Re: Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]
Posté : 16 janv. 2021, 19:33
Suite.
CHAPITRE 3. Contretemps.
Laguerra marchait dans l'obscurité, sur la piste éclairée de la lune qui la ramenait au village. L'aventurière se sentait pleine d'allant, en dépit de cette soirée arrosée.
Elle s'était confiée à lui, enfin! Et elle était certaine que Mendoza tenait à elle, mais il semblait perdu.
Mendoza... Le bretteur parfait, si redoutable, si farouche et indépendant soit-il, recelait une fragilité, un tourment, qui le rendait irrésistible aux yeux d'une femme comme elle.
Se promener ainsi en pleine nuit ne lui faisait pas peur. Loin de là. Isabella était capable d'endurer bien pire. D'autant plus que son cœur rayonnait.
: Mendoza. Je pourrais chuchoter ce nom toute une vie sans me lasser.
Sa mission achevée, elle devait rédiger son rapport et rentrer auprès de l'Empereur. Pourtant, elle avait décidé de n'en rien faire pour le moment. Charles Quint avait d'autres soucis en tête. Sa position était redevenue critique. Si le maître du monde, coalition vivante, représentait une perpétuelle menace d'encerclement pour la France, lui-même se voyait près d'être cerné de toutes parts, pris en tenaille par François Ier, Soliman, les princes Allemands et le Pape Clément VII en personne. À cela, s'ajoutait un problème plus personnel: l'Impératrice venait d'accoucher d'un fils qui ne vécut pas.
Oh, bien sûr qu'elle retournerait en Espagne. Mais lorsqu'elle le ferait, elle entendait bien que ce soit avec l'homme à la cape bleue à ses côtés.
☼☼☼
Le capitaine se retournait sur sa couche, incapable de trouver le sommeil. Il ne cessait de songer à Laguerra.
Bien sûr, il avait envie d'elle. Il l'appréciait, naturellement. Mais il se sentait pour l'instant incapable de s'engager car il souhaitait définitivement oublier l'amour, qui, à chaque fois, l'avait fait souffrir. Il avait failli la perdre, elle aussi. Le mercenaire avait compris la leçon. Or, il respectait trop l'aventurière pour ne lui offrir que son enveloppe charnelle. Il savait qu'elle n'attendait pas que cela. Mieux valait donc, en la circonstance, laisser faire les choses tranquillement, sans forcer.
Sa raison pouvait se contenter de cette attitude. Son corps, non. Son cœur? Il n'en savait rien.
☼☼☼
C'était des laissés-pour-compte, comme il y en avait dans chaque ville du monde, ceux qu'on préférait éviter, dérangeants tant par leur apparence que par l'odeur qu'ils dégageaient. Des individus hirsutes, aux vêtements rapiécés ou déchirés, le regard voilé par les tracas de l'existence, sans autre but que de survivre. Même leurs voix semblaient mornes, tandis qu'ils conversaient sans passion.
Quatre de ces sans-nom s'étaient retrouvés à la lisière du quartier des docks de Kilwa, l'endroit où ils se rassemblaient pour passer la soirée et la nuit, se réchauffaient devant un brasero de métal rouillé, partageant leurs désillusions, l'alcool frelaté qu'ils avaient pu acheter après une journée de mendicité, les restes de nourriture glanés auprès des habitants aisés ou des aubergistes, échangeant les récits de leur gloire passée, réelle ou inventée.
Une brume jaune apparut à une trentaine de pas de leur misérable assemblée. Elle naquit du sol pour se densifier en quelques secondes et prendre la forme d'une silhouette animale, cordée de muscles massifs.
'Aslan avait été invoqué.
La bête s'approcha du groupe, son allure masquée par les ombres de la nuit. Les mendiants finirent par se rendre compte de sa présence, trop tard.
Aussitôt à leur portée, le lion attaqua. D'un revers de griffe, il arracha le cou du premier des gueux. De l'autre patte, il en agrippa un deuxième, qu'il attira à lui pour lui mordre sauvagement le visage. Les deux survivants restaient figés par l'horreur et la surprise. 'Aslan bondit sur eux et les élimina avec la même férocité efficace dont il avait fait preuve avec les premiers.
En moins de cinq minutes, le prédateur les avait massacrés. Alors commença son festin, à grands renforts de grognements et de mastication. La chair humaine était si tendre pour lui, si goûteuse. À peine son macabre repas terminé, le fauve se redressa, sa gueule rougie par le sang de ceux qu'il venait de dévorer. Il sentait la vie, tout autour de lui, palpiter en promesses délicieuses. La faim qui le possédait jour après jour était loin d'être rassasiée. Il allait pouvoir se repaître de nouvelles chairs, de nouvelles vies, il allait...
