Le clou du voyage.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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Eli
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Re: Le clou du voyage.

Message par Eli »

Bonjour Teeger59 ! Ton histoire a l'air vraiment bien, mais je manque un peu de temps pour la lire [-|
J'espère pouvoir en profiter bientôt ! ;) Néanmoins sache que ce que j'ai déjà lu - en particulier Les prophéties de l'A'harit Hayayim dont j'ai déjà vu, il me semble, tous les chapitres publiés à ce jour - m'a beaucoup plu ^^
Voilà je voulais t'encourager à continuer d'écire,
Au revoir et bonne inspiration !
- Pff... ça manque de place ici !
- D'la place y'en avait avant qu't'arrives, balourd ! :roll: :tongue:
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Eli
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Re: Le clou du voyage.

Message par Eli »

Oh et au passage : j'adore tes montages photo !
- Pff... ça manque de place ici !
- D'la place y'en avait avant qu't'arrives, balourd ! :roll: :tongue:
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Merci Eli.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

L'Espagnol lui adressa un sourire incertain avant de répondre.
:Mendoza: : Pour sûr! À l'idée de gagner cet argent, mes yeux flamboyaient. Toute mon âme était liée à cette fortune qui m'attendait.
:Laguerra: : Ah! Ces navigations, ces explorations tentées dans un esprit de cupidité féroce...
Au silence que garda Juan durant quelques instants, Isabella comprit qu'elle venait de toucher un point sensible.
:Mendoza: : En effet, c'est lors de ce voyage qu'est née ma soif de richesse. Je n'en suis pas très fier aujourd'hui, crois-moi.
Il se racla la gorge.
:Mendoza: : Enfin bref, c'est un autre sujet... La Bergantina, la minuscule baleinière envoyée en éclaireur, partit pour plusieurs jours avec des vivres. Elle démarra dès l'aube. Le vent soufflait de l'est, grand frais. Un assez fort ressac battait les rochers. Dans la direction du nord, la mer se soulevait en longues houles. La chaloupe naviguait seule pour trouver le moyen de contourner l'île qui faisait barrage. À travers les nappes de brume aux contours irréguliers, nous aperçûmes le sommet déchiqueté d'une montagne engloutie, assaillie par l'écume blanche des vagues. Mais ce n'était pas à hauteur de barque que nous pouvions prendre réellement connaissance du labyrinthe aquatique dans lequel nous progressions. Pour trouver notre chemin, nous devions nécessairement gravir l'une ou l'autre de ces hauteurs, dont les collines de pierre étaient poncées par le vent, la pluie et la grêle. Bocacio Alonso, courbé sur les avirons, le visage plissé, se concentrait pour garder le cap. Il glissait sur l'eau dans un murmure soyeux, luttant comme il le pouvait avec ses rames. Hernando de Bustamante s'était posté à l'avant. Recroquevillé comme un petit garçon enthousiaste, il s'accrochait à un taquet. Durant plusieurs heures, le confident et exécuteur testamentaire de Juan Sebastián Elcano avait guidé l'embarcation dans le canal. Ses quelques indications murmurées du bout des lèvres s'étaient avérées précieuses et, à bord, la lassitude s'était rapidement transformée en attente grisante. Il fixait cette île sans nom*, indifférent au légers flocons qui s'amoncelaient sur ses épaules. Il ne neigeait pas très fort, mais le vent les faisait tourner comme des essaims d'abeilles. Un grain passa au loin et l'horizon orageux s'entrouvrit sur un passage vers la droite. Lorsque le canot tangua, je resserrais ma prise. Une fois l'obstacle rocheux de sept ou huit lieues de circonférence contourné, d'autres sommets poudrés à frimas émergeaient de part et d'autre du chenal. Mais le ciel se reboucha aussi vite qu'il s'était ouvert. La mer se calma à mesure que nous approchâmes de la rive droite. Une sorte de longue péninsule* se dressait devant nous. Nous ne distinguâmes que les quelques phalanges noires brisées formées par les rochers qui transperçaient des plaques de neige battues par le vent. Une anse sombre apparut, surplombée par une saillie. Suivant les indications de son ainé, Alonso se dirigea vers la crique. À quelques encablures de la rive, il cessa de ramer. Le canot continua sur son élan, crissant un peu sur les galets de la plage. Resserrée à cet endroit entre de hautes falaises, la mer s’acharnait sur les cailloux polis, bouillonnait, se tordait et retombait en volutes blanchissantes. Silencieux et froid comme il n'avait pas cessé de l'être depuis le départ de la baie des Sardines, Bustamante sauta à terre comme un singe, suivi par le jeune rescapé du Santiago. Ce dernier se tourna pour me tendre la main. Je me rebiffai en arguant que je n'étais plus un bébé.
Un sourire se dessina sur les lèvres d'Isabella, puis s'évanouit lentement.
