Suite.
La surprise mit dans les yeux d'Isabella des points d'interrogation qui déridèrent Juan, d'un sourire un peu amer cependant:

: Cela faisait maintenant six jours que la flotte était séparée. Entre-temps, cela va sans dire, des explorations à terre furent faites dans toute la partie qui avoisinait le mouillage où la
Victoria et la
Trinidad avaient fait escale. Si la baie des Sardines attristait le regard jusqu'aux arides pointes de sa côte, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont les hauteurs se profilaient à l'est. Aux roches tapissées d'algues brunes, aux ravins hérissés d'arbrisseaux se succédaient de vastes prairies, des pâtures vierges que bordaient des collines boisées qui formaient l’ossature de la presqu'île. Là s'entremêlaient les doroniques à fleurs jaunes; les asters maritimes à fleurs bleues et violettes; les seneçons à tiges d’une demi toise et nombre de plantes naines comme des cytises grimpants; des épines-vinettes aux fruits rouges et charnus, allongés et acides, regroupés en grappes pendantes; mais également des bromes et des pimprenelles minuscules en pleine floraison. Car depuis un mois déjà, les symptômes de la saison nouvelle étaient apparus. Les neiges s'étaient changées en pluies qui couraient à travers les herbes. Les pentes des collines se zébrèrent de filets de verdure; les hêtres exhumèrent leurs squelettes du suaire blanc; quelques arbres, à feuilles persistantes, montrèrent leurs frondaisons; les nouveaux bourgeons poussèrent leurs pointes entrouvertes; les glaces dérivèrent au courant des eaux redevenues libres; l'embouchure de la baie se dégagea peu à peu; les bruyères secouèrent sous la brise leurs branches décolorées; les troncs se tapissèrent de mousses et de lichens; les sables resplendirent des coquillages que le ressac y semait à profusion; les goémons et les varechs, pétrifiés par le froid, s'agitèrent le long des roches et s’épaissirent; le soleil aidant, toute la nature revêtit ses couleurs printanières; des effluves plus ardents, chargés d’odeurs balsamiques, se propagèrent à travers l’espace. Il y eut encore des jours de rafales, comme celui où nous étions partis en exploration à bord de la
Bergantina, et la baie avait subi de terribles assauts du détroit, mais on sentait que la période des grandes tempêtes était éteinte avec l'approche de l'apaisement estival. Les pâturages se succédaient aux pâturages, veloutés d'une herbe luxuriante, où des centaines de camélidés eussent trouvé leur pitance. Et, de fait, les représentants de cette race en eurent jusqu'au ventre de ces épais herbages.

: Des camélidés?

: C'est à croire que tu ne m'écoutes qu'à moitié, ma belle. Rappelle-toi que j'ai déjà mentionné ce gracieux animal au long cou et à la courbure élégante, à la croupe arrondie, aux jambes nerveuses et effilées, au corps aplati, à la robe d'un rouge fauve tacheté de blanc, à la queue courte, en panache et très poilue...

: Ah oui, ces ruminants-là*! Ceux que les Patagons de
San Julián vous ont appris à chasser...

: C'est cela même. Vus de loin, ils ont souvent été pris pour des chevaux montés, et plus d'un marin, trompé par cette apparence, avait cru apercevoir toute une bande de cavaliers, courant dans un certain ordre à travers les interminables plaines de la région. Comme je l'appris plus tard, une de ces excursions conduisit quelques hommes à une demi-douzaine de lieues en direction du nord-est. Leur admiration égalait leur surprise. Les riches pâturages témoignaient partout de la fertilité du sol, entretenus par un réseau de petits ruisseaux, dont le cours se déversait dans la rivière des Sardines, aux eaux claires et limpides qui venait des collines. La végétation arborescente répondait à cette luxuriante tapisserie des plaines. Les forêts, encadrant là de vastes espaces, se composaient plus particulièrement de hêtres d'une venue superbe, enracinés dans un sol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, parfois veloutés de mousses rameuses. On dénombrait aussi des bouleaux d'une circonférence allant jusqu'à une toise à leur base, dont le bois était d'une extraordinaire solidité, et enfin des espèces de conifères ressemblant aux cyprès, d'une hauteur de trente à quarante pieds. Sous ces voûtes verdoyantes s'ébattait tout un monde de volatiles. Il y avait ceux qu’on pouvait appeler les ruraux, les uns gros comme des cailles, les autres comme des faisans; des grives; des merles, et aussi les variétés de l'espèce marine, tels que les canards; les cormorans; les goélands et les oies, tandis que les camélidés bondissaient à travers les prairies. Bref, malgré cette nature printanière enchanteresse, pour beaucoup, l'attente commençait à devenir pesante. Pendant ce temps, dans la cabine de l'Amiral, Bustamante et Alonso tinrent conseil un bon moment auprès de lui. Après déjeuner, quand ils eurent parlé tout leur content, mon mentor décida d'aller au-devant des deux navires manquants. Il convient d’ajouter que ce dernier me témoigna une bienveillance cordiale, et n'eut pas un mot de blâme ou d'éloge pour mon escapade, estimant que les jeunes gens apprenaient bien mieux de leurs erreurs. D'ailleurs, mes engelures me démangeaient affreusement. Que le barbier-chirurgien fût un homme instruit, aucun doute à cet égard, et principalement dans les sciences expérimentales. Il avait dû faire des études très complètes en médecine, et, chez lui, le docteur se doublait d’un naturaliste très entendu à la classification comme à la vertu des plantes. Après s'être rapidement rendu sur la
Victoria, il revint avec un carnier qui contenait une trousse et quelques flacons pleins du suc de certaines herbes de ce pays. Il appliqua quelques tampons de charpie imbibés du liquide organique de l’une des fioles et colla un peu de taffetas gommé sur chacun de mes doigts de manière à maintenir les compresses. Puis, il me tira les oreilles par-dessus le marché...
Le rire de la jeune femme lui coupa la parole. Un grand éclat sonore et joyeux qui n'allait pas tellement à sa personnalité rigide et froide.

