Suite.
L'entremetteuse.
Une fois parvenu dans le cellier, Mendoza alla s'asseoir sur un petit baril. Le couple n'avait plus qu'à attendre la venue d'Elena. Ils ne patientèrent pas longtemps car cinq minutes plus tard, la porte s'ouvrit et l'adolescente entra. Elle portait dans un panier le repas que son père prenait souvent sans quitter la cave, quand il avait en effet trop d'ouvrage.

: Te voici donc, ma fille! Tu tombes bien! Oui, par la Sainte Croix, tu tombes bien!
La jeune fille posa son fardeau sur un tonneau. Son regard allait de son père à sa mère. Celle-ci leva un visage meurtri. En manière d'explication, elle lui dit:

: Je suis passée chez Elvira, plus tôt dans la journée.
L'expression d'Elena se durcit. Sans laisser paraître autre chose que de la contrariété, elle déclara:
Elena: Je voulais justement te mettre au courant de ce qui m'est advenu.
Isabella implora:

: Dis-moi, je t'en conjure, dis-moi que tu allais garder ton enfant! Oh! Dis-le-moi!
La jeune fille secoua la tête.
Elena: Non! Je ne pourrais jamais aimer le rejeton d'un garçon sans honneur et sans foi. Je serais même capable de le haïr! Son félon de père m'a promis le mariage, puis m'a rejetée quand il a obtenu ce qu'il voulait! Il s'est servi de moi comme d'une catin!
Mendoza grondait.

: Si je savais où le trouver, j'irais jusqu'au bout du monde chercher ce cadet puant et je le tuerais!
D'un air farouche, Elena lança:
Elena: Remigio est un lâche! Après m'avoir abusée, et dès qu'il a été informé de mon état, il s'est enfui le plus loin possible d'ici, pour ne pas avoir a affronter la vengeance de ma parentèle!
Isabella alla vers sa fille et la prit dans ses bras.

: Laissons-le à son triste destin. De toute façon, il s'est déshonoré et recevra sa punition dans ce monde ou dans l'autre... Ce n'est plus lui qui importe. C'est bel et bien le petit être dont tu es à présent responsable. Son sort dépend de toi, de toi seule...
Elena: Je n'en veux pas. Je ne l'ai jamais désiré! Je n'en ai que faire!
L'aventurière reprit gravement:

: Il ne s'agit pas de savoir si tu souhaites ou non cet enfant. Il est là, dans ton corps! Il s'agit maintenant de porter à terme, de donner le jour à une créature qui t'a été confiée par le Seigneur afin que tu la mettes au monde où sa place est déjà marquée! T'y refuser est un péché mortel!
Mendoza approuva sombrement.

: Ta mère est dans le vrai. Te soustraire à ce devoir sacré serait un manquement irréparable au premier commandement:
"Tu ne tueras pas". Ce serait une forfaiture.
Avec amertume, Elena jeta:
Elena: Croyez-vous donc que je n'ai pas assez subi d'épreuves, avec mon physique? Qui, à ma place, pourrait souhaiter accoucher d'un monstre à ma ressemblance?
Isabella accusa ce nouveau coup. Elle ferma un instant les yeux, demeura immobile, tremblante, aux abois. Après avoir pris une profonde aspiration, elle parvint cependant à dire:

: Tu n'es pas un monstre, ma petite salamandre. Tu n'aimes pas la couleur de tes cheveux, certes, mais ils sont magnifiques! Et nous ne savons pas si ton enfant héritera de cette teinte...
Elena: Tu as peut-être raison, maman, mais peu importe. Je n'ai pas su me garder de Remigio, je saurai me garder de sa progéniture... Parce que j'ai cessé de me méfier, il m'est arrivé malheur. On ne m'y reprendra pas car je ne désarmerai plus. Pas même devant celui ou celle qui ne serait jamais qu'un bâtard!

: Les bâtards, ma fille, trouvent place dans toutes les familles! Regarde-nous! Ta mère et moi sommes des enfants adultérins... Et vois plutôt autour de toi: il y en a je ne sais combien! Ta tante Marguerite n'est-elle pas, Dieu me pardonne, l'héritière, elle aussi, d'une lignée illégitime? Cela n'empêchera pas ton grand-père de la choisir comme régente des Pays-Bas si Marie de Hongrie venait à mourir.

