Sur la grande place del Blat, en son centre, il y avait une pierre. Elle signifiait qu'à partir de ce point, la ville se divisait en quatre parties: la Mer, Framenors, Pi et la Salada ou Sant Pere. Mais aujourd'hui, la pierre n'était pas visible. Sous la porte du palais du viguier, Modesto tenta de se repérer or la foule massée là l'en empêchait. Son champ de vision se réduisait à un océan de têtes, sur lequel tanguait de tous côtés de vastes paniers en osier et d'énormes sacs contenant de la farine ou des céréales.
Près de lui, d'un côté de la porte, se trouvait l'abattoir principal de la ville; de l'autre, on vendait du pain cuit sur des tables. Le jeune homme, qui n'aimait pas se sentir bousculé, regarda en direction des bancs en pierre de part et d'autre de la place, devant lesquels les citoyens déambulaient.
C'était jour de marché. Il y avait des revendeurs et des commerçants de la cité qui négociaient le prix du blé. Il y avait également des paysans qui venaient proposer leur récolte.
Toujours sous la porte principale, Modesto, se sentit obligé de se pousser car la populace essayait d'accéder à l'esplanade. Il s'écarta et dirigea les deux montures vers les tables de boulangers, mais dès qu'une roue de la carriole s'approcha d'un peu trop près de l'une d'entre elles, il reçut un gros coup sur la nuque.
: Bas les pattes, morveux!
Modesto se vit de nouveau entouré de gens, dans le tumulte et les cris du marché, sans savoir où se diriger. Il commençait à être étourdi quand, élevant la voix pour se faire entendre, Isabella lui demanda:
: Pourquoi t'es-tu arrêté là?
Modesto: Je ne sais pas où aller!
: N'avais-je pas mentionné les abattoirs?
Modesto: Si fait! Mais je ne les vois pas.
En raison du brouhaha joyeux de la foule, son beau-père venait de se réveiller.
: Tu n'as pas besoin de les voir pour les localiser, mon garçon! Utilise ton odorat.
Modesto: C'est que... j'ai le nez bouché.
: Par la Sainte Croix! Tu n'imagines pas la chance que tu as! J'aimerais être à ta place, là maintenant. Regarde! Ils sont derrière nous.
Modesto se retourna. Dans les boucheries annexes aux équarrissoirs de la cité, on pouvait acheter de la marchandise de première qualité, comme toute celle qui se vendait intra-muros. Barcelone n'autorisait pas l'entrée dans ses murs aux animaux morts. Toute la viande vendue en ville provenait de bêtes sacrifiées sur place.
Le trio vit tomba sur un groupe de femmes qui en achetait. Pendant quelques instants, Isabella, envieuse, observa comment elles vérifiaient les produits carnés et débattaient avec les commerçants.
: À présent, va par là. Continue tout droit et descends cette rue jusqu'à la basilique Santa-Maria-del-Mar.
Modesto: Pourquoi ne pas me l'avoir dit dès le départ? Je connais bien le quartier de la Ribera. C'est là-bas que j'ai grandi!
: Je n'ai rien dit parce que je l'ignorais... Allez!
Cheminant vers le port au pas, Isabella pensait que cela faisait plusieurs mois qu'elle ne s'était pas promenée dans ces rues, au milieu de cette foule et des odeurs de Barcelone. La clameur alentour la ramena à la réalité. En sentant les arômes du pain cuit en provenance d'une échoppe sur sa gauche, elle se retourna. Elle avait peu mangé ce matin. Son estomac criait famine mais elle n'avait pas suffisamment d'argent sur elle.
Le panetier la regarda avec méfiance. L'aventurière prit soudain conscience de l'effet que sa tenue provoquait sur les gens et réajusta sa capuche. Elle baissa la tête afin de dissimuler son visage.
Tandis que la carriole continuait d'avancer, elle avala sa salive en évitant de croiser à nouveau le regard de l'artisan.
: Je ne vais pas demander à Modesto de faire le chemin en sens inverse jusqu'à la cathédrale de la Seu pour quémander un bout de pain à la Pia Almonia! Je peux attendre jusqu'au déjeuner, tout de même! (Pensée).
Plongée dans ses pensées, la señora Mendoza se souvint que, quelques instants plus tôt, avant que la voiture ne tourne sur carrer del Bisbe, elle avait aperçu la file de nécessiteux qui se pressaient devant les portes de l'institution caritative. Combien de fois, dans sa jeunesse, était-elle passée là en éprouvant de la pitié pour tous ces morts de faim condamnés à la charité publique?
Rien qu'en songeant aux mendiants, aux impotents et aux vieilles personnes qui mangeaient sans quitter des yeux leurs compagnons d'infortune, agrippés avec force à leur quignon de pain et à leur écuelle, elle avait de nouveau l'eau à la bouche.
Un jet de pierre plus loin, une petite brise marine commençait à lui caresser le visage.
De son côté, son époux imaginait les contours de l'île de Maians située en face du port dont il entendait la rumeur en fond sonore. Les yeux fermés, toujours allongé sur son matelas, il ne cessait de se répéter intérieurement:
: Heureux ces hommes, qui peuvent quitter ainsi tous leurs problèmes sur un simple claquement de doigts...
