Suite.
L'aventurière savait où son compagnon voulait en venir. Dans un souffle à peine audible, elle murmura:

: Le massacre du banquet de Cebu...
Le navigateur opina gravement.

: Cependant, il existe d'autres versions pour expliquer un tel déchaînement de haine à notre encontre. Voici la seconde: un fait, en apparence anodin, se produisit cet après-midi-là. Ayant appris la mort du capitaine-général, les quatre marins en charge de la boutique entreprirent de rapatrier toute la marchandise sur les navires. Ce geste provoqua un immédiat ressentiment chez Humabon et les Cebuanos.
Isabella se renfrogna et croisa les bras:

: La raison est aisée à deviner: alors que le roi s'était toujours montré accueillant, qu'il avait proposé son aide pour la bataille, que ses hommes s'étaient engagés dans le combat pour sauver les blessés, voilà qu'on les empêchait de troquer la marchandise Européenne. Humabon n'était nullement responsable de ce qui était arrivé et pourtant, il était comme puni. Ce faisant, vous veniez de vous mettre à dos votre allié...
La jeune femme avait des agréments de nature à toucher les sens d'un homme. Mais ceux de son caractère étaient plus frappants encore. Elle était d'une indépendance frondeuse, indocile et traversée par les sensations les plus vives. Tout fermentait en elle. Si pressée de vivre! Et d'aimer, aussi! Ce fut son franc-parler qui la fit entrer au service du souverain d'Espagne, lui qui goûtait aux rapports authentiques. Charles Quint la savait fidèle dans sa conduite aux engagements pris, aux lois de l'honneur et de la probité. Il ne lui avait jamais vu l'esprit d'intrigue, de nuisance, ni la capacité d'envisager un compromis. Jamais! Son attitude, son regard, sa voix, prêtaient à tout ce qu'elle disait une indiscutable loyauté. Tricher face à Isabella était quasi impossible. Nul préjugé, aucune étroitesse de nature ne contraignait son goût, et sa hardiesse de jugement fascinait. La jeune alchimiste débusquait avec gaieté l'idée reçue, raillait les conformismes en affûtant des couplets d'une drôlerie qui évitait toujours les facilités de la méchanceté.
Mais ce qui touchait le plus chez elle, et qui chiffonnait son compagnon encore aujourd'hui, c'était ce quelque chose de brusque, de heurté, qui disait son refus d'une féminité évidente, sa difficulté à accepter la beauté de ses jambes, de ses traits altiers à la finesse et à la pureté si exquises. Laguerra ne savait pas qu'elle était mignonne, que sa chevelure abondante, lorsque celle-ci n'était pas ramassée en chignon, captait les regards. Elle était de ces femmes qui ignorent qu'elles pourraient décider d'être élégantes, sans modération. Elle était ce genre de beauté compliquée, à la fois satanique et angélique qui désespère la gent masculine, et que l'on ne trouve que chez les plus farouches et les plus indépendantes. Sous des dehors un peu rudes, la bretteuse dégageait donc une féminité bien à elle, tout en refusant les accessoires dits
féminins, et se présentait dans des vêtements simples qui lui donnaient des allures de Jeanne d'Arc moderne.
Comprimée dans son corset sublimé de motifs luxueux, elle demeura un instant immobile, dans une posture de señorita mi courroucée, mi désespérée, mais soucieuse de modérer ces choses répugnantes qu'on appelle des émotions. Elle finit par dire:

: Néanmoins, j'imagine mal Humabon élaborer un tel traquenard pour si peu. La traîtrise d'Enrique est plus plausible. Il aspirait à ne plus faire partie du voyage, or celui-ci lui était encore imposé. Ça le tourmentait et il devait agir afin de retrouver la liberté et l'héritage de dix-mille maravédis que Magellan lui avait promis. Tout concourt à étayer cette hypothèse: en premier lieu, l'accusation de Pigafetta dans son journal...

: Là, tu m'étonnes, Isa... Tu prends un ouï-dire pour un fait avéré? Il faut que tu aies à l'esprit que les différentes sources d'Antonio pour écrire sa chronique étaient souvent imprécises, et parfois clairement partiales, que ce soit en faveur ou en défaveur du fidèle esclave. Son opinion rend difficile l'émergence d'une vérité irréfutable. Aujourd'hui encore, le comportement et les motivations réelles de chacun restent pratiquement impossibles à déterminer, et il est uniquement possible d'émettre des hypothèses. C'est ce qu'avait fait l'Italien à l'époque... Il ne faut pas oublier que toutes les personnes qui avaient pris part à cette aventure étaient simplement des hommes, avec de bons et de mauvais côtés...
La mine pincée, la jeune femme répliqua:

: Mais Pigafetta ne fut pas le seul à pointer l'interprète du doigt! Si je me fie à ma mémoire, il me semble avoir lu quelque part que, de retour en Espagne, Juan Sebastián Elcano fit la même déclaration, lors de son audition par l'alcade* Sancho Díaz de Leguizamo. C'était le 18 octobre 1522, corrige-moi si je me trompe.
Sa diction avait une intonation déplaisante. Les amants se mesurèrent du regard.

: Et alors? Cela prouve uniquement une chose: devant le tribunal, le Basque avait, lui aussi, débité insolemment comme parole d’Évangile tous les sots bavardages qu'il avait entendu. Tu ne peux tout de même pas prendre pour argent comptant les propos de ce mutin!
Il y avait dans la voix du narrateur un soupçon de plaisir malin à la contredire. Il se pencha en avant.

