Le clou du voyage.
Posté : 13 janv. 2023, 09:53
Comme promis, voici le texte qui raconte l'histoire de Magellan vu par Mendoza.
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Par contre, vu l'ampleur que ça prend, ce ne sera plus un one-shot. Bonne lecture!
1534, ROYAUME DE PATALA, INDE.
Le soleil avait disparu derrière le fort et une brume mauve flottait au-dessus de la jungle. Les nuages noirs filaient dans le ciel, ne laissant apparaître qu'une mince bande claire qui finit par s'effacer à son tour. Des éclairs de chaleur traversaient la nuit tombante à l'horizon, trop loin pour que l'écho du tonnerre puisse parvenir aux oreilles des résidents du palais.
Une soirée sombre de fin du monde.
Assise sur la banquette de sa suite, sirotant une gorgée de lassi sucré afin d'apaiser le feu des mets épicés qu'elle avait savouré ce soir, Isabella remarqua:
: Tu ne m'avais jamais raconté cette anecdote lorsque tu étais tout jeune marin... D'ailleurs, je ne connais que les grandes lignes de ce tour du monde, celles que tu as bien voulu me lâcher par bribes...
: Je n'en ai jamais parlé parce que je l'avais refoulée, pas parce que j'avais honte.
Affublé d'un torchon sur l'épaule, linge de maison qui ne remplacera jamais sa fidèle cape bicolore, Mendoza vida la deuxième assiette de ses restes.
L'aventurière avait fait monter un copieux repas pour deux. C'était donc à lui de débarrasser le couvert, à présent.
: Mais ça t'a tout de même terrorisé d'évoquer ce souvenir sur ce pont, n'est-ce pas?
: Bien sûr que ça m'a terrorisé...
: Et maintenant, en y repensant, tu crois qu'il s'agissait du fantôme de Magellan?
Un frisson qui s'insinuait. L'Espagnol n'aurait pu définir autrement ce qu'il ressentait et qui le poussa à dire:
: Si à l'époque, j'avais été seul, aujourd'hui je dirais que j'ai tout imaginé... Mais plusieurs marins étaient avec moi ce jour-là. Eux aussi avaient vu cette chose venue de nulle part se diriger vers nous. Malheureusement, aucun de ceux qui étaient présents sur ce pont n'a survécu à l'expédition... Plus personne ne peut confirmer mes propos.
La jeune femme ne le quittait pas des yeux, comme si elle l'étudiait.
: Estéban aussi était là. Peut-être s'en souvient-il. Tu devrais lui en parler.
: Ce n'était qu'un mioche d'à peine quelques mois. J'en doute fort...
: Avec celui-là, sait-on jamais. Ce n'est pas un enfant ordinaire... Zia aussi a des facultés hors du commun. Avec ses visions futures et passées, elle pourrait essayer de te révéler quelque chose, un secret... Ton histoire d'entité, c'est comme celle de la Gringa sans tête de Tao. Tu te rappelles lorsqu'il nous a raconté cette histoire de belle revenante qui séduit les hommes?
Entrant dans son jeu, le capitaine répondit:
: Cette légende est le cauchemar des natifs des îles Galapagos, ne plaisante pas avec ça...
Il s'essuya les mains, jeta le torchon sur la table et récupéra son verre de lassi pour rejoindre sa compagne. Après avoir soufflé quelques bougies, il se laissa tomber à l'autre bout du sofa. L'espionne allongea les jambes et posa ses pieds sur ses genoux pour qu'il les lui réchauffe. La lumière orangée des quelques chandelles restantes conférait à l'ensemble de la pièce une atmosphère ouatée.
Le naacal et les Élus vaquaient à leur occupation, ce soir. Ne les ayant pas dans les pattes, Mendoza avait envie de passer un peu de temps avec la bretteuse, de prendre soin d'elle. Il avait eu une journée difficile avec les recrues. Former un escadron d'élite n'était pas une mince affaire! Heureusement que Gaspard était là pour l'aider. Son expérience militaire était un atout indéniable pour repérer les éléments les plus prometteurs.
Ils restèrent quelques minutes sans parler, savourant pleinement le plaisir d'être ensemble. Un sentiment de contentement absolu s'était emparé de Mendoza. Il se sentait béni des dieux: une suite confortable dans un somptueux palais Indien, le poste de roi d'armes de l'Ordre du Condor offert par Tao ainsi que le grade de lieutenant attribué par Amarinder Singh, le capitaine de la garde du Radjah et enfin, une compagne parfaite dont il avait toujours rêvé. La vie leur avait réservé quelques moments difficiles, c'est vrai, mais le danger et les obstacles avaient contribué à les rapprocher. Isabella était ravissante, intelligente et jamais rien ne la détournait de son but. Elle était surtout son âme sœur. Il la regarda et ne put s'empêcher de sourire. Elle était presque trop belle pour être vraie.
La jeune femme sortit brusquement de la torpeur qui les envahissait.
: Si on reste comme ça, je vais finir par m'endormir.