: Chacun élève ses enfants naturels sans façon, avec les autres marmots de la maisonnée. Tant qu'une fille n'est pas mariée, elle est libre de ses actes. Nul ne peut lui reprocher une naissance hasardée, dans la mesure où, justement, elle n'a rien fait pour la supprimer. Seule l'épouse chrétienne doit se montrer irréprochable. Ce n'est pas ton cas.
Isabella, en joignant les mains, assura:

: Sur mon âme, rien ne t'empêche de conserver, de mettre au monde, puis d'élever ton petit. Tu auras là un nouvel être à aimer, qui sera à toi, à toi uniquement! Il t'accompagnera tout au long de ton existence. Il restera près de toi, alors que ton père et moi serons retournés au royaume de Dieu! Ma fille, ma chère fille, au nom de la tendresse que je te porte, je t'en supplie: reviens sur ta décision!
Opposant à ses parents un visage buté, Elena répéta:
Elena: Je ne veux pas de ce bébé! Je ne l'aurai pas!

: Si tu supprimes cette semence qui germe dans ton sein, c'est comme si tu perçais à coups de dagues ta sœur ou un de tes frères que tu chéris tant! C'est un meurtre, tout comme c'en serait un de tuer Pablo, Joaquim, Paloma ou Javier!... Encore que celui-ci représente pour toi bien davantage! Il est la chair de ta chair! Y as-tu songé?
En dépit des larmes qui continuaient à la suffoquer, Isabella s'exprimait avec une force singulière. Sa conviction était si puissante qu'elle la portait au-delà de la douleur.
Elena parut enfin touchée. Sans mot dire, elle s'essuya les yeux d'un revers de main. Sa mère continua:

: Cet innocent demande à vivre. Il a droit à la vie... et toi, qui l'a conçu, tu n'as pas le droit de le priver de ce don de Dieu qui permet à une âme de s'incarner dans ton corps. Comment peux-tu seulement imaginer te dresser contre le plan de la Création?
Mendoza écoutait sa femme avec respect et approbation. Manifestement, il faisait cause commune avec elle et louait sa résistance. Quand Isabella se fut tue, il ajouta:

: Ta mère ne te parle pas du châtiment que tu encoures en plus de la part de la justice humaine. Tu n'es pas sans savoir, ma pauvre enfant, comment sont jugées et exécutées les femmes qui se font avorter.
En relevant son visage, Elena jeta:
Elena: Je n'ai pas peur!

: Nous connaissons ton courage, mais tu ferais mieux de l'employer à ne pas fuir la première de toutes les responsabilités qui te sont offertes: celle de transmettre la vie. Y failliras-tu?
À bout de nerf, la jeune fille protesta:
Elena: Personne n'a besoin de moi pour sauver l'espèce! Il ne manque pas de poules pondeuses sous la calotte des cieux! Si je vous écoutais, je gâcherais les pauvres années de jeunesse qui me restent!
Retournée auprès de son époux, Isabella se tenait à présent derrière lui, les mains posées sur ses épaules.

: C'est, de ta part, un égoïsme mal compris, ma fille. Le gâchis consisterait, au contraire, à condamner à mort l'enfant qui, par sa présence, te procurera soutien et tendresse! Ah! Que ne puis-je le porter à ta place! À défaut de le faire, je l'élèverai si tu ne souhaites pas lui donner tes soins. Je te déchargerai de ce souci. Dans cette maison, un petit de plus ou de moins ne changera pas grand-chose, et je me sens déjà prête à l'aimer.
Elena: Non! Non! J'ai dit non! Ce sera non! J'en ai assez, assez!
Comme une folle, Elena s'élança vers la porte et sortit du cellier en courant. Son père gronda:

: Par le sang du Christ! Elle est perdue! Elle sera damnée!

: Faut-il, mon Dieu, qu'elle soit malheureuse pour agir de la sorte? Blessée dans son amour comme dans son amour-propre...
L'aventurière se tenait toujours debout derrière son mari. Celui-ci se retourna vers elle et posa ses mains sur les siennes.