Son être fut soudain écartelé de l'intérieur. Un pouvoir supérieur au sien, celui qui l'avait appelé ici, se manifestait à nouveau. Sa propre puissance, sa force et sa rage, pourtant formidables, ne pouvaient lutter contre cette force. Son corps commença à se déliter, de même que son esprit, peu à peu métamorphosés en cette brume jaunâtre, jusqu'à disparaître totalement.
Deux silhouettes encapuchonnées se tenaient tapies dans un recoin d'ombre. Elles avaient assisté à toute la scène, à la tuerie de ces pauvres hères.
: Parfait! C'est exactement l'arme qu'il nous fallait. Nous pouvons rentrer, à présent.
: On ne laisse pas de traces?
: Inutile. Cela ne servirait pas à grand-chose ici. La mort de ces moins-que-rien n'intéressera personne, c'était juste un test. Il est d'ailleurs tout à fait concluant. Nous allons pouvoir rejoindre Ambrosius, à présent.
Deux jours plus tard, la machine Olmèque les déposa en Inde. Quelques heures après, le chef Afghan Sher Shah Suri, futur Padishah et ami proche du Radjah de Patala, tomba gravement malade, victime d'une fièvre qui le laissait sans force, dans un état proche du coma.
☼☼☼
La vie était douce au village, et les Shonas chaleureux, Mendoza ne pouvait le nier. Pourtant, il tournait comme un fauve en cage. Il n'était pas le seul. Tao s'impatientait également. Il avait hâte de retrouver sa jolie Hindoue.
Tandis que le naacal passait ses journées à lire en rongeant son frein, le capitaine fendit tout le bois possible, s'entraîna deux fois par jour, tantôt seul, tantôt avec Laguerra, mais rien n'y faisait.
Les propos de la jeune aventurière l'avaient déstabilisé et la quiétude qu'il commençait à ressentir avait volé en éclat. De surcroît, une autre pensée prenait le pas sur le reste: la sécurité.
Non pas la sienne, mais celle des villageois. Ambrosius, grâce à la machine Olmèque, pouvait revenir à tout moment.
Son Altesse avait estimé que l'alchimiste n'oserait pas repointer le bout de son nez par ici mais c'était mal le connaître. Il n'avait jamais affronté Zarès.
Pour sa part, l'Espagnol était fort bien placé pour savoir à quel point l'homme sans visage pouvait se montrer efficace et dangereux. Neshangwe se leurrait.
Cela voulait dire que le mercenaire était en train de mettre ses nouveaux amis en danger et que plus longtemps ses compagnons et lui restaient au village, plus cette menace s'accroîtrait. Il estimait par trop les habitants du Grand Zimbabwe pour leur faire courir un tel risque.
Certes, il parvenait à se détendre en société, mais dès qu'il se retrouvait face à lui-même, l'inquiétude le reprenait.
Deux jours à se morfondre ainsi. Et Estéban et Zia qui ne donnaient toujours pas signe de vie. Le Catalan se sentait redevenir irritable et devait faire quelque chose pour s'occuper l'esprit.
Il s'installa donc au grand air, à l'ombre d'un baobab. Une peau de chamois huilée étalée devant lui, sur laquelle reposaient son épée et sa dague à lame sombre, ses compagnes les plus fidèles et les plus acérées.
Entretenir ses armes était l'une des activités de base de tout bretteur respectable. Mais pour un homme de la trempe de Mendoza, c'était bien plus. Une sorte d'acte religieux. Un moyen pour lui de se ressourcer, d'oublier les tracas, de revenir à l'essence des choses, de retrouver son intégrité.
Tout d'abord, il examina soigneusement leurs tranchants respectifs, sachant fort bien que ces derniers étaient irréprochables. Ses lames, en effet, ne révélaient jamais le moindre défaut. Ce rituel, quoi qu'il en soit, restait incontournable. Il en avait besoin, plus que jamais, pour calmer ses noires pensées et soulager son humeur.
Ensuite, le capitaine empoigna un chiffon huilé qu'il se mit à passer sur toute la longueur de son épée. Encore et encore, patiemment, à gestes lents, précis, sobres et concentrés.
Il pouvait apprécier à nouveau, à sa juste mesure, le fantastique travail de l'armurier Tolédan. L'homme qui avait forgé cette lame était un véritable professionnel, un artiste de génie.
: Un génie... Tout comme avait dû l'être Ambrosius avant de basculer dans la folie des grandeurs.
Car oui, Ambroise de Sarle était fou. Irrémédiablement. Cela d'ailleurs ne le rendait que plus dangereux encore.
