CHAPITRE 8: Le temps des découvertes.
Leurs deux montures harnachées, le moment du départ était venu. Le capitaine avait décidé qu'ils voyageraient légers, sans s'encombrer d'un cheval de bât. Les sacoches de selles étaient remplies, les gourdes pleines.
Après avoir averti les Élus de leur petite baguenaude dans le Bushveld*, Mendoza et Laguerra quittèrent l'enclos tandis que le soleil continuait son ascension dans un ciel vierge de tout nuage.
L'après-midi promettait d'être magnifique.
Gaspard se tenait sur le seuil de sa case, appuyé sur le chambranle. Jalousant Mendoza, il salua la señorita et lui souhaita une bonne promenade, à l'évidence dépité de ne pouvoir l'accompagner. L'officier se consola en songeant qu'il aurait le loisir d'oublier la jeune femme en se rinçant le gosier ce soir, à l'occasion de la fête prévue en l'honneur du retour des gamins.
Vêtue comme à l'accoutumée, le chignon entortillé par-dessus son ravissant visage, l'aventurière avait ouvert un étui pour en sortir un arc à double courbure, en bois de teinte acajou, manifestement d'une excellente qualité. Elle avait également extrait un carquois qu'elle passa en travers de ses épaules. Deux autres reposaient de chaque côté de ses sacoches. En outre, elle avait toujours son pistolet, sa rapière et son fouet, fixés autour de sa taille.
Chevauchant avec une assiette parfaite, la duelliste montait un cheval pie noir en qui elle semblait avoir toute confiance. Juché sur un alezan, Mendoza la suivit au pas jusqu'à l'entrée du village, puis, au bout de la piste, ils prirent le petit galop, plein nord-est.
L'entrée dans les terres arbustives tropicales et subtropicales était symbolisée par le franchissement de la rivière Mutirikwi où la faune venait se rafraîchir, les hippopotames côtoyant hérons et crocodiles.
Les deux cavaliers traversèrent le bras d'eau en empruntant un gué choisi par Laguerra.
Ils foulèrent alors ce territoire couvert de hauts plateaux rocailleux d’une altitude dépassant souvent les cinq cents toises.
Le ciel était d'un bleu profond, cet inimitable cobalt, d'une beauté hypnotique, qui faisait la réputation de cette contrée.
Le frisson du danger, de l'action, secoua l'échine de l'Espagnol. Ils chevauchèrent pendant deux heures, traversant une succession d'étendues arides plus ou moins bosselées, et finirent par s'arrêter devant un panorama hors-norme.
Le plateau de Manica s'étendait à l'horizon.
Loin devant eux, situé à la frontière entre le Zimbabwe et l'Afrique orientale Portugaise*, il était formé de trois groupes montagneux, les monts Nyanga, Bvumba et Chimanimani ainsi que de plusieurs autres petits reliefs, et courait du nord au sud sur environ soixante lieues.
Quant au plateau composé de granit et de caillasse sur lequel ils se tenaient, il s'étalait, à l'est et à l'ouest, sur plusieurs lieues de roche et d'arbres résineux. Au nord de leur position, une pente douce descendait sur un entrelacs de collines ondulées, couvertes de prairies qui se renouvelaient chaque année après les feux qui se produisaient à la fin de la saison sèche. Ces collines se déversaient encore plus bas sur ce qui semblait être une immense vallée. Celle-ci se perdait dans un linceul de brume épaisse et l'on n'aurait su dire de quel environnement elle était composée.
Le cri d'un busard se réverbéra sur la roche. S'il avait été superstitieux, le Catalan aurait vu là un mauvais présage.
Se rangeant aux côtés de son compagnon, l'aventurière demanda:

Le marin répondit d'une voix douce:


Il haussa les épaules.


Afin de se rapprocher du mont Inyangani, point culminant du pays, ils allaient devoir traverser cette étendue gigantesque, formée de plis, d'ondulations, de creux et de crevasses, de crêtes et de pentes qui se succédaient, qui, parfois, se juxtaposaient, composant ainsi un relief tourmenté, traître et ô combien meurtrier.
Tandis qu'ils progressaient au pas sur le sentier abrupt, hérissé de rochers et bordé de déclivités dangereuses descendant dans la vallée, l'aventurière, ayant connu les pièges de la jungle de Patala pour y avoir vécu, lui rappela les principes de base pour survivre en milieu hostile.

Le capitaine hocha la tête. Mentalement, il se dit:

☼☼☼
Au même moment, à Goa, dans l'arrière pays, largement occupé par les montagnes des Ghâts occidentaux, s'étalaient la terre des Thugs, force occulte anti-coloniale à la redoutable renommée, leurs denses forêts plantées d'arbres gigantesques, un labyrinthe végétal que l'armée du roi Jean n'avait jamais réussi à dominer.
Non loin de Daulatabad, "la ville de fortune", la trentaine de soldats qui se tenaient autour de la ferme, étaient figés devant un spectacle morbide. Les chevaux avaient été attachés à l'écart, sous bonne garde. L'endroit puait le sang et la mort et risquait de les affoler. D'ailleurs, il n'y avait pas que les montures à faire preuve de nervosité. Les soldats eux-mêmes, pourtant rodés aux violences de la guerre, n'avaient jamais été confrontés à ce genre d'horreurs. Sur le qui-vive, serrant convulsivement la poignée de leurs armes, les Portugais jetaient de fréquents coup d'œil vers la sombre lisière des bois dressés de l'autre côté du cours d'eau.
Une famille s'était établie à cet endroit, des gens un peu frustres mais accueillants, qui n'avait jamais fait de mal à quiconque. L'exploitation comportait une maison; fabriquée à partir d’un mélange d’argile, de paille et de bouse de vache; un alignement de champs ensemencés et un corral vide.
Les mouches s'en donnaient à cœur joie, agglutinées par grappes pour un festin macabre. Le fermier, sa femme, leurs deux enfants, étaient écartelés, liés chacun sur une sorte de chevalet grossier. Leurs corps avaient servi de défouloir à une frénésie qui semblait inhumaine, la chair tailladée de la tête aux pieds. Leurs visages étaient creusés, enlaidis par cette expression inimitable de peur et de souffrance. Leurs corps avaient été le fruit d'une cruauté insondable. Le Mal à l'état pur avait frappé, empoissant l'endroit d'une atmosphère infâme.
Ajoutant à ces relents macabres, des inscriptions violacées, brillantes et cristallisées, figuraient sur la façade de la maison, tracées avec le sang des suppliciés.
L'un des militaires se détourna pour vomir et personne n'osa le lui reprocher.
Les soldats du roi Jean arboraient un pourpoint blanc, des hauts-de-chausse de couleur verte, ainsi qu'une broigne légère, sans manches, écarlate. Leurs hautes bottes noires de cavaliers étaient maculées par la poussière de la route.
Ils étaient armés de rapières ou de sabres de cavalerie à simple tranchant. Des boucliers étaient accrochés aux troussequins de leurs selles. Un soldat sur deux avait une arbalète en travers des épaules.
Deux d'entre eux se positionnaient à l'écart des autres. Le plus vieux était un individu corpulent qui se tenait très droit, une main sur la hanche, l'autre empoignant une cravache dont il se servait pour tapoter le haut de sa botte. Ses petits yeux affichaient un pli hautain. Il avait le teint pâle, une barbe brune, de longs cheveux légèrement ondulés, de gros sourcils perpétuellement froncés. Sa bouche mince réduite en un trait oblique, il contemplait le massacre.
Le colonel Oliveira avait pour tâche de pacifier toute cette zone, de protéger les colons et de faire régner l'ordre parmi eux. Sa méthode favorite était la répression.
À ses côtés, se tenait un jeune homme de stature mince et nerveuse, aux cheveux courts et bruns, au front haut, aux yeux noisette cernés et mélancoliques. Le lieutenant Guilherme Santos.
Le regard du colonel Oliveira erra sur l'autre côté de la rivière. Il avait envoyé une partie de ses cavaliers fouiller les environs. Les soldats n'avaient trouvé aucune trace du ou des criminels, pas même au bord de l'eau où la terre gardait les empreintes.
L'officier supérieur cracha:
Oliveira: Les Thugs! Il n'y a que ces maudits assassins pour commettre un tel forfait!
D'une voix naturellement douce, le lieutenant releva:
Santos: Mais colonel, jamais auparavant ils n'ont usé de telles méthodes. Et jamais ils ne se sont attaqués aux colons. De plus, ils s'interdisent de sacrifier les femmes et les enfants, dont le meurtre ne satisfait pas leur déesse.
Oliveira balaya l'argument d'un revers de la main.
Le jeune officier s'entêta, désignant les inscriptions sinistres ornant les murs:
Santos: Sauf votre respect, colonel, ces glyphes non rien à voir avec les Thugs. Ce n'est ni du sanskrit ni de la brahmi.
Son supérieur renifla aussitôt:
Oliveira: Je ne vous savais pas expert en sorcellerie Hindoue ou bouddhiste, lieutenant Santos! Car de toute évidence, il s'agit bien de cela; probablement un sombre rituel perpétré par l'un de leur maudits chamans. Rien ne peut plus m'étonner venant de ces races dégénérées!
Santos hocha la tête mais son expression restait dubitative. Il regarda une nouvelle fois les cadavres et retint un frémissement d'horreur. Depuis six ans qu'il servait ici, jamais il n'avait vu un tel massacre. Cette attaque, perpétrée par les adorateurs de Kali ou non, sortait assurément des escarmouches habituelles. Ce qui motiva le jeune officier à ajouter:
Santos: Les Thugs n'assassinent pas les pauvres gens et ils enterrent leur victime pour dissimuler leur corps... C'est tout de même le second crime de ce genre, il serait peut-être judicieux d'avertir le Radjah de Patala et envoyer un rapport au gouverneur de Goa.
Son supérieur se hérissa:
Oliveira: Certainement pas! Je ne veux pas avoir affaire au souverain local ni déranger Nuno da Cunha pour un problème que je suis tout à fait en mesure de gérer. Cette fois, les Thugs ont dépassés les bornes. Je pouvais tolérer quelques raids de temps à autre, cela aide les hommes à rester sur le qui-vive. Mais pas ce genre de massacre! Ces sauvages vont me le payer, il est temps de leur montrer qui règne sur ces terres! Rentrons, il me faut prendre des dispositions.
Le colonel termina sa tirade en fouettant sèchement sa botte avec sa badine d'officier.
☼☼☼
Loin des horreurs commises à Goa, Mendoza et Laguerra firent une halte, le temps de faire souffler les montures, de s'abreuver, de partager quelques lanières de bœuf séché.
La pause se fit en silence. Isabella était perdue dans ses pensées, elle sondait sans cesse le panorama.
Puis ils reprirent leur périple, empruntant une succession de montées et de descentes, louvoyant à travers les caprices du paysage.
Le ciel avait pâli, perdant son cobalt éclatant pour prendre une teinte grisée. Un vent léger se leva.
Tout comme sa compagne, Mendoza fronça les sourcils en constatant le phénomène mais ne dit rien.
Le gris du ciel se densifia, s'assombrit au fil de leur progression, jusqu'à masquer totalement l'éclat voilé du soleil.
Le vent semblait forcir.
Les yeux plissés par la vigilance, la jeune femme leur fit traverser un arroyo totalement à sec puis gravir une pente caillouteuse qui menait en haut d'un promontoire étiré, composé de schiste brunâtre. Son regard, qui balayait les alentours, ne cessait de revenir au ciel.
Ce dernier s'ornait à présent de nuages gros et gras, tirant sur le violacé.
Le vent commençait à s'énerver, balayant les pentes de bourrasques chaotiques. Avant de prendre le plein galop, elle s'exclama:

Ils traversèrent le plateau, giflés par le vent qui les prenait de travers, maculés de poussière. La tension ambiante avait également saisi les montures et celles-ci devenaient de plus en plus nerveuses.
Un éclair silencieux, d'un rouge éclatant, agita la masse nuageuse. Sa couleur annonçait la présence de pluie dans l'air.
La nature semblait retenir son souffle. Le capitaine ressentait cette sensation particulière, cette pointe de tension qui le prenait entre les épaules, jusqu'à sa nuque. Née du danger, d'un désastre imminent, comme lorsqu'il naviguait en mer.
Toujours menés par l'aventurière, les cavaliers descendirent un palier, débouchant sur une langue de roche aux lignes dentelées encadrée de crevasses.
La jeune femme cherchait quelque chose du regard. Son compagnon suivait, prodiguant à son alezan des paroles rassurantes. Le cheval ne paniquait pas encore mais l'Espagnol percevait son agitation grandissante.
Un second éclair éclata, toujours sans bruit, fulgurant sur le manteau anthracite des cumulonimbus avec une telle puissance que Juan en garda la rémanence de longues secondes.
Le passage qu'ils suivaient se divisa en deux segments qui s'enroulaient autour d'un éperon de granit vertical au pied duquel s'entassait une série de roches arrondies.
Hésitante, Isabella se décida finalement et prit sur la gauche.
Le vent sifflait de plus en plus fort. Les moutons du ciel, noirs, se mirent à grésiller en altitude, recouverts d'un halo magenta de sinistre augure.
Laguerra poussa une exclamation qui se perdit dans le vent. Elle venait enfin de trouver ce qu'elle cherchait. Une grotte naturelle, taillée dans la base de l'éperon rocheux, suffisamment haute pour qu'il y règne une sorte de clair-obscur.
Elle s'y rendit en droite ligne et s'y engouffra, faisant signe au bretteur de la suivre. Ayant longtemps voyagé chacun de leur côté, ce dernier se demandait si elle était déjà venue dans ce coin.
Mettant pied à terre et, dégainant son arme à feu, Isabella vérifia que l'endroit ne comportait ni prédateur, ni visiteur importun. Rassurée, elle entreprit de desserrer les courroies de sa monture avant de caresser son chanfrein. Désignant l'extérieur, elle dit à Mendoza:

Le Catalan avait lui aussi libérer la sangle de son alezan. Conscients d'être à l'abri, les équidés s'étaient considérablement apaisés.
Curieux, il se rendit sur le seuil de la grotte et cria au vent:

Le Tsiokantimo, vent fort venu du sud de Madagascar, cessa d'un coup. Une odeur prégnante d'ozone, formée par les éclairs et transportée par les alizés, emplit les narines de l'Espagnol.
Ses yeux noirs clignotèrent devant une nouvelle décharge électrique empourprée qui illumina la voûte grasse des nuages, plus bas et plus épais que les précédents. Cette fois, l'éclair était accompagné de sa pleine puissance sonore. Un intense roulement de tonnerre résonna en s'achevant par un craquement formidable, qui ébranla les tympans du navigateur, à croire que les cieux allaient se fissurer et, par la même occasion, engloutir toute parcelle d'humanité sur terre.
Juste après, la pluie se mit à tomber. Fine et implacable.
Un véritable déluge se déversa sur cette partie du pays. Inondée de gouttelettes, la roche se mit à crépiter aux points d'impact.
Le marin avait assisté à de nombreux phénomènes météorologiques tout au long de sa vie tumultueuse, assisté à des visions renversantes de toutes sortes en côtoyant Estéban. Il devait néanmoins s'avouer impressionné par le déchaînement soudain qui tombait du ciel, ce rideau de pluie qui violait la terre, la pierre, la végétation, tout ce qu'il touchait.
La crête fumait, par endroits. À l'horizon, des points lumineux éclataient tandis que les arbres ou les buissons s'enflammaient à cause de la foudre.
Le capitaine avait la bouche sèche. Il n'en menait pas large. Si doué fût-il au combat, si volontaire, la fureur du ciel était un adversaire bien au-delà de sa portée, même si, tel un ange véritable, il avait disposé de ses propres ailes pour l'affronter.
Après avoir conduit les montures plus en avant dans la pénombre de la grotte et les avoir entravés, Isabella le rejoignit. Lui tendant sa gourde, elle fit:

Le mercenaire hocha la tête, incapable de trouver les mots, avant de boire quelques gorgées bienfaisantes.
Le pilonnage céleste dura une bonne heure. Ils restèrent à le contempler, l'un près de l'autre, sans prononcer un seul mot.
Ayant décharger tout leur venin, les nimbostratus, altostratus et autres cumulonimbus finirent par se disloquer, s'effilochèrent un à un, perdant de leur substance, avant de s'évaporer tout à fait. Le soleil reprit ses droits, dardant à nouveau la puissance de ses rayons. Le ciel avait recouvré sa chaude teinte d'un bleu profond, redevenu impavide, apaisé encore plus vite qu'il ne s'était courroucé.
Ils resserrèrent les sangles de leurs chevaux, montèrent en selle et repartirent, traversant désormais un paysage détrempé. Toujours humide, la terre était criblée de cicatrices, profondément dévastée à certains endroits.
☼☼☼
L'astre du jour se coucha sur le Zambèze, l'air chaud et sec de la journée cédant la place à une certaine fraîcheur. Laguerra passa une longue veste de peau retournée. Mendoza se contenta de sa cape, jusqu'ici enroulée avec sa couverture.
Pour établir leur bivouac, ils s'arrêtèrent dans un bosquet d'arbres planté sur un promontoire.
Une fois leurs chevaux inspectés de près, nourris et brossés, ils dressèrent le camp, chacun assuré dans ses gestes. Isabella alla chercher du bois sec. Le capitaine, pour sa part, rassembla de grosses pierres pour encercler la fosse qu'il venait de creuser dans la terre. Ainsi, les flammes de leur feu ne seraient pas repérables de loin.
La jeune femme finit par revenir avec une bonne brassée de branches sèches. Elle avait également ramené de la viande fraîche, à savoir le cuissot d'un sanglier des savanes qu'elle avait abattu d'une flèche.
Tandis que l'Espagnol démarrait le feu, elle repartit chercher une nouvelle provision de bois.
Lorsque le foyer fut allumé, saisi d'une inspiration, le mercenaire décida qu'il allait s'occuper de la cuisine. Il ouvrit ses fontes de selle pour en tirer un pot de grès contenant du miel, une spatule, ainsi qu'un petit sachet en daim. Puis, il débita la viande jusqu'à la désosser. Pendant qu'il œuvrait, sa compagne s'éloigna une nouvelle fois.
Se servant de son ustensile en bois, le Catalan tartina généreusement la chair de miel, qu'il saupoudra ensuite des épices contenues dans le sachet.
De retour d'un troisième ravitaillement, Isabella s'allongea sur le dos et se détendit en admirant le ciel. Celui-ci dévoilait un firmament sans limites, composé d'une myriade clignotante de feux d'or ou d'argent, étoiles lointaines nappées d'un arrière-plan luminescent au velouté bleu-noir. Ce piquetage merveilleux attirait l'œil, adoucissait l'esprit pour quelques instants de rêverie.
De son côté, Mendoza mit à cuire le cuissot de phacochère qu'il avait préparé à la broche. Prenant son temps, il tourna inlassablement le pieu en bois, laissant la chaleur des flammes pénétrer progressivement la viande à cœur. L'arrosant à intervalle régulier, il la surveilla soigneusement afin de la faire doucement caraméliser sans pour autant la faire brûler.
Au bout d'un moment, il finit par dire:

En se redressant, Isabella lui sourit:

Ils mangèrent de bon appétit, savourant le porc fondant, rehaussé de ce mélange sucré-salé. Tout en se léchant les doigts, l'aventurière s'exclama:

Tout en dînant, le capitaine fixait les flammes qui dansaient devant lui. Relevant la tête pour contempler le visage de son interlocutrice, éclairé par la lueur du petit feu, il demanda:

La question lui avait échappé et il maudit sa fichue sensibilité, qui lui interdisait de ne pas s'intéresser à la femme qu'était Laguerra.
Elle répondit sans avoir à réfléchir et sans hésiter:


En effet, les mots de l'aventurière répondaient directement à cet écho lancinant qui résonnait au fond de lui, profondément ancré, ce besoin de liberté qu'elle évoquait, qu'elle assumait parfaitement.
Contrairement au capitaine. Lui aussi aspirait à cette émancipation, mais il n'arrivait toujours pas à se résoudre de laisser les enfants s'envoler de leurs propres ailes.
Elle l'observait avec attention, comme si elle cherchait à le sonder. Surprise, peut-être, tout autant par la réponse que par sa tonalité mélancolique. Elle demanda à son tour:


Il éluda:

Là encore, aucune hésitation de la part de la jeune femme. Elle sourit:


Comme cela sonnait juste pour l'homme à la cape bleue.


Éclairés des mêmes lumières mouvantes, les yeux de la jeune femme se paraient de chaleur:

Aussi naturelle qu'impudique, elle poursuivit:

Déstabilisée par un tel discours, la cervelle du capitaine bouillonnait. Un peu piqué au vif, il répliqua:




Elle partit d'un rire amusé:

Lèvres pincées, il rétorqua:

Le rire de la jeune femme s'accentua:

Dépassé tout autant par l'assurance de la jeune femme et la sensualité qu'elle dégageait soudain, le capitaine ne répondit pas. Refusant de s'aventurer sur ce terrain, il se remit sur pied afin de s'isoler.


La nuit était presque aussi claire que le petit matin. Et si la lumière lunaire charriait son lot d'ombres inquiétantes, propices au camouflage d'un prédateur, sa luminosité pâle s'avérait bien préférable pour les aventuriers au noir dense régnant sur certains territoires. En pleine nature, les nuits claires constituaient des alliées plutôt que des adversaires.
Le mercenaire rumina:

Mais son corps réagissait tout autrement que son esprit. Isabella affichait une féminité franche et farouche, une force de caractère qui ne pouvaient que le troubler.
L'homme au cœur meurtri, piétiné. Suppurant. Espérant toujours, tout en se défendant d'espérer.

Une fois les ustensiles de cuisine essuyés, rangés, après avoir vérifié que son alezan allait bien, il revint s'asseoir devant le feu, feignant de ne pas voir l'air moqueur de Laguerra. Ils partagèrent un gobelet d'infusion d'écorces noires et Isabella vint se coucher à côté de lui, sans que l'un d'eux ajoute le moindre mot.
Impérieusement, elle s'empara de la main du marin, qu'elle garda entre les siennes avant de s'installer plus confortablement. Elle s'endormit quelques secondes plus tard, le visage las mais cependant serein. Pureté d'une beauté aux reflets fragiles, encadré du lac sombre de sa chevelure.
Montant la garde, Mendoza attendit de longues minutes avant de dégager sa senestre.
Il ne croquerait pas la pomme avec elle. Pas pour le moment.
La nuit s'écoula sans heurts, troublée uniquement par quelques cris d'oiseaux nocturnes.
☼☼☼
Tandis que les aventuriers passèrent leur première soirée à la belle étoile, Zia, accompagnée d'un Estéban bougon, pénétra dans le palais du roi Neshangwe. Elle se plaça devant le trône sur lequel était juché le souverain, s'agenouillant pour saluer ce dernier avec toute la dévotion qu'elle était capable d'afficher.
Tout en indiquant à la jeune fille qu'elle pouvait se redresser, il susurra:
Neshangwe: Bonsoir Zia, bonsoir Estéban. Que faites-vous là? Vous devriez être en train de vous amuser, ce soir...

Neshangwe: Que désirez-vous?

En effet, plusieurs heures s'étaient écoulées sans progrès notable pour le naacal, en dépit de ses recherches acharnées.
Neshangwe: Eh bien, avec l'aide de Li Shuang et Athanaos, tous trois ont consulté divers index. Ils ont également compulsé des ouvrages de référence... Tout cela en vain. Les deux alchimistes sont partis se coucher en perdant tout espoir de dénicher un renseignement utile. Je suis désolé mais ma modeste bibliothèque ne contient aucun document qui se réfère à ce personnage ni à son tombeau et croyez bien que j'en suis navré, les enfants... Or le jeune Tao n'a pas dit son dernier mot.

Neshangwe: Là-bas derrière, à chercher une piste dans ces étranges tablettes bleutées se mouvant dans les airs... Mais j'y songe, tout ce qui a trait aux personnes décédées révèle peut-être de l'occulte ou de la mythologie... Et comme vos amis se sont uniquement cantonnés aux croyances Africains, je me demande si...
Neshangwe se leva prestement et se dirigea vers un certain rayonnage. Usant de précautions, il déballa un assez gros livre relié, enrichi de ferrures d'argent.

Neshangwe: Je viens de me souvenir qu'il y a quelques temps, je m'étais procuré cette reproduction sur vieux parchemins de l'Épopée de Gilgamesh. Par manque de temps, je n'ai fait que survoler cet ouvrage, mais...