: Et puis si certains incriminèrent Enrique comme l'instigateur du massacre, d'autres le disculpèrent: ni Francisco Albo dans son témoignage au même Leguizamo, ni Ginés de Mafra dans ses notes ne firent allusion à Enrique comme la tête pensante de cette abomination. Mafra donna d'ailleurs une toute autre version de l'histoire. Tu veux la connaître?
Isabella leva les yeux vers lui:

: Je t'écoute.

: Dès le lendemain de la bataille de Mactan, Lapu-Lapu aurait envoyé un émissaire à Cebu. Il aurait persuadé Humabon de profiter du grand nombre de blessés dans nos rangs pour nous chasser. Car le guerrier
pintado était certain que nous tenterions à nouveau d'assujettir toute la contrée lorsque nous aurions recouvré nos forces. Si le Radjah catholique ne s'exécutait pas dans les plus prompts délais, Lapu-Lapu en conclurait qu'Humabon avait définitivement embrassé notre religion, ce que le Datu ne pouvait permettre. Dès lors, une fois que nous aurions mis les voiles, il aurait été contraint de l'attaquer, avec le soutien des îles environnantes. À Humabon de choisir ce qu'il préférait. Ainsi, il n'aurait eu d'autre option que de nous tendre ce piège.
Laguerra fut, encore une fois, abasourdie par ces propos. Elle ne savait pas si elle devait les croire ou les considérer comme des mensonges. Elle aurait juré avoir vu son compagnon ciller au moment de parler, un air triste se peindre sur son visage. Elle chassa ces pensées et s'éclaircit la gorge:

: Je dois bien admettre que ceci ne manque pas de logique. Oui, c'est une piste intéressante.
Le mercenaire reprit la parole:

: Mais il y a encore mieux! Une quatrième hypothèse émergea bien plus tard, lorsque la flotte revint en Espagne. Personnellement, je penche davantage en faveur de celle-ci.
Tandis que Juan se caressait la mâchoire, Isabella le regarda avec étonnement.

: Laquelle?

: Comment je te la sers? Je te l'enrobe de sucre ou tu la préfères nature?
Inclinant la tête d'un côté, elle réfléchissait à sa réponse.

: Je choisis la version nature.

: Fort bien! La voici: l'historien Pietro Martire d’Anghiera, qui avait eu l'occasion d'interroger des survivants de l'expédition, avait obtenu d'un matelot Génois de terribles aveux. Privée de la poigne de fer de Magellan, la discipline se délita et les bas instincts reprirent bien vite le dessus. Les hommes les plus vils pouvaient s'y adonner sans contrainte. Selon Martín de Judícibus, les Cebuanos en auraient eu assez du comportement de certains marins à l'égard de leurs femmes. Je parle de rapports charnels obtenus par la contrainte, bien entendu!

: Je crois que j'aurai préféré la version sucrée.

:
C'était... la version sucrée. Et celle-ci disculpe à mes yeux l'interprète Malais de tout désir de vengeance, en dépit de l'injustice dont il fut l'objet. Certes, il s'était prit d'une rancune amère pour ce bourreau qu'était Barbosa, un ressentiment qui avait grandi sourdement et tourné à la haine à mesure qu'il se portait mieux, mais jamais Enrique n'aurait condamné tout un équipage pour s'affranchir du nouveau capitaine-général. Nul doute que la lubricité de certains hommes expliqua aisément la sauvagerie avec laquelle les Cebuanos se retournèrent contre eux.

: Oui, cette explication paraît vraisemblable, elle aussi.

: Heureux de te l'entendre dire...
La fille du co-fondateur de l'Ordre du Sablier resta un moment sans bouger. Son regard peu à peu se fit vague, brumeux. Puis dans un sursaut, elle revint à la réalité et poussa un soupir.

: Juan?

: Mmm?

: Parmi ces différentes versions, laquelle raconte clairement les faits, tels qu'ils se sont réellement passés?
L'Espagnol eut un haussement d'épaules éloquent:

: Comment savoir, princesse. Il y a sûrement un fond de vérité dans chacune. S'il est difficile de démêler le vrai du faux, la possibilité que toutes ses causes soient liées n'est pas à exclure... Mais revenons au jour funeste de la mort de Magellan, juste après l'entrevue d'Enrique et du souverain de Cebu. À cet instant, rien ne laissait présager un quelconque changement dans les rapports amicaux entre Européens et Cebuanos. Humabon agissait de manière naturelle avec ses hôtes, comme à l'accoutumée. S'il avait déjà échafaudé un plan pour nous piéger, cet infâme coquin n'en montra rien. Pas un instant il ne laissa deviner son intention, bien au contraire... Dans la soirée, un de ses émissaires se rendit sur Mactan pour réclamer les corps des hommes tombés au combat, et particulièrement celui de Magellan. Il proposa en échange de grandes quantités de marchandises. Sa demande fut rejetée: la dépouille d'un tel adversaire devait...

: ... servir de nourriture aux poissons?

: Non, elle devait être conservée comme trophée. Barbosa fit envoyer de nouveau le médiateur, avec doublement de l'offre. Cependant Lapu-Lapu demeura intransigeant. Il refusa de restituer le corps de mon maître. De ce fait, il ne fut enterré nulle part, ce qui est dramatique.
La voix du capitaine se brisa en un rire sans joie. Poussée par une curiosité teintée d'appréhension, l'aventurière le pressa:

: Que veux-tu dire?

