Elle la salua d'un signe de tête puis s'éloigna rapidement.
La duelliste resta dix bonnes minutes dans la cour afin que sa servante puisse préparer l'étuve. Ensuite, elle monta l'escalier menant à la salle d'eau. Un bon bain, un bon repas, un bon lit... voilà tout ce qui occupait ses pensées. Ou presque. Elle aurait bien partagé l'un des trois avec Mendoza. Ou même les trois, d'ailleurs.
Au premier étage du
Zenana, un long couloir desservait les appartements. Mendoza s'était faufilé derrière un pilier, à l'abri des regards. Assis en tailleur sur le sol, il l'attendait. Il se leva au moment où l'aventurière arriva à sa hauteur. Elle s'arrêta, plongeant son regard dans les yeux d'acier du navigateur. Elle sourit, la joie de le revoir supplantant la surprise de le trouver ici.
D'un ton badin, il demanda:

: Je dérange, peut-être? Je sais que je ne devrais pas me...
Il n'eut pas le temps de poursuivre. Isabella réduisit rapidement l'écart qui les séparait, le claquement des ses bottes résonnant contre la pierre. Elle se jeta sur lui, le plaquant contre le mur et l'embrassa. Un baiser fougueux, passionné, sans aucune tendresse. La bretteuse enfouit voracement sa langue dans la bouche de Juan, comme pour le dévorer.

: Oui, tu n'as rien à faire là, mais moi, je ne suis pas Indienne. Je n'ai pas à observer les coutumes du
Purdah.
Elle agrippa le visage du mercenaire entre ses mains, lui mordit la lèvre supérieure, et l'embrassa de nouveau goulûment. Quel homme résisterait? Pas le marin, en tout cas. Se dégageant de la cloison, il saisit la jeune femme par la taille et imprima plus de force à son propre baiser. Leurs langues se provoquèrent, dansèrent, luttèrent, pour éveiller une passion brûlante. La virilité du capitaine devint palpable. La sentant se presser contre son ventre, Isabella se sentit vibrer de désir.
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Elle se recula tout en lui saisissant la main, posa un doigt sur ses lèvres et lui souffla à l'oreille:

: Pas un mot.
Puis, elle lui mordilla le lobe avant de le tirer par la main, l'entraînant dans le couloir. Laguerra ouvrit la porte de la salle d'eau. Ils entrèrent tous les deux, la verrouillant derrière eux. Le cabinet de toilette leur appartenait pour l'occasion.
Entre baisers avides et caresses impatientes, ils ôtèrent leurs vêtements poussiéreux. Les corps, pressés de se retrouver, se cherchaient au moindre mouvement.
☼☼☼
Tandis que Mendoza se délectait de sa brune, Gaspard allait enfin savourer une blonde. Il l'avait bien mérité après ces deux jours sans boire une goutte d'alcool. Le récipient se remplit doucement du liquide désiré dont la fraîcheur embuait les parois. Ce son inimitable de mousse onctueuse, peu à peu dévoilée, cette teinte d'or chaud, chatoyant légèrement dans la lumière, il y avait là pour Gaspard la réalisation d'une œuvre d'art, d'un rêve de plusieurs heures qui se concrétisait enfin. Il en salivait. José-Maria l'empoigna et contempla le breuvage qu'il salua d'un grand sourire.
Fraîche à souhait, nimbée d'une douce et attirante buée, sa couleur de miel pâle, sa couronne de mousse onctueuse... elle était tout simplement parfaite.
Il la reposa, presque ému, le temps de prendre une inspiration. Puis il goûta à son nectar.
La bière coula dans sa gorge. Promesse enfin tenue, paradis atteint, elle coula en dévoilant sa fraîcheur, son fruité troublant, ses petites bulles qui éclataient sous le palais de l'officier, mutines, exquises, sa légère amertume, suave, subtile, toutes ces sensations emplissaient l'horizon gustatif de l'Espagnol.
Soupir de plaisir, plaisir de vie, vie délectable.
Il essuya sa bouche d'un revers de main et étouffa un rot satisfait.
☼☼☼
Leur désir assouvi, les deux amants laissèrent les derniers frissons de plaisir les quitter en partageant un long baiser, plus tendre cette fois. Dans la large vasque d'eau fumante qui les accueillait, la sueur et la poussière accumulées furent nettoyées, disparaissant en même temps que le stress et la tension. Adossée contre le poitrail du capitaine, la jeune femme ferma les yeux en se laissant griser par ses caresses. Les grandes mains de l'épéiste frôlaient doucement son corps, tandis qu'il embrassait sa nuque, mordillait son cou. Isabella gémissait, se tordait, bien réveillée en dépit de ses paupières closes. Elle ronronnait comme une chatte sous ce déferlement de douceur. Et soudain, elle glissa davantage dans l'eau, ses mains agrippées à la cuve de bois tandis que celles de Juan cheminaient vers son intimité. Laguerra put bientôt constater que les doigts inquisiteurs de Mendoza faisaient preuve d'une hardiesse qui lui enflammait tout le bassin. Le jeune corps d'ivoire se tendit comme un arc, haletant comme une bête assoiffée puis s'affaissa dans un cri et se tordit en un long spasme. Narquois, le navigateur la regardait avec la mine gourmande d'un loup s'apprêtant à dévorer une brebis, passant par instant le bout de sa langue sur ses lèvres. L'estomac de l'aventurière le calma en émettant un long gargouillis.
Tous deux éclatèrent de rire.
Juan déclara:

: Mais moi aussi je meurs de faim!
Il se pencha vers elle. Sa bouche descendit jusqu'à son cou pour effleurer sa peau de baisers. Les yeux mi-clos, l'espionne se redressa.