: Encore! On ne dirait jamais, à te voir, que tu as pu être tourmenté de la sorte par le passé.

: Tu te demandes comment l'enfant que j'étais n'a-t-il pas plié? C'est l'un de ces mystères de la volonté humaine qui, lovée au cœur des plus faibles, peut les porter plus loin que les forts... Tiens, en parlant d'hommes faibles et souffreteux, il y en a un qui a atteint le trône impérial... Tandis que l'armada des Moluques revenait sur ses pas, Charles Ier d'Espagne, instigateur de l'expédition, venait d'être fraîchement couronné Empereur des Romains, devenant ainsi le célèbre Charles Quint.
Ne pouvant s'empêcher de sourire, Isabella demanda:

: Nourris-tu de si hautes ambitions?

: Oh non! Surtout pas! Tout ce que je désire, c'est vivre selon mon bon plaisir. Et tout ce dont j'ai besoin pour cela se trouve ici.
Sans dire un mot de plus, il contempla l'espionne du roi avec des yeux qui brillaient comme des chandelles. Tendrement, il se pencha sur sa bouche, mais avec ce qu'il avait bu, la puissance de son haleine, sans pour autant être désagréable, arrivait jusqu'aux narines de la jeune femme. Celle-ci esquiva le baiser en inclinant la tête sur le côté. Comprenant l'allusion, le Catalan lui embrassa la joue et fit:

: Fort bien. Mais ne crois pas que tu pourras longtemps me tenir à distance!
L'aventurière se remit à rire puis demanda:

: Et comment sais-tu que cette cérémonie a eu lieu alors que vous vous trouviez à l'autre bout du monde?

: Je l'ignorai à l'époque. Mais il avait déjà été élu à ce poste le 28 juin 1519, donc avant le départ de la flotte. Ce n'était qu'une question de temps pour que cela ne soit acté... Mais je t'en prie ma douce, ma belle, ma précieuse, cessons de parler de notre souverain et revenons à nos nefs manquantes... Nous retrouvâmes l'une des deux. Serrano informa son vieil ami qu'il ignorait ce qui était arrivé au
San Antonio et qu'il le pensait perdu. On se rendit d'abord dans la zone sud-est, que Mezquita était censé explorer. Mais rien! Un navire manquait bel et bien à l'appel. Ce fut une surprise si triste, si négative, car c'était le vaisseau le plus important après la nef amirale, celui qui transportait le plus de provisions qui avait disparu. Mon maître ordonna à Duarte Barbosa, le capitaine de la
Victoria, de partir à sa recherche, jusqu'à l'entrée du détroit s'il le fallait. Et s'il ne le trouvait pas, il devait planter un drapeau sur un point remarquable, et enterrer à son pied une lettre, enfermée dans une jarre qui donnait la position du reste de la flotte. Pendant ce temps, les deux autres navires retournèrent mouiller dans la baie des Sardines. Magellan en profita pour faire dresser une croix au pied des montagnes qui la bordaient, pour la plus grande joie de Pedro de Valderrama.
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: Ce n'est pas la première fois que tu mentionnes l'aumônier de la
Trinidad. Pourquoi?

: Parce qu'il était une figure clé dans le soutien spirituel des équipages de la flotte. De plus, il effectuera un travail essentiel dans l'évangélisation des indigènes du Pacifique, jusqu'à sa mort lors du soulèvement des aborigènes à Cebu. Mais j'y reviendrai le moment venu. Pour l'heure, le capitaine de la
Concepción ne manifestait pas la vivacité légère et insouciante de l'homme d'Église. Non, il brûlait ses réserves de patience à grande vitesse, peinant à se contrôler. Il savait que Álvaro de Mezquita n'aurait jamais trahi son cousin en l'abandonnant de la sorte. En revanche, Estêvão Gomes ayant manifesté son envie de partir, s'était opposé à l'Amiral sur
Isla Isabel. Serrano l'avait certes détesté dès le premier regard, mais il ne voulait pas empiéter sur l'autorité de Magellan, comme ce dernier le lui avait demandé. Trépignant sur place comme un enfant, il soupirait:
"Que de temps perdu!" Et il ne fut pas le seul à penser cela. Si la conduite de quelques marins avait été inquiétante durant l'hivernage à
San Julián, elle devint franchement menaçante dans la baie des Sardines. Que ce soit à bord de la
Trinidad ou de la
Victoria, certains traînaient ça et là sur le pont en grommelant entre eux. Ils recevaient d'un air furieux l'ordre le plus insignifiant, pour l'exécuter ensuite avec négligence et à contrecœur.
Il n'y avait rien a ajouté. Le navigateur acheva son verre. Ses yeux brillèrent soudain d'un feu plus vif, tandis que sa voix se chargeait d'une espèce de nostalgie:

: Le ciel, où s'amorçait la nuit, était clair et sans nuages, un froid guilleret piquait le nez et les oreilles, s'amusait à taquiner le bout de l'année, à lui fouetter le sang. Ce soir-là, je m'installai le plus confortablement possible, fermai les paupières et bloquai de mon esprit les airs de musique joués par la poignée d'hommes encore enthousiastes de l'équipage. Je m'efforçai d'oublier les eaux agitées du détroit glissant sous le ventre de la
Trinidad, la fin affreuse de Mendoza et Quesada, celle de Cartagena, poussé de force sur le banc de sable qui l'attendait. Plus encore, j'évitai de m'interroger sur le sort que Magellan réserverait à Gomes, sachant d'avance qu'il n'aurait rien d'enviable si mon maître remettait la main dessus.

: J'imagine, oui...

: J'abordai une fois de plus les Moluques en rêve, par tous les côtés. J'explorai chaque île, chaque arpent de leur surface, j'escaladai mille fois le pic Kiematabu de Tidore, ayant passé des heures entières à méditer sur les cartes connues. De son faîte, je me délectai à contempler les paysages les plus merveilleux et les plus divers. Parfois, les îles aux épices fourmillaient de sauvages que nous combattions, parfois, elles étaient pleines d'animaux dangereux qui nous poursuivaient. Mais dans mes songes, il ne m'arrivait rien de plus dramatique et de plus étrange que nos aventures réelles...
Le Catalan, les bras croisés, la tête redressée, portait ses regards dans la direction de la fenêtre, comme s'il se fût attendu à voir une bête sauvage paraître au sortir de la jungle.

: Le lendemain matin, lorsque je me réveillai sur le pont, la
Trinidad roulait, dalots noyés, dans la houle du détroit. Les bouts-dehors tiraient sur les poulies, la barre battait à droite et à gauche, tout le navire craquait, gémissait et sursautait comme une fabrique. J'étais contraint de me cramponner car tout tournait vertigineusement devant mes yeux. J'avais beau être assez bon marin quand nous faisions voile, je n'avais jamais pu supporter d'être ballotté ainsi sur place, comme une bouteille vide, sans ressentir quelques nausées, surtout à jeun. Quelque part, j'enviai les hommes de la
Victoria. Pendant une semaine entière, elle navigua, cherchant en vain le navire perdu. Elle revint sur ses pas et remonta tout le détroit dans l'espoir de le retrouver. Malgré la force du courant, elle parvint à repasser les deux goulets dans un sens, puis dans l'autre.
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: L'équipage enterra plusieurs lettres et planta plusieurs drapeaux, mais rien! Aucune trace, aucune épave, aucun naufragé.
La jeune femme retint son souffle, regardant avec curiosité les prunelles de son compagnon se dilater, devenir si larges qu'elle n'en pouvait plus détacher son propre regard. Elle épiait les expressions de ces yeux noirs et crut y lire de la colère...

: Le San Antonio avait bel et bien déserté.
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La surprise d'Isabella ne fut pas feinte car même six mois après les faits, lorsque la nouvelle arriva en Espagne, elle était bien trop jeune pour s'en soucier.

: Tant d'efforts pour en arriver là!

: Comme tu dis... Les contretemps semblaient s'accumuler à plaisir sur cette route où nous nous étions engagés avec tant d'espoir et de détermination. Ce n'est qu'en septembre 1522, de retour au pays, que j'appris le fin mot de l'histoire. Le pilote protestataire Estêvão Gomes avait reprit le commandement de force après avoir incité l'équipage à se mutiner. Il avait mis aux fers Álvaro de Mezquita, le commandant du navire et Jerónimo Guerra fut désigné comme son remplaçant. Les insurgés comptaient amener aussi au pays l’un des deux géants que nous avions pris, et qui était sur leur vaisseau. Mais il mourut en approchant de la ligne équinoxiale, dont il ne put supporter la grande chaleur. Le
San Antonio revint à Séville environ six mois plus tard, le 08 mai 1521, avec cinquante-cinq survivants. Il s'ensuivit un procès de plusieurs semaines contre l'équipage. Alors que le cousin de l'Amiral s'avéra le seul homme loyal du
San Antonio, les autres témoignèrent d'un Magellan mauvais et non conforme à la réalité. En particulier, pour justifier de la mutinerie de Pâques, ils se plaignirent de sévices. Lors du voyage de retour à travers l'Atlantique, Mezquita fut torturé pour confirmer ces affirmations. Ils avaient même poussé le vice jusqu'à déclarer qu'ils étaient retourné à
San Julián pour retrouver Juan de Cartagena et Pedro Sánchez de la Reina, mais sans succès. À mon humble avis, ceci paraît douteux: le navire fit défection le 08 novembre 1520, soit trois mois après le bannissement des deux hommes et sans compter le trajet du retour. De longues semaines durant lesquelles les exilés auraient dû survivre par leurs propres moyens en chassant, pêchant et en trouvant de l'eau potable.