: Tu t'es bien battue, princesse!
Reprenant, pour la première fois depuis son retour, une appellation qu'il lui donnait autrefois, il ajouta:

:Oui, sur ma vie, tu as vaillamment lutté et as dit tout ce qu'on pouvait dire!

: Hélas, non, puisque je ne suis pas parvenue à convaincre Elena.
Juan secoua la tête avec obstination. Sans tenir compte de l'interruption, il continua:

: Tu es une bonne et noble femme. En t'écoutant défendre avec tant d'ardeur un petit être encore en germe, contre celle-là même qui le porte, je me disais que, décidément, tu auras toujours été traitée sans pitié par ceux à qui tu donnes le plus d'amour... Tu ne mérites pas les mécomptes ni les déceptions que nous t'avons tous infligés... Malgré les apparences, vois-tu, c'est un de mes sujets quotidiens de réflexion. Je ne cesse de me répéter qu'il y a grande honte pour moi à t'avoir tant fait souffrir...

: Juan!
Sous ses doigts, le capitaine sentait trembler ceux d'Isabella. Il s'empara d'une des mains abandonnés sur ses épaules et la baisa doucement. D'une voix assourdie, il dit enfin:

: Si on n'en crève pas, les pires plaies finissent, un jour ou l'autre, par se refermer. Je te demande encore un peu de patience...
On frappa à la porte.

: Señora!
Se faufilant dans la pièce, Miranda dit:
Miranda: Señora, Paloma vient de s'écorcher les genoux en tombant dans la cour. Elle ne veut pas que je la soigne. Elle vous réclame.

: Je viens.
Isabella se pencha vers Juan, l'embrassa sur la bouche, puis sortit sans se soucier de sa mine défaite ni des traces humides qui marbraient ses joues.
Elle ne savait plus bien où elle en était. Un malheur pouvait-il porter le bonheur en croupe?
Dehors, elle trouva le naacal berçant entre ses bras sa demi-sœur qui geignait pour se faire plaindre.

: Tu feras un bon père, Tao.
Elle le remarqua simplement, en se chargeant à son tour de sa petite fille. Du côté du couple chocolat-vanille, au moins, la fin de grossesse de Jesabel paraissait se dérouler à merveille.
Restait Elena.
L'adolescente ne se montra pas de la journée.
Le soir, à l'heure du souper, elle fit dire par Carmina à ses parents que, souffrant d'une forte migraine, elle demeurait couchée.
Paloma, qui partageait avec son aînée la chambre des filles, confirma l'état dolent de sa sœur. Regardant son épouse d'un air de connivence, le capitaine dit:

: Je me souviens de quelqu'un d'autre qui a utilisé de prétendus maux de tête pour pouvoir ruminer en paix dans son cellier. Il ne faut pas la laisser ressasser seule ses pensées.

: Dieu t'inspire, mon chéri.
Puis, s'adressant à tous, elle annonça:

: Soupez sans moi, je vais aller tenir compagnie à Elena.
☼☼☼
Lovée au creux de son lit, l'adolescente avait les yeux rougis et cernés de mauve. Elle considéra avec méfiance sa mère qui entrait et venait s'asseoir près d'elle.
Posant une main fraîche sur le front fiévreux de sa fille, elle demanda:

: Comment un événement qui ne devrait apporter avec lui que joie et espoir peut-il nous conduire toutes deux à nous faire du mal? L'arrivée d'une nouvelle créature ici-bas demeure, en dépit des circonstances de sa venue, signe de bénédiction. C'est une bonne nouvelle. Pourquoi ne pas l'accepter humblement, sans vouloir écouter la voix de l'orgueil, qui est aussi celle de l'Adversaire?
Provenant de la salle proche, de l'autre côté de la cloison, on entendait un bruit confus de conversations. Les chevaux hennissaient dans l'écurie. Perché sur le faîte du jacaranda, un ramier répétait sans fin son roucoulement monotone.
Isabella assura à sa fille:

: L'enfant sera bien chez nous. Ainsi que je te l'ai proposé, je l'éduquerai et le soignerai, s'il en est besoin. Je pense à lui comme s'il était déjà parmi nous.
Elena: Il n'y est pas! Non, par ma foi, il n'y est pas encore!