:Mendoza: : Je bondis à mon tour en frissonnant. Bien que je susse que la flotte se trouvait à quelques dix-sept lieues marines en amont, j'aurai préféré qu'elle soit visible d'ici. Je ressentis la solitude dans cet endroit. Les rochers qui bordaient le détroit étaient nus sur bien des points à cause de leur forme escarpée et de la violence du vent. Mais dans les parties abritées et dans les dépressions, des bois verdoyants adoucissaient la sévérité du paysage. Au cœur de ces montagnes, quelque fût la direction où l'on regardait, on ne distinguait que des arbres à perte de vue, ce qui donnait la sensation vertigineuse d'être les derniers habitants sur Terre. Je respirai un instant en observant les environs. Pas la moindre trace de vie, juste une armée de conifères, immobile. Pas un son, hormis le chuintement des vagues sur le rivage. L'un des paysages les plus beaux et les plus effrayants qu'il m'ait été donné de voir. Nous tirâmes l'embarcation à l'abri des courants, lorsqu'un renard argenté passa sur la grève, nous ignorant royalement. Prenant une longue respiration, Bustamante regarda un instant le ciel où un timide rayon de soleil s'efforçait de percer à travers les nuages gris. Estimant la position de l'astre, il annonça que nous avions deux heures devant nous avant la tombée de la nuit et qu'il fallait les utiliser au mieux. Pour commencer, il proposa que j'aille chercher du combustible afin de faire une bonne flambée mais il n'obtint aucune réponse de ma part, et pour cause: sans un mot, je m'étais mis en route d'un pas vif vers un point précis. Regardant autour de lui, il se demanda où est-ce que j'étais passé. À son tour, Alonso balaya la petite plage du regard. Je n'étais nulle part en vue. Ils hurlèrent mon prénom en chœur. Soudain, ils entendirent au-dessus d'eux: "Je suis là!" Levant les yeux, Bocacio aperçut ma silhouette qui se découpait sur le ciel sombre au sommet de la saillie. J'agitai un de mes bras et tendis l'autre en direction d'une crevasse proche qui entaillait toute la falaise. Les deux marins en restèrent bouche bée de stupéfaction. Ensuite, j'entendis le plus jeune dire: "Comment est-il arrivé là-haut si vite?" Secouant la tête, Hernando fit: "Drôle de petit bonhomme, pas vrai?" Puis il se tourna vers moi et cria: "Très impressionnant! Tu es un excellent grimpeur, Juan-Carlos, mais il faut que tu redescendes car il fera bientôt nuit noire." De retour parmi eux, Bustamante me tira gentiment les oreilles et nous assigna aussitôt différentes tâches: je fus désigné pour la corvée de bois, Alonso pour aller prendre du poisson tandis que lui-même se décerna le titre de maître coq. Un peu plus tard, alors que le pêcheur revenait avec trois belles prises, une bonne provision de bois se trouvait accumulée sur la grève, mais il n'y en avait pas assez au gré de mon supérieur qui me dit en hochant la tête qu'il faudrait me remettre à la besogne le lendemain matin avec un peu plus d'ardeur. Puis, sans égard à notre fatigue, il nous demanda d'incliner la Bergantina sur son bordage afin de nous abriter du vent. Tous les trois, la manœuvre achevée, nous nous assîmes autour de la marmite qui bouillit et fuma, et nous apporta aux narines l’odeur exquise d’une soupe de poisson, préparée par le barbier-chirurgien. Après le repas, l'obscurité se referma sur nous à la façon d'une cape humide. J'étais mort de fatigue comme tu peux l'imaginer. Aussi lorsque je parvins à trouver le sommeil après m'être tourné et retourné en tous sens, je dormis comme une souche.
La voix envoûtante du capitaine déroula le fil de son histoire, de façon très volubile, et ne fut interrompue par l'aventurière que très rarement.
:Mendoza: : Le lendemain, la petite plage baignait dans la lumière dorée du matin qui finissait de chasser les écharpes de brume lorsque je me réveillai. Les deux marins, levés plus tôt que de coutume, allaient se mettre en route vers midi, après avoir avalé leur déjeuner.
Isabella posa sur lui un regard empreint de curiosité.
:Laguerra: : Et toi?
:Mendoza: : Puisque la veille je me targuai de ne plus être un enfant, Bustamante décida de me laisser sur place pour entretenir le feu, surveiller la chaloupe et les provisions. Je sais bien que ce n'était qu'une excuse pour que je n'empoche pas les quatre mille cinq cent maravédis. J'avais voulu prouver que j'étais capable d'escalader cette pente abrupte. Bien mal m'en a pris! Peut-être a-t-il eu peur que je rafle la mise. J'avais beau argumenter pour les accompagner, il n'en démordit pas. Le sujet était clos à la fin du repas et l'on y revint plus. Avant de partir, Alonso me donna une tape très amicale sur l'épaule. Je me rappelle encore que l'haleine de chacun formait derrière eux un sillage de fumée blanche tandis que je les regardai s'éloigner à grands pas, avançant jusqu'au pied de la saillie. Le dernier son que j'entendis sortir de la bouche du barbier-chirurgien, au moment où il contournait un gros rocher, fut un énorme éclat de rire, comme s'il pensait qu'à mon âge, je ne méritai pas une telle récompense. En quelques minutes seulement, mes rêves de gloire furent subitement transformés en nuages de cendres. Goûtant au fruit amer de la frustration, je sentis la moutarde me monter au nez*. Je poussai alors un violent grognement d'indignation afin d'exprimer ma colère.
Laguerra comprenait cet accès de rage. Elle connaissait trop l'impulsivité de son amant et ce besoin de bouger inhérent à son tempérament.
Mendoza, avec la prolixité et le luxe de détails d'un homme pour qui l'aventure est une seconde nature, raconta à son aimée comment les deux hommes avaient gravi les pentes de la péninsule.
:Mendoza: : Autour de moi, des morceaux de glace apportés par le vent jonchaient la rive. L'air sentait la mousse et le sel. D'où j'étais, je voyais Alonso plisser les yeux, regardant la falaise de basalte noir. Il prit une profonde inspiration et étudia les voies possibles, cherchant les obstacles, les corniches, les pierres susceptibles de se détacher. Plaçant délicatement son index devant une de ses narines, il se moucha d'un côté, puis de l'autre, avant d'escalader l'étroite crevasse. Donnant un coup de pied dans le mur vertical, il se hissa sur une jambe, puis enfonça l'autre plus haut. Avec précaution, Bustamante entreprit de le suivre, utilisant les prises créées par son cadet, la tête tournée pour se protéger des rafales. C'était plus ardu qu'il ne s'y attendait. Les parois étaient glissantes à cause de la neige, et des rochers glacés rendaient l'ascension encore plus périlleuse. Un peu plus haut, Bocacio sentit que la pente devenait moins raide mais le vent tourbillonnait autour d'eux avec une violence redoublée. Derrière lui, il entendait Hernando haleter. Mais il s'en tirait bien pour un homme de son âge.
:Laguerra: : Combien?
Le conteur prit le temps de boire une lampée avant de répliquer.
:Mendoza: : Trente-et-un ans, me semble-t-il.
:Laguerra: : Ça va! Ce n'était pas non plus un vieillard! À moins que tu te considères déjà comme tel puisque tu les atteindras l'année prochaine.
