Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]
Posté : 06 janv. 2021, 23:00
Les prophéties de l’A’harit Hayamim.
Précédemment.
Le double médaillon qui reliait le plan terrestre au monde éthéré déposa Estéban et Zia au milieu d'une salle heptagonale, cernée de sept téléporteurs, appelés les portes des Anciens.
En sortant de cette pièce, ils se retrouvèrent sur le promontoire d'une grande pyramide à degrés. Devant eux se dressait Agartha, un royaume où la violence n'existait pas et la paix régnait partout, fièrement érigé au centre du monde du même nom.
Les yeux fixés sur l'horizon, les Élus se tenaient la main. Les cités d'or qu'ils avaient cherchées aux quatre coins du globe se trouvaient toutes en ce même lieu, crevant le ciel de leur majesté. Autour d'elles s'étalaient de verdoyantes vallées aux flancs couronnés de fleurs odoriférantes, de pommiers, de cerisiers et de pêchers chargés de fruits juteux. L'endroit semblait béni par une grâce, une quiétude toutes particulières. Sur ce plan prédominaient les belles saisons, la maîtrise du temps était l'un des pouvoirs majeurs des sept sages de Mu et d'Atlantide.
L'un d'eux, justement, se tenait derrière eux. Il les attendait.
Ici, le naacal de Sûndagatt n'avait rien d'une lumino-projection. C'était un homme de chair et de sang qui les accueillit d'un sourire. Sans prononcer un seul mot, il les invita à le suivre, d'un geste de la main.
En sa présence, les enfants se sentirent immédiatement en confiance. Le patriarche avait le visage altier, marqué d'idéogrammes allant des tempes aux joues. Selon les nuances de la lumière, son regard se révélait tantôt bleu, tantôt vert. Une chevelure abondante tombait librement sur ses épaules, d'un blanc nuageux. Une barbe à l'identique couronnait sa longue robe couleur azur, au-dessus de sandales de même teinte. Un large bandeau ceignait sa taille et un collier de perles reposait sur sa poitrine.
Il s'engagea dans l'escalier.
Les deux âmes pures s'élancèrent dans sa direction avant de stopper net. En contrebas, les six autres sages, dont la princesse Rana'Ori, tout sourire, les attendaient.
Estéban offrit sa main à Zia. Ils se mirent à dévaler les marches, riant à gorge déployée pour les rejoindre...
CHAPITRE 1. Le repos du guerrier.
Suite au départ express des Élus, leur mystérieuse disparition représentant une surprise de plus pour les personnes présentes, le roi du Grand Zimbabwe sortit de l'enceinte du village afin de rejoindre le jeune naacal et les cinq Espagnols. Tandis que le soleil de l'après-midi paressait dans le ciel de Mutapa, il demanda:
Nesh: Où sont donc passés Estéban et Zia?
: Partis, votre Altesse! Mais ils reviendront bientôt...
Nesh: Ah! Dommage... Mes amis, ce soir, on va manger sur le pouce mais dès qu'ils seront de retour, on préparera un petit festin, foi de Neshangwe! En attendant, sachez que vous êtes ici chez vous!
Se frottant les mains, Gaspard s'enquit:
: Alors votre Altesse, il y a quoi au menu?
Encore irrité du fait que le militaire ait osé tenter sa chance avec la princesse Nyamita, Pedro railla:
: Pour toi, gros lourdaud, probablement du gombo... Ta bedaine te fait ressembler à une baleine!
Le rire de Mendoza accompagna ces mots tandis que Gaspard rétorqua:
: N'importe quoi! J'ai un physique avantageux, c'est tout. De toute manière, on ne peut pas attendre d'un chimpanzé qu'il comprenne les normes humaines.
À chaque fois que le militaire s'adressait à l'homme au foulard vert, sa bouche se plissait comme s'il venait d'avaler une gorgée de vinaigre.
Alors que Mendoza retint un sarcasme à l'encontre de Gaspard, il entrevit le pli amer que masqua aussitôt son lieutenant. Ce dernier ne s'interdisant pourtant pas de répondre à ce genre de piques, riposta:
: C'est sûr que si t'avais été un chimpanzé, grosse baudruche, on t'aurait abandonné dans la forêt à la naissance!
: Face de singe!
: Baleine!
: Face de singe!
: Baleine...