: Oui, cela reste envisageable pour des aventuriers tels que nous, mais eux... L'un était un noble de haute extraction et l'autre un clerc. Ces deux-là n'étaient pas véritablement prédisposés à survivre en pleine nature...

: Dans ce cas, ils auraient du retrouver leurs corps, tu ne crois pas?

: On ignore ce qui leur est arrivé. Sans certitude, toutes les hypothèses sont envisageables.

: En ce qui me concerne, il est possible, voire vraisemblable que Gomes a sans aucun doute déformé la réalité pour se donner le beau rôle. Je suis persuadé qu'ils n'ont jamais remis les pieds là-bas. Au final, aucun de ces menteurs ne fut condamné. La réputation de l'Amiral en pâtit, de même que celles de ses amis et de sa famille. Mezquita fut emprisonné pendant un an après le procès, et l'épouse de Magellan, Beatriz, fut coupée de ressources financières et assignée à résidence, ainsi que son fils...

: Pauvre femme! Il est en tout cas certain que son mari n'avait pas vu venir la traîtrise, autrement il aurait gardé Gomes près de lui pour le surveiller.

: Étant Portugais, mon mentor l'avait considéré comme loyal. Il l'avait justement choisi comme pilote du vaisseau amiral, au regard de son expérience. De plus, avant le départ, Estêvão Gomes aurait confié ses économies à Diogo Barbosa, beau-père de Magellan et père de Duarte Barbosa.

: En agissant ainsi, il condamnait le projet de l'armada.

: Il aurait pu, oui, mais c'était sans compter sur la ténacité de mon maître. Rien ne pouvait le détourner de son objectif. Si le pilote Portugais n'avait pas déserté, nous aurions continué tout droit sans nous arrêter, ce que nous fûmes obligés de faire. Tandis que la
Victoria refaisait tout le chemin parcouru en sens inverse, les hommes revenus dans la baie des Sardines étaient désœuvrés. Allions-nous continuer jusqu'à la sortie du détroit ou rebrousser chemin? Foncer vers l'inconnu ou retrouver les chemins familiers de l'Atlantique? Dans un sens comme dans l'autre, une seule question nous taraudait: aurions-nous assez de vivres? Il était fort regrettable que nous ayons perdu notre plus grosse cargaison. Les rations sur les trois autres navires étaient très maigres... Si maigres que nous devions trouver une solution. Si on nous avait permis de rester inactifs, nous nous serions abandonnés au désespoir. Mais le capitaine-général ne l'entendait pas ainsi et il nous fit tous descendre à terre en vociférant:
"Tous à la besogne!" En effet, il n'y avait rien de plus pressant que cette tâche: trouver de quoi remplir les cales. Arpentant les collines, nous reconnûmes certains des arbres d'Espagne comme les cyprès, les sabiniers, le houx, les myrtes, les chênes verts. Il y avait une douzaine d'autres essences que nous ne sûmes identifier. Bien qu'ils furent verts et humides, ces résineux brûlaient bien. Par chance, nous trouvâmes aussi une quantité infinie d'herbe: le céléri sauvage. Précieuse trouvaille pour des gens rassasiés de poisson et affamés d’herbe. Ce légume frais poussait en abondance et comme il y en avait beaucoup, nous nous mîmes à en manger et à en faire des conserves, dans du vinaigre.
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: Les jours s'écoulaient dans cette attente, qui ne laissait pas d'être un peu inquiétante. La végétation reprenait avec une extraordinaire vigueur. Jamais pâtures plus riches n'avaient été offertes aux animaux, et elles eussent suffi à des milliers de têtes. Des neiges de l'hiver, il ne restait plus que quelques amas, à l'abri du soleil, et qui ne tarderaient pas à fondre. Les chasseurs et les pêcheurs étaient servis à souhait. Les uns se répandaient à travers les plaines à la poursuite des ruminants, sans parler de quelques grands chats sauvages, de mêmes espèces qu'à la Terre des Feux. Les autres exploitaient les plages voisines. Pendant une semaine entière, les marins prirent avec leurs lignes quelques belles pièces et ils recueillirent nombre de mollusques sur les rochers. À cette pêche, ils auraient pu ajouter la chasse des loups marins qui s'ébattaient sur les grèves. Mais qu'eussent-ils fait de leurs dépouilles, faute de sel pour les conserver? Alors que tous engrangeaient des provisions, je m'occupai de diverses besognes, entre autres du nettoyage de la chaloupe, puis de vider leurs prises. Lorsque la
Victoria revint, Magellan semblait inquiet, contrarié. On aurait dit Sisyphe à qui l'on aurait ordonné de pousser sa pierre sur une montagne encore plus élevée. Certes il avait fini par trouver la sortie du détroit, et par conséquent atteint le but qu’il s'était fixé. Mais les vaines recherches pour retrouver le
San Antonio l’amenèrent à se poser les mêmes questions que ses hommes sur la suite du voyage. Retiré dans sa cabine, assis devant sa petite table, la tête appuyée sur sa main, il ne s'était pas encore remis du coup qui venait de le frapper, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur et qu'elle ébranle jusque dans ses racines. La malchance éprouvait cruellement les matelots. Alors qu'ils auraient dû être en plein Pacifique, navigant vers les Moluques, ils se voyaient dans l'obligation de séjourner pendant un temps sur une des îles de l'archipel. Mais, au total, ils en seraient quittes pour un retard de quelques jours, et n'auraient à regretter que les vivres du
San Antonio.
Tout à coup, Laguerra se mit à réciter tout haut:

:
"Essayer de lutter contre les maux envoyés par les Dieux, c'est faire preuve de courage mais aussi de folie. Jamais personne ne pourra empêcher ce qui doit fatalement arriver..."
Puis, tournant la tête vers son homme, elle demanda:

: Que penses-tu de ceci? Ce texte est d'une grande beauté, n'est-ce pas?

: Si tu le dis, ce doit être vrai. Pour ma part, j'apprécie peu Euripide et moins encore son Hercule furieux. Je lui préfère de beaucoup Eschyle:
"Ah! Triste sort des hommes: leur bonheur est pareil à un croquis léger; vient le malheur, trois coups d'éponge humide, c'en est fait du dessin..." Voilà des années que le dessin de la vie de Magellan s'est brouillé et qu'il n'a pu en tracer un autre. Enfin, pour l'heure, il se releva, fit quelques pas vers la porte, l'ouvrit puis aperçut le maître de bord et le maître d'équipage, immobiles au pied du mât d'artimon. Giovanni Battista da Ponzoroni et Francisco Albo se retournèrent vers lui, prêts à son appel, mais il ne les sollicita pas... Non, il ne se livra pas et garda invariablement son habituelle réserve. Sa pensée l'entraîna vers l'avenir, un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Les marins étaient affligés, les vivres à un niveau alarmant même en tenant compte des dons de la Providence. Malgré les ressources de la baie, nous étions vraiment au plus près. Pour finir, les trois navires restants avaient beaucoup souffert des rudes conditions de navigation dans les mers australes. C’est ainsi que lui, le capitaine-général, connu pour sa rudesse et son intransigeance, lui dont l'autorité était parfois jugée tyrannique, lui qui dès le début du voyage était entré en conflit avec trois de ses capitaines de vaisseaux parce qu'il refusait de communiquer la route, le voilà qui en vint à demander l'avis de ses officiers. À cette fin, mon mentor dicta un courrier à son secrétaire, Leon de Ezpeleta.
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: Le Basque Français écrivit une missive à destination de la
Victoria, enjoignant le capitaine Duarte Barbosa, le pilote Andrés de San Martín et le maître d'équipage Miguel de Rodas d'exprimer leur avis sur la suite à donner à l'expédition. Elle fut signée par le notaire de la
Trinidad et datée du mercredi 21 novembre 1520. Martín Méndez, le notaire de la
Victoria, en fut informé dès le lendemain...

: Si je te suis, Magellan ne consulta que les gradés de la
Victoria! Pourquoi n'avait-il pas interrogé de la même manière ceux de la
Trinidad et de la
Concepción? Pour ce dernier navire, ceci serait logique, car Juan Rodriguez Serrano était l'un de ses proches. À bord se trouvaient également l’expérimenté pilote João Lopes Carvalho, mais aussi le maître d'équipage Juan Sebastián Elcano. Si ce dernier avait participé à la mutinerie de
San Julián, il n’en demeurait pas moins un marin compétent qui avait l’oreille de son équipage.

: Si tu m'avais laissé finir, je t'aurai expliqué de quelle façon il avait sollicité l'avis des autres.

: Comment?

: Eh bien, dans la mesure où il se trouvait sur le navire amiral, je présume qu'il se décida enfin à s'entretenir oralement avec Giovanni Battista da Ponzoroni et Francisco Albo. Si ce n'est pas le cas, mon maître a dû estimer qu’une réponse écrite de leur part aurait été moins embarrassante plutôt qu’un tête-à-tête. Mais de cela, je n'en sais rien.

: Tu présumes, tu n'en sais rien... Où diable étais-tu encore passé?
L'Espagnol ne répondit pas, soit qu'il n’eût pas entendu, tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu'il voulût ne pas répondre.

: Juan, où te trouvais-tu?

: Pas bien loin... Je reste moi-même dans l'ignorance de certains détails pour la simple et bonne raison que Magellan me chargea d'un message. À cet instant, j'étais sur la
Concepción afin de transmettre en main propre ce pli à son ami Serrano.
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: Cette lettre, tu vas pouvoir la lire.
Avant que Laguerra ait pu réagir, Mendoza tira de son aumônière une note et l'agita sous son nez.
La jeune femme en resta comme deux ronds de flan.

: Dans quel chapeau es-tu allé chercher ce lapin-là?

: Bien plus tard dans l'aventure, en montant à bord de la
Concepción, j'ai pu la récupérer avant l'...
Le Catalan laissa sa phrase en suspens.

: Oui, la récupérer avant le quoi?