Juan partit d'un gros rire avant de reprendre:
:Mendoza: : Les deux hommes ne suivaient pas un chemin tracé, pour la simple raison que sur cet archipel, aux confins de l'Amérique du Sud, il n'en existait aucun. Ils étaient montés pour voir si le mirage de Magellan existait vraiment et si les navires allaient pouvoir un jour sortir vers le soleil couchant. Cette pénible ascension n'exigea pas moins de deux heures et demie, et il était près de quinze heures lorsqu'ils atteignirent le sommet. Hernando se pencha en avant, les paumes sur les genoux. Le froid cinglant lui brûlait les poumons et il transpirait sous sa chasuble. À côté de lui, Bocacio reprenait son souffle, lui aussi. En se redressant, le barbier-chirurgien s’avança alors jusqu’à l'arête supérieure, et là, debout au milieu de la tourmente, il demeura immobile, le regard dirigé vers le nord-ouest. Il aperçut la vallée en dessous alors que la tempête de neige s'éloignait. Ils se trouvaient sur une crête qui dominait le détroit. Il paraissait plus grand vu d'ici: un large tapis d'un gris souris au centre d'une gorge bordée de collines basses. Là, les deux hommes s'étaient dit qu'il y avait un passage. C'était toujours de l'eau salée, il y avait de la houle et c'était toujours très profond. Ils étaient quasiment sûrs qu'il y avait un accès car le canal continuait vers le ponant. Une percée rectiligne à travers les montagnes.

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:Mendoza: : L'immensité de ce vaste paysage accentuait l'impression de solitude. Bustamante fit à son comparse: "Pas mal la vue, hein?" Alonso lui répondit en hochant simplement la tête.
:Laguerra: : Comment peux-tu affirmer cela? Tu n'étais pas là. À moins que...
:Mendoza: : Tu as deviné. Puisque j'avais eu la folle témérité de les suivre jusqu'au point culminant de la péninsule en évitant soigneusement d'être vu, je ne pouvais faire moins que de surprendre leur échange.
:Laguerra: : Pourquoi ne suis-je pas étonnée?
L'Espagnol ne put s'empêcher d'afficher un grand sourire, son sourire, franc et rare, à travers lequel il donnait une autre version de lui-même.
:Mendoza: : Je n'allai quand même pas faire le pied de grue pendant cent-sept ans! En bas, seule ma respiration brisait le fantastique silence, ce vide abyssal qui finissait par me taper sur les nerfs au bout de cinq minutes. Comme on ne m'avait pas permis de quitter le camp, je n'avais pas d'autre solution que d'attendre qu'ils aient le dos tourné. Cette vilaine façon d'agir suffisait à rendre mon acte condamnable, mais je n'étais qu'un gamin, et j'avais pris une décision inébranlable. C'était la première de ces idées farfelues qui contribuèrent à me mettre en danger inutilement. J'empochai quelques nieules pour contrer la faim et me mis en route. Après avoir gravi l'escarpement rocheux, l'ascension fut interminable. Une longue, longue incursion dans un univers de végétation hostile, où chaque arbre au tronc noir, aux branches plombées par la neige, ressemblait à son voisin, si bien que j'avais la sensation de ne pas avancer. Le parcours fut difficile à cause de l'inégalité du terrain, des broussailles, des arbres tombés qui s'entrecroisaient, mais je pouvais choir sans me faire aucun mal, tellement tout ceci était capitonné par la végétation épaisse qui rampait à la surface. Le pire fut sans doute le froid, cette coulée de glace pareille à des coups de poignard dans le ventre. Un froid que je pouvais même ressentir dans la racine de mes dents si j'avais le malheur de respirer par la bouche. Un froid à rendre fou. Mais je persévérai, je progressai sans sourciller, malgré la douleur. Cette sylve, où mes pieds s'enfonçaient dans ce matelas de matières végétales en décomposition gorgées d'eau, où les troncs d'arbres morts m'obligeaient à une gymnastique continuelle, céda la place en altitude à la tourbière, lieu d'élection de nombreuses et minuscules plantes locales. Je finis par les rejoindre. Sous le couvert favorable des arbres rabougris, à quatre pattes, je me mis à avancer vers eux avec lenteur et, enfin, à travers une trouée dans les feuillages, je pus les apercevoir. L'oreille au guet, sans faire plus de bruit qu'une souris, je découvris à mon tour la vue. Elle était spectaculaire. Elle dominait un paysage ridé et violent, humide, sans vie, strié de bras de mer couleur ardoise qui se dissolvaient dans des baies ou de petites criques parsemées d'énormes rochers projetant des ombres allongées.

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:Mendoza: : Je jetai de nouveau un coup d'œil en direction de mes compagnons. Leur respiration formait toujours des nuages de buée alors qu'une mouette dissimulée par le blanc manteau lança un appel déchirant. Devant leurs yeux, rien que l'immense étendue de mer d'où n'émergeait aucun écueil, car, du haut de la péninsule, on ne pouvait apercevoir à quelques lieues de là, les îlots en contrebas. La lumière faiblissait déjà et les frontières de leur monde blanc s'ourlaient de gris. Je les sentis embarrassés. Mais peut-être en était-il ainsi de tous les moments que l'on savait historiques.
:Laguerra: :Laguerra: : Ils avaient néanmoins une autre raison d'être gênés. Celle de t'avoir laissé seul en bas, livré à toi-même.
:Mendoza: : Certes! Il était grand temps que je m'éclipse discrètement car je vis Hernando de Bustamante se tourner vers Bocacio Alonso. Ne tenant pas à passer la nuit sur ce promontoire, il lui fit signe et les deux hommes se mirent en marche.
:Laguerra: : Déjà?
:Mendoza: : Là-bas, bien que la longueur moyenne du jour était de quinze heures en novembre, le temps d'ensoleillement ne dépassait pas les six heures à cause des nuages, du brouillard ou des montagnes. Et c'était le mois le plus lumineux de l'année dans cette contrée, tu imagines?
:Laguerra: : Rien à voir avec le climat Espagnol...
:Mendoza: : En effet! Donc, les voyant se rapprocher de moi, je commençai à me dégager du fourré pour regagner, le plus vite et le plus silencieusement possible, la partie la plus touffue des bois. Ayant mis suffisamment de distance entre nous, je courus droit devant moi en me frayant un passage à travers la végétation tandis que le ciel s'obscurcissait et qu'une autre tempête se préparait dans notre dos.