Mendoza se demanda en quelles circonstances il le reverrait. Car ils se retrouveraient, il ne pouvait en douter. Leur destin était intimement lié. Ce qu'il ignorait, c'est comment cela allait se terminer entre eux.
Qui était vraiment Ambrosius? Quels étaient désormais ses aspirations?
Éternelles questions. Aussi éternelles qu'agaçantes.
Et plutôt que de se creuser vainement l'esprit et se retrouver affligé d'une migraine, le Catalan préféra revenir à ses lames.
Il reposa délicatement son épée et s'empara de sa dague, celle qu'il dissimulait toujours dans sa botte gauche. Cette dernière se mit à tressauter. Il lui sembla qu'elle vibrait d'une effroyable colère, colère dirigée vers l'alchimiste alors qu'il venait de songer à lui. Mendoza pouvait ressentir la chaleur palpitante à travers sa main. Il crut également entendre une voix au fond de son esprit. Une autre entité que sa propre conscience. Une voix déjà entendue par le passé, qui se voulait puissante, mais qui se révélait inintelligible, comme si elle venait de très loin... De trop loin, d'un autre univers. Cette curieuse sensation ne dura que le temps d'un battement de paupières et le mercenaire retrouva la réalité.
Il admira une nouvelle fois l'équilibre et le tranchant exceptionnel de la dague, sa forme fuselée, si particulière.
Il avait beau y penser, les souvenirs concernant la découverte de cette arme étrange se révélaient diffus. Il l'avait acquise lors d'une patrouille sur un point du globe désert, brûlé par les guerres passées...
Au début, tout allait bien. La petite escouade dont faisait partie Mendoza, à l'époque sous-officier, composée de onze hommes, devait explorer la région d'Akkad pour en recenser les ressources naturelles.
Une tempête de sable se leva subitement, dispersant l'escouade. Perdu dans la tourmente, le jeune sergent entendit une voix le héler. Aiguillonné par elle, Juan-Carlos marcha ramassé sur lui-même pour résister aux assauts du sable charrié par le vent. Il finit par arriver devant un temple ou ce qui en tenait lieu, une ruine au milieu d'une oasis cernée de dunes. Au loin, il pouvait apercevoir une pyramide, une ziggourat comme on les appelait ici. Jusque-là, ses souvenirs étaient clairs. Mais au moment où il posa le pied dans l'enceinte, un trou noir total engloutit sa conscience.
Lorsqu'il retrouva ses esprits, il courait hors de l'édifice, la dague sombre dans ses mains ensanglantées, son uniforme en lambeaux, des lacérations sur le corps et la mémoire vide, complètement vide de ce qui venait de se produire. À peine était-il hors du temple que l'édifice s'effondrait sur lui-même dans un gigantesque geyser de sable et de poussière. Au-delà des ruines, la tempête s'était calmée et il réussit à retrouver les traces de ses compagnons. L'escouade se regroupa pour faire face à un groupe de Gutis. Le jeune sous-officier se servit de cette lame d'un alliage étrange, d'un noir profond. Il se rendit très vite compte qu'il disposait d'une arme exceptionnelle. Depuis, jamais il ne s'en était séparé.
Il avait également constaté qu'au fil du temps, d'une manière ou d'une autre, cette dague se rendait comme transparente aux yeux des autres. Jamais aucun de ses camarades, lorsqu'il servait alors l'Angleterre, n'avait vu en elle autre chose qu'une arme banale et jamais on ne l'avait interrogé à son sujet. Il était pourtant fréquent chez les soldats de comparer les mérites de leurs instruments de travail respectifs. Poil-de-Carotte, alias Ciarán Macken, par exemple, n'avait jamais montré le moindre intérêt pour la lame étrange, or l'Irlandais l'avait suffisamment vue en action pour en apprécier la nature unique. En bref, une telle arme ne pouvait qu'attirer la convoitise et c'était tout le contraire qui se produisait.
À son tour, il passa le chiffon sur sa ligne sombre. Son doigté s'apparentait à une caresse. Pouvait-on ressentir une véritable affection pour un simple objet? Oui, Mendoza en avait la preuve en cet instant. Et il ne se trouvait nullement ridicule d'éprouver un tel sentiment. D'ailleurs, cette dague n'avait rien d'un banal instrument. L'ancien Yeoman la fit rouler entre ses doigts habiles, la passa d'une main à l'autre. L'arme répondait parfaitement à ses mouvements, irremplaçable, elle semblait toujours incarner l'extension la plus meurtrière de lui-même.
Il est à moi. Je l'aurai un jour, je l'aurai. Et je le tuerai!