: N'ayant pas pu récupérer son cadavre, nous ne pûmes respecter ses dernières volontés. Souviens-toi de mes propos en début de soirée:
"l'âme des personnes mourant de façon brutale ne sont jamais en paix". C'est d'autant plus vrai si on ne leur donne pas une sépulture chrétienne. Celle de mon mentor errait entre deux mondes. Et je sais de quoi je parle. Toi aussi puisque si nous en sommes là, c'est à cause de cette histoire de fantôme...
Le silence se fit dans la pièce. Tout en songeant à ce que Juan venait de raconter, Isabella lui effleura la main, en dépit de la prise de bec qu'ils avaient eue il y a trois minutes à peine. Lui, porté par la vigueur de ses sentiments, se rapprocha. Il la sentit prête à se lover contre lui, fondre entre ses bras qu'il n'osait refermer sur elle. La peau de l'espionne brûlait d'être caressée, et de faire passer cette tendresse dans toute sa chair, d'irriguer son corps de cette douceur qu'elle le voyait disposé à donner, elle eut envie de l'embrasser. L'alchimiste pressentait que dans cette brève étreinte quelque chose en elle allait mourir pour qu'une autre femme puisse naître, moins heurtée, prête à s'accorder avec cette satanée féminité que Marinché avait en quelque sorte accaparée jadis, comme si celle-ci eût redouté que la fillette d'antan n'en fit un jour usage contre elle, dans une rivalité sans bornes.

Les amants restèrent ainsi, immobiles, tendus par le désir de s'offrir certaines privautés. La Castillane s'abandonna, toute à la volupté d'être regardée. Les prunelles du marin, moins enflammées, étaient plus caressantes. Son sourire était celui d'un homme amoureux, sûr d'être récompensé d'un baiser mais qui, sur le point d'être embrassé, prenait encore du plaisir à maintenir cette distance qui suspend la concupiscence. Il eut assez de présence d'esprit pour ne pas céder aux injonctions de ses appétits. Le mélange alcool-biryani ne faisant pas bon ménage, son haleine n'avait rien de romantique. De surcroît, il lui restait beaucoup de choses à raconter. N'était-ce pas cela que Laguerra voulait avant tout?
Il toussota et reprit:

: Pigafetta fit étalage de tout le chagrin et de toute la stupeur convenables devant ce refus. Lapu-Lapu restant sourd à nos prières, l'équipage se rendit sur la grand-place de Cebu, près du rivage, là où une croix fut plantée dès notre arrivée, afin que nous puissions consacrer la mémoire du navigateur Portugais.
Surpris par une émotion soudaine, le Catalan versa une demi-larme. Incontrôlable, celle-ci était le fruit de ces moments refoulés qu'il avait entassés pendant trop longtemps. Il se hâta de l'essuyer. Mais dans la pénombre, sa panthère put déceler dans ses yeux voilés un fond de tristesse douloureuse. Chaque fois que Mendoza pensait à son mentor, il lui semblait voir un visage ensanglanté, aux cheveux emmêlés d'algues.
Un visage qui avait été beau et qui fut inaccessible à la pitié du Datu de Mactan...

:
Pourquoi mon maître avait-il voulu mourir alors qu'il avait une femme et des enfants?
Lui, en tout cas, il ne le voulait pas. Il n'imaginait pas qu'il puisse jamais avoir une telle envie...
La mort, c'était... pour les autres.
L'Espagnol redressa le buste et carra les épaules.

: Bref, sachant de la bouche d'Enrique que notre départ approchait, le roi Humabon nous témoigna une sincère affection et, quatre jours plus tard, nous convia à un banquet. Banquet à l'issue duquel il remettra quelques présents à destination du roi d'Espagne: de grosses pièces d'or, en quantité, dont certaines incrustées de diamants ou de rubis. En ce matin du premier mai, il avait également préparé une couronne et voulait la donner en l'honneur de notre souverain. Pour cela, il fallait venir la récupérer durant le festin. Le Radjah recommanda que tous les chefs des Occidentaux soient présents pour donner plus de prestige à ce dernier repas.
Isabella s'agita, troublée.

: Ne me dis pas que tout le monde à accepté sans rechigner!

: Bien sûr que non! Suite au drame survenu à Mactan, un homme se montra particulièrement méfiant: le capitaine Serrão. Il pensait qu'il fallait refuser cette invitation. Barbosa ne tint pas compte de cet avis défavorable et accepta avec empressement en arguant que c'était là l'occasion de renouer les liens. Il comptait même demander à ce que deux pilotes locaux nous guident vers Bornéo*. Le beau-frère de Magellan contraignit donc tous les gradés valides à s'y rendre: les officiers, les pilotes, les maîtres, les capitaines, le prêtre...

: Ce qui prouve qu'il se considérait bien comme le nouveau chef de l'expédition et que le capitaine de la
Concepción ne faisait que le seconder.

: En effet. D'ailleurs, il ne semblait pas qu'au cours de cette journée, les deux hommes fussent parvenus à se mettre d'accord sur un point... Aussi, à mesure que la flotte s'approchait de la côte, échangeaient-ils des regards peu conciliants, en évitant de se rencontrer sur la dunette. Duarte Barbosa, très impatient, se promenait à bâbord, tandis que João Serrão, en proie à une vive agitation, arpentait le pont à tribord. Allant et venant sur la passerelle, João Lopes Carvalho, le pilote ayant guidé la flotte pour se rendre au Brésil, était habitué à ces manières. Il ne leur prêtait plus attention et ne s'occupait que des manœuvres pour prendre son mouillage, dès que la marée le permettait. Vers onze heures et quart, le bateau passa sous le vent de l'île et envoya son ancre par le fond à environ un tiers de lieue nautique du rivage. Peu après, une délégation d'une trentaine d'hommes s'embarqua sur les chaloupes pour se rendre au banquet. Les autres, blessés ou malades, restèrent à bord des navires.

