Suite.
Sur les buttes reverdies, Paloma cueillait des primevères et des violettes parmi les pâquerettes et les petites pervenches.
Elle les plaçait dans un petit panier pour s'en confectionner des couronnes et des guirlandes qu'elle entremêlerait à ses cheveux plus tard. Elle s'était dépêchée de dîner et s'était sauvée pendant que certains se disposaient à aller faire la sieste avant d'aller commémorer la Passion et la crucifixion du Christ. Après la récolte, la petite fille décida de regagner sa cachette du petit bois.
Tracé à mi-pente, le chemin que l'enfant suivait pour revenir chez elle doublait la route de Barcelone à Montserrat. Il passait au sommet de la colline devant les bâtiments d'un couvent de moines Bénédictins où Ignace de Loyola avait effectué un pèlerinage. Les tours, les nombreux clochers et les murailles, de par leur masse imposante, l'impressionnaient.
De l'endroit où elle se trouvait, elle voyait, à travers les branches d'arbres, les hauts murs silencieux à sa droite et, à sa gauche, au creux du vallon boisé, dans la gaieté verte et chaude de ce début de printemps, le village de Sant Joan Despí de l'autre côté du fleuve. Entre les deux, des vignes, des prés, des champs cultivés, des demeures accueillantes comme celle de ses parents.
Paloma: J'aime bien ce pays. (Pensée).
Les arbres bordant le chemin suivi par Paloma s'interrompaient brusquement. Hors de leur protection, le flamboiement du ciel écrasait la poussière de la chaussée, les pierres qui la bordaient et l'herbe des talus. Les cigales folles, sensibles aux températures estivales, étaient sorties de terre avec un bon mois d'avance et craquetaient jusqu'à l'étourdissement.
Pas un souffle de vent.
Droit au-dessus des têtes, le soleil, à son zénith, supprimait les ombres, les buvait. L'air brûlant et immobile semblait agiter l'horizon d'un invisible rideau d'ondes vibrantes, lumineuses, argentées. Les oiseaux, suffoqués, se taisaient.
Paloma: J'aurais dû prendre mon voile pour me protéger. Je vais me faire gronder!
Comme pour répondre à son souhait implicite, elle aperçut alors un colporteur, caisse sur le dos, tablette suspendue au cou, qui, en dépit de la chaleur, venait à sa rencontre. Paloma connaissait la mauvaise réputation de ces petits marchands ambulants qu'on rencontrait un peu partout. Ses parents lui avaient toujours conseillé de se méfier d'eux.

: Dieu vous garde,
pequeña chica!
Paloma: Qu'il vous protège aussi!

: Tenez, arrêtez-vous donc un instant pour voir ce que j'ai de beau à vous fournir.
Paloma: Je ne peux pas rester tête nue au soleil. Maman me le défend.
L'homme partit d'un rire complice.

: Vous ne lui obéissez guère, à ce que je vois!
Paloma: J'ai oublié de mettre un voile.

: Qu'à cela ne tienne! J'en ai de très jolis à vendre.
Paloma: Je m'en doute, mais je n'ai pas de quoi vous payer.

: Pas la moindre petite pièce?
Paloma: Une ou deux, peut-être, dans mon aumônière.

: Je m'en contenterai.
Il fit glisser par-dessus son épaule la boîte retenue sur son dos par deux courroies de cuir, la posait sur le talus, l'ouvrait. De menus trésors s'y entassaient.

: Les voici. Ne sont-ils pas beaux?
Paloma abandonna sa corbeille de fleurs sur le sol.
Paloma: Si. Je prendrais bien celui-là.

: Le brun?
Paloma: J'aime bien cette couleur.

: À cause de vos yeux?
L'homme les pointait du doigt en se penchant vers elle. Il avait un sourire effroyable, un rictus de crocodile ayant quelque idée.
Paloma, d'instinct, se méfia. Elle remarqua, malgré ses longs cheveux, qu'il portait une boucle d'oreille en argent à l'oreille gauche, rien à l'autre.
Paloma: Voilà mes deux pièces. Je n'en ai pas davantage.
En s'emparant de la monnaie, le colporteur saisit la main enfantine, la retint dans la sienne.

: Quel âge as-tu?
Paloma: Que vous importe?
Elle avait répondu d'une voix si farouche qu'il la dévisagea avec curiosité.

: Tu es mignonne, tu sais...
Paloma: Laissez-moi partir!

: Tu as peur?
Paloma: Je n'ai peur de personne.
Le trot d'un cheval retentit au loin sur le chemin. L'homme lâcha les doigts minces qu'il tenait serrés, referma sa boîte, la remit en place d'un mouvement d'épaule.