Quelle conscience avait parlé? Celle du capitaine ou bien celle de la dague mystérieuse?
Il finit par la reposer et son regard se fixa à nouveau sur son épée "ordinaire".
Ce fut plus fort que lui, il reprit la lame en acier forgé, se leva en se débarrassant de sa cape et alla se placer entre les pattes du condor.
L'arme s'éleva dans ses mains, comme avide de lui plaire, avide de fendre l'air, de lui prouver qu'elle n'avait pas d'égale. Le bretteur la tenait à deux mains, devant lui, pointe à l'horizontale. Très lentement, il la ramena au-dessus de sa tête et pivota tout aussi lentement sur lui-même? Il asséna une première frappe, délicate, en ligne droite. Puis une autre, en oblique vers la gauche, et enfin une troisième, dans un mouvement opposé. Il se sentait en communion totale avec elle. Il la redressa à nouveau, de sa main gauche cette fois, le bras fléchi à hauteur de son oreille, puis, sans à-coup, effectua un léger arc de cercle avant de la ramener devant lui. Il la saisit une fois encore à deux mains et répéta la séquence entière, bien plus vite, en ajoutant une estocade vers l'arrière. Il réitéra le même cycle, encore plus vivement, avec en sus un fouetté en diagonale haute, merveilleux d'assurance et de grâce, l'esprit libre de toute pensée parasite.
Il accéléra un cran au-dessus, devenu tourbillon d'acier en plein combat virtuel, son corps abandonné dans ce ballet martial qui lui était propre, aussi naturel que sa respiration, son cœur battant la chamade. Il transpirait à présent, mais son souffle restait égal, maîtrisé. Ses muscles ondulaient, délivrant ce qu'il fallait de puissance, sans jamais le trahir.
Mendoza dansait dans un espace hors du temps, redevenu lui-même...
☼☼☼
Sa séance achevée, le capitaine prit le temps de s'étirer et s'accorda un instant pour souffler.
Ne sachant quoi faire de son temps, il décida d'aller se promener dans l'acropole, située sur la colline. Le site était immense, il lui faudrait sans doute plusieurs heures pour en faire le tour.
Tandis qu'il allait traverser la vallée pour s'y rendre, Gaspard apparut soudain pour l'intercepter.
: Mendoza, je peux te parler en privé?
Le Catalan se laissa conduire un peu plus loin. Une fois hors de portée des oreilles indiscrètes, le capitaine d'armée lâcha d'un ton agressif, son regard fulminant:
: Je n'ai pas eu l'occasion de te le demander avant mais, qu'est-ce que tu as fabriqué dans cette maudite clairière? Tu n'as pas su protéger la señorita et je l'ai retrouvée mourante! Je te préviens, s'il lui arrive du mal une nouvelle fois alors qu'elle est en ta compagnie, je te casse en deux, compris?
Le visage du bretteur se contracta dans un rictus qui dévoilait ses dents:
: Va au diable, Gaspard! C'est bien beau de vouloir me donner des leçons mais tu n'étais pas là quand Zarès nous a attaqué. Avant qu'elle ne se fasse mordre par cette vipère, j'ai sauvé Laguerra, quoi que tu en penses. Mais peu importe, je n'ai aucun compte à te rendre et tu ne m'impressionnes pas. Quant à me casser en deux, j'aimerais bien voir ça!
Avant que le militaire ne puisse répliquer, une autre voix les interpella:
: Hé, tous les deux, pourquoi ai-je l'impression que vous êtes en train de parler de moi?
Toute souriante, la jeune femme venait les rejoindre, sa rapière à la main. Elle reprit:
: Je te cherchais, Mendoza. Je voulais savoir si tu étais partant pour faire quelques passes...
Un tel sous-entendu aurait pu être jugé un peu vulgaire, voire même ridicule chez beaucoup. De la part de l'aventurière, il sonnait conforme à sa personnalité d'escrimeuse.
Le navigateur préféra laisser passer. Inutile de souligner l'ambiguïté de son propos. Ils n'étaient pas seuls.
: Vous avez un drôle d'air, messires. Vous n'êtes pas en train de vous disputer, au moins?
: Mais pas du tout. Nous étions juste en train de faire plus ample connaissance, lui et moi... Et d'ailleurs, nous reprendrons cette intéressante conversation, disons demain en fin de matinée, ici même. Enfin si tu as le temps, Mendoza...
Le barbu lui lançait un défi.
: Oh, tu peux compter sur moi, je ne manquerais ça pour rien au monde.
Face à ce genre de provocation, il n'était pas question de reculer. Surtout pas face à un homme tel que Gaspard.