Autour du couple et de leur beau-fils, les étroites ruelles, emplies de gens et d'échoppes d'artisans, devenaient de véritables entonnoirs où il s'avérait presque impossible de passer. Descendre la calle del Mar jusqu'à Santa Maria ne fut pas plus aisé malgré la largeur de la chaussée.
Pourtant, la charrette avançait, fendant la foule comme un petit bateau têtu ayant décidé de franchir une barre dangereuse. Au bout d'un moment, elle atteignit enfin la plaza Santa Maria.
Modesto: Voilà enfin le temple des "bastaixos*". (Pensée).
Modesto s'arrêta sur le parvis. Il n'entendit plus le bruit de la foule autour de lui. Pendant un instant, il demeura comme ensorcelé en contemplant les jambages et les archivoltes de la façade principale. Puis son regard se posa sur la statuaire, les portes rivetées, le tracé géométrique différent sur chacune d'elles, les grilles en fer forgé et les gargouilles représentant toutes les figures allégoriques, les chapiteaux des colonnes et les vitraux, surtout les vitraux, ces œuvres d'art destinées à filtrer la lumière magique de la Méditerranée pour jouer, à chaque heure, presque à chaque minute, avec les formes et les couleurs à l'intérieur du temple.
Soudain, Isabella lui demanda:
: La basilique te plaît, n'est-ce pas?
Si elle lui plaisait? Il ne s'était jamais posé la question. Il voyait l'église, ses murs, ses absides, ses colonnes élancées et magnifiques, ses contreforts achevés le jour de la fête de l’Assomption, il y a cent soixante-trois ans, mais... si elle lui plaisait?
Il choisit de répondre:
Modesto: De tous les temples dédiés à la Vierge dans le monde, celui-ci est unique!
Isabella lui sourit.
: Pourquoi ça?
Le jeune homme jeta un œil vers le cimetière de las Moreres où était inhumé Genís Junyent, son père.
Modesto: Comment ne pas aimer cette église? (Pensée).
Il se souvint des paroles de son géniteur quand il était enfant et de la première fois où ils avaient franchi ensemble le seuil de Santa Maria:
Modesto: Oh! Qu'est-ce qu'elle est belle... Mais pourquoi cette église semble-t-elle plus petite que les autres, papa?
Genís: Les autres? Quelles autres?
Modesto: Et bien, celles de France, de Lombardie, de Gênes, de Pise ou de Florence?
Genís: Tu as déjà entendu parler de ces lieux, mon fils?
Modesto: Oui.
Modesto acquiesça. Comment n'aurait-il pas entendu parler des ennemis de son pays?
Genís: En effet, dans tous ces endroits, on a aussi construit des églises. De magnifiques cathédrales, grandioses et chargées d'éléments décoratifs. Les princes, là-bas, ont voulu que les leurs soient les plus grandes et les plus belles du monde.
Modesto: Et pas nous?
Genís: Oui et non.
Modesto fit la moue. Son père lui sourit.
Genís: Voyons si tu es capable de comprendre le point de vue de son concepteur: Beranguer de Montagut. Cet homme a voulu que ce soit le plus beau temple de l'Histoire, mais il prétendait réussir en employant des moyens différents de ceux qu'utilisaient les autres. Ses ouvriers et lui voulaient que la maison de la patronne de la mer soit la maison de tous les Catalans, comme celles où vivaient ses fidèles, inventées et construites dans le même esprit qui les ont conduits à être ce qu'ils étaient, en tirant profit de ce qui était à eux: la mer, la lumière. Tu comprends?
Le jeune garçon réfléchit pendant quelques secondes, puis finit par faire non de la tête. Le maçon se mit à rire.
Genís: Au moins, tu es sincère. Les princes font les choses pour leur propre gloire, nous autres, les Catalans, nous les faisons pour nous. Sur un chantier, j'ai déjà remarqué que, parfois, au lieu de porter une charge trop volumineuse sur le dos, les bastaixos transportaient la pierre attachée à un bâton, entre deux hommes. À ton avis, que se passerait-il si on rallongeait le bâton?
Modesto: Il se romprait.
Genís: C'est exactement ce qui se passe avec les églises des princes...
Devant l'expression étonnée de son fils, Genís ajouta:
Genís: Montagut ne voulait pas dire qu'elles se briseraient, mais comme les souverains passés voulaient qu'elles soient grandes, hautes et longues, on devait les faire très étroites. Hautes, longues et étroites, tu comprends?
Cette fois, Modesto opina.
Genís: La nôtre, c'est tout le contraire. Elle n'est ni longue, ni haute, mais elle est très spacieuse, pour pouvoir contenir tous les Catalans, ensemble, devant notre Vierge. Regarde cet espace sans distinction: il est commun à tous les fidèles. Et pour unique décoration, elle a la lumière, la lumière de la Méditerranée. Nous n'avons besoin de nul autre ornement: seuls l'espace et la lumière qui entre par ici.