Faisant preuve de plus de tact, Zia demanda:

Neshangwe: C'est un récit épique de la Mésopotamie, faisant partie des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité. La première version connue fut écrite en caractères cunéiformes sur douze tablettes d’argile et relatait les aventures de Gilgamesh, roi d'Uruk, peut-être un personnage ayant une réalité historique, mais en tout cas une figure héroïque, et aussi une des divinités infernales de la Mésopotamie ancienne... Seulement, j'ai malencontreusement oublié son nom...
Saisi de vénération, le roi tourna les épaisses feuilles crissantes sur lesquelles une main habile avait mêlé au texte grec de délicates enluminures. Visiblement, il cherchait un passage en particulier.
Neshangwe: L’Épopée est un récit sur la condition humaine et ses limites, la vie, la mort, l'amitié, et plus largement un récit d'apprentissage sur l'éveil de son héros à la sagesse. Sa première partie relate les exploits de Gilgamesh et de son compère Enkidu, qui triomphent du géant Humbaba et du Taureau céleste...
Il pointa du doigt le bas de la page.
Neshangwe: Là!
Aussitôt, ses yeux se mirent à briller.
Neshangwe: ... du Taureau céleste, ce dernier suscité contre eux par la déesse Ishtar dont le héros a rejeté les avances.

Neshangwe: C'est cela! Nous avons affaire à une divinité Mésopotamienne.

Estéban digéra l'information avant de se laisser aller à un cri de joie:

Avant que le naacal ne les rejoigne, celle que l'on appelait maintenant la mère du Bako demanda:

Neshangwe: Non, Zia. Son implication dans cette œuvre est secondaire. L'Épopée ayant été rédigée par des hommes pour une audience masculine, son rôle est plutôt défini en fonction des attentes des personnages masculins.
La jeune fille adressa au roi une grimace contrite:

Neshangwe: Le récit bascule avec la mort d’Enkidu, punition infligée par les dieux pour l’affront qui leur a été fait. Gilgamesh se lance alors dans la quête de l’immortalité, parvenant jusqu’au bout du monde où réside l’immortel Uta-napishti, qui lui apprend qu’il ne pourra jamais obtenir ce qu’il recherche mais lui enseigne l’histoire du Déluge qu’il pourra transmettre au reste des mortels.

Débouchant de l'autre pièce, le Muen entra maladroitement, la chevelure en bataille, les yeux rougis et troubles, la démarche pesante. Il regarda les arrivants sans vraiment les voir. Zia secoua la tête et soupira:

Son camarade hocha la tête, bouche incurvée vers le bas, aussi piteux que confus.

Le naacal hocha une nouvelle fois la tête.

Tandis qu'il gagnait le seuil du palais en chancelant, Estéban lança un regard à sa jeune amie.


En atteignant la sortie, Tao s'arrêta. Prenant leur temps, les paroles de l'Inca firent cependant leur chemin en lui. Il se retourna vivement:



Plus curieux que jamais, l'adolescent lui fit signe de poursuivre mais ce fut Neshangwe qui lui répondit:
Neshangwe: Oui! Ishtar est une déesse Mésopotamienne, jeune homme...
Ce dernier en resta bouche bée. Deux sentiments l'assaillirent successivement. Le soulagement, tout d'abord. Intérieurement, il se rassura:

L'incompréhension, ensuite, à l'idée que Zia veuille se rendre à Ormuz. Pour y faire quoi? Il posa donc la question.






Faisant mine de sortir, il demanda aux deux autres:

L'impatience avait définitivement succédé à la fatigue chez lui.

Sa "sœur" le tempéra d'un mouvement négatif de la tête.



Cette fois, le Muen disparut de leur champ de vision. Deux minutes plus tard, ses ronflements montèrent jusqu'à eux, couvrant le son de la musique et des conversations festives. À l'instar de son souverain, le Grand Zimbabwe était loin d'être couché.

Le ton avec lequel Estéban avait parlé n'avait rien à voir avec celui avec lequel il s'exprimait habituellement.

Neshangwe: Je comprends, Zia. Bonne nuit à tous les deux.
Main dans la main, les Élus sortirent à leur tour du palais. Le trajet jusqu'à leur hutte respective se termina et aucun mot ne fût échangé.
N'y tenant plus, l'Inca se tourna vers l'Atlante et lui passa la main sur la joue. Un geste simple, une banale caresse, mais chargée d'une intimité troublante.


Ils avaient parlé en même temps.
Avant qu'il ne puisse poursuivre, elle l'agrippa par le col de sa chemise. Elle le contempla, les yeux soudain brillants. Le cœur de l'Élu battait si fort. Il étendit sa main vers elle. Qu'allait-il faire?


La silhouette massive de Gaspard sortit de l'ombre. Estéban sentit sa jeune amie se raidir. Il s'écarta d'elle en retenant un grondement de dépit.
Tout en approchant, l'officier entama d'un air engageant:


Et la jeune Muenne fila sans demander son reste.
Le fils d'Athanaos se retrouva face à José-Maria.






Sans laisser le temps au barbu de réagir, il ajouta:

Ce dernier regarda le môme s'éloigner. Comme pour confirmer les dires d'Estéban, le perroquet vint se poser sur son épaule.
Après avoir mouché le capitaine d'armée, le fils du soleil rejoignit la case qu'il partageait avec Tao et Mendoza. Son ami dormait en travers de sa couche, les jambes pendant au-dessus du vide.
L'Atlante déchaussa le Muen, le redressa au milieu du lit, et le retourna sur le côté. Le naacal grommela tel un ours mais ne se réveilla pas. Il cessa même de ronfler. Estéban rabattit un pan de couverture pour le recouvrir et gagna sa propre paillasse.
Il songea qu'après tout, une bonne nuit de sommeil ne pourrait pas lui faire de mal, à lui non plus. La journée de demain allait certainement être chargée.
☼☼☼
Le petit matin commençait à éclaircir l'horizon, nimbant le ciel d'un halo mauve.
Mendoza était plongé dans un songe troublant.
Isabella.
Se servant de son fouet, elle lui avait attaché les poignets et se jouait de lui, faisant monter son désir en le caressant, en l'embrassant. Elle le chevauchait, ardente, lui arrachant des gémissements de plaisir, malgré lui.
Puis le visage de la jeune femme se superposa à celui de son rêve. Et le capitaine s'éveilla, sa couverture formant un tipi à un certain endroit de son anatomie.
Vigoureux et en excellente condition physique, il avait souvent des matins triomphants. Le jour sortait de la nuit comme d’une victoire.
L'aventurière était là, juste à côté de lui, accroupie, son menton en appui sur ses poings croisés. Elle était là à le fixer d'un air indéfinissable. Elle finit par lui asséner:

Il se redressa, les sourcils froncés:

La jeune femme gloussa:

Le marin se remit sur pied, tentant tant bien que mal de cacher la trophicité de son entrejambe. En pure perte.
Elle lui jeta un regard appréciateur:




☼☼☼
Tandis que l'aventurière s'amusait gentiment aux dépens du marin, l'Élue jouait du bout des doigts avec le disque de son médaillon. Elle allait l'utiliser pour créer une arche et se téléporter discrètement chez Waga Fayat, ce qui lui était possible car elle s'y était déjà rendue auparavant.
Campée au centre de la hutte, Zia était prête. L'incantation fut longue mais parfaitement maîtrisée. Il ne fallut pas trop de toute l'énergie accumulée par l'Inca pour clôturer le sort.
Elle finit épuisée, mais un sourire de triomphe se dessina sur ses lèvres.
Un halo opaque et légèrement mouvant, teinté d'un doux jaune à entrelacs d'azur, commença à apparaître. Le voile vertical se renforça tandis que le portail se formait, parcouru d'arcs d'énergie crépitante.
Une ouverture directe et momentanée en un point précis du golfe Persique.
À peine la porte était-elle stabilisée que les trois enfants, accompagnés d'Athanaos et de Pichu, la franchissaient, trahissant ainsi leur impatience.
Ils furent happés par cette sensation de flottement, plus aucun repère dans l'espace, ce sifflement dans les oreilles... Ceux qui empruntaient un portail pour la première fois s'en trouvaient désorientés. Les porteurs des médaillons du soleil, ainsi que leurs proches, avaient eu largement le temps de s'habituer au phénomène.
Zia avait décidé de se rendre directement dans l'arrière-boutique de l'antiquaire. Bien lui en avait pris, car si elle avait choisi comme point d'émergence un endroit hors de la ville, certes plus discret, ses compagnons et elle eurent été aussitôt arrêtés aux portes de la cité par les soldats Portugais que le gouverneur de l'île avait lancés contre eux quelques mois auparavant.
Un instant plus tard, dans la pièce chargée d'un soudain pouvoir, le rideau magique miroita quelques secondes. Puis le quatuor pénétra dans l'échoppe du commerçant avant que le portail ne disparaisse.
Waga Fayat était à Ormuz le grand spécialiste des ouvrages antiques et ses correspondants fouillaient sans relâche les cités de Grèce et d'Orient à la recherche de manuscrits rares. Lui-même se présentait sous les traits d'un homme d'une soixantaine d'années, grand et majestueux, très aimable et très érudit. Ses traits étaient nets, bien marqués par un réseau de rides mais ses yeux bleus pétillaient de jeunesse et sa voix était d'une grande douceur.
Il quitta l'homme avec lequel il s'entretenait pour aller vérifier l'arrière-salle. Il se demanda d'où avait pu provenir une lumière aussi vive.
Reconnaissant l'alchimiste et ses trois compagnons, il vint vers eux avec empressement.
Waga Fayat: Athanaos! Les enfants! Quel plaisir de vous recevoir! J'espère que vous n'avez pas eu de problème pour rejoindre notre belle île d'Ormuz? Mais au fait, par où diable êtes-vous passé? Je croyais avoir condamné la porte de service...

Le vieil homme haussa les épaules.
Waga Fayat: Peu importe! Soyez les bienvenus!
S'adressant ensuite à Estéban, il fit:
Waga Fayat: J'avoue que si j'espérais un jour revoir ton père, je ne pensais pas que ta présence et celle de ta jeune amie la rendrait encore plus agréable. Regarde-la, elle est l'image même du printemps...
L'Élu protesta:

Waga Fayat: Que puis-je faire pour vous?

Waga Fayat: Ishtar, Ishtar... Tu parles sans doute de la déesse Mésopotamienne d'origine Sémitique, vénérée chez les Babyloniens et les Assyriens.

Waga Fayat: Eh bien, ceci: elle correspondait à la déesse de la mythologie Sumérienne Inanna avec qui elle était confondue, une même déesse se trouvant manifestement derrière ces deux noms. Elle était considérée comme symbole de la femme, une déesse de l'amour et de la guerre, et souvent une divinité souveraine dont l'appui était nécessaire pour régner sur un royaume. Je crois d'ailleurs avoir quelques textes archaïques traitant de ce sujet. Il faut juste que je remette la main dessus.

-Hélas, jeune homme, la documentation écrite à cette époque étant absente, son origine est impossible à déterminer avec certitude... Elle s'est produit dans le contexte culturel spécifique des régions méridionales de la Mésopotamie du IVème millénaire et du début du IIIème millénaire avant Jésus Christ, qui ont vu coexister deux principaux groupes parlant des langues sans parenté, le sumérien, un isolat linguistique dominant au Sud, et l'akkadien, une langue sémitique dominante au Nord. Bien qu'il y eut des différences culturelles entre les deux groupes, ils évoluaient en symbiose depuis longtemps et de nombreux échanges culturels ont eu lieu entre eux, avec une prééminence pour l'élément sumérien. L'histoire d'Inanna/Ishtar fut marquée par la rencontre de ces deux peuples : Inanna était une déesse du pays de Sumer, tandis qu'Ishtar était d'origine sémitique.
L'antiquaire se mit à arpenter la pièce, fouillant chaque étagère chargée de volumes plus ou moins poussiéreux, chaque tiroir d'où il exhuma tout un lot de paperasses qu’il éparpilla sur la table, chaque coffret contenant moults papiers couverts de chiffres et de dessins étranges.