:Laguerra: : As-tu déjà remarqué que, dans les récits épiques, quand ils ont besoin que le héros et ses compagnons se retrouvent bloqués dans un endroit isolé, les romanciers inventent toujours une tempête? Le bateau qui ne peut plus quitter l'île à cause de la tempête. Le groupe de conquistadors coincés en montagne à cause de la tempête. Et tu racontes exactement la même chose. Ce genre d'histoire se termine invariablement par une tragédie.
L'aventurière était plongé dans ses réflexions. Il semblait qu'un nuage d’inquiétude obscurcissait son front. Elle croisa les bras et se frictionna les épaules, comme parcourue d'un frisson.
:Laguerra: : Quant à nous, nous voilà tous les deux reclus ici, à cause de la tempête. J'espère qu'il ne va pas nous arriver malheur...
:Mendoza: : Encore en train d'évoquer ces superstitions ridicules? Désolé ma belle, mais je ne dispose pas d'amulette permettant de détourner le mauvais œil...
Faute de talisman, il effectua la parade la plus immédiate consistant en un geste symbolique afin de la rassurer. Il ferma le poing, pointa l'index et l'auriculaire dans le but de former des cornes, signe recommandé pour dévier la trajectoire de l'influence néfaste. Il reprit dans un soupir:
:Mendoza: : Et puis, que veux-tu qu'il nous arrive? Nous sommes dans une forteresse bien gardée.
:Laguerra: : Peut-être mais cela ne t'a pas empêché de la prendre d'assaut pour délivrer Tao alors que nous étions en supériorité numérique. Zarès reviendra, c'est certain.
:Mendoza: : Eh bien, mieux vaut pour ce chancre d'alchimiste qu'il ne pointe pas le bout de son sale nez! S'il revient pour nous chercher querelle, je l'attendrai de pied ferme!
Le Catalan marqua une pause, le temps de frotter son front et ses tempes, comme s'il était pris d'une soudaine migraine.
:Mendoza: : Tiens, en parlant de malheur, écoute ceci: Il me fallut près d'une heure et demie pour gagner le bord de la falaise, à l'évasement de la coupure qui se prolongeait entre les roches jusqu'à la grève. Cette pente assez raide, semée de cailloux glissants, de silex aigus, nécessitait de grandes précautions contre les heurts ou les chutes. Mais je n'étais pas encore prêt à redescendre. Au contraire, ayant pris moins de temps qu'à l'aller, je fis quelques pas vers la crête, me hissai sur une des roches qui la dominait, et mes regards rayonnèrent vers tous les points de l’horizon. Je ne pus résister au désir d'observer encore une fois la vaste région qui s'étendait autour de moi, d'emplir mon âme de ces dernières impressions, de planer, pour ainsi dire, au-dessus de ces étranges territoires enserrés dans un double cadre de terre et de mer... Au bas se découpaient les capricieux enchevêtrements d'un littoral, où les roches noirâtres contrastaient avec les galets blancs de la grève. Elles dessinaient la lisière d'un canal large de plusieurs lieues, dont la rive opposée s'estompait en vagues linéaments, et que des bras de mer échancraient à perte de vue. Dans la direction de l'est, le canal n'était bordé sur sa partie méridionale que d'un semis d'îles et d'îlots, dont le relief assez élevé se détachait sur le lointain du ciel. Les arbres et leurs cimes noirâtres s'empourpraient alors des rayons du soleil en son déclin, que l'écran des montagnes de l'ouest allait bientôt interrompre. Au nord s'étageaient des glaciers à perte de vue, au sud s'étendait le détroit sans limites. Enfin si! L'île sans nom obstruait toujours le passage. Du reste, ni à l'est ni à l'ouest, ne se laissaient voir l'entrée et la sortie de la passe. Donc, impossible d'apercevoir les deux extrémités du littoral le long duquel courait la haute et puissante falaise. D'ailleurs, de l'impression que cette contrée donnait au regard, il ne ressortait pas qu'elle fût inhabitable. Déserte, oui... abandonnée, non! Nul doute qu'elle ne dût être fréquentée par des Indiens de même race que les deux Patagons capturés à San Julián, tantôt sédentaires, tantôt errant à travers les forêts et les plaines, se nourrissant de gibier, de poissons, de racines, de fruits, habitant des huttes de branchages et de terre, ou campés sous des tentes en peaux maintenues par des pieux. Même solitude aussi à la surface du long canal. Pas une embarcation en vue, ni canot d’écorce, ni pirogue à voile. Enfin, si loin que le regard pût atteindre, ni des îles et des îlots du sud, ni d'aucun point du littoral, ni d'aucune saillie de la falaise, ne se dégageait une fumée témoignant de la présence de créatures humaines. Je restai ainsi pendant quelques minutes, caressé par la brise mourante, sans qu'un muscle de mon visage eût bougé, sans qu'un geste eût rompu ma pensive immobilité. Et alors, mes bras, ramenés sur ma poitrine, se décroisèrent, mes yeux se dirigèrent vers le sol d’abord, vers le ciel ensuite, et de mes lèvres s'échappèrent ces mots, dans lesquels se résumait sans doute ma mystérieuse existence: "Non... ni Dieu ni maître!"
:Laguerra: : Tout ça est joliment raconté mais tu parlais de malheur et je ne vois rien qui...
:Mendoza: : Attends la suite: Le plus difficile était de suivre la coupure de la falaise qui aboutissait à la grève. Avec une telle inclinaison, j'avais du ramper pour la monter. À présent, je devais glisser pour la dévaler. La descente commença, avec autant de
prudence que d'adresse afin d'éviter les chutes. Je déployai également une vigueur extraordinaire, en m’arc-boutant contre les saillies des roches, retenant mon corps pour ne point me rompre le cou. Néanmoins, il se produisit un éboulis de cailloux qui faillit me faire choir. Dix minutes, il ne fallut pas moins pour atteindre l'étranglement de la coupure et déboucher sur la plage.