Isabella les regarda tous les deux, d'un œil inquisiteur à présent. Mais l'ancien subordonné de Gomez les quitta aussitôt. Tandis qu'ils s'échauffaient, tout en le regardant s'éloigner, le mercenaire se pencha vers l'aventurière et lui demanda:
: Que s'est-il donc passé entre Gaspard et toi depuis ma chute avec les enfants à Kûmlar?
La jeune femme haussa ses fines épaules:
: Il n'y a pas grand-chose à dire. Il a essayé de me séduire à plusieurs reprises... Il avait tenté une première fois sa chance à Ormuz, mais je l'ai toujours éconduit de façon assez... rude. Je ne voyais déjà plus que toi depuis Patala. Pourquoi cette question?
Le navigateur éluda:
: Oh, comme ça. Vu que nous allons être amenés à le côtoyer, je veux juste savoir si tout était clair entre vous, c'est tout.
Elle sourit.
: Je te le confirme, alors. Gaspard ne m'intéresse pas. Il n'y a personne d'autre que toi.
Plantés l'un en face de l'autre, ils se saluèrent avant de s'élancer.
La jeune femme, cependant, ne lui révéla pas que le capitaine d'armée lui avait déclaré son amour alors qu'ils tentaient de fuir la base Olmèque de Pyros à bord de la nef. Une déclaration que le capitaine, lui, tardait à faire...
À suivre...
CHAPITRE 3. Contretemps.
Laguerra marchait dans l'obscurité, sur la piste éclairée de la lune qui la ramenait au village. L'aventurière se sentait pleine d'allant, en dépit de cette soirée arrosée.
Elle s'était confiée à lui, enfin! Et elle était certaine que Mendoza tenait à elle, mais il semblait perdu.
Mendoza... Le bretteur parfait, si redoutable, si farouche et indépendant soit-il, recelait une fragilité, un tourment, qui le rendait irrésistible aux yeux d'une femme comme elle.
Se promener ainsi en pleine nuit ne lui faisait pas peur. Loin de là. Isabella était capable d'endurer bien pire. D'autant plus que son cœur rayonnait.

Sa mission achevée, elle devait rédiger son rapport et rentrer auprès de l'Empereur. Pourtant, elle avait décidé de n'en rien faire pour le moment. Charles Quint avait d'autres soucis en tête. Sa position était redevenue critique. Si le maître du monde, coalition vivante, représentait une perpétuelle menace d'encerclement pour la France, lui-même se voyait près d'être cerné de toutes parts, pris en tenaille par François Ier, Soliman, les princes Allemands et le Pape Clément VII en personne. À cela, s'ajoutait un problème plus personnel: l'Impératrice venait d'accoucher d'un fils qui ne vécut pas.
Oh, bien sûr qu'elle retournerait en Espagne. Mais lorsqu'elle le ferait, elle entendait bien que ce soit avec l'homme à la cape bleue à ses côtés.
☼☼☼
Le capitaine se retournait sur sa couche, incapable de trouver le sommeil. Il ne cessait de songer à Laguerra.
Bien sûr, il avait envie d'elle. Il l'appréciait, naturellement. Mais il se sentait pour l'instant incapable de s'engager car il souhaitait définitivement oublier l'amour, qui, à chaque fois, l'avait fait souffrir. Il avait failli la perdre, elle aussi. Le mercenaire avait compris la leçon. Or, il respectait trop l'aventurière pour ne lui offrir que son enveloppe charnelle. Il savait qu'elle n'attendait pas que cela. Mieux valait donc, en la circonstance, laisser faire les choses tranquillement, sans forcer.
Sa raison pouvait se contenter de cette attitude. Son corps, non. Son cœur? Il n'en savait rien.
☼☼☼
C'était des laissés-pour-compte, comme il y en avait dans chaque ville du monde, ceux qu'on préférait éviter, dérangeants tant par leur apparence que par l'odeur qu'ils dégageaient. Des individus hirsutes, aux vêtements rapiécés ou déchirés, le regard voilé par les tracas de l'existence, sans autre but que de survivre. Même leurs voix semblaient mornes, tandis qu'ils conversaient sans passion.
Quatre de ces sans-nom s'étaient retrouvés à la lisière du quartier des docks de Kilwa, l'endroit où ils se rassemblaient pour passer la soirée et la nuit, se réchauffaient devant un brasero de métal rouillé, partageant leurs désillusions, l'alcool frelaté qu'ils avaient pu acheter après une journée de mendicité, les restes de nourriture glanés auprès des habitants aisés ou des aubergistes, échangeant les récits de leur gloire passée, réelle ou inventée.