Waga Fayat: En parlant de Vénus, Ishtar était également une divinité astrale, identifiée à cette planète. La déesse était d'ailleurs souvent symbolisée par une étoile à huit branches, personnifiant sans doute cet astre. Représentée par le deuxième corps le plus brillant dans le ciel nocturne après la Lune, elle occupait une place majeure dans l'espace céleste. Son nom sumérien signifiait Dame du Ciel, et il se retrouvait en akkadien dans l'épithète Reine/Dame du Ciel aux côtés d'autres appellations similaires comme Reine des Cieux et des Étoiles. Dans le mythe de sa Descente aux Enfers, elle se proclamait Reine du Ciel, de là où le soleil se lève. En tant que planète Vénus, elle était parfois appelée dans les textes sumériens d'un autre nom, Ninsianna, la lumière du Ciel, qui semblait être à l'origine une déesse indépendante dont la personnalité a été absorbée par Inanna. Elle apparaissait sous cet aspect astral dans des prières dédiées aux divinités de la nuit, un ensemble d'astres divinisés intervenant dans des rituels d'exorcisme ou de divination.
Le camelot fureta ensuite dans une armoire et en tira deux rouleaux de parchemins.
Waga Fayat: Ah, les voilà!
Tranquillement, il s'avança et en déroula un qu'il fixa sur la table avec divers objets. Il parcourut le document d'un œil habitué puis enchaîna:
Waga Fayat: C'est bien ce dont je me souvenais. Il semble bien y avoir eu plusieurs variantes d'Ishtar. De par son importance, celle que l'on appelait la Dame du Ciel était une déesse supra-régionale qui disposait de nombreux panthéons dans différentes cités de Mésopotamie, et même au-delà si on tient compte des divinités non-mésopotamiennes auxquelles elle était fortement assimilée. On connaît donc plusieurs déesses, chacune appelée en fonction de son origine géographique suivant la forme "Ishtar de ..."
Estéban souffla:

Waga Fayat considéra un instant le jeune garçon puis se replongea dans la lecture.
Waga Fayat: Parmi les plus notables, je peux mentionner en Haute Mésopotamie, Ninive, Assur et Arbelès. Et en Basse Mésopotamie, Uruk, Kish, Babylone, Nippur, ou encore Zabalam. Ces divinités reflètaient la complexité de l'histoire de la déesse, de la façon dont son culte se diffusait, en prenant souvent pied là où d'autres divinités similaires existaient déjà.


Waga Fayat: Oh! Bête comme je suis, j'ai failli oublier de mentionner l'un des principaux lieux de culte de la déesse en Basse-Mésopotamie: le temple d'Akkad.






Waga Fayat: Il aurait été érigé près de la ziggurat, à l'époque des souverains de l'empire, vers 2340-2190 avant Jésus Christ.


Waga Fayat: Pas grand-chose. Il est mentionné ici que ces rois avaient une relation privilégiée avec la déesse, au point que leur période a été considérée par la suite comme le règne d'Ishtar. C'est à elle que la tradition postérieure attribuait l'élévation de Sargon d'Akkad, le fondateur de la dynastie, au rang de monarque, dans le récit Sargon et Ur-Zababa. Pour résumer, ce récit épique décrit l'ascension de Sargon, qui renverse le roi Ur-Zababa de Kish avant de fonder son empire. Son destin lui est annoncé au début du texte par une apparition de la déesse Inanna dans un de ses rêves: Sargon se coucha non pas pour dormir, mais pour rêver. Dans le songe, la divine Inanna noyait Ur-Zababa dans une rivière de sang. Les différentes tentatives entreprises par Ur-Zababa pour contrer ce présage se révèlaient, comme toujours dans ce genre de récit, infructueuses en raison du soutien indéfectible d'Inanna, et l'élu des dieux finit par triompher. C'est aussi à cette période que l'aspect guerrier de la déesse fut mis en avant.

Waga Fayat: Ishtar de la bataille était liée à la guerre, aspect sous lequel elle se présentait comme virile, masculine, les valeurs martiales n'étant pas considérées comme féminines dans le Proche-Orient ancien comme ailleurs. Sa féminité s'exprimait davantage dans sa fonction de déesse de l'amour. C'est à cet aspect de la déesse que paraît plus particulièrement liée son association à son animal-symbole, le lion...


Waga Fayat: C'est possible... Comme je vous l'ai dit, Ishtar avait repris par syncrétisme les aspects de différentes déesses mésopotamiennes et fut vénérée dans plusieurs grands centres religieux, prenant parfois des traits variés selon la localité où son culte se trouvait. Pour cela, elle illustrait bien la complexité des conceptions, des pratiques et des échanges religieux dans le Proche-Orient ancien, et beaucoup de ses aspects sont et resteront un sujet de discussion sans fin.
Désignant le deuxième parchemin encore enroulé sous son ruban rouge, Zia demanda:

Waga Fayat: Il s'agit du mythe le plus dense concernant la déesse Inanna/Ishtar, celui de sa Descente aux Enfers. Il est connu par une version ancienne en sumérien, qui a ensuite été réadaptée en akkadien, avec des modifications importantes de plusieurs passages. Sa trame reste similaire: la déesse décide de devenir souveraine des Enfers, en lieu et place de sa sœur Ereshkigal, et décide donc de se rendre dans le Monde inférieur sous prétexte de se rendre aux funérailles de l'époux de sa sœur. Cette dernière, pressentant la véritable raison de la venue d'Inanna, lui fait laisser un vêtement ou un bijou à chaque fois qu'elle franchit une des sept portes la menant aux Enfers, et quand elle arrive auprès de la Reine des Enfers elle est complètement nue. Ereshkigal la fait mettre à mort par des divinités infernales. Le vizir d'Inanna, Ninshubur, demanda alors de l'aide aux autres grands dieux, et obtint le secours d'Enki/Ea qui confectionna deux êtres pour aller récupérer Inanna. Mais Ereshkigal ne consentit à la laisser partir qu'à la condition qu'elle trouve un autre dieu pour se substituer à elle. Ce sera finalement Dumuzi son compagnon. La sœur de ce dernier, Geshtinanna, supplie Ereshkigal de le libérer, et obtient qu'il puisse remonter sur Terre une moitié de l'année à condition qu'elle prenne sa place.

Waga Fayat: C'est un mythe qui brasse des thématiques riches, au point qu'il est impossible d'en donner une interprétation unique. On y retrouve une description du monde infernal tel qu'il était conçu par les anciens Mésopotamiens, l'aspect conquérant d'Inanna/Ishtar, la ruse d'Enki/Ea, les interprétations naturalistes retrouvent dans le destin de Dumuzi le thème du dieu qui meurt lié au cycle de la nature, à la fertilité et aussi à la royauté, tandis qu'une approche ritualiste veut y déceler l'étiologie d'un culte à mystère lié à la déesse Ishtar, pour l'époque néo-assyrienne. L'importance de ce mythe est telle qu'il a inspiré d'autres récits et des rituels relatifs au destin funeste de Dumuzi. Les relations entre Inanna et Dumuzi n'y sont du reste pas toujours marqués par l'indifférence de la déesse envers les destin de son amant, car elle se lamente souvent sur son sort funeste...