Isabella observa son compagnon. Son visage était empreint de gravité et de toute sa personne se dégageait cette fierté, bien différente de l'orgueil des égoïstes, amoureux d'eux-mêmes, ce qui lui donnait une véritable noblesse de gestes et d'attitude. Il lâcha d'une voix blanche:
:Mendoza: : À bout de forces, j'atteignis enfin le camp. Ce n'était plus qu'un endroit dévasté. Laissé à l'abandon le temps de mon escapade, les animaux sauvages s'en étaient donné à cœur joie. Malgré son poids conséquent, la baleinière fut renversée et gisait à présent sur son plat-bord. Tout le nécessaire pour le bivouac était éparpillé autour. Les livres de médecine du barbier-chirurgien étaient ouverts sur les galets. On en avait arraché la moitié des feuillets. Bref, nos affaires et provisions, copieusement déchiquetées, gisaient ça et là.
L'aventurière avisa mentalement la situation en deux battements de paupières.
:Mendoza: : Mais ce n'était pas le pire: jetant un regard terrifié vers le foyer, je ne distinguait plus qu'un lit de cendres grises. En dépit de ma livrée d'hiver et de ma cavalcade, j'étais transi de froid. Les signaux, en moi, se mirent aussitôt en alerte. Chaque minute écoulée glaçait un peu plus mon cœur. Celui-ci battait encore comme un marteau de forgeron. C'est là que je pris conscience de l'étendue de ma bêtise. Plus de temps à perdre, il fallait que je fasse du feu en urgence avant le retour de mes compagnons.
Le Catalan prit une longue respiration, refusant de s'attarder sur le sujet. Mais devant l'insistance de sa compagne, il entreprit le résumé de cette partie du récit.
:Mendoza: : Avec l'énergie du désespoir, je me mis à rassembler des brindilles et du petit bois et disposai le tout en forme de pyramide pour ériger un nouveau sous-foyer. La tâche fut compliquée car l'extrémité de mes doigts était devenue insensible. Des engelures... Je le savais, il y avait un point de non-retour avec le froid, et je m'en approchai dangereusement. J'agrippai une couverture abandonnée sur la grève, m'y enroulai, soufflai de toutes mes forces dans mes paumes pour relancer la circulation. Au fur et à mesure que mes phalanges se ramollissaient, je me mis à les frictionner, jusqu'à provoquer un échauffement atrocement douloureux. Mes doigts me brûlaient et il me semblait que du verre pilé circulait dans mes veines. En furetant partout, je finis par trouver une boîte contenant le briquet d'acier et les chévenottes* que je pris pour la glisser dans ma poche. Lorsque je m'en sentis capable, j'ôtai mes mitaines et, d'une main tremblante, heurtai le fer du fusil contre la pierre étincelante. Après m'être donné plusieurs coups, la dixième tentative se révéla la bonne. Une pointe de feu tomba et courut dans la mèche. Une flamme aussi ridicule que miraculeuse. Cette flamme me sauverait, cette flamme, c'était la vie. J'y portai une bûchette, mais celle-ci était si près de mon visage que le soufre s'introduisit dans mes narines et gagna mes poumons, me faisant tousser. La lueur s'éteignit, réduisant mes efforts à néant. J'oscillai entre rage et découragement. Mon existence ne tenait qu'aux trois allumettes qui me restaient. Mes mains, toujours engourdies, me rendaient malhabile mais je finis par reproduire une étincelle. Approchant une autre tige de bois en prenant garde cette fois de ne pas respirer, une nouvelle flamme apparut. Je l'accompagnai le plus délicatement du monde et l'abandonnai au cœur du foyer de galets, sous les brindilles. Il y eut un grésillement, puis, soufflant doucement dessus, la langue orange s'intensifia, dansant dans l'air. "Vas-y, vas-y!" m'écriai-je. J'encourageai la flamme alors qu'elle se propageait au bois sec. La danse se transforma aussitôt en une valse rougeoyante. Alors une expression de soulagement mêlée de jubilation enfantine apparut sur mon visage. Je poussai un rugissement de joie. Au bout d'une minute, la chaleur vint heurter mon corps. Je m'approchai un peu plus. Le feu rentrait en moi et entraînait une piqûre à la limite du supportable. Mes artères se dilataient enfin, la vie revenait et la chair rosissait, même si mes ongles demeuraient d'un blanc presque bleu. Je vérifiai chaque extrémité et appliquai sur mes engelures un baume déniché dans la pharmacopée du barbier-chirurgien. L'onguent fit son effet, un soulagement si intense que j'aurai pu en pleurer.
:Laguerra: : Tu as eu de la chance de ne pas développer une gangrène! J'avais déjà entendu mon père dire que, après avoir été réchauffés, les orteils ou les doigts viraient malgré tout au noir, et qu'il suffisait de les plier pour qu'ils cassent.
:Mendoza: : Je l'ai échappé belle, en effet. Assis en tailleur, je fixai la danse nourrie des sursauts et des ondulations du brasier, tout comme je m'imprégnai de sa chaleur. Les deux marins revinrent de leur expédition peu après. À peine arrivés, ils constatèrent le chaos qui régnait sur place et, instinctivement, jetèrent un œil sur la réserve de bois si peu fournie. Pris en faute, je subis immédiatement un interrogatoire coloré sur mes agissements de l'après-midi. En quelques mots, je racontai ce que j'avais fait sans rien chercher à dissimuler. J'aurai pu leur raconter des balivernes, mais à quoi bon? En désobéissant de la sorte, je m'étais attiré les reproches d'Alonso ainsi que les remontrances incisives et les grommellements sonores de Bustamante. Peu à peu, ce dernier devint aussi rouge qu'un homard ébouillanté et proféra une litanie de jurons. La fureur le dominait, irrépressible. Elle lui faisait sortir les yeux de la tête.
:Laguerra: : J'aurais juré que cela se passerait ainsi! Il devait être furieux après toi.
:Mendoza: : C'est peu dire! Penaud, je fixai le ciel, comme captivé par le vol d'un oiseau, évitant soigneusement son regard sévère braqué sur moi. Le jour déclinait dans un dégradé d'orange, de rose et d'écarlate. Le vent s'était levé et l'air commençait à fraîchir encore plus qu'il ne l'était déjà. Je tentai malgré tout de me justifier mais de moi, l'officier supérieur ne voulait rien entendre. Pas d'explication, pas d'excuse. Hors de lui, il me saisit par le col et me secoua comme un prunier, me sommant de me taire. C'est alors que le jeune marin intervint.
:Laguerra: : Qu'avait-il dit?