Le Catalan se refusa d'intervenir, par respect pour son ami. Il était bien conscient que le matelot ne verrait pas d'un bon œil qu'il parle à sa place, même pour le défendre.
Naïa, la jeune femme qui s'était occupée de soigner Sancho, venait d'apparaître.
Naïa: Kusuwa* Laguerra, vanababa*, c'est prêt!
Cette annonce coupa court aux puérilités entre les deux hommes.
Elle désigna d'un large geste les victuailles posées à même le sol au centre du village.
Les étrangers vinrent s'installer parmi les autochtones. Tout en étanchant volontiers leur soif avec le chibuku* et en dégustant quelques manshonja*, tout le monde contempla le coucher de soleil.
Neshangwe avait posé devant lui une boîte oblongue en bois clair, finement ciselée de motifs décoratifs. Cette dernière contenait sa réserve de tabac. En l'ouvrant, une odeur résineuse, entêtante jaillit du couvercle. En un tour de main, il se confectionna un bâtonnet conique et l'alluma. Il inhala une large bouffée, la gardant dans ses poumons de longues secondes, avant de la relâcher dans un soupir d'aise. Il finit par tendre le cône à son voisin. À son tour, ce dernier tira dessus avidement.
Mendoza refusa poliment car il se méfiait de ces effets-là. Comme lui, Isabella préférait s'en tenir à l'alcool.
Le bâtonnet terminé, les convives attaquèrent franchement le repas, piochant ça et là. Sancho, ayant désormais compris pourquoi les peuples d'Afrique utilisaient uniquement la main droite pour se nourrir, se servit largement tout en entamant une discussion à bâtons rompus avec son complice de toujours. Autour d'eux, un brouhaha bon enfant s'était établi tandis que les conversations bruissaient, ponctuées par les rires et les exclamations enjouées. Les récipients contenant le chibiku furent vite expédiés. Naïa et Nyamita allèrent en chercher d'autres.
Juan décida de ne pas se restreindre. Pour l'heure, il ne songeait plus aux Élus, ou à Ambrosius, juste à se détendre...
☼☼☼
Tout le monde finit de manger, à l'exception des deux gloutons qui entamèrent leur quatrième portion sous le regard désapprobateur de leur compagne.
Mendoza se sentait un peu bizarre. Une page venait de se tourner et un nouveau chapitre allait commencer.
La soirée se poursuivit tandis que la lune établissait son règne dans le ciel étoilé.
Tao caressait les plumes de Pichu en observant les agissements de Gaspard. Totalement éméché, ce dernier entreprit de monter sur une pièce d'orichalque inutilisée afin de pousser la chansonnette. Une chanson à boire, bien évidemment. Toutefois, au moment où il posait un pied sur la structure, le rondin de bois sur lequel il se tenait bascula sur le côté, entraînant le corpulent capitaine d'armée à terre.
Il chanta, certes, mais affalé sur le sol. Les paroles étaient confuses, mâchonnées, voire absconses, mais cela n'avait aucune importance car hormis le jeune savant, personne ne l'écoutait.
Neshangwe hésitait entre prendre une bouffée de tabac et boire une gorgée de chibuku. Il finit par faire les deux.
Pedro était toujours occupé à discuter avec Sancho, ce dernier grommelant car il cherchait sa barretina* que Naïa avait dissimulée sous un mbira* posé au sol.
Mendoza avait la tête qui lui tournait un peu. Il se rendait compte qu'il avait finalement abusé de l'alcool, mais il se sentait bien, presque euphorique. Après tout, la quête des enfants était finie, la fin du monde repoussée à une date ultérieure. Il n'était plus "en mission" mais bel et bien maître de sa nouvelle vie. Une existence à partager avec Isabella. Il avait toujours du mal à s'habituer à ce concept. Aucun danger ne le menaçait, aussi il estimait avoir bien le droit de relâcher un peu la pression. Il savait que de toute manière, le sommeil annulerait une bonne part de son alcoolémie durant la nuit.
Chacun avait bu et mangé à satiété. La digestion déroula son manteau sournois, faisant somnoler l'assistance.
Laguerra n'échappa pas à la règle.
: Je suis si lasse. J'ai besoin de m'allonger un peu.
La jeune femme était repue et la fatigue finit par la prendre. Pas question de tirer sur la corde.
Elle prit congé de ses hôtes, eux-mêmes dans un état de forme pour le moins approximatif, gagnant la case qu'on lui avait assignée.