: À te revoir!
Il la dévisageait d'un air si goguenard que l'enfant, recula avec précipitation vers son panier, posa le voile sur sa tête où résonnaient les marteaux du soleil, et se prit à courir, sans se retourner, vers le logis de ses parents.
Les poings aux hanches, le colporteur la regardait, gibier qui a flairé le chasseur, se sauver loin de lui.
Dès qu'elle se fut réfugiée à l'ombre de la haie bordant la pâture, Paloma s'arrêta. La sueur coulait le long de son dos, sur son front, piquait ses yeux. Un goût de sang dans la bouche, la poitrine devenue soudain trop étroite, elle suffoquait.
Sans trop savoir pourquoi, elle se mit à pleurer et le sel de ses larmes se mélangea sur ses joues qu'il cuisait à la morsure de la sueur.
Le temps qu'elle reprenne son souffle et le trot qu'elle avait entendu un moment auparavant se rapprocha. Levant la tête avec appréhension, elle aperçut Estéban qui venait dans sa direction. Monté à cru sur un des chevaux de l'écurie, il conduisait une charrette remplie de merrains.
Paloma: Seigneur, soyez béni de m'avoir sauvée du colporteur et de ses manigances, et soyez remercié de faire passer Estéban justement par ici... (Pensée).
Le fils du soleil salua la petite fille en souriant et continua son chemin.
Sous sa tignasse brune, les yeux et les dents du jeune homme ressortaient avec éclat dans sa peau couleur de pain bien cuit. Paloma trouva qu'il était beau et fort, comme son papa. Il avait un nez court, une forte mâchoire qui le faisaient ressembler à un bon chien de garde. Il était son gardien! Un sentiment dont elle ne savait pas quoi penser la soulevait à présent. Mêlée à la peur qui venait de la secouer, cette nouvelle émotion lui mit derechef les larmes aux yeux. Elle se redressa. Moitié pleurant, moitié rêvant, elle se dirigea vers la petite porte qui ouvrait, de ce côté-là, sur le bois où se trouvait sa cachette.
Comme elle en poussait le battant, elle vit sa mère, assise à l'ombre, sur un banc de pierre, en compagnie de son père.

: Eh bien, ma petite fille, te voilà donc! Je me demandais ce que tu étais devenue!
L'enfant s'approcha.

: Mais, tu pleures!
Isabella attira Paloma contre elle, prenait entre ses mains le mince visage embué.

: Qu'y a-t-il, ma douce?
De nouvelles larmes débordèrent, mais la bouche tremblante ne laissa passer aucun son. Enlaçant le corps dont la frêle ossature, visible sous la peau, lui paraissait émouvante à force de fragilité, la jeune mère berça sans s'y attarder une peine qu'elle ne prenait pas au sérieux.
Écartant d'une main les frisons bruns que la sueur collait sur les tempes de sa fille, l'aventurière dégagea le haut front bombé, tout moite, et y posa ses lèvres. Elle chuchota:

: Ma petite colombe...
La magie de cette incantation familière consola Paloma, qui se reprit à sourire.
Interrompu durant ce moment d'intimité, Mendoza, d'abord irrité, considérait à présent avec émoi le groupe que sa femme et sa fille formaient aux bras l'une de l'autre. Il ne put s'empêcher de dire:

: Quelle adorable mère tu fais!

: Tu sais que nos enfants sont ma vie.
Pour adoucir une affirmation qui pouvait paraître exclure Juan de ses préoccupations essentielles, elle s'était aussitôt retournée vers lui avec un sourire dont l'enfant intercepta le message. Afin de rétablir un équilibre délicat, elle embrassa de nouveau sa fille et lui fit:

: Dis-moi à présent pourquoi tu pleurais, mon petit ange.
La question vint un instant trop tard. Paloma eut un mouvement de repli, glissa hors des bras qui la tenaient encore.
Paloma: Pour rien. Pour rien du tout. J'ai déjà oublié.
Preste comme une musaraigne qui se faufile entre les racines des arbres, elle pirouetta et s'éloigna en courant.

: Les chagrins d'enfants sont presque toujours insignifiants.

: N'en crois rien, mon chéri, ne crois pas cela! Les peines de ses petits cœurs sont à leur mesure et tout aussi cruelles que les nôtres. Les adultes ont beau jeu de soutenir le contraire quand ils ne veulent pas en être importunés!
Le capitaine saisit au vol la main levée dans un geste de protestation et la porta à ses lèvres.

: Tu as raison. Excuse-moi. Mais nous avons si peu de temps rien que pour nous.
Elle dégagea ses doigts de la grande main chaude qui les tenait et glissa vers son homme. Proche à sentir son poids, sa chaleur, elle renversa la nuque en arrière, sur le dossier. Il la retint contre lui, d'un bras passé sur ses épaules. Sa main largement ouverte s'enfonça dans les mèches brunes, appuya la tête d'Isabella sous son menton.
Elle écarta la tunique qui la gênait, sentit sa peau, se lova. Il la tenait contre lui et, du pouce, lui caressa l'oreille. Elle lui sourit en retour.

: Ne me regarde pas de cet œil-là, mon amour. Tu vas me rendre fou!

: Garde-t'en bien, Juan! Nous sommes encore en Carême.
Elle se leva, défroissa les plis de son pantalon et écarta de sa joue échauffée la mèche de cheveux rebelle, puis la remit en place.