: Et alors?
Elle s'humecta les lèvres.
: Alors, j'ai une idée! Tu sais ce qu'on pourrait faire pour passer cette soirée?
La gratifiant d'un sourire lubrique, le navigateur la railla:
: Je connais tes idées par cְœur, ma panthère. Et je sais comment cela va finir...
: Ce n'est pas ce que tu crois, capitaine! J'aimerai juste que tu me racontes en détail toute l'histoire de cette circumnavigation... sans trop de jargon, si possible. Que tu évoques tes souvenirs lors de ce tour du monde.
N'y tenant pas particulièrement, il médita la question avant d'y répondre.
: Ce n'était pas une promenade de santé, crois-moi! À l'époque, j'étais un mousse. Pas le plus jeune des douze embarqués sur la nef amirale, certes, cependant j'ai vu des choses qu'un gamin ne devrait jamais voir.
: Du genre?
: Exécutions, meurtres, abandons, noyades, règlements de comptes... J'en ai eu l'estomac retourné... Et puis la mort brutale de Magellan sur l'île de Mactan m'a affectée durant de nombreuses années.
Le mercenaire laissa s'écouler un battement avant de poursuivre:
: Sérieusement, ma belle. Il est difficile d'expliquer la fin dramatique de ce marin extraordinaire, lui qui avait démontré son expérience, ses capacités stratégiques par cette décision aussi maladroite, aussi erronée. Quand je pense qu'il a été tué d'une lance empoisonnée au visage...
D'une voix grave, il ajouta:
: Tu sais, l'âme des gens qui meurent de cette façon ne les laisse jamais en paix...
La jolie brune fit mine de lui donner un coup de pied sur la cuisse.
: Je t'interdis de me ressortir une de tes histoires de fantômes pour me faire peur.
La remarque fit sourire le navigateur.
: Hé! C'est toi qui a relancé le sujet, alors assume! Je ne te l'ai jamais dit, mais lorsque nous étions en Afrique, j'ai rencontré cette femme, faisant partie de la tribu des Lengés. Elle affirme qu'on a tous, enfant, vécu un épisode qui n'a pas d'explication rationnelle. Toi, par exemple, ça t'est arrivé?
: Oh oui! Mais je ne suis plus une gamine à présent. Je ne vais pas t'en parler mon ange, ou tu me prendrais pour une folle!
La jeune femme n'osa évoquer son expérience la plus récente, survenue quelques nuits plus tôt. Suite à un cauchemar particulièrement éprouvant où le spectre de son défunt père se jeta sur elle après être sorti du miroir dans lequel elle se regardait, la voix paternelle s'était manifestée à elle, en dehors du royaume des songes. Ce phénomène inexpliqué l'avait figée comme une statue de sel. Avait-elle réellement entendu cette voix d'outre-tombe ou était-ce seulement sa conscience qui la tourmentait?
Elle secoua la tête, furieuse de se laisser envahir par de telles pensées. Cet horrible cauchemar l'avait secouée par son réalisme. Généralement, les mauvais rêves s'effacent au fil des heures, mais celui-là continuait de la hanter. Perdue dans les limbes de sa conscience, Laguerra était sans réaction. Mendoza laissa passer un peu de temps avant d'insister:
: Alors? Ça t'est arrivé, oui ou non?
: Euh... Oui. J'avais six ou sept ans. La nuit où ma grand-mère mourut, à la même heure, l'horloge de l'Église conventuelle Saint-Paul de Valladolid avait sonné et j'ai eu l'impression que quelqu'un s'asseyait sur mon lit.
: Par tous les Saints, Isa! Je crois que je ne dormirai plus jamais.
La duettiste éclata de rire. Le Catalan l'imita, heureux de partager ce moment de complicité. Il pouvait parler librement avec elle. Il n'y avait pas meilleur remède pour l'humeur que de rire avec ceux qu'on aime. À la différence de tant d'autres femmes, et surtout de la sorcière N'Deye, Isabella trouvait ses plaisanteries amusantes. Sur un ton malicieux, elle lui demanda:
: Elle est jolie?
Prenant un air scandalisé, le capitaine demanda d'un ton faussement outré:
: Qui donc?
: L'Africaine.
: Elle a trois ans de moi que moi... donc un de plus que toi. Blonde, yeux bleus.
: Une très belle créature nordique! C'est typique sur le continent noir! Allez capitaine, sois un peu sérieux, comment est-elle? Son physique s'apparente-il à celui de la princesse Nyamhita?
: Il le fut certainement au printemps de sa vie. Désormais, c'est une femme gracieuse de soixante ans, le visage encadré d'une chevelure noire vaporeuse, ayant une allure tout à fait respectable compte tenu de ses nombreuses incisions.
: J'ai entendu dire que ces scarifications sociales ont remplacé les tatouages qui se distinguent mal sur les peaux sombres... Cette pratique de l'automutilation revêt une signification particulière, rituel de passage à l’âge adulte.