Mendoza se leva à son tour.
Feignant de ne pas voir le regard goguenard de ses deux lieutenants, le capitaine avait cependant pris le temps d'échanger quelques mots avec eux mais sans s'attarder, car il n'avait nulle envie de délaisser sa compagne trop longtemps.
Il la rattrapa avant qu'elle ne franchisse le seuil de la hutte.
: Laguerra! Attends!
Elle fit volte-face.
Le Yeoman se planta devant elle. Baissant imperceptiblement la manche gauche de la chemise couleur lait, il parcourut du bout des doigts la peau satinée de l'aventurière qui frémit sous ce geste emprunt de douceur. Il lui sourit et demanda:
: Comment va ton bras? La morsure ne te lance pas trop?
: Du tout! Les soins de Li Shuang ont fait des miracles. Je ne sens presque plus rien. Et toi? Tu as toujours mal au crâne?
Isabella leva sa main fine et caressa sa joue.
: Un peu... Mais je mets plutôt cet état sur le compte de la boisson et de la fatigue...
Un sourire, encore. Et ces yeux, noirs comme du charbon, si durs habituellement, qui la contemplaient avec une douceur qui la faisait fondre.
: Veux-tu dormir ici?
: Euh...
: Je ne te propose pas de partager ma couche, capitaine, ne fais pas cette tête-là. De plus, blessé comme tu l'as été après l'éboulement et la correction infligée par Zarès, je pense que tu n'es pas apte à la bagatelle. Donc inutile que je gaspille mon énergie pour tenter quoi que ce soit.
: Ça, tu n'en sais rien, Laguerra.
: J'adore que tu m'appelles Laguerra, il n'y a que toi à le faire de cette manière. Chaque fois que tu le prononces, c'est comme une caresse pour moi.
: Eh bien, Laguerra, je vais tâcher de te donner du "Laguerra" à profusion... Qu'en penses-tu, Laguerra?
Elle lui donna un coup de poing dans l'épaule:
: Idiot!
Ils échangèrent un long regard. Ils se tenaient au bord de la ligne. Cette ligne tracée entre eux, tissée par la séduction et l'attirance. Cette nuit, ils pouvaient la franchir d'un commun accord, et concrétiser ce désir qui les harcelait, plonger ainsi dans l'amour et la passion. Ou bien continuer encore un peu de flirter avec cette frontière, de l'approcher, le plus possible, sans la dépasser. Du moins pas encore. Car ils le savaient tous les deux. Le mercenaire et l'aventurière allaient se donner l'un à l'autre, cela couvait entre eux depuis trop longtemps, avec trop d'élan pour ne pas se réaliser.
Toutefois, sans se le formuler vraiment, ils désiraient tous deux prolonger la danse de cette séduction complice, ce chassé-croisé, cette chasse amoureuse. L'un comme l'autre préféraient cette option, pour des raisons différentes mais tout aussi légitimes. Peut-être avaient-ils peur, s'ils franchissaient le pas, de découvrir que l'être désiré n'était pas si parfait que cela, contrairement aux apparences, ou bien inversement de ne pas être à la hauteur de l'idéal de l'autre, ce qui n'était pas un sort plus enviable.
: Bien, c'est décidé, tu entres. Après tout, ce ne sera pas la première fois que nous dormirons sous le même toit.
☼☼☼
Lorsque la jeune femme s'éclipsa dans la seconde pièce après lui avoir souhaité une bonne nuit, l'Espagnol se dévêtit, et, juste avant de se coucher, prit le temps d'installer sa paillasse sous la fenêtre. Mendoza avait toujours préféré dormir au grand air.
À présent allongé, il songea au souhait non formulé de Tao auquel il s'était empressé de dire oui. Patala était vaste, calme. On devait y mener une vie simple, agréable et saine. Toutefois, lui qui avait toujours vécu par les armes, porté par le vent de l'aventure, au cœur du danger, saurait-il s'accommoder d'une existence si paisible?
Comment vivre de sa lame, sans pour autant dépendre d'un seigneur? Hormis le travail de mercenaire ou bien devenir maître d'armes à son compte, il ne voyait pas.
En attendant de se forger un avenir en Inde, passer quelques jours chez les Shonas ne lui ferait pas de mal, au contraire. Et ce serait une bonne manière de se vider la tête, de digérer le départ et, en quelque sorte, le triomphe d'Ambrosius. Le Catalan fulminait encore de savoir l'alchimiste libre comme l'air.