: Et toi dans tout ça?

: Je me suis abstenu d'y mettre les pieds après l'avertissement de la veille...

: Magellan...
Le capitaine acquiesça sans la regarder. Il savait qu'elle mourait d'envie de connaître la suite. Il savait également qu'elle aurait des difficultés à trouver le sommeil après cela.

: Pendant longtemps, j'ai cru que son ombre resterait là, jour et nuit, sur la nef amirale, condamnée à errer sans fin sur les mers tant que son corps n'aurait pas été rendu et déposé dans la terre bénite d'un cimetière.
Soudain, son imagination le replaça dans la même situation, là, sur le pont de la
Trinidad. Il se rappela le goût amer de l'épouvante dans sa bouche. Ses souvenirs défilèrent à toute allure dans son esprit.

: Je n'ai jamais plus vécu d'expérience aussi effroyable que celle-ci... Jamais.
Le silence s'invita de nouveau. L'aventurière regardait le conteur. Il lui fallut un certain temps pour s'en rendre compte. Ses sourcils se haussèrent sur son large front:

: Quoi?
Le visage de la jeune femme affichait une curieuse insatisfaction. Elle en vint à un état d'impatience brusque. Fidèle à son tempérament, elle lui asséna:

: Et tu comptes la partager ou tu vas laisser mon imagination galoper?
Étonnée par son propre ton, elle se mordit la lèvre, confuse. Son impétuosité l'avait poussée à s'exprimer d'une voix aussi froide qu'un couperet.
Habitué à la rudesse de sa compagne, garante de sa franchise, le mercenaire apaisa ses attentes d'un geste. Dans cette suite, il se sentait protégé par la distance formidable qui le séparait de Cebu, comme à l'abri de ses douleurs passées.
Il reprit le fil de son histoire en choisissant ses mots avec soin:

: En ce dernier jour d'avril, une fois toutes mes tâches de mousse accomplies, je n'avais plus rien à faire si ce n'est de m'occuper d'Estéban. Au cours de ces quatre mois, je l'avais tant de fois tenu dans mes bras pour le nourrir et le consoler qu'il répondait à présent avec des sourires irrésistibles à chaque fois qu'il me voyait. En remontant de la resserre* où le cambusier venait de nous servir une légère collation, je m'accoudais au bastingage puis scrutais l'horizon. La mer était belle et ses vagues allongées fuyaient devant une légère brise. Alors que le petit babillait sans s'interrompre, mon regard errait en tout sens, tantôt se levant vers le ciel, tantôt glissant furtivement sur l'île. N'ayant pas encore eut la permission de descendre à terre, je me demandais à quoi pouvait bien ressembler ces habitants se contentant de bonheurs simples, ce territoire absent des cartes, si éloigné de l'Espagne qui ne croyait qu'en l'effort, aux beautés du désespoir, à la fatalité de la souffrance et aux guerres de conquêtes. J'allais repartir en direction de la poupe afin de coucher Estéban dans son berceau lorsque j'aperçus la
chose...
Il marqua un temps avant de poursuivre:

: Car c'était bien d'une
chose qu'il s'agissait. Un épais nuage blanc, à l'autre bout du pont, qui s'approchait de nous en dansant d'une façon abominable. Pétrifié sur place, les yeux écarquillés, je regardai s'avancer cette horrible nappe d'un brouillard presque solide, aux contours mal définis, d'un blanc laiteux traversé de lueurs ivoirines. Et voilà que des appendices musclés sortaient de cette masse mouvante. Elle glissait lentement vers moi d'un air décidé.
La terreur que Mendoza avait ressentie étant gamin menaça de nouveau de s'emparer de lui, mais il la repoussa et se força à respirer plus lentement.

: Dans mon dos, les marins qui s'afféraient à leur tâche furent tétanisés par la peur et le mousse João Yanes Alonso hoqueta d'effroi. La voix du cambusier Cristóbal Rodríguez balbutia:
"Qu'est-ce que c'est que cette diablerie?"
Le cœur de l'aventurière fit un bond dans sa poitrine. La situation semblait tellement irréelle qu'elle éprouvait elle-même un certain malaise. Même si l'existence d'un fantôme restait absurde, l'hypothèse d'une mise en garde était maintenant plus concrète. Des perles de sueur commençaient à se former sur son front, tandis qu'elle pâlissait considérablement.