: Non, si je te le dis maintenant, ça ruinerait cette partie du récit.
La jeune femme saisit avec précaution le courrier et s'intéressa à son contenu. Il s'agissait effectivement d'une lettre de Magellan datant de quatorze ans, dans laquelle il se présentait comme un homme conciliant prêt à écouter l'opinion des autres.
"Moi, Fernand de Magellan, chevalier de l'Ordre de Santiago et capitaine-général de cette escadre envoyée par sa majesté à la découverte des îles aux épices, je vous informe que j'ai compris combien vous jugiez grave ma décision de poursuivre le voyage en raison du peu de temps imparti pour l'accomplir. Je n'ai jamais rejeté l'avis ni le conseil d'aucun d'entre vous, mes décisions ayant au contraire toujours été discutées et soumises à tous sans que quiconque ne se vit offensé. Mais, en raison des événements survenus dans le port de San Julián, à savoir la mort de Luis de Mendoza, de Gaspar de Quesada et le bannissement de Juan de Cartagena avec le prêtre Pedro Sanchez de la Reina, la peur vous a conduit à vous taire et à me priver de vos conseils. Vous êtes au service de l'Empereur et roi notre Seigneur. C'est pourquoi, en son nom, je vous prie et vous demande de me dire si vous jugez plus profitable de continuer ou de faire route arrière, et de me remettre chacun votre avis par écrit. En fonction des raisons et des avis que vous avancerez, je vous rendrai le mien ainsi que la décision qui devra être prise. Fait sur le canal de tous les saints, en face de la rivière Isleo* à cinquante-trois degrés sud, jeudi 21 novembre 1520."
Agissant comme si elle tenait une relique d'une valeur inestimable, Isabella replia la missive avec soin et la lui rendit. La teneur de la note, un témoignage rare de l'explorateur Portugais, faisait partie intégrante de l'Histoire avec un grand H.

: Pourquoi Magellan a-t-il agi ainsi? Était-il envahi par le doute, à tel point qu'il lui fallait l'opinion de ses officiers? Ou bien, en prévision de la suite du périple, voulait-il s'assurer de l'état d’esprit général?

: Autant d'excellentes questions. Moi, je pense qu'il a uniquement voulu donner l'impression qu'il demandait l'avis de chacun, afin de ne pas avoir l'air trop tyrannique, et s'attirer les bonnes grâces de ses compagnons de route. C'était un homme âpre et désagréable mais honnête et intègre, capable d'atteindre les objectifs qu'il s'était fixés. Et puis, cette concertation lui servirait d'alibi car en cas de malheur, il pourrait ainsi prouver qu'il avait sollicité leur opinion.

: On ne saura sans doute jamais vraiment ce qui lui trottait dans la tête à ce moment-là...

: Quelque part, mon maître jouait en sachant que c'était gagné car la plupart des marins s'étaient déjà ralliés à sa cause. Un seul homme osa émettre un avis mitigé.

: Encore un! Lequel était-ce?

: Andrés de San Martín.

: Le pilote royal ayant subi l'estrapade! Il ne manquait pas de souffle, celui-là!

: Dans une réponse assez longue, il reconnaissait qu'il était possible de poursuivre et de profiter de l'été. Mais passé janvier, les jours allaient commencer à trop raccourcir et, compte tenu des tempêtes que nous avions déjà subi, il serait alors plus prudent de rentrer en Espagne. Il proposait d'explorer le détroit et ses alentours, mais déconseillait d'aller plus loin à cause des terribles conditions météorologiques, qui pourraient briser les navires. Si ces derniers étaient encore en bon état -notamment la
Victoria-, il recommandait de ne pas chercher à rallier les Moluques car au-delà de la fatigue des hommes, les vivres étaient en trop faible quantité et peinaient déjà à subvenir aux besoins. Enfin, il demandait à ce que les navires s’arrêtent plus longtemps que la durée de la nuit, qui n'excédait pas quatre ou cinq heures, afin que les équipages puissent vraiment dormir. Le cosmologue indiquait donc de manière assez claire, quoique indirecte, que Magellan devait oublier l'idée de rejoindre les îles aux épices. Qu'il pouvait, s'il le désirait, explorer encore un peu, tout en ménageant ses hommes, mais qu'il faudra, quoi qu'il advienne, se résoudre à rentrer. Il confirmait aussi que le capitaine-général tirait sur la corde et épuisait ses marins. D'une certaine manière, le caractère obsessionnel et intransigeant du Portugais ressortait à travers les mots de San Martín...
Isabella feuilletait nonchalamment le livre du chroniqueur. C'est grâce à celui-ci que la mémoire de Magellan fut réhabilitée.