:Mendoza: : "Holà, doucement Hernando, ce n'est qu'un gamin. S'énerver ne sert à rien". Ce à quoi, le médecin rétorqua: "Il ne fait que contester mon autorité." Soucieux de voir que je ne me débattais pas, Bocacio lui demanda de me lâcher. Je finis le cul par terre, cachant mes mains sous mes aisselles. Alonso me demanda pourquoi je les dissimulai de la sorte. Quittant son air belliqueux, Hernando se mit à genou puis, d'autorité, saisit mes poignets et tourna mes paumes vers le ciel. Il remarqua, l'œil plus clair dans son affolement, que mes doigts avaient une teinte violacée. Il en éprouva une peine immédiate et pressa ses mains sur les miennes, quitte à raviver une douleur qui agit sur moi comme le plus sûr des baumes. Toute colère envolée, il me dit alors: "Dios! Je n'ai plus rien ici pour te faire un pansement convenable. Mais à qui la faute, hein? Bon, ce n'est pas trop grave mais ne te gratte surtout pas! Cela ne ferait qu'empirer. J'espère que ceci va te mettre un peu de plomb dans la cervelle.* Une bonne fois pour toutes, quand je te donnes un ordre, tu l'exécutes. C'est clair, cette fois?"
Isabella lui adressa un sourire narquois. La jolie brune savait que les meilleurs éléments n'étaient pas ceux qui obéissent aveuglément mais ceux qui s'adaptent. Dans un équipage de marins comme dans une compagnie de soldats, il y a les meneurs, les suiveurs et les indépendants. Elle ne savait pas si le jeune mousse qu'il fut à l'époque devait être classé dans la première ou la troisième catégorie, mais une chose était sûre, il n'avait rien d'un suiveur. Son lassi dans une main, elle se laissa aller au confort de la banquette, même si son regard ne quittait pas son homme.
:Mendoza: : Bustamante ajouta: "Il faut te tirer d'affaire. Le plus raisonnable serait de rentrer maintenant puisque nous n'avons pas suffisamment de bois pour alimenter ce feu ridicule. Mais naviguer de nuit dans le détroit est trop dangereux. Il est donc hors de question de prendre un tel risque. Debout!" La tension était retombée mais une chape de fatigue pesait sur mes épaules. De son côté, Alonso fouilla le camp pour voir s'il ne pouvait récupérer quelque chose d'utile: nourriture, vêtements de rechange ou autres provisions. En pure perte. Tout ce qui avait de la valeur avait été détruit par la fringale avide des bêtes sauvages. À peu près simultanément, le soleil se coucha derrière les montagnes, et, comme le brouillard s'amassait très vite, le jour se mit à baisser pour de bon.
Mendoza laissa échapper un petit rire gêné, comme s'il évoquait un souvenir canaille.
:Mendoza: : J'essayai de me mettre sur pied mais ma tête tournait. À vrai dire, je ne me sentais pas très bien. Bustamante jura entre ses dents en disant qu'il fallait ramasser quelques brassées de bois sec où nous allions mourir de froid. Tandis que Bocacio s'attelait déjà à la tâche, Hernando tira de sous sa chasuble une fiole enveloppée d'argent, la déboucha, en appuya le goulet contre mes lèvres et fit couler dans ma bouche quelques gouttes d'une liqueur si forte que j'eus l'impression d'avaler une flamme liquide. Mes joues refroidies reprirent un peu de couleur et il me semblait que mes forces revenaient. Je le remerciai et lui demandai de m'aider à me relever. Le brasier que j'avais allumé allait finir par s'éteindre de lui-même s'il n'était plus alimenté. Nous serions de ce fait dans le noir le plus total. Qu'importe, mes yeux s'accoutumaient très bien à l'obscurité. Du reste, dans le ciel, les nuages poussés par un vent vif, s'écartèrent, s'effilochèrent pour laisser voir, par instants, quelques étoiles. Un peu plus tard, l'embarcation retrouva sa position initiale et fut fixée par son grappin de fer. Au bout de son amarre, elle balançait légèrement au ressac de la marée, tandis que le foyer fut ravivé. Malgré cela, le froid de la nuit me glaçait jusqu'aux os et mes engelures, sur lesquelles je ne cessai d'appliquer de la pommade, me donnaient des élancements. Le repas du soir fut préparé. Plusieurs poissons, des loches de petite dimension, pêchées dans la matinée alors que je dormais encore, les restes épargnés d'un cuissot de guanaco salé, des œufs de canard durcis sous la cendre, quelques galettes de biscuit dont la Bergantina était approvisionnée et de l'eau douce additionnée d'un peu de tafia, formèrent le menu de ce souper. Puis, Alonso nettoya les ustensiles de cuisine qui avaient servi et les replaça dans le coffre ménagé en abord. Après un échange de poignées de mains avec Bustamante, qui lui demanda de parer la chaloupe pour demain dès la première heure, et un affectueux bonsoir à la tête de mule que j'étais, il alla s'étendre sur l'avant du tillac, bien plus confortable à ses yeux que les galets de la plage. Il ne tarda pas à s'endormir. Resté à proximité de l'âtre, moi aussi je fermai les yeux et me laissai aller, mon esprit s'envolant vers les Moluques. La tête pleine des rêves captivants, je goûtai par avance toutes sortes d'aventures sur ces îles inconnues. C'était une nuit silencieuse et sombre, bien que le firmament fût pointillé d'étoiles, parmi lesquelles à mi-distance de l'horizon et du zénith brillaient les diamants de la Croix du Sud. Nul autre bruit que les dernières palpitations de la houle sur les galets. Les oiseaux aquatiques avaient déjà regagné leur abri. Pas une lueur ne rompait l'obscurité de ce territoire, ni à la surface des prairies ni à travers la profondeur des forêts lointaines. Un seul être demeurait éveillé au milieu de cette nature plongée dans le sommeil. Bustamante était assis à l'arrière de la chaloupe, un bras appuyé contre le bordage, les jambes protégées par une couverture contre le froid nocturne. Et, sans doute, il demeurerait ainsi, pensif, absorbé, jusqu'au renversement de la marée qui, dans six heures, lui permettrait de reprendre la route. À plusieurs instants, cependant, il fut tiré de sa rêverie, se leva, prêtant l'oreille, regardant autour de lui, croyant avoir entendu quelque rumeur, soit du côté de la terre, soit du côté de la mer, puis, son erreur reconnue, il se rasseyait, ramenait la couverture sur ses genoux, et retombait à son immobilité méditative.