Waga Fayat: Un portail?


Estéban accorda un petit sourire au naacal.



S'approchant de Tao, l'Atlante lui murmura:

Feignant une grimace, ils poussèrent un cri de dégoût.


Ce dernier s'inclina:
Waga Fayat: Je suis heureux d'avoir pu vous renseigner... Et bonne chance dans votre entreprise. Tenez, jeune fille. Avant de partir, ceci est pour vous.

Waga Fayat: Un sonnet de Pétrarque.
Elle déroula le mince parchemin décoré de rinceaux et de feuilles de laurier comme il était d'usage pour les œuvres du grand poète et lut ce qui tombait sous ses yeux:
Si ce n'est pas l'amour qu'est-ce donc que je sens?
Mais si c'est l'amour, pour Dieu, qu'est-ce que l'amour peut-être?
S'il est bon, pourquoi son effet est-il âpre et mortel?
S'il est mauvais, pourquoi tous ces tourments ont-ils l'air si doux?
En lisant, l'Élue se sentit rougir. L'humaniste Florentin répondait trop bien aux questions qui hantaient son esprit depuis le jour où elle avait embrassé Estéban. Cette minute vécue entre eux avait été divine mais, suite à la réapparition de Zarès et avec l'état d'urgence dans lequel se trouvait l'humanité entière, la raison et la logique s'étaient efforcées de combattre et d'apaiser l'affolement de son cœur pris par surprise.

Zia retourna à l'endroit exact où le portail magique s'était manifesté. Elle se concentra et le rideau s'alluma en un arc de cercle de magie crépitante, prêt à les renvoyer dans la capitale du Grand Zimbabwe. À partir du moment où on avait utilisé une fois un téléporteur, il suffisait de penser à lui là où il était censé œuvrer pour qu'il apparaisse.
L'Élue la première, les autres à sa suite, ils disparurent sous le regard sidéré du vieil antiquaire.
☼☼☼
La même journée, dans le Bushveld. À un peu moins d'une dizaine de lieues du village. Tout en chevauchant le long d'une paroi rocheuse aux reflets rouges, le mercenaire avait laissé l'aventurière prendre un peu d'avance. Il luttait une nouvelle fois contre les élans de son cœur.
L'attirance était un paramètre qui pouvait se révéler bien sournois. Depuis qu'elle avait fait mine de ne rien voir lorsqu'il s'était caché dans les arbres avec les enfants du village en Inde, cette donzelle avait attiré son intérêt, même si c'était à son corps défendant.

C'était pile le type de discours que Ciarán aurait pu lui tenir, l'ancien Yeoman en était conscient. Tout comme il était conscient de la justesse des propos que lui tenait sa conscience. Celle-ci reprit:

Il se répondit à lui-même:

Sa conscience rétorqua du tac au tac:


Sa conscience ricana:

Une autre voix en lui, glacée, volontaire, clama:

Celle de son cœur riposta aussitôt:
❤

L'autre s'entêta:

Mendoza s'écria à voix haute:

Les mains plaquées sur ses tempes, il se dit:

Et Isabella dans tout ça? Cette sensualité, cette assurance, ces formes souples et musclées, ce regard impudique, fier, ses traits piquants, déterminés. L'attirance qu'elle déclarait sans détour pour lui... qu'en faire?
Une fois encore, le marin se retrouvait écartelé. Il avait envie d'elle, malgré cette part de lui qui se rebellait à cette idée. N'allait-il pas justement, s'il cédait à cette attirance, ne trouver que déception et souffrance?
Il n'y avait qu'un moyen de le savoir. Mais avait-il envie de savoir? De prendre le risque?
Un bruit de sabots, devant lui, mit fin à ce dilemme.

La jeune femme, qui avait arrêté sa monture pour se tourner vers lui, ajouta:

Il se contenta de répliquer:

Ils avançaient prudemment le long d'un sentier encadré d'une végétation dense aux teintes criardes. D'elle-même, l'aventurière avait retrouvé tout son sérieux, toute sa vigilance. Son regard perçant balayait l'horizon, imperturbable mais calculateur. Elle faisait encore plus attention au chemin qu'ils empruntaient, à présent. Pas question de se faire repérer. Elle allait même, aux endroits où le sol était trop meuble, jusqu'à effacer leurs traces avec des rameaux de créosote. D'après le roi Neshangwe, cette zone était souvent parcourue par des tribus ennemies.
Mendoza suivait, sur ses gardes lui aussi.
Au terme de leur descente, ils avaient découvert de quoi était composée la vallée. Une forêt dense, étouffante, inhospitalière, à l'humidité marquée.
Restant sur les pistes à causes des montures, ayant mis pied à terre, Isabella vérifiait régulièrement qu'ils ne laissaient pas de traces de leur passage. Dès qu'elle le pouvait, la jeune femme faisait des haltes durant lesquelles elle étudiait minutieusement les alentours. Elle leur faisait en outre fréquemment changer de sentier, choisissant parmi la multitude de pistes qui se croisaient et se recroisaient, zigzaguant selon la nature du terrain. Pistolet en main, elle ouvrait la voie, cheminant aux côtés de Mendoza. Ce dernier lui accorda un rapide coup d'oeil en estimant qu'elle était de taille à affronter cet environnement inamical et ses dangers. Elle évoluait avec autant d'aisance que les guerriers Maasaï du chef Tankanda.
C'est alors qu'une voix intimement connue résonna dans sa tête:
🗡: Le nord-est...

🗡: Oui...

🗡: Le nord-est... Au-delà de l'océan...

L'arme ne répondit rien.

Il lui sembla entendre un ricanement provenir de sa lame étrange. De dépit, le mercenaire faillit la sortir de sa botte et la jeter dans la nature. Il avait compté sur elle pour le guider et voilà qu'elle se jouait de lui!
Il s'en voulut également des pensées qu'il avait eu envers Laguerra. Quand bien même il l'aurait dû, il ne lui donnera aucune explication sur les motifs réels de cette balade. À présent, celle-ci prenait une autre tournure et il pouvait se détendre en profitant pleinement de l'instant présent.
À suivre...
*