: Tous reculèrent d'un même mouvement alors que jaillissaient les premiers cris. Des cris interminables. Hypnotisé par l'apparition, je m'étais transformé en statue de sel. D'une voix qui se voulait rassurante, le maître de bord Giovanni Battista da Ponzoroni s'exclama:
"C'est sûrement un phénomène naturel, comme le feu de Saint-Elme!" Mais la
chose continuait d'avancer. Tandis que j'implorai le Tout-Puissant, j'entendis une cavalcade derrière moi. Les hurlements de mes compagnons ne tardèrent pas à s'éloigner alors que je restai là, incapable de bouger, paralysé par la peur. La
chose s'approchait et je crus distinguer la silhouette d'un homme à l'intérieur du nuage...
Se refusant à envisager ce que cette histoire lui rappelait, mais se sentant malgré elle gagnée par une peur irrationnelle, Isabella se rapprocha lentement du marin qui continuait:

: Celle-ci était grotesque, monstrueuse. Des cheveux crasseux plaqués sur le crâne, un visage blême au regard dur, une tunique tachée de sang et une main décharnée serrée autour d'un bâton. J'eus un haut-le-cœur en le reconnaissant. Une longue plainte étouffée s'éleva sur le pont et il me fallut quelques instants pour comprendre que ce son aigu sortait de ma gorge nouée.
Celle de l'aventurière était dans le même état. Elle ne put dire un mot. Dans le halo des chandelles, son visage blême et décomposé ressemblait à une apparition. Sans s'en rendre compte, tout son corps tremblait déjà de manière incontrôlée. De son côté, essayant de dissimuler son trouble, le Catalan porta son verre à ses lèvres, mais ses yeux sombres restaient fixés sur Isabella par-dessus le cristal. Il but une gorgée de vin, puis une autre, et reposa sa boisson.

: Complètement perdu, j'hésitai entre l'envie de m'enfuir avec Estéban et le besoin de rester là, de voir ce... cette
chose de plus près... Comment était-ce possible? C'était Magellan sans être vraiment lui, un être à la fois vivant et mort. De grandeur nature, il est vrai, mais n'ayant plus rien des couleurs et de la beauté des formes qu'animait la vie. L'entité se déplaça légèrement. Des étoiles dansèrent devant mes yeux tandis qu'une onde brûlante me submergeait, me signalant que j'étais à lisière de l'évanouissement. Avant que cela ne se produise, je mis le petit à terre. Le fantôme de feu mon maître était d'une pâleur effrayante, un peu comme Pablo, le géant Patagon avant qu'il ne succombe. Il m'observait de son regard chassieux, le blanc de ses yeux injecté de sang. La bouche entrouverte s'écarta, laissant échapper des sons incompréhensibles.
Le mercenaire fixa l'aventurière comme s'il attendait de sa part une question. Avec un léger effort, comme une femme qui reprend ses esprits, elle s'y plia en murmurant:

: Essayait-il de communiquer?
Mendoza haussa les épaules.

: Peut-être... Le cœur battant à tout rompre, je me hasardai d'une voix enrouée:
"Maître? Maître, c'est bien vous?" Il tressaillit et ses pupilles, elles aussi sanglantes, roulèrent hideusement dans leurs orbites. Je lui demandai s'il pouvait s'exprimer. Un son entre cri et gémissement sortit de sa gorge tandis qu'il m'observait d'un air implorant. Ses mains s'ouvraient et se refermaient de façon inquiétante, mais je ne le perdis pas de vue, paralysé par l'émotion. L'explorateur Portugais était repoussant, à peine humain, mais je n'en reconnus pas moins son visage derrière ce masque déformé couvert de sang séché. Il s'agissait de l'homme que j'avais le plus admiré au monde, de l'être qui m'avait permis de devenir ce que je suis aujourd'hui. Je le priai de dire quelque chose. Des flatuosités sortirent de sa bouche immonde, puis il joignit les mains d'un air suppliant. Emporté par le chagrin, je sentis mon cœur défaillir. Fondant en larmes pour la seconde fois depuis le drame, je m'écriai:
"Oh, maître! Qu'est-ce que ces sauvages vous ont fait?" Celui-ci poussa un grognement et resta immobile, le corps occasionnellement secoué de spasmes. Ensuite, avec une lenteur infinie, il avança. Ses mouvement sinueux me firent penser à ceux d'un serpent tandis que sa bouche s'ouvrit en laissant s'échapper un long fil de bave.
Bien qu'adulte, Mendoza s'exprimait de façon infantile. C'était comme si s'était ouvert devant lui un gouffre dont montait la puanteur du passé.

: Un sanglot resta bloqué au fond de ma gorge lorsqu'il tendit ses doigts dans ma direction. Il n'était plus qu'à quelques pas.
Isabella ne pouvait s'empêcher de faire le parallèle avec ce qu'elle avait elle-même vécu: l'image de son défunt père dans le miroir, les marques autour de son cou...

: Instinctivement, je battis en retraite tout en sentant son haleine putride me monter aux narines. C'était un mélange atroce de varech et de guano de poisson. Sa main se figea et il laissa échapper une autre plainte, puis leva à nouveau son bras d'un air décidé. Cette odeur de charogne, accompagnée d'effluves de cale mal aérée flottèrent jusqu'à moi. Terrorisé, je m'éloignai de plus en plus tout en surveillant Estéban du coin de l'œil. Ce dernier ne semblait pas du tout effrayé en dépit des circonstances. Les paupières rougies de mon mentor se plissèrent et le gémissement céda la place à un grognement inquiétant. L'instant d'après, la silhouette bondissait sur moi. Je poussai un hurlement et voulus m'enfuir, mais en reculant vivement, je ne vis pas où je mettais les pieds et tombai à la renverse. Me retrouvant sur les fesses, j'étais empêtré dans les cordages. Le temps de me dégager, le spectre me sauta dessus en poussant un cri de rage, le bâton levé.
Il parlait vite à présent, ses yeux ne quittèrent pas l'espionne qui déglutit d'angoisse. Elle avait de plus en plus de mal à respirer.