: L'Amiral réceptionna les courriers auxquels il adressa plus tard une longue réponse argumentée où, comme tu peux t’y attendre, il expliquait pourquoi ils devaient continuer. Une fois les navires notifiés de sa décision, l'escadre appareilla le lendemain, après une nuit que rien n’avait troublée. Elle mit le cap en direction du nord-ouest, vers l'embouchure du détroit. Nous hissâmes les voiles dont les drisses crièrent sinistrement au long des mâts, et, tandis que la
Trinidad quittait son mouillage, Francesco Piora se posta à la proue et se mit à clamer des chansons de tavernes, dédiées aux mœurs des marins, toutes plus scandaleuses les unes que les autres. De son côté, debout près de la barre, mon mentor, grave et sombre, se signa, comme il avait coutume de faire chaque fois qu’il partait vers le large.
La jeune femme fut admirative de la façon dont l'explorateur Portugais avait su renverser la tendance en tirant profit d'un tel fiasco. Elle en arrivait à se demander s'il ne possédait pas un certain génie.
En vérité, elle connaissait l'histoire de cet homme bien mieux qu'elle n'avait voulu l'avouer à son amant, cédant à la courtoisie de le laisser lui-même le soin d'évoquer le passé de son ancien mentor.

: J'ai cerné son caractère mais comment était-il, physiquement?

: De cet individu, on n'aurait pu dire l’âge, à dix ans près, compris sans doute entre la trentaine et la quarantaine. De haute taille et droit, de constitution vigoureuse, de santé inattaquable, il était d’une force peu commune et redouté des jeunes gens car tout en lui dénotait l'énergie, une énergie qui devait parfois prendre le caractère éruptif de la colère. Une grande force musculaire le caractérisait. Son front était haut, zébré des multiples rides du penseur, sa physionomie intelligente. Son visage barbu, cuit à tous les soleils, gercé à toutes les tempêtes, semblait de vieux cuir. Ses mains énormes et brunies semblaient de vieux chêne. On eût dit que son regard triste et lointain comme celui des hommes qui ont longtemps vécu sur la mer ou dans les solitudes immenses, gardait comme un reflet de l’infini. Malgré les dangers de cette rude existence, malgré les privations journalières et les épuisantes fatigues, à peine si on eût pu compter trois ou quatre poils blancs en la chevelure épaisse qui garnissait ses tempes...
Il n'était pas loin de minuit. Il pleuvait toujours et des éclairs traversaient le ciel par intermittence.

: Après avoir contournée l'île sans nom par le nord, où le passage était suffisamment large, la flotte pénétra dans la partie la plus étroite du détroit. Une sorte de long canal s'étira sur approximativement quarante milles nautiques, enchaînant un passage tortueux et un autre plus large. La majeure partie de ce goulet se trouve coincée entre plusieurs îles au sud et la péninsule sur laquelle étaient montés Alonso et Bustamante, au nord. Ginés de Mafra, un marin de la
Trinidad, m'indiqua que l'endroit faisait au maximum trois à trois lieues et demie de large, mais en certains endroits, il y a à peine un mille nautique entre les deux rives.

: Ceci paraît très suffisant pour naviguer.

: Oui, mais autour des navires s’élevaient des montagnes couvertes de forêts, et parfois encore enneigées. Le plafond nuageux était souvent bas. Les eaux sombres présentaient une profondeur inégale, qui nous conduisait à longer plutôt la côte nord. De ce fait, nous avions l’impression de progresser au sein d’une immense gorge, les lieux nous paraissant plus étroits qu’ils ne l'étaient en réalité. Ce trajet se déroula sans souci, hormis, peut-être, les détails scabreux des chansons du Génois. Une plus triste impression aurait pu nous accabler si la flotte s'était perdue entre ces terres que battaient les tempêtes du Pacifique, dans l'ouest de l'archipel, même sur cette longue péninsule à l'extrémité de la Terre des Feux, devenue alors la Terre des Glaces! Là, les sommets étaient plus élevés et leurs cimes ne secouaient jamais les brouillards qui les baignaient encore sous le soleil printanier. Sur les étages de ces systèmes montagneux, l'éblouissante réverbération des glaciers était permanente. Il y avait là un indescriptible chaos de montagnes avec leurs dômes, leurs aiguilles, leurs pinacles, l'enchevêtrement prodigieux de leurs ramifications, derniers soulèvements de la cordillère andine qui venait mourir à l'extrémité du nouveau continent! L'ombre d'une montagne glissa mollement à bâbord, une autre s'avança à tribord. En contemplant cette région si tourmentée, brisée comme si elle se fût cassée en mille morceaux dans une chute, comment ne pas penser aux îles Grecques et leur géographie similaire. Lorsque j'admirai cette merveilleuse contrée, mon imagination se reporta involontairement à l'une des révolutions du globe, dont les puissants efforts durent morceler la pointe de l'Amérique et lui donner la forme de cet archipel recevant le nom de
Tierra del Fuego, mais quel fut l'agent mis en œuvre par la nature pour opérer ces résultats? Le feu ou l’eau?

: La question en est toujours au même point car les cosmographes n'ont encore pu y répondre.