Le navigateur s'était exprimé avec emphase, une lueur dans le regard. Il se tut en voyant que sa tigresse s'était brusquement figée.
:Mendoza: : Quoi?
:Laguerra: : Je ne sais pas si c'est à cause du récit, mais comme Bustamante, j'ai cru entendre quelque chose.
:Mendoza: : Avec ces rafales? Impossible!
:Laguerra: : En tout cas, j'ai vu une ombre, là dehors. Elle se découpait à la lueur de la lune.
Juan se leva et regarda dans la direction indiquée.
:Mendoza: : Une ombre comment?
:Laguerra: : Une ombre humaine.
:Mendoza: : Tu es sûre qu'il ne s'agissait pas d'un animal?
L'aventurière plissa les yeux alors que l'astre de nuit se cachait derrière un nuage.
:Laguerra: : Peut-être, mais c'était très élancé pour une bête.
Son amant scruta en vain la jungle plongée dans les ténèbres.
:Mendoza: : Je ne vois pas qui pourrait se balader dans le coin à cette heure-ci et surtout par un temps pareil.
:Laguerra: : Si quelqu'un a décidé de nous rendre une petite visite, je serai ravie de le saluer avec mon pistolet.
:Mendoza: : Évite de chatouiller inutilement la détente, Bagheera. Mais tu as raison, garde-le chargé et à portée de main cette nuit.
:Laguerra: : Promis, je dormirai serrée contre lui.
:Mendoza: : Ça-y-est! C'est officiel, tu m'as mis au rebut pour cet objet de mort. C'est contre moi que tu dois te blottir pour dormir.
:Laguerra: : Nous avons dit assez de bêtises comme ça. Poursuis, je t'en prie.
Il acquiesça.
:Mendoza: : Peut-être le barbier-chirurgien s'était-il assoupi vers deux heures du matin, lorsqu'il se redressa au moment même où Alonso en fit autant. Une secousse de la chaloupe venait de les réveiller. L'officier s'écria: "Le jusant! Partons." Le vent, une légère brise de terre très favorable, s’était levé à l'étale de la mer. En milieu de matinée, la Bergantina pourrait donc atteindre la baie des Sardines, vers laquelle elle se dirigeait en descendant le canal. Tout d'abord, il alla me réveiller. La nuit fut courte pour moi: perclus de courbatures, je découvris un ciel de plomb en ouvrant les yeux. Il était encore très tôt et il faisait très froid, un froid qui vous transperçait jusqu'à la moelle. Dès mon réveil, je vis que Bocacio rassemblait nos maigres affaires. Soutenu fermement par Hernando, je marchai doucement jusqu'à la rive. Le barbier-chirurgien avait pris la lanterne de son autre main et éclairait nos pas, nous permettant de ne pas trébucher sur des pièces de bois flotté que le courant poussait jusqu'à un certain endroit. Bocacio, le nez au vent, fermait la marche. Arrivés à la berge où reposait la Bergantina, les deux hommes la tirèrent à l'eau et m'y installèrent. Introduit sous le tillac, je fus étendu sur une couche d’herbes sèches afin de dormir encore un peu. Dans l'aube environnante, on avait masqué la source d'éclairage pour éviter d'être surpris par quelque indigène. Puis la barque se mit à glisser sur les flots noirs du détroit. Le jeune marin s'efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d'efforts car le courant l'aidait. Il était près de cinq heures, et, pendant six heures encore, le jusant allait entraîner vers le sud les eaux du canal. La chaloupe, ayant pris le courant, se maintenait à une encablure de la rive gauche. Avec sa voile au tiers, elle filait assez rapidement grâce à ce qui restait de brise du nord-ouest, sur ces eaux tranquilles comme celles d’un lac couvert par des hauteurs riveraines. Nous parcourûmes ainsi la longue ligne droite où les deux berges se resserraient de plus en plus, donnant l'illusion d'avancer sur un beau fleuve, entre des rochers et des bois dont le pied baignait dans l'onde salée. Voguant avec précaution, le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher. Aucun Patagon ne s'offrit à notre vue, ils habitaient à l'intérieur des terres et venaient à de rares intervalles sur la côte. Navigation silencieuse à la surface de ces eaux tachetées de quelques réverbérations et presque endormies encore. La chaloupe conservait sa route à quelques centaines de pieds du rivage, dont les reliefs s'ébauchaient vaguement à l'est sur les fonds un peu moins sombres du ciel. Les minutes s'écoulèrent, et le vent, qui fraîchissait à l’approche de l’aurore, imprimait une plus grande vitesse à l’embarcation, dont le bourcet* tremblotait légèrement au long de ses ralingues. Enfin, une imperceptible lueur commença à teinter l'orient sur l'horizon de mer. Quelques vapeurs s’empourprèrent d'abord, puis se dissipèrent, en s'abaissant, comme si elles se fussent volatilisées devant la gueule d’un four. Le zénith, bientôt, parut se maculer de petites taches lumineuses, et, en arrière, la gamme des couleurs du rouge au blanc étendit ses nuances insaisissables. Le soleil parut, brutalement pourrai-je dire, et, ainsi qu'il arrive à ces heures matinales, un frisson de rayons d’or courut à la surface palpitante de la mer. Bustamante et Alonso n’échangeaient pas un seul mot. De temps en temps, le premier se baissait vers le tillac, m'observait, tâtait mes mains puis revenait prendre sa place à l’avant, et demeurait abîmé dans un silence que le jeune marin ne cherchait point à rompre. Il était six heures: la Bergantina, drossée par le jusant, continua de descendre. Elle avait atteint l’extrémité de la péninsule, indiquée par un ensemble d'îlots épars, sur lesquels les oies de Pigafetta battaient l'air de leurs moignons d'ailes. La brise mollissant graduellement, bientôt la chaloupe n’aurait plus que le courant pour elle. Bustamante ramena la voile et dégréa* le mât, tandis que Alonso sortit les rames. Le voyage du retour suscita une grande agitation chez mes deux compagnons. Il parut interminable pour moi. Le barbier-chirurgien me mit à la barre pour tromper mon ennui et surtout m'apprendre le métier. En fin de matinée, il nous restait à peine deux milles marins à parcourir, mais la navigation présentait bien des difficultés.