Une brume jaune apparut à une trentaine de pas de leur misérable assemblée. Elle naquit du sol pour se densifier en quelques secondes et prendre la forme d'une silhouette animale, cordée de muscles massifs.
'Aslan avait été invoqué.
La bête s'approcha du groupe, son allure masquée par les ombres de la nuit. Les mendiants finirent par se rendre compte de sa présence, trop tard.
Aussitôt à leur portée, le lion attaqua. D'un revers de griffe, il arracha le cou du premier des gueux. De l'autre patte, il en agrippa un deuxième, qu'il attira à lui pour lui mordre sauvagement le visage. Les deux survivants restaient figés par l'horreur et la surprise. 'Aslan bondit sur eux et les élimina avec la même férocité efficace dont il avait fait preuve avec les premiers.
En moins de cinq minutes, le prédateur les avait massacrés. Alors commença son festin, à grands renforts de grognements et de mastication. La chair humaine était si tendre pour lui, si goûteuse. À peine son macabre repas terminé, le fauve se redressa, sa gueule rougie par le sang de ceux qu'il venait de dévorer. Il sentait la vie, tout autour de lui, palpiter en promesses délicieuses. La faim qui le possédait jour après jour était loin d'être rassasiée. Il allait pouvoir se repaître de nouvelles chairs, de nouvelles vies, il allait...
Son être fut soudain écartelé de l'intérieur. Un pouvoir supérieur au sien, celui qui l'avait appelé ici, se manifestait à nouveau. Sa propre puissance, sa force et sa rage, pourtant formidables, ne pouvaient lutter contre cette force. Son corps commença à se déliter, de même que son esprit, peu à peu métamorphosés en cette brume jaunâtre, jusqu'à disparaître totalement.
Deux silhouettes encapuchonnées se tenaient tapies dans un recoin d'ombre. Elles avaient assisté à toute la scène, à la tuerie de ces pauvres hères.



Deux jours plus tard, la machine Olmèque les déposa en Inde. Quelques heures après, le chef Afghan Sher Shah Suri, futur Padishah et ami proche du Radjah de Patala, tomba gravement malade, victime d'une fièvre qui le laissait sans force, dans un état proche du coma.
☼☼☼
La vie était douce au village, et les Shonas chaleureux, Mendoza ne pouvait le nier. Pourtant, il tournait comme un fauve en cage. Il n'était pas le seul. Tao s'impatientait également. Il avait hâte de retrouver sa jolie Hindoue.
Tandis que le naacal passait ses journées à lire en rongeant son frein, le capitaine fendit tout le bois possible, s'entraîna deux fois par jour, tantôt seul, tantôt avec Laguerra, mais rien n'y faisait.
Les propos de la jeune aventurière l'avaient déstabilisé et la quiétude qu'il commençait à ressentir avait volé en éclat. De surcroît, une autre pensée prenait le pas sur le reste: la sécurité.
Non pas la sienne, mais celle des villageois. Ambrosius, grâce à la machine Olmèque, pouvait revenir à tout moment.
Son Altesse avait estimé que l'alchimiste n'oserait pas repointer le bout de son nez par ici mais c'était mal le connaître. Il n'avait jamais affronté Zarès.
Pour sa part, l'Espagnol était fort bien placé pour savoir à quel point l'homme sans visage pouvait se montrer efficace et dangereux. Neshangwe se leurrait.
Cela voulait dire que le mercenaire était en train de mettre ses nouveaux amis en danger et que plus longtemps ses compagnons et lui restaient au village, plus cette menace s'accroîtrait. Il estimait par trop les habitants du Grand Zimbabwe pour leur faire courir un tel risque.
Certes, il parvenait à se détendre en société, mais dès qu'il se retrouvait face à lui-même, l'inquiétude le reprenait.
Deux jours à se morfondre ainsi. Et Estéban et Zia qui ne donnaient toujours pas signe de vie. Le Catalan se sentait redevenir irritable et devait faire quelque chose pour s'occuper l'esprit.
Il s'installa donc au grand air, à l'ombre d'un baobab. Une peau de chamois huilée étalée devant lui, sur laquelle reposaient son épée et sa dague à lame sombre, ses compagnes les plus fidèles et les plus acérées.
Entretenir ses armes était l'une des activités de base de tout bretteur respectable. Mais pour un homme de la trempe de Mendoza, c'était bien plus. Une sorte d'acte religieux. Un moyen pour lui de se ressourcer, d'oublier les tracas, de revenir à l'essence des choses, de retrouver son intégrité.