: Dans son cas, je pencherais plutôt pour une appartenance à un groupe restreint. Mais pourquoi ces questions, au juste?
Laguerra haussa les épaules.
: Comme ça, par curiosité. Je me suis souvent demandée ce qui était advenu de toi lorsque nos chemins se sont séparés à Ophir... Quelles personnes avaient pu croiser ta route avant nos retrouvailles dans ce village Massaï.
: Je me suis fait la même réflexion, de mon côté. Même si je savais que tu n'étais pas vraiment seule...
Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de l'Espagnol. L'allusion à Gaspard était à peine voilée, mais l'aventurière jugea préférable de ne pas la relever dans l'immédiat.
Suite à cette phrase teintée de jalousie, le mercenaire but une large rasade de yaourt fermenté, dessinant au passage une adorable moustache de lait. Amusée, Isabella émit un petit rire, se rapprocha de son homme et vint le surplombler en glissant ses jambes de chaque côté des siennes. Elle prit alors son visage entre ses mains tandis que celles du marin se posèrent sur ses hanches.
: Il n'y a que toi, mon ange.
Amoureusement, elle lui suçota la lèvre supérieure. Ce presque baiser était d'un tel érotisme que l'officier frissonna de tout son être. Il sentit monter en lui une bouffée de désir tout en sachant que sa compagne de chambre n'était pas d'humeur badine pour le moment. Il y avait chez elle une sensualité dévorante mais parfaitement contrôlée. En bon Catalan, il savait apprécier la savoureuse souffrance de l'attente, à condition qu'elle ne dure pas trop longtemps et, sur ce point, il était rassuré. Son orgueil de mâle lui soufflait que cette affolante sorcière ne s'était hissée sur ses cuisses que pour s'offrir à lui.
Loin s'en faut! Après ce geste tendre, elle le fixa droit dans les yeux avec une telle intensité qu'il en fut déstabilisé. À cet instant, l'Espagnol vit briller dans ses prunelles une lueur étrange. Subjugué par ce visage magnifique et impassible, il se lança:
: À quoi songes-tu?
La jeune épéiste continuait de regarder son amant sans rien laisser paraître de ses pensées. Mendoza n'avait jamais rencontré une femme aussi maîtresse de ses émotions, renforçant sa conviction que le destin les vouait l'un à l'autre.
: Isa?
S'accrochant à son cou, elle se remémorait les recommandations d'Ambrosius. L'alchimiste Français avait incité ses lieutenants à s'entendre. Mais au tout début de leur collaboration forcée, travailler de concert avec un idiot tel que José-Maria fut pour elle une chose pénible.
: Isa, tu es là?
Gentiment rappelée à la réalité, elle finit par secouer la tête, comme si elle cherchait à se débarrasser des images qui se bousculaient à l'intérieur.
: Tu connaissais mon ressentiment à propos de notre chère grosse baderne lorsque le nain roux l'avait engagé à Ormuz?
: Dois-je détecter dans tes propos un soupçon de médisance?
Isabella éclata de rire.
: Ça n'a rien de bien neuf en ce qui concerne Ambrosius. Mais avec Gaspard...
: Avec Gaspard, les choses ont changé. À présent, il est ton ami...
: C'est exact.
L'ancien Yeoman se demanda même si le côté formel avec lequel se parlaient Boule-de-Poils et sa compagne ne cachait pas des liens personnels nettement plus resserrés. La réplique de sa tigresse chassa cette pensée stupide.
: C'est avec toi que je partage ma couche, pas lui. J'ai beau m'efforcer d'atténuer ton sentiment d'insécurité, ta jalousie est toujours aussi prégnante. Je vais te confier une mission que tu auras sans doute du mal à exécuter: arrête de te faire des idées! Fais-moi un peu confiance, que diable!
: Je te fais confiance. Je ne peux pas en dire autant de Gaspard.
: Tu auras beau faire ce que tu veux, tu ne pourras jamais l'empêcher de fantasmer sur moi! Mais dis-moi, on ne va tout de même pas parler de lui toute la soirée!
: D'Aloysius Pudjaatmaka alors... Ce bélître à la tête droite comme un officier Prussien mais en réalité mou comme une chiffe...
Un instant désarçonnée à l'évocation de ce nom, elle plissa les yeux.
: Tu tiens vraiment à ce que ça se termine en pugilat, entre nous! Tu sais parfaitement de quoi j'ai envie que nous discutions.
: Oui, je le sais. Mais comme j'adore me faire prier, que dirais-tu de descendre de cette banquette pour te mettre à genoux afin de m'implorer?
Miss Glaçon ne put réprimer un sourire. Par jeu, Juan ne manquait jamais une occasion de lui faire perdre son calme. Il prenait un malin plaisir à la provoquer, sans pour autant être méchant.
: On ne taquine que ceux qu'on aime.
Mais elle devait admettre que sa suggestion prenait tout son sens, ici en Inde.
: Alors?
: Alors quoi?
: Eh bien j'entends que tu te prosternes devant moi.