: Et si je m'installais là-bas? J'ai bien assez d'argent de côté pour pouvoir y vivre quelque temps sans ne rien faire. Et puis, aucun risque que nous croisions une nouvelle fois Zarès dans cette partie du globe...
Il s'endormit sur cette pensée bien naïve.
De son côté, après avoir rafraîchi son visage et peigné sa chevelure, Isabella alla se mettre au lit, inquiète. La menace latente qui planait sur eux et plus particulièrement sur celui qu'elle considérait comme son homme occultait son désir pour lui. L'impunité de l'alchimiste la faisait rager et elle pressentait... non, elle savait qu'il n'en resterait sûrement pas là.
La soirée avait si bien débuté, pourtant. Cette fête, quel rêve enfin comblé, quelle réalité romantique! Quel beau couple Mendoza et elle avaient dû former en dansant, portés par la musique!
Sûr que Gaspard, encore relativement sobre à ce moment-là, qui désapprouvait totalement la relation- quelle qu'elle soit- qui unissait la señorita au capitaine, allait en faire une crise de jalousie! Tant pis pour lui! Ce dernier, d'ailleurs, s'était approché d'elle pour lâcher un sous-entendu sur le fait qu'il ne voyait pas d'un bon œil les rapports d'intimité qu'il constatait entre les deux bretteurs. Isabella lui avait ri au nez.
En dépit de son envie pour le beau marin, en attente depuis quelques semaines, la fille du docteur n'était plus aussi pressée qu'avant de découvrir Mendoza comme amant, de se livrer à lui, toute sa passion libérée. Elle voyait bien l'attirance qu'il maîtrisait mais qu'il n'étouffait pas pour autant. Les barrières avaient sauté entre eux, depuis Kûmlar. La froideur que le Catalan avait affichée à son égard juste avant leur premier baiser dans la quatrième cité n'était plus qu'un mauvais souvenir. Rien que cela représentait une insigne récompense. Leurs rapports étaient éclairés par le respect, déjà, et celui-ci n'était nullement un frein à quelque chose d'encore plus intime qui représentait pour Isabella une passerelle vers le merveilleux. Elle en tirait une sérénité qui la surprenait.
Elle cessa de songer aux potentialités de sa relation avec l'homme à la cape bleue pour se concentrer sur des pensées nettement moins agréables. Elle avait retenu parmi les élucubrations d'Ambrosius, un point qui l'interpellait avec force: l'alchimiste avait parlé de vie éternelle. Pourquoi? Qu'avait-il voulu dire? Comment le découvrir?
Songeant à divers moyens d'arriver à ses fins, elle finit par fermer les paupières...
☼☼☼
Dans la pièce où dormait Mendoza, le feu finit par livrer ses dernières braises. Le mercenaire était allongé sur sa couche, nu sous sa cape. L'étoffe avait glissé pendant son sommeil, dévoilant le creux de sa hanche, la longueur musclée de sa jambe. Dans les bras de Morphée, il arborait un visage de jeune homme, baigné par la lumière lunaire qui filtrait par la fenêtre. Cet abandon manifeste réveilla la tendresse de Laguerra, qui le regardait du seuil de sa chambre. Nue elle aussi, dans l'ombre.
Laissée à elle-même, incapable de trouver le repos, elle avait tourné en rond. Excitée par la perspective d'œuvrer de concert avec Mendoza, rien qu'eux deux face au danger, alliés, complices. Et frustrée de le côtoyer sans pouvoir encore se livrer à lui comme elle brûlait de le faire.
La jeune femme avait d'autre responsabilités, occultes, qu'elle ne pouvait dévoiler à l'homme qu'elle aimait. Mais rien d'autre que lui ne comptait désormais à ses yeux. L'espoir était né, de plus en plus vif, de voir leur relation évoluer dans le bon sens.
Elle avait souhaité bonne nuit au capitaine en veillant à ne pas l'approcher, sans la moindre invite dans la voix. Il l'avait salué à son tour, d'un sourire serein.
Isabella avait tenu une demi-heure avant de revenir dans la pièce principale. Tant pis, elle voulait se jeter dans ses bras, le dévorer de baisers, le dévorer de son désir. C'est lorsqu'elle l'avait aperçu, livré au sommeil, si beau, si apaisé... Elle n'avait plus osé bouger.