Tout d'abord, il examina soigneusement leurs tranchants respectifs, sachant fort bien que ces derniers étaient irréprochables. Ses lames, en effet, ne révélaient jamais le moindre défaut. Ce rituel, quoi qu'il en soit, restait incontournable. Il en avait besoin, plus que jamais, pour calmer ses noires pensées et soulager son humeur.
Ensuite, le capitaine empoigna un chiffon huilé qu'il se mit à passer sur toute la longueur de son épée. Encore et encore, patiemment, à gestes lents, précis, sobres et concentrés.
Il pouvait apprécier à nouveau, à sa juste mesure, le fantastique travail de l'armurier Tolédan. L'homme qui avait forgé cette lame était un véritable professionnel, un artiste de génie.

Car oui, Ambroise de Sarle était fou. Irrémédiablement. Cela d'ailleurs ne le rendait que plus dangereux encore.
Mendoza se demanda en quelles circonstances il le reverrait. Car ils se retrouveraient, il ne pouvait en douter. Leur destin était intimement lié. Ce qu'il ignorait, c'est comment cela allait se terminer entre eux.
Qui était vraiment Ambrosius? Quels étaient désormais ses aspirations?
Éternelles questions. Aussi éternelles qu'agaçantes.
Et plutôt que de se creuser vainement l'esprit et se retrouver affligé d'une migraine, le Catalan préféra revenir à ses lames.
Il reposa délicatement son épée et s'empara de sa dague, celle qu'il dissimulait toujours dans sa botte gauche. Cette dernière se mit à tressauter. Il lui sembla qu'elle vibrait d'une effroyable colère, colère dirigée vers l'alchimiste alors qu'il venait de songer à lui. Mendoza pouvait ressentir la chaleur palpitante à travers sa main. Il crut également entendre une voix au fond de son esprit. Une autre entité que sa propre conscience. Une voix déjà entendue par le passé, qui se voulait puissante, mais qui se révélait inintelligible, comme si elle venait de très loin... De trop loin, d'un autre univers. Cette curieuse sensation ne dura que le temps d'un battement de paupières et le mercenaire retrouva la réalité.
Il admira une nouvelle fois l'équilibre et le tranchant exceptionnel de la dague, sa forme fuselée, si particulière.
Il avait beau y penser, les souvenirs concernant la découverte de cette arme étrange se révélaient diffus. Il l'avait acquise lors d'une patrouille sur un point du globe désert, brûlé par les guerres passées...
Au début, tout allait bien. La petite escouade dont faisait partie Mendoza, à l'époque sous-officier, composée de onze hommes, devait explorer la région d'Akkad pour en recenser les ressources naturelles.
Une tempête de sable se leva subitement, dispersant l'escouade. Perdu dans la tourmente, le jeune sergent entendit une voix le héler. Aiguillonné par elle, Juan-Carlos marcha ramassé sur lui-même pour résister aux assauts du sable charrié par le vent. Il finit par arriver devant un temple ou ce qui en tenait lieu, une ruine au milieu d'une oasis cernée de dunes. Au loin, il pouvait apercevoir une pyramide, une ziggourat comme on les appelait ici. Jusque-là, ses souvenirs étaient clairs. Mais au moment où il posa le pied dans l'enceinte, un trou noir total engloutit sa conscience.
Lorsqu'il retrouva ses esprits, il courait hors de l'édifice, la dague sombre dans ses mains ensanglantées, son uniforme en lambeaux, des lacérations sur le corps et la mémoire vide, complètement vide de ce qui venait de se produire. À peine était-il hors du temple que l'édifice s'effondrait sur lui-même dans un gigantesque geyser de sable et de poussière. Au-delà des ruines, la tempête s'était calmée et il réussit à retrouver les traces de ses compagnons. L'escouade se regroupa pour faire face à un groupe de Gutis. Le jeune sous-officier se servit de cette lame d'un alliage étrange, d'un noir profond. Il se rendit très vite compte qu'il disposait d'une arme exceptionnelle. Depuis, jamais il ne s'en était séparé.
Il avait également constaté qu'au fil du temps, d'une manière ou d'une autre, cette dague se rendait comme transparente aux yeux des autres. Jamais aucun de ses camarades, lorsqu'il servait alors l'Angleterre, n'avait vu en elle autre chose qu'une arme banale et jamais on ne l'avait interrogé à son sujet. Il était pourtant fréquent chez les soldats de comparer les mérites de leurs instruments de travail respectifs. Poil-de-Carotte, alias Ciarán Macken, par exemple, n'avait jamais montré le moindre intérêt pour la lame étrange, or l'Irlandais l'avait suffisamment vue en action pour en apprécier la nature unique. En bref, une telle arme ne pouvait qu'attirer la convoitise et c'était tout le contraire qui se produisait.