: Désolée mon mignon, mais là d'où je viens, on ne m'a jamais appris à ramper devant un homme. Et pourtant, il m'est arrivé de me trouver devant le trône des plus puissants princes de ce temps. Je t'aime, mais je suis ton égale et non ton esclave soumise.
Elle fit peser sur lui un regard lourd de sens.
: Est-ce clair, señor Mendoza?
: Parfaitement clair, señorita Laguerra.
Elle laissa échapper un grognement, signe que ce petit jeu de dominant-dominé était fini. Se libérant de l'étreinte de son partenaire, elle roula sur le côté puis se carra contre le dossier de la banquette, reprenant ainsi sa position initiale.
: Tu pouvais rester là, ça ne me dérangeait pas.
: J'aime autant que tu t'occupes de mes pieds. Ils sont gelés.
Tandis qu'il s'exécutait, elle tenta une autre approche afin de lui tirer les vers du nez.
: Comme tu le sais probablement, Hernán Cortés a débarqué sur la côte Mexicaine en 1519 et s'était aussitôt lancé dans la conquête de Tenochtitlán, la capitale Aztèque qui était à l'époque la plus grande cité du Nouveau-Monde. Durant l'expédition, il reçut un accueil plutôt hostile de la part des Mayas. Il s'ensuivit un engagement et les Espagnols prirent la ville de Potonchán au nom du roi de Castille. Mais les autochtones refusèrent de se soumettre et une deuxième bataille eut lieu le lendemain dans la vallée du Centla, impliquant un nombre élevé d'Indiens qui furent de nouveau défaits. Des émissaires vinrent se présenter devant Cortés en vaincus avec des offrandes de vivres, de bijoux, de tissus et d'une vingtaine d'esclaves, qui seront baptisées plus tard, parmi lesquelles se trouvait une jeune femme. Sa connaissance des langues Maya, Náhuatl ainsi que des coutumes Mexica et sa fidélité indéfectible envers les Espagnols, feront d'elle un atout majeur dans la conquête. Elle devint rapidement l'interprète, la conseillère et l'amante d'Hernán Cortés. Elle s'appelait...
: Marinché...
: Tu la connaissais?
Le visage de l'aventurière se métamorphosa instantanément. À la surprise se mêla un profond chagrin dans son regard noir.
: Oui, bien sûr! Ça tombe sous le sens puisqu'elle sillonnait le pays Maya en compagnie de mon père lorsque tu l'as rencontré.
L'épéiste frotta méticuleusement sa manche afin de la débarrasser d'un grain de poussière invisible.
: Tu sais, j'aurai aimé ne jamais avoir fait sa connaissance. Comme je l'ai dit aux enfants lorsque nous fûmes un temps ses prisonniers, cette créature fit plus de mal aux Mayas et aux Aztèques que Cortés et ses hommes réunis.
: À t'entendre, il passerait presque pour un saint! Pourtant, dans leurs sanglantes batailles, ils auraient tué jusqu’à cent mille indigènes. Bref, ce que je voulais dire, c'est qu'à l'âge de onze ans, j'ai eu la chance -ou la malchance c'est selon- de le rencontrer. Cet homme très actif se croyait investi d'une mission pour notre roi. Son tempérament l’entraîna vers de nouvelles entreprises et il décida donc de monter une expédition extrêmement dangereuse qui aurait pu lui coûter cher et compromettre la consolidation de la conquête Espagnole... Je me demande si Magellan était fait du même bois... Toi qui l'a connu, tu veux bien m'en dresser le portrait?
L'épéiste acquiesça à regret.
: Si tu y tiens vraiment... Mais cela risque d'être long...
: J'ai tout mon temps.
La jeune femme ponctua sa déclaration par un sourire. Tout en continuant de lui masser la voûte plantaire, Mendoza la scruta longuement, agitant ses sourcils de façon comique.
: C'est toi la patronne! Je n'ai jamais raconté cette histoire dans son intégralité à quiconque... mais à présent, l'heure est venue...
Il prit le temps de se caler confortablement contre le dossier et ferma les yeux afin de rassembler ses pensées. Celles-ci l'emportèrent vers cette journée d'été où il avait fait la connaissance de Magellan. Les souvenirs se bousculaient dans sa tête: Séville, le Guadalquivir, la Casa de Contratación sous un soleil torride, la charrette dans laquelle il était arrivé de Barcelone. Il secoua la tête à l'évocation de l'incident. L'Amiral lui avait donné l'impression d'une personne autoritaire, avec son projet insensé et son insatisfaction chronique. D'un autre côté, il devait bien avouer qu'il ne lui avait pas fait très bonne impression non plus dans ce bureau de recrutement. Il s'était comporté en parfait idiot en jouant les matamores. Quinze ans déjà...
: Mon Dieu, comme le temps passe...
Jugeant que son compagnon se faisait encore désirer, Isabella insista:
: Eh bien?
Le bretteur esquissa un sourire en coin.
: Ça t'amuse de me faire mariner?