:
"Juan", hurlai-je.
"C'est moi, Juan...!" Le coup avait été porté maladroitement et je parvins à l'éviter, obéissant à un instinct semblable à celui des chats. Incapable de me relever, je reculai en glissant sur mon séant en direction de la proue. Il me suivit en titubant, son arme levée. De près, ses yeux étaient blanchâtres, gélatineux, comme parcourus de rides. Il m'enveloppa dans son nuage vaporeux. Ce fut à cet instant que sa voix désincarnée résonna dans ma tête. Elle hurlait mon nom:
"Juuuaaaan!" ...
Le capitaine se tut. Un silence de mort s'abattit sur les amants. Isabella avait l'impression désagréable d'avoir le cœur coincé dans la gorge. Présentée de la sorte, l'histoire était effrayante à souhait. Son chignon en tremblait d'émotion. Si son compagnon cherchait à lui faire peur, c'était gagné! La jeune femme avala sa salive avec difficulté. Elle secoua la tête et serra les paupières en s'efforçant de respirer profondément. Le temps de se calmer et elle les rouvrit et vit son homme se rejeter en arrière sur son siège. Ses cheveux lui tombaient sur le front. Ses yeux regardaient dans le vide.

: Toujours à reculons, je gagnai le gaillard d'avant. Magellan me suivait en vacillant, la main levée, les doigts fébriles, prêt à frapper. Je ne tardai pas à me retrouver bloqué contre les escaliers menant au château de proue. Le fantôme avançait inexorablement, menaçant et pathétique. Il releva la tête, découvrant les larges plaies qu'il avait au front et à la gorge. Une nouvelle fois, j'entendis retentir un
"Juuuaaaan!" à l'intérieur de ma caboche. Dans un murmure, je lui soufflai de ne pas approcher mais il caressa mes cheveux d'une main tremblante qui dégageait une terrible odeur de mort.
"Non, je vous en prie", l'implorai-je. Ses lèvres s'écartèrent, exhalant une puanteur atroce. Un index répugnant descendit le long de ma joue pour recueillir une larme puis caressa la ligne de ma bouche. Révulsé, je m'aplatis contre la première marche en lui disant:
"Allez-vous-en!" Mais ma requête se transforma en un gargouillement baveux. La créature scandait toujours mon nom et haletait de plus en plus vite à mesure que son doigt avançait sur mes lèvres. Pris de dégoût, je voulus me dégager en tournant la tête. La main, prête à abattre le gourdin sur mon crâne, se mit à trembler. Sa respiration précipitée se transforma progressivement en gémissement plaintif. Paralysé par l'horreur, incapable de prononcer la moindre parole, je vis sa dextre s'abattre dans un spasme. Le gourdin s'écrasa contre ma tempe et le monde entier disparut devant mes yeux: Estéban, les oiseaux, l'île de Cebu se mirent à tourner en rond et à la renverse tandis que toutes sortes de cloches et de voix lointaines tintaient à mes oreilles.
Mendoza prit une longue inspiration puis se vida lentement les poumons.

: J'ignore combien de temps je restais ainsi. Bien plus tard, je sortis lentement de l'abîme dans lequel je m'étais enfoncé et repris progressivement connaissance. Cette remontée interminable me fit l'effet d'une éternité. Mon crâne me faisait mal. Enfin, j'ouvris les yeux. Mes paupières étaient en plomb et je dus lutter pour ne pas les laisser retomber. Que s'était-il passé? Je restais un temps allongé en balayant du regard le décor où je me trouvais. Je reconnus la mâture de la
Trinidad. Le ciel pétillait encore d'étoiles et des cris, profonds et harmonieux, se superposaient au bruit d'un ressac. Peut-être des mouettes. Soudain, tout me revint en un éclair.
Les veines saillaient sur son front.

: C'était incroyable, inimaginable! J'irais même jusqu'à dire impossible... si ça ne s'était pas produit. Rassemblant mes forces, je tentai de me relever, en vain, car mon corps était encore engourdi. J'entendis alors quelqu'un me dire:
"Doucement". Dans l'éclatante lumière de cette fin d'après-midi, Pigafetta venait de me rejoindre et me regardait. Il avait l'air aussi mal en point que moi.

: Sa tête était toujours bandée, à cause du poison recouvrant la pointe de flèche qui l'avait blessé au front lors de l'assaut sur Mactan. Péniblement, il se pencha pour toucher le mien de sa main fraîche. Il la retira et patienta quelques instants avant d'essayer de me faire avaler un peu d'eau. Je voulus dire quelque chose, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Le chroniqueur s'inquiéta et me demanda si ça allait. Pour toute réponse, j'émis un bruit d'outre percée. Antonio m'invita à prendre mon temps avant de m'exprimer.
Mendoza hésita, et une expression de désarroi, ou peut-être de regret, s'afficha sur ses traits.

: J'avalai péniblement ma salive et fis un effort pour remuer la mâchoire mais je fus incapable de dire quoi que ce soit.
Il marqua une nouvelle pause. Sa respiration, qui s'était accélérée au cours de la dernière phrase de son récit, retrouva un rythme plus normal. Il poursuivit:

: L'occasion est rêvée pour toi de nous gratifier de l'un de ces bons mots dont tu as le secret.

: J'en suis incapable. Ce que tu as vécu est si terrifiant qu'il serait inconvenant de plaisanter là-dessus! Et puis, quelle genre de compagne je serai si je me moquais ainsi de l'homme que j'aime?
Après un silence, elle demanda:

: Que s'est-il passé ensuite?