L'aventurière resta ainsi, immobile, secrète.
À suivre...
*
Précédemment.
Le double médaillon qui reliait le plan terrestre au monde éthéré déposa Estéban et Zia au milieu d'une salle heptagonale, cernée de sept téléporteurs, appelés les portes des Anciens.
En sortant de cette pièce, ils se retrouvèrent sur le promontoire d'une grande pyramide à degrés. Devant eux se dressait Agartha, un royaume où la violence n'existait pas et la paix régnait partout, fièrement érigé au centre du monde du même nom.
Les yeux fixés sur l'horizon, les Élus se tenaient la main. Les cités d'or qu'ils avaient cherchées aux quatre coins du globe se trouvaient toutes en ce même lieu, crevant le ciel de leur majesté. Autour d'elles s'étalaient de verdoyantes vallées aux flancs couronnés de fleurs odoriférantes, de pommiers, de cerisiers et de pêchers chargés de fruits juteux. L'endroit semblait béni par une grâce, une quiétude toutes particulières. Sur ce plan prédominaient les belles saisons, la maîtrise du temps était l'un des pouvoirs majeurs des sept sages de Mu et d'Atlantide.
L'un d'eux, justement, se tenait derrière eux. Il les attendait.
Ici, le naacal de Sûndagatt n'avait rien d'une lumino-projection. C'était un homme de chair et de sang qui les accueillit d'un sourire. Sans prononcer un seul mot, il les invita à le suivre, d'un geste de la main.
En sa présence, les enfants se sentirent immédiatement en confiance. Le patriarche avait le visage altier, marqué d'idéogrammes allant des tempes aux joues. Selon les nuances de la lumière, son regard se révélait tantôt bleu, tantôt vert. Une chevelure abondante tombait librement sur ses épaules, d'un blanc nuageux. Une barbe à l'identique couronnait sa longue robe couleur azur, au-dessus de sandales de même teinte. Un large bandeau ceignait sa taille et un collier de perles reposait sur sa poitrine.
Il s'engagea dans l'escalier.
Les deux âmes pures s'élancèrent dans sa direction avant de stopper net. En contrebas, les six autres sages, dont la princesse Rana'Ori, tout sourire, les attendaient.
Estéban offrit sa main à Zia. Ils se mirent à dévaler les marches, riant à gorge déployée pour les rejoindre...
CHAPITRE 1. Le repos du guerrier.
Suite au départ express des Élus, leur mystérieuse disparition représentant une surprise de plus pour les personnes présentes, le roi du Grand Zimbabwe sortit de l'enceinte du village afin de rejoindre le jeune naacal et les cinq Espagnols. Tandis que le soleil de l'après-midi paressait dans le ciel de Mutapa, il demanda:
Nesh: Où sont donc passés Estéban et Zia?
: Partis, votre Altesse! Mais ils reviendront bientôt...
Nesh: Ah! Dommage... Mes amis, ce soir, on va manger sur le pouce mais dès qu'ils seront de retour, on préparera un petit festin, foi de Neshangwe! En attendant, sachez que vous êtes ici chez vous!
Se frottant les mains, Gaspard s'enquit:
: Alors votre Altesse, il y a quoi au menu?
Encore irrité du fait que le militaire ait osé tenter sa chance avec la princesse Nyamita, Pedro railla:
: Pour toi, gros lourdaud, probablement du gombo... Ta bedaine te fait ressembler à une baleine!
Le rire de Mendoza accompagna ces mots tandis que Gaspard rétorqua:
: N'importe quoi! J'ai un physique avantageux, c'est tout. De toute manière, on ne peut pas attendre d'un chimpanzé qu'il comprenne les normes humaines.
À chaque fois que le militaire s'adressait à l'homme au foulard vert, sa bouche se plissait comme s'il venait d'avaler une gorgée de vinaigre.
Alors que Mendoza retint un sarcasme à l'encontre de Gaspard, il entrevit le pli amer que masqua aussitôt son lieutenant. Ce dernier ne s'interdisant pourtant pas de répondre à ce genre de piques, riposta:
: C'est sûr que si t'avais été un chimpanzé, grosse baudruche, on t'aurait abandonné dans la forêt à la naissance!
: Face de singe!
: Baleine!
: Face de singe!
: Baleine...
Le Catalan se refusa d'intervenir, par respect pour son ami. Il était bien conscient que le matelot ne verrait pas d'un bon œil qu'il parle à sa place, même pour le défendre.