: Plus tard...
Il se pencha une nouvelle fois sur elle afin de lui murmurer quelque chose à l'oreille, puis se mit à la mordiller.

: Juan! Nous allons être en retard!
Avec un soin maniaque, la brune se savonna plusieurs fois, avant de laver le corps de son homme. Elle affichait son regard taquin. Il n'en fallut pas plus pour réveiller l'ardeur du mercenaire.

: Je t'ai dit pas maintenant...

: Alors arrête de m'enflammer les sens.
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: À présent, laisse-moi seule un moment, s'il te plaît. Ma chambre est au bout du couloir, attends-moi là-bas. Ensuite, nous nous rendrons à la réception...
La voix de la duettiste était tendre. Son compagnon sourit, compatissant. Il sortit du baquet et se sécha. Lavé, shampouiné, muscles saillants et regard malicieux, il avait recouvré la totalité de son charisme. Il ne lui manquait plus qu'une chose: ses vêtements. Il constata leur état.

:
Waouh! Quelle infection!
Il choisit de s'enrouler dans une
foutah*, prit ses affaires sous le bras et sortit le plus discrètement possible.
Isabella resta encore un peu dans l'eau, vida une fiole d'onguent sur ses cheveux, et les rinça longuement.
L'instant qu'elle venait de vivre lui faisait l'effet d'un bain de jouvence. Mendoza était un amant comme chaque femme rêve d'en rencontrer et ses caresses avaient lavé son corps de toutes les concupiscences et de toutes les douleurs qu'il avait dû supporter. Et la bretteuse ne s'interrogea même pas sur les sentiments qu'il pouvait lui inspirer: elle était bien avec lui et, pour l'instant, c'était tout ce qui comptait. Néanmoins, ce fut avec une sorte de colère qu'elle repoussa l'unique pensée qui la gênât: cette pièce était tout de même celle où Hadji avait fait d'elle une femme.
À cette ombre qui revenait inopportunément s'imposer à son souvenir, elle cria mentalement:

:
C'est ta faute! Si tu ne m'avais pas bafouée, jamais je ne serai tombée sour le charme de Juan! C'est toi qui as fait s'installer entre nous l'irréparable.
Isabella finit par s'apaiser. C'est enfin propre et revigorée qu'elle sortit à son tour. Elle croisa son reflet dans un miroir embué.

:
Pas mal...
Elle constata, elle aussi, l'état de sa parure. Pantalon, chemise, corset, bottes... tout était sale et crotté. Elle retroussa les narines.

:
Pouah! Sans parler de l'odeur!
À l'instar du capitaine, elle enveloppa le tout dans un grand drap de bain, et approcha de la porte. En l'ouvrant, elle découvrit Inayat qui attendait derrière, un panier de linge à la main.
Dans un rire contenu, Laguerra s'exclama:

: Inayat? Mais... Ce n'est pas possible, vous êtes une magicienne!
Avec un flegme désarmant, la domestique Hindoue répondit:
Inayat: Je suis à votre service,
kumaaree Laguerra.
Cette dernière déposa ses affaires sales dans le panier en haussant les épaules, riant pour elle-même.
Inayat: Oh,
kumaaree, si je puis me permettre.

: Oui?
Inayat: Vous êtes nue,
kumaaree.
Isabella baissa les yeux pour le constater, et regarda l'Indienne en souriant.

: Finement observé, Inayat. Merci. Autre chose?
Avec un clin d'œil complice, son interlocutrice fit:
Inayat: Votre tenue pour la soirée vous attend dans votre chambre... ainsi que mahoday Mendoza...

: Euh... Bien. Merci, Inayat.
Inayat: Ne vous inquiétez pas, ce sera notre secret...

: Si vous pouviez lui trouver quelque chose pour se vêtir. Le pauvre n'a rien à se mettre sur le dos.
Inayat: Je vais voir ce que je peux faire.
Et l'aventurière referma la porte lentement. La domestique gloussa, puis s'éloigna, son panier à linge sous le bras.
À suivre...
*
*Pandit: Savant chez les Brahmanes.
*Mardara: Appartements extérieurs d'un palais pour les hommes.
*Foutah: Étoffe servant originairement à désigner une sorte de serviette, apportée d'Inde.
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