Une lueur taquine dans les yeux, l'ancien mousse entama son récit.
À suivre...
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Par contre, vu l'ampleur que ça prend, ce ne sera plus un one-shot. Bonne lecture!
1534, ROYAUME DE PATALA, INDE.
Le soleil avait disparu derrière le fort et une brume mauve flottait au-dessus de la jungle. Les nuages noirs filaient dans le ciel, ne laissant apparaître qu'une mince bande claire qui finit par s'effacer à son tour. Des éclairs de chaleur traversaient la nuit tombante à l'horizon, trop loin pour que l'écho du tonnerre puisse parvenir aux oreilles des résidents du palais.
Une soirée sombre de fin du monde.
Assise sur la banquette de sa suite, sirotant une gorgée de lassi sucré afin d'apaiser le feu des mets épicés qu'elle avait savouré ce soir, Isabella remarqua:
: Tu ne m'avais jamais raconté cette anecdote lorsque tu étais tout jeune marin... D'ailleurs, je ne connais que les grandes lignes de ce tour du monde, celles que tu as bien voulu me lâcher par bribes...
: Je n'en ai jamais parlé parce que je l'avais refoulée, pas parce que j'avais honte.
Affublé d'un torchon sur l'épaule, linge de maison qui ne remplacera jamais sa fidèle cape bicolore, Mendoza vida la deuxième assiette de ses restes.
L'aventurière avait fait monter un copieux repas pour deux. C'était donc à lui de débarrasser le couvert, à présent.
: Mais ça t'a tout de même terrorisé d'évoquer ce souvenir sur ce pont, n'est-ce pas?
: Bien sûr que ça m'a terrorisé...
: Et maintenant, en y repensant, tu crois qu'il s'agissait du fantôme de Magellan?
Un frisson qui s'insinuait. L'Espagnol n'aurait pu définir autrement ce qu'il ressentait et qui le poussa à dire:
: Si à l'époque, j'avais été seul, aujourd'hui je dirais que j'ai tout imaginé... Mais plusieurs marins étaient avec moi ce jour-là. Eux aussi avaient vu cette chose venue de nulle part se diriger vers nous. Malheureusement, aucun de ceux qui étaient présents sur ce pont n'a survécu à l'expédition... Plus personne ne peut confirmer mes propos.
La jeune femme ne le quittait pas des yeux, comme si elle l'étudiait.
: Estéban aussi était là. Peut-être s'en souvient-il. Tu devrais lui en parler.
: Ce n'était qu'un mioche d'à peine quelques mois. J'en doute fort...
: Avec celui-là, sait-on jamais. Ce n'est pas un enfant ordinaire... Zia aussi a des facultés hors du commun. Avec ses visions futures et passées, elle pourrait essayer de te révéler quelque chose, un secret... Ton histoire d'entité, c'est comme celle de la Gringa sans tête de Tao. Tu te rappelles lorsqu'il nous a raconté cette histoire de belle revenante qui séduit les hommes?
Entrant dans son jeu, le capitaine répondit:
: Cette légende est le cauchemar des natifs des îles Galapagos, ne plaisante pas avec ça...
Il s'essuya les mains, jeta le torchon sur la table et récupéra son verre de lassi pour rejoindre sa compagne. Après avoir soufflé quelques bougies, il se laissa tomber à l'autre bout du sofa. L'espionne allongea les jambes et posa ses pieds sur ses genoux pour qu'il les lui réchauffe. La lumière orangée des quelques chandelles restantes conférait à l'ensemble de la pièce une atmosphère ouatée.
Le naacal et les Élus vaquaient à leur occupation, ce soir. Ne les ayant pas dans les pattes, Mendoza avait envie de passer un peu de temps avec la bretteuse, de prendre soin d'elle. Il avait eu une journée difficile avec les recrues. Former un escadron d'élite n'était pas une mince affaire! Heureusement que Gaspard était là pour l'aider. Son expérience militaire était un atout indéniable pour repérer les éléments les plus prometteurs.
Ils restèrent quelques minutes sans parler, savourant pleinement le plaisir d'être ensemble. Un sentiment de contentement absolu s'était emparé de Mendoza. Il se sentait béni des dieux: une suite confortable dans un somptueux palais Indien, le poste de roi d'armes de l'Ordre du Condor offert par Tao ainsi que le grade de lieutenant attribué par Amarinder Singh, le capitaine de la garde du Radjah et enfin, une compagne parfaite dont il avait toujours rêvé. La vie leur avait réservé quelques moments difficiles, c'est vrai, mais le danger et les obstacles avaient contribué à les rapprocher. Isabella était ravissante, intelligente et jamais rien ne la détournait de son but. Elle était surtout son âme sœur. Il la regarda et ne put s'empêcher de sourire. Elle était presque trop belle pour être vraie.
La jeune femme sortit brusquement de la torpeur qui les envahissait.
: Si on reste comme ça, je vais finir par m'endormir.
: Et alors?
Elle s'humecta les lèvres.