Le maçon pointa l'abside du doigt, puis l'abaissa au sol. Modesto le suivit du regard.
Genís: Montagut voulait que cette église soit édifiée pour le peuple, et non pour la gloire d'un prince. Tu comprends, à présent?
Modesto: Oui, papa... Pour le peuple.
Genís: Ces pierres venant de Monjuïc sont de l'or pour cette église. Souviens-t'en, mon fils...
: Modesto?... Modesto? Pourquoi est-elle unique?
Le jeune homme se tourna vers l'aventurière.
Modesto: Parce que, contrairement à la cathédrale de la Seu, la cathédrale officielle représentant la monarchie, l'autorité, la richesse, le haut clergé, Santa-Maria-del-Mar est l'église du peuple, bâtie peu à peu grâce à l'union et au sacrifice des petites gens. Elle est le symbole de l'humilité et de la foi des pêcheurs.
Se rendant compte de ses propos et, à qui il venait de s'adresser, il baissa la tête.
: Ça ne fait rien, Modesto car je pense la même chose que toi. Bien! Nous allons pouvoir y aller, non?
Modesto: Oui, bien sûr, excelentísima señora!
L'aventurière le transperça du regard. Combien de fois lui avait-elle dit qu'elle ne voulait pas être nommée ainsi? Elle n'avait que faire de son prédicat d'infante. Mais le jeune homme avait toujours refusé de l'appeler par son prénom.
Modesto: Par où faut-il passer, maintenant?
Va par là.
Isabella désigna du doigt carrer de l'Anisadeta. Malheureusement, au bout de la rue, un attelage de bœufs obstruait le passage, obligeant le jeune homme à descendre pour finir à pied.
Vas-y! Le comptoir de Miguel n'est pas très loin. Il est facilement repérable car il y a une croix blanche sur la porte. Nous allons t'attendre ici pour le moment.
Modesto suivit la direction que lui indiqua sa belle-mère. Trente secondes plus tard, le bâtiment devant lequel il s'arrêta était une grande et belle demeure qui s'élevait à l'angle de Canvis Vells (qui allait jusqu'à la mer) et de Canvis Nous, presque en face du portail de Santa Maria.
Au rez-de-chaussée, ouvert sur la rue occupée par une population de lombards et de cambistes, était sis le comptoir, et aux étages supérieurs vivaient l'hidalgo et sa famille. Dix personnes travaillaient frénétiquement au magasin. D'après leur silhouette, aucune d'elles ne semblait être Miguel. Modesto vit que, près de la porte d'entrée, à côté de la fameuse voiture qui encombrait la voie et qui était chargée de marchandises, deux hommes se disaient au revoir. Le premier grimpa sur la carriole et partit. Le jeune homme interpella le second, qui était richement vêtu, avant qu'il ne rentre à l'intérieur.
Modesto: Attendez!
L'homme regarda Modesto avancer vers lui.
Modesto: Je cherche le señor de Rodas.
L'autre l'examina de la tête aux pieds et aboya méchamment:
: Nous n'avons besoin de personne! Le maître n'a pas de temps à perdre, et moi non plus!
Il tourna les talons.
Modesto: Je suis de sa famille.
L'homme s'arrêta d'un coup et fit brusquement volte-face.
: Le maître ne t'a pas déjà donné assez d'argent sans doute? Pourquoi insistes-tu?
Bousculant Modesto, il marmonna entre ses dents:
: On t'a déjà dit que si tu revenais par ici nous porterions plainte contre toi. Le señor de Rodas est un homme important, tu sais?
Plus l'autre le poussait, plus Modesto reculait, bien qu'il ne comprît rien à ses allusions. Il se défendit:
Modesto: Écoutez-moi, je...
L'homme du magasin s'époumona:
:Tu ne m'as pas entendu?
C'est alors que des cris encore plus stridents sortirent d'une fenêtre à l'étage supérieur.
: Modesto! Modesto!
Le buste penché à l'embrasure, Elena, incrédule, ferma les yeux en les serrant très fort comme il arrive lorsque l'on se trouve en présence d'une lumière trop vive. Puis elle agita vigoureusement les bras. Lui faisant signe à son tour, le jeune homme cria:
Modesto: Elena!
Mais elle avait déjà disparu. Modesto cloua sur l'homme de petits yeux perçants.
: La señorita Elena te connaît?
Sèchement, le jeune vigneron répondit:
Modesto: C'est ma femme, et sache que, moi, on ne m'a jamais donné d'argent.
À présent embarrassé, l'homme s'excusa:
: Je suis désolé. Je faisais référence aux frères de l'épouse du maître qui se présentent tous ici les uns après les autres.
Quand il vit Elena sortir de la maison, Modesto ne voulut pas en entendre davantage. Il s'élança vers elle et la prit dans ses bras:
Modesto: Mon Elena! Enfin je te retrouve!
Les quatre mois de séparation qu'ils venaient de subir leur paraissaient à présent quatre siècles et pendant un long moment, ce fut un festival de questions à bâtons rompus et d'embrassades.
À suivre...
*