Naïa, la jeune femme qui s'était occupée de soigner Sancho, venait d'apparaître.
Naïa: Kusuwa* Laguerra, vanababa*, c'est prêt!
Cette annonce coupa court aux puérilités entre les deux hommes.
Elle désigna d'un large geste les victuailles posées à même le sol au centre du village.
Les étrangers vinrent s'installer parmi les autochtones. Tout en étanchant volontiers leur soif avec le chibuku* et en dégustant quelques manshonja*, tout le monde contempla le coucher de soleil.
Neshangwe avait posé devant lui une boîte oblongue en bois clair, finement ciselée de motifs décoratifs. Cette dernière contenait sa réserve de tabac. En l'ouvrant, une odeur résineuse, entêtante jaillit du couvercle. En un tour de main, il se confectionna un bâtonnet conique et l'alluma. Il inhala une large bouffée, la gardant dans ses poumons de longues secondes, avant de la relâcher dans un soupir d'aise. Il finit par tendre le cône à son voisin. À son tour, ce dernier tira dessus avidement.
Mendoza refusa poliment car il se méfiait de ces effets-là. Comme lui, Isabella préférait s'en tenir à l'alcool.
Le bâtonnet terminé, les convives attaquèrent franchement le repas, piochant ça et là. Sancho, ayant désormais compris pourquoi les peuples d'Afrique utilisaient uniquement la main droite pour se nourrir, se servit largement tout en entamant une discussion à bâtons rompus avec son complice de toujours. Autour d'eux, un brouhaha bon enfant s'était établi tandis que les conversations bruissaient, ponctuées par les rires et les exclamations enjouées. Les récipients contenant le chibiku furent vite expédiés. Naïa et Nyamita allèrent en chercher d'autres.
Juan décida de ne pas se restreindre. Pour l'heure, il ne songeait plus aux Élus, ou à Ambrosius, juste à se détendre...
☼☼☼
Tout le monde finit de manger, à l'exception des deux gloutons qui entamèrent leur quatrième portion sous le regard désapprobateur de leur compagne.
Mendoza se sentait un peu bizarre. Une page venait de se tourner et un nouveau chapitre allait commencer.
La soirée se poursuivit tandis que la lune établissait son règne dans le ciel étoilé.
Tao caressait les plumes de Pichu en observant les agissements de Gaspard. Totalement éméché, ce dernier entreprit de monter sur une pièce d'orichalque inutilisée afin de pousser la chansonnette. Une chanson à boire, bien évidemment. Toutefois, au moment où il posait un pied sur la structure, le rondin de bois sur lequel il se tenait bascula sur le côté, entraînant le corpulent capitaine d'armée à terre.
Il chanta, certes, mais affalé sur le sol. Les paroles étaient confuses, mâchonnées, voire absconses, mais cela n'avait aucune importance car hormis le jeune savant, personne ne l'écoutait.
Neshangwe hésitait entre prendre une bouffée de tabac et boire une gorgée de chibuku. Il finit par faire les deux.
Pedro était toujours occupé à discuter avec Sancho, ce dernier grommelant car il cherchait sa barretina* que Naïa avait dissimulée sous un mbira* posé au sol.
Mendoza avait la tête qui lui tournait un peu. Il se rendait compte qu'il avait finalement abusé de l'alcool, mais il se sentait bien, presque euphorique. Après tout, la quête des enfants était finie, la fin du monde repoussée à une date ultérieure. Il n'était plus "en mission" mais bel et bien maître de sa nouvelle vie. Une existence à partager avec Isabella. Il avait toujours du mal à s'habituer à ce concept. Aucun danger ne le menaçait, aussi il estimait avoir bien le droit de relâcher un peu la pression. Il savait que de toute manière, le sommeil annulerait une bonne part de son alcoolémie durant la nuit.
Chacun avait bu et mangé à satiété. La digestion déroula son manteau sournois, faisant somnoler l'assistance.
Laguerra n'échappa pas à la règle.
: Je suis si lasse. J'ai besoin de m'allonger un peu.
La jeune femme était repue et la fatigue finit par la prendre. Pas question de tirer sur la corde.
Elle prit congé de ses hôtes, eux-mêmes dans un état de forme pour le moins approximatif, gagnant la case qu'on lui avait assignée.
Mendoza se leva à son tour.