: D'une main ferme, l'Italien me prit par le col de la chemise et m'obligea à me mettre en position assise. Il me signala que les marins à bord étaient passés à côté de lui en hurlant comme des damnés. Il ne savait pas ce que nous avions vu, mais il n'y avait plus rien, à présent. Ils avaient cherché partout, c'était fini. Je baissai la tête et avalai à nouveau ma salive, comme pour exorciser la présence de feu mon mentor, puis je vomis sur le pont.
Un énorme silence tomba et l'épéiste sembla soudainement désireux d'en finir, ou du moins de laisser un long temps mort s'établir entre ce passage et la suite. Il arrangea quelques mèches de sa partenaire.

: Est-ce que ça va?
L'aventurière haussa les épaules et le fixa d'un œil vide. Il prit cela pour une invitation à continuer.

: Cette nuit-là, mon sommeil fut agité. Après ce que je venais de vivre, c'est tout naturellement que mon maître s'invita dans mes songes. Il était dans une colère noire:
"Depuis que je suis mort, tu ne m'écoutes plus! Que faut-il que je fasse pour que tu redeviennes le mousse obéissant qui me respectait? Tu crois que c'est agréable de passer ses journées avec des âmes errantes, hein? Tu crois que c'est amusant d'être bloqué entre deux mondes? Je t'interdis d'aller à ce banquet, tu m'entends! C'est clair, cette fois?" Bien évidemment, ce ne fut que le lendemain matin que ces mots prirent tout leur sens. Avant cela, personne n'avait idée que nous allions être invités.
Peu convaincue, Laguerra émit un grognement.

: Personne, sauf peut-être une: ce félon d'Enrique!
Mendoza secoua la tête. Il se força à sourire et découvrit ses dents en un rictus dépourvu de gaieté:

: Bougre d'entêtée, tu ne lâches jamais le morceau, hein! Mille écus, pourquoi tiens-tu tant à faire de lui le méchant de l'histoire? Mais soit!
Malgré la tiédeur orageuse de la nuit, les amants frissonnaient un peu. Assis en tailleur sur la banquette, l'un en face de l'autre dans le noir, ils parlaient à voix basse, avec circonspection, comme si dans l'obscurité qui les entourait se cachait une présence invisible qui pouvait les entendre. Aucun des deux ne l'avoua mais ils avaient les jetons*, comme si des peurs millénaires se réveillaient en eux et s'evertuaient à prendre le contrôle de leur esprit.
Dans celui de l'aventurière, qui trouvait ce manque d'éclairage de plus en plus inquiétant, un visage spectral flottait dans l'air en rasant les murs: celui de Fernando Laguerra. Il vint se nicher dans le coin le plus sombre de la suite, mais aux yeux de sa fille, il apparaissait clair et distinct jusque dans ses moindres détails, comme si elle l'avait vu la veille.
Certaines bougies n'étaient plus que des rogatons. Sous la supervision silencieuse d'Isabella, Juan se leva et fit le tour de la pièce pour en placer d'autres avant de venir se rasseoir.
Le passé recula, glissa dans son abysse fétide, qui se referma.

: En somme, le spectre de Magellan aura finalement été une sorte de messager, un ange protecteur en t'empêchant de te rendre à ce banquet.

: On peut le dire, oui. Néanmoins, il aurait pu se manifester autrement la première fois car entre nous, sa méthode n'était pas la plus douce qui soit!

: Je pense qu'il avait déjà tenté de communiquer avec toi, de délivrer son message de manière plus subtile, de façon indirecte. Mais, accablé par le chagrin, tu n'avais pas su interpréter ses signes. Il lui fallait recourir à la manière forte afin que tu comprennes...
La bretteuse fixa son compagnon. Ce dernier avait eut le cran de replonger dans ses souvenirs pour elle, il avait trouvé le courage de lui montrer son côté vulnérable. Elle en fut touchée et se demandait pourquoi elle éprouvait tant de peine à en faire autant. Il était temps pour elle d'y remédier car un homme ne pouvait continuer éternellement à mettre son cœur à nu sans rien obtenir en retour. Il n'y avait point d'intimité sans confidences. Cependant, les vraies confidences se disaient à peine. Secrètement, Isabella espérait qu'il saisisse ses sous-entendus:

: En parlant de signes, tu n'as pas l'impression... tout le temps... qu'il y a
quelqu'un? Quelqu'un qui nous observe?
Non sans réticence, le mercenaire marmonna:

: Simple nervosité, ma belle.
Elle insista:

: Alors, tu ressens ça, toi aussi?
Elle frissonna de plus belle et se pencha un peu plus vers lui:

: J'ai lu un livre il y a peu... Il s'agit des Jours de fête du juriste Napolitain Alessandro Alessandri. Certains ont loué l'érudition dont cet ouvrage est rempli, et d'autres se sont moqué des preuves de crédulité que l'auteur y donna en parlant d'apparitions spectrales. Pas moins de six chapitres en tout.
Mendoza haussa les sourcils:

: Es-tu en train d'insinuer que le fantôme de Magellan est parmi nous, ce soir?

: Tu veux sans doute dire son esprit? Non, il ne s'agit pas de lui.

: Revenant, fantôme, esprit... Au fond, c'est la même chose, non?

: Pas exactement. Chaque terme correspond à une entité bien précise. Un des chapitres de ce livre m'avait bien éclairé sur ce sujet. Il y a quelques nuances pour les différencier.

: Vraiment? Quelles sont-elles?

: Eh bien, un revenant est un défunt qui revient du royaume des morts soit pour nous hanter soit pour nous venir en aide.