: Rejoignons Carmina et Luis. Leur sieste terminée, ils doivent s'être attelés à une partie d'échecs. J'en profiterai pour te soumettre des esquisses que je viens d'exécuter afin d'illustrer un récit que j'aime beaucoup:
Flamenca. L'as-tu lu?

: Pas encore.
Mendoza se leva à son tour et s'approcha de sa femme. Il la saisit brusquement par la taille, l'attira contre sa poitrine et pressa ses lèvres contre les siennes.
De sa voix la plus grave, en lui parlant à l'oreille, il fit:

: Sache que c'est bien à regret que j'accepte de te laisser jouer jusqu'à Pâques ce rôle d'épouse très sage auquel tu tiens tellement. Mais ensuite... ensuite, mon amour, lundi soir, tu seras tout à moi!
Entre ses bras, il ne pensait plus qu'à la félicité qu'il lui serait donné de boire à flots abondants. Isabella, elle, retrouvait l'odeur nocturne de son corps tout en muscles, le goût délicieux de sa bouche. Un acquiescement heureux l'envahit.
Dans l'orangerie, le couple découvrit les six garçons et filles en train de piller un arbuste fruitier. Leur repas champêtre terminé, ils avaient sans doute souhaité le compléter en s'amusant. Grimpé sur un escabeau, Pablo jetait des oranges aux autres, qui, le nez en l'air, entouraient le tronc à l'écorce grise et à peine rêche.

: Ne casse pas trop de petites branches, Pablo, je t'en prie. La cueillette de l'an prochain en serait appauvrie d'autant.
Araceli s'approchait. Ses bras, joints comme pour bercer un enfant, portaient une dizaine d'agrumes.
Ara: Vous en voulez une?
Ses cheveux moussaient autour d'un visage qui n'était qu'offrande ensorceleuse et coquetterie. Après s'être éloignée avec son époux, Isabella remarqua:

: Cette petite diablesse possède un charme dont elle use et abuse auprès des garçons de notre entourage avant de jouer à la jeune fille prude. C'est une véritable Mélusine!

: C'est vrai qu'elle ressemble à un elfe.

: Si on voulait croire aux récits légendaires, on pourrait en effet imaginer qu'une fée s'est arrangée pour la placer à leur portée afin de les forcer à s'y intéresser. Était-ce une bonne ou une mauvaise fée? Tout est là.

: Tu ne semble pas l'aimer beaucoup.

: Elle a beau être la meilleure amie d'Elena, je ne la connais pas suffisamment. Les rares moments que j'ai passé auprès d'elle n'ont jamais été assez longs pour me permettre de la juger sur autre chose que des apparences.
Dans le jardin, le parfum des magnolias s'exhalait au soleil comme un encens enivrant. Mêlées aux fèves, choux et passeroses, leurs hautes branches à la chair de neige maculée de rose dominaient incontestablement le décor.

: J'en avais mis une brassée dans la chambre des enfants, mais j'ai dû les retirer. Leur senteur trop forte aux accents vanillés et citronnés les incommodait.

: Toujours les enfants. Je vais finir par être jaloux d'eux!
À son air amusé se mêlait une nuance d'impatience qui lui allait bien. Juan exerçait sur sa moitié un puissant attrait, fait d'équilibre, de bonne humeur revenue et d'esprit.
Joaquim: Maman! Maman, tu viens de faire envoler le geai que je voulais tuer.
L'air dépité, le petit garçon surgissait du bûcher où l'on remisait le bois pour l'hiver. Il tenait encore à la main l'arc où une flèche inemployée demeurait engagée.

: Tu m'en vois navrée, mon petit prince!
Isabella attira dans ses bras l'enfant, d'abord boudeur, mais qui cessa très vite de se faire prier, pour se jeter contre elle avec une sorte d'emportement, familier à sa nature spontanée. Il ressemblait à un chevreau joueur et affamé.

: Tu es un fils de marin, non? Ne perds pas courage et fait honneur à ton père!

: Et puis il y a certainement d'autres oiseaux que tu pourras abattre, Joaquim.
Joaquim: J'y renonce! Je préfère à présent aller voir Guillem.
Il embrassa ses parents et se sauva avec sa vivacité coutumière.

: Guillem? Qui est cet homme?

: Le nouveau bourrelier du village. Très habile. Il fascine Joaquim, qui passe des heures à le regarder travailler. Je n'ai jamais très bien compris les raisons de cet engouement. Ils sont si différents! Notre petit bonhomme, nerveux, agité, moqueur et ce vieux garçon paisible, rempli d'humilité, parlant peu, timide au-delà de ce qui est concevable. On raconte qu'il a été fiancé et que sa promise s'en est allée avec un autre parce qu'il n'avait pas osé l'embrasser!

: C'est un doux... Heureux les doux...

: Veux-tu bien te taire!
Ils riaient de bonheur, avec une sorte d'innocence recouvrée.

: Pour être tout à fait sincère, je dois avouer que je suis un peu jalouse de ce bourrelier qui occupe une telle place dans les préoccupations de mon Joaquim.

: Que tu es possessive, mon amour! J'espère que tu le resteras autant à mon égard qu'à celui de nos enfants.
À suivre...