Feignant de ne pas voir le regard goguenard de ses deux lieutenants, le capitaine avait cependant pris le temps d'échanger quelques mots avec eux mais sans s'attarder, car il n'avait nulle envie de délaisser sa compagne trop longtemps.
Il la rattrapa avant qu'elle ne franchisse le seuil de la hutte.
: Laguerra! Attends!
Elle fit volte-face.
Le Yeoman se planta devant elle. Baissant imperceptiblement la manche gauche de la chemise couleur lait, il parcourut du bout des doigts la peau satinée de l'aventurière qui frémit sous ce geste emprunt de douceur. Il lui sourit et demanda:
: Comment va ton bras? La morsure ne te lance pas trop?
: Du tout! Les soins de Li Shuang ont fait des miracles. Je ne sens presque plus rien. Et toi? Tu as toujours mal au crâne?
Isabella leva sa main fine et caressa sa joue.
: Un peu... Mais je mets plutôt cet état sur le compte de la boisson et de la fatigue...
Un sourire, encore. Et ces yeux, noirs comme du charbon, si durs habituellement, qui la contemplaient avec une douceur qui la faisait fondre.
: Veux-tu dormir ici?
: Euh...
: Je ne te propose pas de partager ma couche, capitaine, ne fais pas cette tête-là. De plus, blessé comme tu l'as été après l'éboulement et la correction infligée par Zarès, je pense que tu n'es pas apte à la bagatelle. Donc inutile que je gaspille mon énergie pour tenter quoi que ce soit.
: Ça, tu n'en sais rien, Laguerra.
: J'adore que tu m'appelles Laguerra, il n'y a que toi à le faire de cette manière. Chaque fois que tu le prononces, c'est comme une caresse pour moi.
: Eh bien, Laguerra, je vais tâcher de te donner du "Laguerra" à profusion... Qu'en penses-tu, Laguerra?
Elle lui donna un coup de poing dans l'épaule:
: Idiot!
Ils échangèrent un long regard. Ils se tenaient au bord de la ligne. Cette ligne tracée entre eux, tissée par la séduction et l'attirance. Cette nuit, ils pouvaient la franchir d'un commun accord, et concrétiser ce désir qui les harcelait, plonger ainsi dans l'amour et la passion. Ou bien continuer encore un peu de flirter avec cette frontière, de l'approcher, le plus possible, sans la dépasser. Du moins pas encore. Car ils le savaient tous les deux. Le mercenaire et l'aventurière allaient se donner l'un à l'autre, cela couvait entre eux depuis trop longtemps, avec trop d'élan pour ne pas se réaliser.
Toutefois, sans se le formuler vraiment, ils désiraient tous deux prolonger la danse de cette séduction complice, ce chassé-croisé, cette chasse amoureuse. L'un comme l'autre préféraient cette option, pour des raisons différentes mais tout aussi légitimes. Peut-être avaient-ils peur, s'ils franchissaient le pas, de découvrir que l'être désiré n'était pas si parfait que cela, contrairement aux apparences, ou bien inversement de ne pas être à la hauteur de l'idéal de l'autre, ce qui n'était pas un sort plus enviable.
: Bien, c'est décidé, tu entres. Après tout, ce ne sera pas la première fois que nous dormirons sous le même toit.
☼☼☼
Lorsque la jeune femme s'éclipsa dans la seconde pièce après lui avoir souhaité une bonne nuit, l'Espagnol se dévêtit, et, juste avant de se coucher, prit le temps d'installer sa paillasse sous la fenêtre. Mendoza avait toujours préféré dormir au grand air.
À présent allongé, il songea au souhait non formulé de Tao auquel il s'était empressé de dire oui. Patala était vaste, calme. On devait y mener une vie simple, agréable et saine. Toutefois, lui qui avait toujours vécu par les armes, porté par le vent de l'aventure, au cœur du danger, saurait-il s'accommoder d'une existence si paisible?
Comment vivre de sa lame, sans pour autant dépendre d'un seigneur? Hormis le travail de mercenaire ou bien devenir maître d'armes à son compte, il ne voyait pas.
En attendant de se forger un avenir en Inde, passer quelques jours chez les Shonas ne lui ferait pas de mal, au contraire. Et ce serait une bonne manière de se vider la tête, de digérer le départ et, en quelque sorte, le triomphe d'Ambrosius. Le Catalan fulminait encore de savoir l'alchimiste libre comme l'air.