: Tout comme un fantôme, quoi!

: Tu as entièrement raison, sauf qu'un revenant est un proche disparu ayant une apparence identique à celle qu'il avait de son vivant et se comporte comme tel. Un fantôme lui, est souvent une image floue, lumineuse, brumeuse et inconsistante, qui paraît flotter au-dessus du sol. Il nous donne une impression étrange et peut parfois nous mettre vraiment mal à l'aise car il s'agit le plus souvent d'un inconnu. Ainsi, on sait d'instinct qui vient nous rendre visite grâce à la façon dont on se sent.

: Et un esprit?

: Proche ou non, cet être invisible nous fait nous sentir serein, réconforté et rassuré. Il se manifeste souvent dans nos rêves où nous pouvons le voir sous forme d'apparition. De toute façon, le sentiment entourant un esprit est souvent calme. Pour finir, il est libre d'aller où bon lui semble lorsqu'il doit délivrer un message tandis que les deux autres sont attachés à un objet ou à un lieu particulier: celui où leur vie a pris fin brutalement.

: C'est très instructif. J'y vois plus clair à présent. Mais dis-moi, s'il ne s'agit pas de mon mentor, à qui penses-tu, alors?
La jeune femme pesa soigneusement la question. La présence de son père l'avait mise dans tous ses états. Que faisait-il ici? Que cherchait-il? À quoi jouait-il exactement? Sa cervelle était pleine d'interrogations et elle se dit que c'était une plaie de vouloir tout analyser ainsi. Elle sourit de sa vanité et répondit à demi-mots:

: À quelqu'un que nous avons tous deux côtoyé par le passé.
Un doigt posé sur le menton, le capitaine prit le temps de réfléchir:

: Mmm! Une ancienne connaissance qui aujourd'hui n'est plus de ce monde et dont toi seule devine la présence...
Il se perdit quelques secondes dans ses réflexions.

: Puis-je te demander comment tu te sens? Plutôt sereine ou au contraire, très agitée? Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mais tu parais anxieuse.
Elle renifla.

: Je n'irai pas jusque-là. J'ai un peu peur, c'est tout.

: Donc, si j'ai bien compris ce que tu viens de m'expliquer, il s'agit d'un fantôme. En suivant ta logique, j'en déduis que cette entité est attachée à ce lieu précis. Or, je ne connais personne qui soit mort de façon brutale à Patala.
Mendoza avait d'emblée éliminé Athanaos et Gaspard, bien vivants. Les alchimistes présents aussi. Il se creusait la cervelle et se disait qu'il ne servait à rien de continuer. Il en était là, à deux doigts de tout lâcher lorsqu'une idée s'imposa à lui. Comme ça, aussi simplement. Elle sortit de nulle part, lui fit un sourire plein de promesses et lui montra que c'était la solution, qu'il n'y en avait pas d'autres et qu'il aurait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, c'était la seule réponse envisageable.

: Zarès?
La jeune femme leva les yeux au plafond.

:
Grand Dieu, ce n'est pas possible! Il le fait exprès ou quoi?! Je fais allusion à mon père, bougre d'âne!
Après un instant de silence, elle lui adressa un sourire.

: Non, je ne songeais pas à lui non plus.
Elle s'interrompit, puis reprit:

: Quoique... tu n'as pas tout à fait tort! Ce nabot s'invite de plus en plus souvent dans mes cauchemars ces temps-ci.

: Tiens donc! Dans les miens aussi. Mais rêver de lui ne veut pas dire qu'il ait passé l'arme à gauche, ce qui est bien dommage...

: Par moments... je n'en suis pas si sûre.
Il la regarda avec curiosité mais ne dit rien. Une lueur valsa dans son regard. L'envie d'aller combattre ce diable roux en personne. L'instant suivant, il ne fut plus si sûr de ses propres sentiments. Avait-il envie de risquer sa vie, encore une fois, alors qu'il désirait fonder une famille? Toujours plongé dans ses pensées, il revint au sujet qui le taraudait: essayer de deviner qui pouvait bien être ce fameux défunt. Après quelques secondes de recherches, il n'avait pas progressé d'un iota. Il lâcha:

: Non, désolé je ne vois pas... Lors de la quête des cités d'or, nous avons croisé tellement de gens. Ça peut être n'importe qui. Je donne ma langue au chat.

: Laisse tomber, cette conversation est ridicule. Moi aussi, je suis ridicule. Il n'y a personne ici, à part nous. Si nous en revenions plutôt à cette histoire de banquet?
À suivre...
*
*Alcade: Fonctionnaire qui dirige l'exécutif d'une administration locale en Espagne. L'alcade était un juge désigné, très souvent le premier magistrat d'une assemblée élue ou représentative.
*Bornéo: Le nom de Bornéo vient de celui de Brunei, petit sultanat situé sur la côte nord-ouest de l’île. Cette confusion entre l’île et un des États qui s’y trouvait vient des Portugais de Malacca, qui parlaient de Burney, de Burneo ou de Burne.
*Resserre: Ou cambuse. Local d'un navire, pris entre la cale et le faux-pont, contenant les vivres de l'équipage. Dans l'usage moderne, il désigne parfois à tort la cuisine d'un bateau.
*Avoir les jetons: Datée du XIème siècle, l'expression s'explique par le mot "jeton", qu'il faut associer au verbe "jeter" qui, à l'époque, désignait le fait de "faire sortir". Est ainsi exprimé le fait de faire sortir des matières fécales, comme quand on a très peur.