: Et ce n'est pas à nous de trouver la solution à ce problème. En remontant vers les derniers îlots du détroit, peu à peu, l'horizon s'élargit et le roulis qui s'accentuait nous prévenait que nous approchions de la Mer du Sud. Aux trois quarts de ce périmètre se développait l'océan infini, cerclé de lumière par les obliques rayons du soleil. Au nord seulement se dessinait une côte basse, à grèves très plates, qui présentaient une grande largeur. En arrière de ces grèves, reculées de deux à trois milles, se massaient des forêts de hêtres, d’un vert tendre, dont les rameaux déployaient horizontalement leur vaste parasol. La côte allait à perte de vue, en remontant un peu vers le nord-est, et derrière nous, à quelque vingt lieues de là, se dessinait son extrême pointe, affilée comme une serpe, qui se recourbait sur l'océan. Enfin, le 27 novembre 1520, l'Armada passa la dernière pointe de terre. Un assez fort ressac battait les roches. Dans la direction du nord, au large, la mer se soulevait en longues houles. Quand je pense qu'il nous avait fallu trente-sept jours pour traverser la passe, c'était fastidieux. Lors de mon troisième voyage avec les enfants, cela ne nous avait pris que quatre jours et quatre nuits seulement.

: Oui, mais à l'époque, vous n'aviez aucune carte et la désertion du
San Antonio vous avait fait perdre une semaine entière.

: Certes... Lorsque enfin nous débouquâmes*, l'horizon s'étendit devant le regard du chevalier des mers. Sur le pont arrière du vaisseau-amiral, il demeurait immobile. Il avait l'air impassible aux yeux de tous mais Pigafetta, son fidèle serviteur Enrique et moi-même étions si proches de lui que nous le vîmes pleurer de joie. Des larmes roulaient sur ses joues, jusque dans sa barbe.
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: Puis il s'agenouilla et se signa avant de murmurer:
"Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous maintenant et à l'heure de notre mort. Soit loué, Seigneur..." Il avait trouvé le passage dont il rêvait et l'appela
"Cap Deseado", le cap Désiré. On le sait aujourd'hui, c’est là, entre ces deux terres, ou plutôt ces deux vastes îles, que s'ouvrait du côté de l'ouest le détroit formant une sorte de S majuscule* entre les deux océans. Certains comme moi disent que sa découverte n'est due qu'à son abnégation et à sa sagacité. D’autres y voient une obstination dangereuse liée à sa suffisance arrogante.

: Toujours est-il que s'il n’avait pas trouvé le détroit qui porte aujourd’hui son nom, il serait demeuré un fou guidé par ses obsessions n'ayant pas hésité à envoyer des hommes à la mort pour satisfaire une ambition excessive. Mais revenons plutôt au cap Désiré. Sauf erreur de ma part, Antonio Pigafetta décrit la découverte du Pacifique. Or vos versions divergent légèrement. Écoute:
"Mais, pendant ce temps, on expédia une chaloupe bien fournie de gens et de vivres pour aller reconnaître le cap de ce canal, qui devait aboutir à une autre mer. Les matelots de cette embarcation demeurèrent, à y aller et venir, trois jours, et nous annoncèrent qu’ils avaient vu le cap où finissait le détroit, et une mer, grande et large, c’est-à-dire l’océan. Le capitaine-général, de joie qu'il eut, commença à pleurer et donna à ce cap le nom de Cap Deseado, comme une chose bien désirée et longtemps requise".

: Tu sais, Antonio faisait souvent la synthèse des événements s'étalant sur plusieurs jours.

: Je m'en suis aperçue, oui.

: Je me souviens parfaitement de ce moment. Magellan n'avait quasiment pas fermé l'œil depuis le départ de la baie des Sardines. Ce n'est seulement qu'à la sortie du détroit que ses nerfs lâchèrent. Il ne pleurait jamais mais je vis ses yeux se noyer de larmes.

: Je fais plus confiance à ta mémoire qu'à l'histoire qui est écrite.

: Pourquoi ça?

: Parce que depuis le début de cette aventure, tu es capable de me citer la presque totalité des noms des marins bien que quinze années se soient écoulées. Je n'aurai jamais dû te traiter de
"maître pantoufle" tout à l'heure. C'est vrai que tu en connais beaucoup.

: La chronique de Pigafetta a remué en moi tout un monde de souvenirs et d'impressions, et je revois, pour ainsi dire, jour après jour, les trois années que je passai à bord de la
Trinidad puis de la
Victoria. Cependant, ma mémoire n'est pas infaillible. Si je peux te raconter cette partie de ma jeunesse, c'est parce que moi aussi, j'ai tenu un journal, mais bien plus détaillé. Ce pan entier de ma vie était empreint d'une telle magie que je m'étais dit qu'il fallait que j'en garde une trace.

: Et où se trouve-t-il, ce journal?

: Probablement chez ma mère, en Catalogne.

: Il faudra le récupérer. Une occasion pour moi de faire sa connaissance...
À suivre...
*
*Ces ruminants-là: Je fais bien sûr allusion au lama sauvage des montagnes d'Amérique du Sud. Son nom dans le pays: le guanaco, en Français: le guanaque. Si Mendoza ne peut le nommer ainsi, c'est parce que l'animal ne fut mentionné qu'en 1568 sous la forme "naco" par Regnault Cauxois dans "Histoire naturelle et morale des Indes tant occidentales qu'orientales".
*Isleo: Mot Espagnol désignant une portion de terrain entièrement entourée d'autres de différentes natures ou par une couronne de rochers ou d'obstacles divers.
*Débouquer: Antonyme d'embouquer. Sortir d'un canal ou d'une passe pour gagner la mer libre.
*S majuscule:
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