: Alors, j'ai une idée! Tu sais ce qu'on pourrait faire pour passer cette soirée?
La gratifiant d'un sourire lubrique, le navigateur la railla:
: Je connais tes idées par cְœur, ma panthère. Et je sais comment cela va finir...
: Ce n'est pas ce que tu crois, capitaine! J'aimerai juste que tu me racontes en détail toute l'histoire de cette circumnavigation... sans trop de jargon, si possible. Que tu évoques tes souvenirs lors de ce tour du monde.
N'y tenant pas particulièrement, il médita la question avant d'y répondre.
: Ce n'était pas une promenade de santé, crois-moi! À l'époque, j'étais un mousse. Pas le plus jeune des douze embarqués sur la nef amirale, certes, cependant j'ai vu des choses qu'un gamin ne devrait jamais voir.
: Du genre?
: Exécutions, meurtres, abandons, noyades, règlements de comptes... J'en ai eu l'estomac retourné... Et puis la mort brutale de Magellan sur l'île de Mactan m'a affectée durant de nombreuses années.
Le mercenaire laissa s'écouler un battement avant de poursuivre:
: Sérieusement, ma belle. Il est difficile d'expliquer la fin dramatique de ce marin extraordinaire, lui qui avait démontré son expérience, ses capacités stratégiques par cette décision aussi maladroite, aussi erronée. Quand je pense qu'il a été tué d'une lance empoisonnée au visage...
D'une voix grave, il ajouta:
: Tu sais, l'âme des gens qui meurent de cette façon ne les laisse jamais en paix...
La jolie brune fit mine de lui donner un coup de pied sur la cuisse.
: Je t'interdis de me ressortir une de tes histoires de fantômes pour me faire peur.
La remarque fit sourire le navigateur.
: Hé! C'est toi qui a relancé le sujet, alors assume! Je ne te l'ai jamais dit, mais lorsque nous étions en Afrique, j'ai rencontré cette femme, faisant partie de la tribu des Lengés. Elle affirme qu'on a tous, enfant, vécu un épisode qui n'a pas d'explication rationnelle. Toi, par exemple, ça t'est arrivé?
: Oh oui! Mais je ne suis plus une gamine à présent. Je ne vais pas t'en parler mon ange, ou tu me prendrais pour une folle!
La jeune femme n'osa évoquer son expérience la plus récente, survenue quelques nuits plus tôt. Suite à un cauchemar particulièrement éprouvant où le spectre de son défunt père se jeta sur elle après être sorti du miroir dans lequel elle se regardait, la voix paternelle s'était manifestée à elle, en dehors du royaume des songes. Ce phénomène inexpliqué l'avait figée comme une statue de sel. Avait-elle réellement entendu cette voix d'outre-tombe ou était-ce seulement sa conscience qui la tourmentait?
Elle secoua la tête, furieuse de se laisser envahir par de telles pensées. Cet horrible cauchemar l'avait secouée par son réalisme. Généralement, les mauvais rêves s'effacent au fil des heures, mais celui-là continuait de la hanter. Perdue dans les limbes de sa conscience, Laguerra était sans réaction. Mendoza laissa passer un peu de temps avant d'insister:
: Alors? Ça t'est arrivé, oui ou non?
: Euh... Oui. J'avais six ou sept ans. La nuit où ma grand-mère mourut, à la même heure, l'horloge de l'Église conventuelle Saint-Paul de Valladolid avait sonné et j'ai eu l'impression que quelqu'un s'asseyait sur mon lit.
: Par tous les Saints, Isa! Je crois que je ne dormirai plus jamais.
La duettiste éclata de rire. Le Catalan l'imita, heureux de partager ce moment de complicité. Il pouvait parler librement avec elle. Il n'y avait pas meilleur remède pour l'humeur que de rire avec ceux qu'on aime. À la différence de tant d'autres femmes, et surtout de la sorcière N'Deye, Isabella trouvait ses plaisanteries amusantes. Sur un ton malicieux, elle lui demanda:
: Elle est jolie?
Prenant un air scandalisé, le capitaine demanda d'un ton faussement outré:
: Qui donc?
: L'Africaine.
: Elle a trois ans de moi que moi... donc un de plus que toi. Blonde, yeux bleus.
: Une très belle créature nordique! C'est typique sur le continent noir! Allez capitaine, sois un peu sérieux, comment est-elle? Son physique s'apparente-il à celui de la princesse Nyamhita?
: Il le fut certainement au printemps de sa vie. Désormais, c'est une femme gracieuse de soixante ans, le visage encadré d'une chevelure noire vaporeuse, ayant une allure tout à fait respectable compte tenu de ses nombreuses incisions.
: J'ai entendu dire que ces scarifications sociales ont remplacé les tatouages qui se distinguent mal sur les peaux sombres... Cette pratique de l'automutilation revêt une signification particulière, rituel de passage à l’âge adulte.
: Dans son cas, je pencherais plutôt pour une appartenance à un groupe restreint. Mais pourquoi ces questions, au juste?