: Et si je m'installais là-bas? J'ai bien assez d'argent de côté pour pouvoir y vivre quelque temps sans ne rien faire. Et puis, aucun risque que nous croisions une nouvelle fois Zarès dans cette partie du globe...
Il s'endormit sur cette pensée bien naïve.
De son côté, après avoir rafraîchi son visage et peigné sa chevelure, Isabella alla se mettre au lit, inquiète. La menace latente qui planait sur eux et plus particulièrement sur celui qu'elle considérait comme son homme occultait son désir pour lui. L'impunité de l'alchimiste la faisait rager et elle pressentait... non, elle savait qu'il n'en resterait sûrement pas là.
La soirée avait si bien débuté, pourtant. Cette fête, quel rêve enfin comblé, quelle réalité romantique! Quel beau couple Mendoza et elle avaient dû former en dansant, portés par la musique!
Sûr que Gaspard, encore relativement sobre à ce moment-là, qui désapprouvait totalement la relation- quelle qu'elle soit- qui unissait la señorita au capitaine, allait en faire une crise de jalousie! Tant pis pour lui! Ce dernier, d'ailleurs, s'était approché d'elle pour lâcher un sous-entendu sur le fait qu'il ne voyait pas d'un bon œil les rapports d'intimité qu'il constatait entre les deux bretteurs. Isabella lui avait ri au nez.
En dépit de son envie pour le beau marin, en attente depuis quelques semaines, la fille du docteur n'était plus aussi pressée qu'avant de découvrir Mendoza comme amant, de se livrer à lui, toute sa passion libérée. Elle voyait bien l'attirance qu'il maîtrisait mais qu'il n'étouffait pas pour autant. Les barrières avaient sauté entre eux, depuis Kûmlar. La froideur que le Catalan avait affichée à son égard juste avant leur premier baiser dans la quatrième cité n'était plus qu'un mauvais souvenir. Rien que cela représentait une insigne récompense. Leurs rapports étaient éclairés par le respect, déjà, et celui-ci n'était nullement un frein à quelque chose d'encore plus intime qui représentait pour Isabella une passerelle vers le merveilleux. Elle en tirait une sérénité qui la surprenait.
Elle cessa de songer aux potentialités de sa relation avec l'homme à la cape bleue pour se concentrer sur des pensées nettement moins agréables. Elle avait retenu parmi les élucubrations d'Ambrosius, un point qui l'interpellait avec force: l'alchimiste avait parlé de vie éternelle. Pourquoi? Qu'avait-il voulu dire? Comment le découvrir?
Songeant à divers moyens d'arriver à ses fins, elle finit par fermer les paupières...
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Dans la pièce où dormait Mendoza, le feu finit par livrer ses dernières braises. Le mercenaire était allongé sur sa couche, nu sous sa cape. L'étoffe avait glissé pendant son sommeil, dévoilant le creux de sa hanche, la longueur musclée de sa jambe. Dans les bras de Morphée, il arborait un visage de jeune homme, baigné par la lumière lunaire qui filtrait par la fenêtre. Cet abandon manifeste réveilla la tendresse de Laguerra, qui le regardait du seuil de sa chambre. Nue elle aussi, dans l'ombre.
Laissée à elle-même, incapable de trouver le repos, elle avait tourné en rond. Excitée par la perspective d'œuvrer de concert avec Mendoza, rien qu'eux deux face au danger, alliés, complices. Et frustrée de le côtoyer sans pouvoir encore se livrer à lui comme elle brûlait de le faire.
La jeune femme avait d'autre responsabilités, occultes, qu'elle ne pouvait dévoiler à l'homme qu'elle aimait. Mais rien d'autre que lui ne comptait désormais à ses yeux. L'espoir était né, de plus en plus vif, de voir leur relation évoluer dans le bon sens.
Elle avait souhaité bonne nuit au capitaine en veillant à ne pas l'approcher, sans la moindre invite dans la voix. Il l'avait salué à son tour, d'un sourire serein.
Isabella avait tenu une demi-heure avant de revenir dans la pièce principale. Tant pis, elle voulait se jeter dans ses bras, le dévorer de baisers, le dévorer de son désir. C'est lorsqu'elle l'avait aperçu, livré au sommeil, si beau, si apaisé... Elle n'avait plus osé bouger.
L'aventurière resta ainsi, immobile, secrète.
À suivre...
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