: Les païens pouvaient tuer leurs filles, parfois même leurs fils, si cela leur convenait. Pas nous. Le Christ nous a enseigné le respect de la vie d'autrui. Avant tout autre chose...
Isabella parlait bas, d'une voix émue, par moments défaillante.

: Le jour où tu es née, quand ton oncle Miguel t'a mise entre mes bras, le premier sentiment que j'ai ressenti avant même l'amour maternel, ce fut du respect. Un respect infini pour la petite chose fragile que tu étais, sortie à la fois de mon ventre et du néant, et qui, par la grâce de Dieu, allait vivre, vivre... pénétrer dans le grand mystère de l'existence, pour y participer... Depuis, à chaque naissance, j'ai retrouvé ce sentiment révérentiel devant le nouveau venu à qui il m'était permis de donner une chance inouïe: celle de faire son salut, afin de connaître, plus tard, la Vie Éternelle...
Elle se pencha un peu plus vers sa fille et, en appuyant sur les mots, répéta:

: Sans passage sur terre, point d'éternité. A-t-on, en conscience, le droit de priver une âme de ses chances de paradis?
Elena fit la moue.
Elena: Tout ce que tu me dis là est bel et bon, maman. Je pense que c'est vrai. Mais j'ai été trop à même de mesurer combien une figure masculine compte dans une famille pour en priver celui dont tu prends si bien la défense. Il n'a pas besoin que d'une mère, mais aussi d'un père. Je ne veux pas d'enfant à demi orphelin!

: Tu accepterais donc d'épouser le jeune homme qui se présenterait pour endosser cette paternité?
Elena: Sans doute. Je m'engagerais envers lui avec reconnaissance. De toute façon, je ne puis espérer faire un mariage d'amour... l'expérience dont je sors me l'a bien prouvé...

: Ma chère fille! Ma chère fille, que je te suis reconnaissante de te montrer si raisonnable! Voyons... redis-moi que tu garderas ton petit si tu étais en mesure de lui donner un protecteur...
Elena partit d'un rire amer.
Elena: J'y consentirais certainement, mais il reste à découvrir celui qui sera capable de se mettre sur les bras une fille repoussoir encombrée d'un bâtard!

: On trouve bien des remplaçants pour effectuer des pèlerinages en lieu et place, pourquoi ne se présenterait-il pas un suppléant dans un cas comme celui-ci?
Isabella avait dit ces mots, mais, au fond de son cœur, elle mesurait les difficultés d'une entreprise si singulière. Julio refusait toujours obstinément sa proposition.
Avec son habituelle et implacable lucidité, Elena remarqua:
Elena: Ce sera donc une question d'argent! Ma pauvre maman, il te faudra dénicher un acheteur... Je crains bien que tu auras du mal à y parvenir... Encore que je ne voie pas d'autre moyen de sortir de l'impasse, tant pour ton futur petit-enfant que pour moi...
Elle rit de nouveau, mais avec davantage de tristesse.
Plus tard, quand Isabella eut quitté sa fille endormie pour rejoindre Juan dans leur chambre, elle mit son époux au courant de ce qui venait d'être dit.

: Je me rendrai demain à Barcelone pour la fête des vendanges. Ton frère y sera entouré d'un tas de gens. Il a l'habitude d'inviter toute la vallée à défiler chez lui ce jour-là. Parmi ses convives, je verrai si je ne peux rencontrer celui que nous cherchons.