Laguerra haussa les épaules.
: Comme ça, par curiosité. Je me suis souvent demandée ce qui était advenu de toi lorsque nos chemins se sont séparés à Ophir... Quelles personnes avaient pu croiser ta route avant nos retrouvailles dans ce village Massaï.
: Je me suis fait la même réflexion, de mon côté. Même si je savais que tu n'étais pas vraiment seule...
Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de l'Espagnol. L'allusion à Gaspard était à peine voilée, mais l'aventurière jugea préférable de ne pas la relever dans l'immédiat.
Suite à cette phrase teintée de jalousie, le mercenaire but une large rasade de yaourt fermenté, dessinant au passage une adorable moustache de lait. Amusée, Isabella émit un petit rire, se rapprocha de son homme et vint le surplombler en glissant ses jambes de chaque côté des siennes. Elle prit alors son visage entre ses mains tandis que celles du marin se posèrent sur ses hanches.
: Il n'y a que toi, mon ange.
Amoureusement, elle lui suçota la lèvre supérieure. Ce presque baiser était d'un tel érotisme que l'officier frissonna de tout son être. Il sentit monter en lui une bouffée de désir tout en sachant que sa compagne de chambre n'était pas d'humeur badine pour le moment. Il y avait chez elle une sensualité dévorante mais parfaitement contrôlée. En bon Catalan, il savait apprécier la savoureuse souffrance de l'attente, à condition qu'elle ne dure pas trop longtemps et, sur ce point, il était rassuré. Son orgueil de mâle lui soufflait que cette affolante sorcière ne s'était hissée sur ses cuisses que pour s'offrir à lui.
Loin s'en faut! Après ce geste tendre, elle le fixa droit dans les yeux avec une telle intensité qu'il en fut déstabilisé. À cet instant, l'Espagnol vit briller dans ses prunelles une lueur étrange. Subjugué par ce visage magnifique et impassible, il se lança:
: À quoi songes-tu?
La jeune épéiste continuait de regarder son amant sans rien laisser paraître de ses pensées. Mendoza n'avait jamais rencontré une femme aussi maîtresse de ses émotions, renforçant sa conviction que le destin les vouait l'un à l'autre.
: Isa?
S'accrochant à son cou, elle se remémorait les recommandations d'Ambrosius. L'alchimiste Français avait incité ses lieutenants à s'entendre. Mais au tout début de leur collaboration forcée, travailler de concert avec un idiot tel que José-Maria fut pour elle une chose pénible.
: Isa, tu es là?
Gentiment rappelée à la réalité, elle finit par secouer la tête, comme si elle cherchait à se débarrasser des images qui se bousculaient à l'intérieur.
: Tu connaissais mon ressentiment à propos de notre chère grosse baderne lorsque le nain roux l'avait engagé à Ormuz?
: Dois-je détecter dans tes propos un soupçon de médisance?
Isabella éclata de rire.
: Ça n'a rien de bien neuf en ce qui concerne Ambrosius. Mais avec Gaspard...
: Avec Gaspard, les choses ont changé. À présent, il est ton ami...
: C'est exact.
L'ancien Yeoman se demanda même si le côté formel avec lequel se parlaient Boule-de-Poils et sa compagne ne cachait pas des liens personnels nettement plus resserrés. La réplique de sa tigresse chassa cette pensée stupide.
: C'est avec toi que je partage ma couche, pas lui. J'ai beau m'efforcer d'atténuer ton sentiment d'insécurité, ta jalousie est toujours aussi prégnante. Je vais te confier une mission que tu auras sans doute du mal à exécuter: arrête de te faire des idées! Fais-moi un peu confiance, que diable!
: Je te fais confiance. Je ne peux pas en dire autant de Gaspard.
: Tu auras beau faire ce que tu veux, tu ne pourras jamais l'empêcher de fantasmer sur moi! Mais dis-moi, on ne va tout de même pas parler de lui toute la soirée!
: D'Aloysius Pudjaatmaka alors... Ce bélître à la tête droite comme un officier Prussien mais en réalité mou comme une chiffe...
Un instant désarçonnée à l'évocation de ce nom, elle plissa les yeux.
: Tu tiens vraiment à ce que ça se termine en pugilat, entre nous! Tu sais parfaitement de quoi j'ai envie que nous discutions.
: Oui, je le sais. Mais comme j'adore me faire prier, que dirais-tu de descendre de cette banquette pour te mettre à genoux afin de m'implorer?
Miss Glaçon ne put réprimer un sourire. Par jeu, Juan ne manquait jamais une occasion de lui faire perdre son calme. Il prenait un malin plaisir à la provoquer, sans pour autant être méchant.
: On ne taquine que ceux qu'on aime.
Mais elle devait admettre que sa suggestion prenait tout son sens, ici en Inde.
: Alors?
: Alors quoi?
: Eh bien j'entends que tu te prosternes devant moi.