Mendoza se cala dans son siège en se pinçant l'arrête du nez. L'expérience avait montrer à la jeune femme que c'était un signe de réflexion chez lui. Il se tourna vers elle.
:Laguerra: : Seigneur, je vais avoir droit à un nouveau cours du professeur Mendoza.
:Mendoza: : Bien que l'entrée de la baie des Sardines, un peu plus loin sur notre gauche, était large et profonde, elle se trouvait dans un renfoncement orienté d'est en ouest. Étant en plein jusant, il fallait manœuvrer le canot avec beaucoup d'adresse pour l'y faire pénétrer. En effet, un fort courant hérissé de vaguelettes nous poussait vers le sud-ouest, en direction du cap Morro de Santa Águeda, le long de la passe que la Trinidad et la Victoria avaient empruntée quelques jours auparavant. Nous allions donc nous trouver entraînés hors de notre route, loin de notre abri derrière la pointe. Si nous suivions le courant, nous accosterions je-ne-sais-où. Je me plaignis que je n'arrivai pas à maintenir le cap sur notre destination. La marée descendante ne cessait de nous entraîner et je demandai alors à Alonso s'il pouvait souquer plus ferme. Il fit non de la tête tandis que le barbier-chirurgien riait sous cape. Bocacio m'expliqua que je devais laisser porter jusqu'au moment où je verrai que je gagnai sur le reflux. J'essayai, et constatai qu'il nous emmenait régulièrement vers le sud-ouest tant que je ne mettais pas le cap en plein est, c'est-à-dire à peu près à angle droit avec la route que nous aurions dû suivre. Je m'apitoyai encore en disant: " Nous n'arriverons jamais dans cette baie à cette allure." Posément, le jeune marin répliqua: " Du moment que c'est la seule route que nous puissions tenir, moussaillon, nous devons la tenir. Nous devons absolument lutter contre la marée. Vois-tu, si nous nous laissions entraîner sous le vent de cette rive, il est bien difficile de dire où nous irions aborder... Au contraire, dans la direction où nous allons, le courant perdra peu à peu de sa force. Alors nous pourrons biaiser et nous glisser le long de la côte". Toujours assis à l'avant, Bustamante déclara alors: "Il a déjà faibli, Bocacio. Tu peux mollir un peu". Je mis le cap droit sur la baie. Nous étions maintenant assez loin du fort du courant pour pouvoir maintenir notre erre et je réussis à gouverner ferme en direction du but. Je crois que je fus un bon et diligent subalterne et Alonso un excellent rameur car après avoir louvoyé à maintes reprises, nous pénétrâmes dans la passe en rasant la rive est avec une sûreté et une précision qui faisaient plaisir à voir. À peine avions-nous dépassé l'entrée du goulet que la terre se referma autour de nous. Les rivages de la baie au nord étaient aussi boisés que ceux du mouillage au sud. Mais elle avait une forme plus étroite et plus allongée, et ressemblait davantage à un estuaire, ce qu'elle était en réalité. Deux petites rivières se déversaient dans l'espèce d'étang où la flotte avait jeté l'ancre. Sur cette partie de la côte, le feuillage avait un éclat vénéneux. Droit devant nous, sur ce miroir bien lisse, la Trinidad et la Victoria se reflétaient dans leurs moindres détails, depuis la pomme des mâts jusqu'à la ligne de flottaison, y compris leurs pavillons qui pendaient au pic de la brigantine. Le jusant, qui nous avait si cruellement retardés, nous faisait maintenant réparation en nous poussant vers les deux navires. Nous nous trouvions maintenant près d'eux. Encore trente ou quarante coups d'aviron et nous serions à bord, après trois jours partis en mission de reconnaissance. Dès que la Bergantina eut été signalée, elle fut reconnue, et au nombre d’une centaine, hommes, pages et mousses, drapés de couvertures, levèrent la tête et s'agrippèrent en toute hâte au bastingage. Ils ne paraissaient pas souffrir du froid, en dépit d’une brise assez piquante. Lorsque l’embarcation eut été amarrée, nous nous jetâmes sur l'échelle pour monter sur le pont de la nef amirale. Une fois dessus, on s’empressa autour de nous. Magellan nous attendait sur le gaillard d'arrière. Nous annonçâmes à la cantonade avoir trouvé la sortie et vu l'océan. Des hourras retentirent aussitôt, naturellement. Après tant de souffrances, après tant d'épreuves durant le voyage, mon mentor était tout près du but, très proche de la victoire. Tu peux imaginer quel a été son soulagement lorsqu'il a su qu'il était à la porte d'un grand succès. Pour célébrer cette découverte, il fit donner les canons. Mais dans le même temps, une attente terrible le rongea car le San Antonio et la Concepción ne revenaient toujours pas...

À suivre...

*
*Île sans nom: Il s'agit de l'île Carlos III. Ce n'est qu'au XVIIIème siècle qu'elle est ainsi nommée en l'honneur du roi d'Espagne Charles III.
*Péninsule: Idem que pour la ligne précédente. Il s'agit de la péninsule de Cordoba, mais elle n'avait pas de nom à l'époque de sa découverte.
*La moutarde me monte au nez: Dans sa forme actuelle, l'expression date du XVIIème siècle, mais au XVIème, elle existait déjà sous la forme "la moutarde lui entre au nez".
*Chévenotte: Les premières allumettes, mentionnées dès 1530, différaient des allumettes modernes. Connues sous le nom de bûchettes, fidibus ou chénevottes, il s'agissait de petites tiges de bois, de roseau ou de chènevotte, de papier roulé ou de mèches de coton trempées dans la cire.
*Plomb dans la cervelle: D'abord argotique puis familière, l'expression se diffuse depuis le XVIIème siècle. Auparavant, on disait "avoir du plomb en teste", teste signifiant crâne, tête.
*Bourcet: Autre nom de la voile au tiers, situé à l'avant de la chaloupe et soutenu par un mât de faible longueur qui peut-être rabattu, facilitant ainsi son rangement à bord lors de la marche à l’aviron.
*Dégréer: Dégarnir une embarcation de ses gréements ou agrès.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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