: Quel jeune homme un peu droit se prêterait à un tel marchandage? Il est navrant de livrer notre pauvre enfant, comme une pouliche à vendre, contre monnaie sonnante et trébuchante... Ce projet de me plaît pas.
Sans trop y croire elle-même, Isabella murmura:

: Peut-être existe-t-il quelque part un brave garçon que les malheurs d'Elena sauraient émouvoir... Avons-nous, d'ailleurs, une autre échappatoire?
Comme chaque soir, elle regardait son mari ôter ses bottes. Gravement, celui-ci soupira:

: Plus j'avance en âge, plus je perçois que Dieu nous laisse, ainsi que des fruits, mûrir sur l'arbre jusqu'à ce que nous ayons atteint l'exact degré de maturité nécessaire à l'accomplissement de nos destinées. Pour certains, il faut très longtemps, ce sont des fruits tardifs. Pour d'autres, la fleur est si belle qu'il semble préférable de la cueillir avant que sa promesse risque de se voir gâtée. Pour tous en revanche, patience et solidité sont indispensables afin de lutter contre les intempéries et le vent mauvais qui secouent tronc et branches. Pour tenir, il faut se cramponner...
Au milieu de la pièce, Isabella se sentit soudain glacée de l'intérieur. Elle fixa les bougies, comme hypnotisée. À quoi pensait-elle? Puisqu'elle ne bougeait pas, Mendoza l'appela.

: Isabella?
Elle était encore sous le coup de l'émotion. Tremblante, des traces noires coulaient sur ses joues. Elle se colla à lui et pleura.
Il l'enlaça, lui aussi, et son cœur s'emballa dans sa poitrine. Il n'avait pas étreint sa femme avec une telle intensité depuis cette fameuse nuit dans le cellier.
Au creux de son épaule, elle murmura:

: Serre-moi plus fort, mon chéri.
L'aventurière lui paraissait toute cassée, brisée de l'intérieur. Juan avait déjà connu ça: la perte de contrôle dans un moment de fragilité, le tourbillon qui vous entraîne dans un flux d'émotions incontrôlables, comme pour vous isoler de la fureur du monde.
Dehors, il pleuvait à verse. De pâles lueurs brillaient par les fenêtres des autres logements qui composaient l'hacienda. C'était à la fois triste et beau. Au bout d'un moment, il demanda:

: Ça va mieux?
Elle ne lui répondit pas et alla cueillir ses lèvres. Mendoza aurait aimé attendre encore un peu, lui dire que c'était le désespoir qui la poussait dans ses bras, mais il n'en eut pas la force ni l'envie.
Elle était là, et elle l'embrassait pour fuir le monde. Elle répétait "Juan", et c'était tout ce qui comptait. Cette scansion résonnait comme la plus belle des musiques.
Le Catalan répondit alors à son baiser avec la même ardeur. Leurs langues s'étaient mêlées, aussi avides l'une que l'autre.