: Désolée mon mignon, mais là d'où je viens, on ne m'a jamais appris à ramper devant un homme. Et pourtant, il m'est arrivé de me trouver devant le trône des plus puissants princes de ce temps. Je t'aime, mais je suis ton égale et non ton esclave soumise.
Elle fit peser sur lui un regard lourd de sens.
: Est-ce clair, señor Mendoza?
: Parfaitement clair, señorita Laguerra.
Elle laissa échapper un grognement, signe que ce petit jeu de dominant-dominé était fini. Se libérant de l'étreinte de son partenaire, elle roula sur le côté puis se carra contre le dossier de la banquette, reprenant ainsi sa position initiale.
: Tu pouvais rester là, ça ne me dérangeait pas.
: J'aime autant que tu t'occupes de mes pieds. Ils sont gelés.
Tandis qu'il s'exécutait, elle tenta une autre approche afin de lui tirer les vers du nez.
: Comme tu le sais probablement, Hernán Cortés a débarqué sur la côte Mexicaine en 1519 et s'était aussitôt lancé dans la conquête de Tenochtitlán, la capitale Aztèque qui était à l'époque la plus grande cité du Nouveau-Monde. Durant l'expédition, il reçut un accueil plutôt hostile de la part des Mayas. Il s'ensuivit un engagement et les Espagnols prirent la ville de Potonchán au nom du roi de Castille. Mais les autochtones refusèrent de se soumettre et une deuxième bataille eut lieu le lendemain dans la vallée du Centla, impliquant un nombre élevé d'Indiens qui furent de nouveau défaits. Des émissaires vinrent se présenter devant Cortés en vaincus avec des offrandes de vivres, de bijoux, de tissus et d'une vingtaine d'esclaves, qui seront baptisées plus tard, parmi lesquelles se trouvait une jeune femme. Sa connaissance des langues Maya, Náhuatl ainsi que des coutumes Mexica et sa fidélité indéfectible envers les Espagnols, feront d'elle un atout majeur dans la conquête. Elle devint rapidement l'interprète, la conseillère et l'amante d'Hernán Cortés. Elle s'appelait...
: Marinché...
: Tu la connaissais?
Le visage de l'aventurière se métamorphosa instantanément. À la surprise se mêla un profond chagrin dans son regard noir.
: Oui, bien sûr! Ça tombe sous le sens puisqu'elle sillonnait le pays Maya en compagnie de mon père lorsque tu l'as rencontré.
L'épéiste frotta méticuleusement sa manche afin de la débarrasser d'un grain de poussière invisible.
: Tu sais, j'aurai aimé ne jamais avoir fait sa connaissance. Comme je l'ai dit aux enfants lorsque nous fûmes un temps ses prisonniers, cette créature fit plus de mal aux Mayas et aux Aztèques que Cortés et ses hommes réunis.
: À t'entendre, il passerait presque pour un saint! Pourtant, dans leurs sanglantes batailles, ils auraient tué jusqu’à cent mille indigènes. Bref, ce que je voulais dire, c'est qu'à l'âge de onze ans, j'ai eu la chance -ou la malchance c'est selon- de le rencontrer. Cet homme très actif se croyait investi d'une mission pour notre roi. Son tempérament l’entraîna vers de nouvelles entreprises et il décida donc de monter une expédition extrêmement dangereuse qui aurait pu lui coûter cher et compromettre la consolidation de la conquête Espagnole... Je me demande si Magellan était fait du même bois... Toi qui l'a connu, tu veux bien m'en dresser le portrait?
L'épéiste acquiesça à regret.
: Si tu y tiens vraiment... Mais cela risque d'être long...
: J'ai tout mon temps.
La jeune femme ponctua sa déclaration par un sourire. Tout en continuant de lui masser la voûte plantaire, Mendoza la scruta longuement, agitant ses sourcils de façon comique.
: C'est toi la patronne! Je n'ai jamais raconté cette histoire dans son intégralité à quiconque... mais à présent, l'heure est venue...
Il prit le temps de se caler confortablement contre le dossier et ferma les yeux afin de rassembler ses pensées. Celles-ci l'emportèrent vers cette journée d'été où il avait fait la connaissance de Magellan. Les souvenirs se bousculaient dans sa tête: Séville, le Guadalquivir, la Casa de Contratación sous un soleil torride, la charrette dans laquelle il était arrivé de Barcelone. Il secoua la tête à l'évocation de l'incident. L'Amiral lui avait donné l'impression d'une personne autoritaire, avec son projet insensé et son insatisfaction chronique. D'un autre côté, il devait bien avouer qu'il ne lui avait pas fait très bonne impression non plus dans ce bureau de recrutement. Il s'était comporté en parfait idiot en jouant les matamores. Quinze ans déjà...
: Mon Dieu, comme le temps passe...
Jugeant que son compagnon se faisait encore désirer, Isabella insista:
: Eh bien?
Le bretteur esquissa un sourire en coin.
: Ça t'amuse de me faire mariner?
Une lueur taquine dans les yeux, l'ancien mousse entama son récit.
À suivre...