À son tour, il passa le chiffon sur sa ligne sombre. Son doigté s'apparentait à une caresse. Pouvait-on ressentir une véritable affection pour un simple objet? Oui, Mendoza en avait la preuve en cet instant. Et il ne se trouvait nullement ridicule d'éprouver un tel sentiment. D'ailleurs, cette dague n'avait rien d'un banal instrument. L'ancien Yeoman la fit rouler entre ses doigts habiles, la passa d'une main à l'autre. L'arme répondait parfaitement à ses mouvements, irremplaçable, elle semblait toujours incarner l'extension la plus meurtrière de lui-même.
Il est à moi. Je l'aurai un jour, je l'aurai. Et je le tuerai!
Quelle conscience avait parlé? Celle du capitaine ou bien celle de la dague mystérieuse?
Il finit par la reposer et son regard se fixa à nouveau sur son épée "ordinaire".
Ce fut plus fort que lui, il reprit la lame en acier forgé, se leva en se débarrassant de sa cape et alla se placer entre les pattes du condor.
L'arme s'éleva dans ses mains, comme avide de lui plaire, avide de fendre l'air, de lui prouver qu'elle n'avait pas d'égale. Le bretteur la tenait à deux mains, devant lui, pointe à l'horizontale. Très lentement, il la ramena au-dessus de sa tête et pivota tout aussi lentement sur lui-même? Il asséna une première frappe, délicate, en ligne droite. Puis une autre, en oblique vers la gauche, et enfin une troisième, dans un mouvement opposé. Il se sentait en communion totale avec elle. Il la redressa à nouveau, de sa main gauche cette fois, le bras fléchi à hauteur de son oreille, puis, sans à-coup, effectua un léger arc de cercle avant de la ramener devant lui. Il la saisit une fois encore à deux mains et répéta la séquence entière, bien plus vite, en ajoutant une estocade vers l'arrière. Il réitéra le même cycle, encore plus vivement, avec en sus un fouetté en diagonale haute, merveilleux d'assurance et de grâce, l'esprit libre de toute pensée parasite.
Il accéléra un cran au-dessus, devenu tourbillon d'acier en plein combat virtuel, son corps abandonné dans ce ballet martial qui lui était propre, aussi naturel que sa respiration, son cœur battant la chamade. Il transpirait à présent, mais son souffle restait égal, maîtrisé. Ses muscles ondulaient, délivrant ce qu'il fallait de puissance, sans jamais le trahir.
Mendoza dansait dans un espace hors du temps, redevenu lui-même...
☼☼☼
Sa séance achevée, le capitaine prit le temps de s'étirer et s'accorda un instant pour souffler.
Ne sachant quoi faire de son temps, il décida d'aller se promener dans l'acropole, située sur la colline. Le site était immense, il lui faudrait sans doute plusieurs heures pour en faire le tour.
Tandis qu'il allait traverser la vallée pour s'y rendre, Gaspard apparut soudain pour l'intercepter.

Le Catalan se laissa conduire un peu plus loin. Une fois hors de portée des oreilles indiscrètes, le capitaine d'armée lâcha d'un ton agressif, son regard fulminant:

Le visage du bretteur se contracta dans un rictus qui dévoilait ses dents:

Avant que le militaire ne puisse répliquer, une autre voix les interpella:

Toute souriante, la jeune femme venait les rejoindre, sa rapière à la main. Elle reprit:

Un tel sous-entendu aurait pu être jugé un peu vulgaire, voire même ridicule chez beaucoup. De la part de l'aventurière, il sonnait conforme à sa personnalité d'escrimeuse.
Le navigateur préféra laisser passer. Inutile de souligner l'ambiguïté de son propos. Ils n'étaient pas seuls.


Le barbu lui lançait un défi.

Face à ce genre de provocation, il n'était pas question de reculer. Surtout pas face à un homme tel que Gaspard.
Isabella les regarda tous les deux, d'un œil inquisiteur à présent. Mais l'ancien subordonné de Gomez les quitta aussitôt. Tandis qu'ils s'échauffaient, tout en le regardant s'éloigner, le mercenaire se pencha vers l'aventurière et lui demanda:

La jeune femme haussa ses fines épaules:

Le navigateur éluda:

Elle sourit.

Plantés l'un en face de l'autre, ils se saluèrent avant de s'élancer.
La jeune femme, cependant, ne lui révéla pas que le capitaine d'armée lui avait déclaré son amour alors qu'ils tentaient de fuir la base Olmèque de Pyros à bord de la nef. Une déclaration que le capitaine, lui, tardait à faire...
À suivre...