:
Oui, je la veux, elle, et tout ce qu'elle m'apporte. (Pensée).
Plus de doutes en lui. Plus rien d'autre que ce désir qu'il avait trop longtemps refusé, trop longtemps dénié ou jugulé.
Le moment était venu. Isabella était là devant lui, à portée de main, parfaitement réelle et tellement émouvante. Elle le regardait comme jamais quelqu'un ne l'avait fait auparavant. Le capitaine pouvait reconnaître la noblesse de son âme, la pureté de ses sentiments, sa force et son honnêteté.
Il leva sa main et la lui tendit.
La jeune femme y posa la sienne et se laissa attirer contre lui. Leurs bouches se trouvèrent à nouveau et ils furent emportés, l'un comme l'autre, par un embrasement qui était bien plus que de la passion et qui ne cesserait plus jamais de brûler.
Il n'y eut aucun préliminaire car ils les avaient consommés, en quelque sorte, dans ces longs baisers.
Mendoza souffla sur les bougies et seul le reflet argenté des étoiles esquissa leurs silhouettes.
Comme une créature des abysses, il cherchait l'obscurité et, dans sa fougue, il entraîna sa princesse vers le lit, sous le brasier de ses caresses et le froissement des vêtements qu'on ôte. Il n'y eut plus de mot échangé. Parler, c'était réfléchir. Et aucun d'entre eux ne le voulait.
Enlaçant toujours son épouse, l'Espagnol posa ses mains sur ses hanches. Isabella pouvait sentir leur rugosité parcourir sa peau nue et, lentement, il s'immisça dans sa pénombre, forçant délicatement ses chairs douces.
Le marin s'abandonna aux ténèbres, une nuit profonde, froide et sans lune, dans laquelle il interdisait à Francesca de pénétrer. Pourtant, il la sentait là, penchée sur son épaule, mais, cette fois, l'envie d'aimer surpassait l'angoisse de sa présence fantôme. Les hormones se distillaient telle une drogue dans ses artères, des poussées délirantes, des vagues de plaisir si intenses que, dans l'étreinte, il s'accrocha à sa moitié avec la force du boa qui prive sa proie d'oxygène.
Et plus il serrait, plus Isabella serrait de son côté, comme deux parties d'un soufflet, les doigts contractés dans son dos, deux corps brûlants roulés dans les draps, qui s'épousaient harmonieusement, elle dessous, lui dessus, ou inversement.
À aucun moment ils ne distinguèrent leurs visages, ne découvrirent leur expressions, parce qu'il ne pouvait y avoir de lumière cette nuit-là, ni dehors ni dans leurs cœurs, et que faire l'amour au milieu de toute cette eau, c'était un retour aux origines du monde, de leur monde, et sans doute le seul moyen de rester en vie quand la mort flottait tout autour.
Oublieux de l'humanité entière et de ses réalités, mari et femme, sans se presser, laissaient s'épanouir la houle exquise qui les faisait monter de plus en plus haut.
L'aventurière chevauchait à présent son homme en lui tournant le dos. Mendoza ferma les yeux, se laissa porter par le mouvement de va-et-vient qu'elle imprimait avec rythme. Les décharges l'arrachaient du lit, l'emmenaient à la limite de l'extase, comme autant de vagues violentes. Profitant d'une accalmie, il se redressa, plaqua sa joue trempée de sueur contre le dos de sa femme et fit glisser ses mains sur ses seins en pointe. Instantanément, il sentit une pression sur chacun de ses poignets.
Il résista, elle le repoussa sur la couche et se tourna vers lui mais Juan la fit rouler sur le côté et lui maintint les mains derrière la tête, l'écrasant de tout son poids. C'était devenu un combat, une lutte pour le plaisir. Leurs poitrines se levaient en même temps, leurs sueurs se mélangeaient, leurs souffles heurtés s'entremêlaient.
Sous les assauts du capitaine qui se déhanchait frénétiquement, Isabella ondulait. Elle ondulait et se donnait sans la moindre entrave.

: Juan, Juan!
Elle soufflait son nom à voix haute, ce mantra délicieux qui balayait tout. il lui semblait que ses sens s'étaient décuplés à l'unisson des siens, que son corps allait exploser de plaisir. Elle voulait que cet instant béni dure à jamais.

: Isabella!
Mendoza scandait son nom, lui aussi, douce musique, refrain d'éternel.
Dans un sursaut de plaisir, la jeune femme rejeta la tête en arrière et vit un tas d'images défiler sous son crâne, comme dans un rêve éveillé. Son mariage, ses enfants qui grandissaient, un navire qui s'éloignait, du sable soufflé par le vent. Sa fille aînée qui pleurait.
Son cœur tambourinait contre ses côtes, assourdissant, se débattant comme un diable en elle. Elle pleura et rit en même temps, heureuse, malheureuse, alors que Juan s'ancrait en elle, plantant ses ongles dans sa chair.
Soudain, d'un naturel confondant, inéluctable, le raz de marée la submergea. Merveilleusement parfait.

:
Oui!!!
Elle vit alors un grand soleil blanc qui se transforma en un tourbillon de couleurs et de sensations, et de petites lumières qui se réverbéraient en elle à l'infini. L'aventurière cria, emportée par une félicité que jamais elle n'aurait imaginée retrouver, son être morcelé en minuscules fragments d'extase puis recomposé en une béatitude plus grande encore, tellement immense.
Son homme vint également, à l'unisson dans un grondement rauque d'abandon, après avoir senti cette flamme particulière, inimitable, libératrice, naître au creux de ses reins. Sa volonté d'endurance fut balayée par cette exigence rageuse et conquérante, ce geyser indomptable qui fusa à travers son corps, à travers ses muscles parcourus de spasmes, pour jaillir de lui...
Il grogna son plaisir, inondé de ce feu infernal qui saturait les sens, les révolutionnait l'espace d'un temps fugace, durant lequel il savoura un avant-goût de condition divine.
Et sa jouissance à lui provoqua en elle une nouvelle explosion, encore plus extraordinaire que la précédente, qui l'emmena encore plus loin, plus haut, dans un univers éclairé d'un arc-en-ciel de plénitude et d'extase.
Mendoza se laissa choir à plat ventre sur le matelas et tenta de reprendre son souffle.
Isabella se tenait lovée contre lui. Elle ne parlait pas, elle le caressait, sa petite main chaude contre son flanc.
Il se tourna vers elle, l'embrassa tendrement avant de lui murmurer:

: Je t'aime...
Elle ne répondit pas. Son souffle contre sa peau gardait sa chaleur fauve, ses caresses transpiraient d'intensité. Par la fenêtre, les lumières du domaine tanguaient, des oranges, des jaunes se mêlaient en touches subtiles aux teintes plus foncées à la surface des flaques d'eau. Au-dessus de leurs têtes, la pluie crépitait sur le toit. Leur corps étaient épuisés. Il fallait dormir mais Mendoza éprouva le besoin de caresser la chevelure d'Isabella qui elle, s'abandonna au sommeil. Il lui semblait effleurer un nuage. Il n'arrivait pas à saisir que ce moment était réel, qu'une femme, sa propre épouse dont il retombait amoureux, se tenait là, dans leur lit. Il existait, enfin...
☼☼☼
Le lendemain matin, jour de la Saint-Remigio, après que toute la maisonnée eut défilé dans l'étuve, et comme chacun s'apprêtait pour la messe des vignerons, Elvira arrêta Isabella sous le flamboyant bleu qui commençait à perdre ses feuilles.
Elvira: Señora, j'ai quelque chose de fort important à vous confier.

: Je dois habiller Javier et Paloma. Je n'ai guère le temps...
Elvira: Ce ne sera pas long. Il s'agit toujours de votre fille.
L'aventurière dévisagea la sage-femme avec appréhension.

: Par le ciel, qu'y a-t-il encore?
Elvira: Voilà. Modesto vous a croisée hier comme vous me quittiez. Il a voulu savoir la cause de votre peine. Je n'ai pas su me taire et lui ai tout raconté.
Assez nerveusement, Isabella lâcha:

: Peu importe! Tout le monde sera bientôt au courant.
Elvira: Sait-on...

: Je ne comprend pas.
Elvira: Ce jeune homme est devenu comme fou quand il a su ce qui arrivait à Elena. Au bout d'un bref moment de conversation avec lui, j'ai deviné la nature de ses sentiments: il semble être épris de votre fille. Je lui ai donc posé la question et il m'a avoué qu'il l'aimait depuis longtemps mais qu'il n'aurait jamais songé à lui en parler tant il demeurait persuadé qu'elle ne pourrait en aucune façon s'intéresser à un serviteur.

: Le fils de Miranda, amoureux de...
Elvira: Oui! Et je crois me souvenir qu'elle s'était entichée de lui, il fut un temps. C'était lors de vos dernières relevailles, si ma mémoire ne me fait pas défaut... Bref, ces deux-là partagent le goût de la musique et il leur est arrivé de chanter ensemble. Pour Modesto, Elena ressemble à un ange. Un ange avec une voix de cristal...
Isabella resserra autour de ses épaules l'ample voile qui lui enveloppait la tête et le buste. Elle soupira:

: L'amour de ce garçon ne change rien au sort de ma pauvre fille. Elle se refuse à mettre au monde un enfant sans père.
Elvira, dont la large face s'éclaira soudain, s'écria:
Elvira: Justement! Un père, Modesto va vous en proposer un: lui-même. Il sait à quoi s'en tenir sur l'état d'Elena et s'offre à la prendre en charge, avec son fardeau. Il m'a assuré qu'il s'estimera comblé s'il pouvait sauver l'honneur de sa belle, lui servir de soutien, l'entourer d'affection et l'aider à élever son enfant.
Sans se soucier de son pantalon fraîchement lavé et repassé, Isabella se laissa tomber sur le banc de planches qui ceignait le tronc du jacaranda. Elle murmura:

: Sainte Vierge!
Et elle se mit à rire convulsivement, tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux.
À suivre...