Suite.
CHAPITRE 23: Les démons de minuit.
Surgi de nulle part, le naacal de Sûndagatt s'affala dans l'herbe tendre comme s'il était tombé de haut. Il se ramassa sur lui-même, prostré comme un nouveau-né, et resta ainsi de longue minutes. Enfin, il hoqueta, inspira, expira et soupira:
Skagg: Où suis-je, cette fois?
Il se redressa tant bien que mal. Son corps portait les traces de l'intense correction que lui avait inlassablement infligée sa maîtresse, mais ces dernières disparaissaient déjà, laissant sa peau vierge de toute séquelle.
Skagg avait été sévèrement chapitré par Rana'Ori. De nouvelles aventures l'attendaient, une nouvelle vie avec un destin cependant inchangé. L'étrange individu gardait toutefois, enfouie au fond de son esprit, l'image d'un homme grand et svelte, aux cheveux bruns, aux yeux noirs, étincelants de force et d'une certaine sauvagerie. À ses côtés, une dague au métal noir, inquiétante, murmurante, assoupie.
Skagg: J'ai terriblement souffert. Mais je me souviens, cette fois. Je me souviens de tout et pas seulement de bribes. Mon esprit est clair, plus clair qu'il ne l'a jamais été. Je vous en remercie,
Rédempteur. Grâce à vous, je sens souffler le vent de la liberté.
Le curieux personnage leva l'index qu'il pointa vers le ciel d'azur immaculé, et effectua un tour sur lui-même. Son visage s'anima d'un sourire:
Skagg: Ah, l'Asie...
À présent qu'il savait où il se trouvait, tout allait bien. Il huma l'air, avant de déclarer à voix haute:
Skagg: Allons par là, vers l'ouest. Je sens le délicieux fumet du
Rajma!
Skagg: Je préfère la tarte aux groseilles amla.
Skagg: N'importe quoi, c'est bien trop aigre!
Skagg: Tu divagues, mon cher?
Skagg: Moi, je pense que...
Skagg: Toi, tu te tais!
Skagg: Et le
yangtao, alors? Il n'y a rien de tel qu'un jus de kiwi pour vous requinquer un honnête homme.
Skagg: Ça, c'est bien vrai!
Distrait par ce dialogue à bâtons rompus avec lui-même, le naacal s'éloigna dans la jungle verdoyante, en aucune façon embarrassé par sa nudité.
Skagg: Messire Mendoza, nous allons nous revoir. Quoi qu'affirme ma maîtresse, quoi qu'elle impose, je certifie que nous sommes liés, vous et moi. Et même la mort, la mienne, ne semble pas en mesure de nous séparer... À bientôt,
Rédempteur...
☼☼☼
Le portail magique invoqué par Aloysius venait de le mener, ainsi que la rani Umade Bhattiyani, au cœur de l'Inde. En l'occurrence, au fort de Mankal. L'édifice datait du XIIème siècle, quand la dynastie Hindoue de Kâkâtiya régnait sur la région. Cette dernière fut suivie par l'État de Warangal. Désormais, il faisait partie du royaume Musulman de Bahmanî qui se disputait le contrôle du Dekkan avec le royaume Hindou de Vijayanâgara situé sur leur frontière sud.
Construites sur une colline granitique qui dominait de ses soixante toises la plaine environnante, les murailles avaient été conçues pour se mêler parfaitement à l'éperon rocheux. Nul garde n'était là pour les accueillir, et pourtant la princesse se doutait que leur arrivée n'était pas passée inaperçue.
Si elle avait été impressionnable, elle aurait frissonné devant cette vue aussi saisissante qu'angoissante.
Hadji était de mauvaise humeur. Umade le devinait à ses manières sèches, au pli dur de sa bouche, à son application à éviter son regard. Le fait qu'elle lui ait forcé la main pour obtenir cet entretien avec l'ange de la mort en était la cause, elle n'en doutait pas. L'alchimiste avait d'ailleurs insisté pour qu'elle camoufle sa figure, sa silhouette et son identité sous un manteau noir à longue capuche.
Pourtant, la présence d’un temple Hindou au cœur d’une citadelle Musulmane témoigne de la tolérance dont faisait preuve Mankal.
Suivant son accompagnateur, la princesse se mit à gravir les marches qui la mèneraient à son destin. Le haut de l'escalier débouchait sur
Bala Hissar, l’entrée principale du fort située sur le côté est. Les portes massives étaient cloutées de pointes en fer afin de repousser les éléphants employés dans les armées adverses. À l’intérieur du fort, un réseau caché de canalisations en terre vernissée assurait l’approvisionnement en eau, tandis qu’un ingénieux système acoustique permettait d’entendre le moindre bruit à l’entrée.
Un circuit traversait les jardins et passait par des bâtiments mineurs avant de rejoindre le sommet de la colline, où se dressait
Baradari, haut lieu dans lequel les souverains passés tenaient audience.
À l'intérieur de celui-ci, la lumière était émise par des cristaux de gemmes. Le sol était composé de dalles de marbre beige, assujetties sans la moindre faille et rehaussées de dessins abjad, basé sur le rasm des lettres Arabes.
Personne d'autre qu'eux. Était-ce volontaire? La
reine furieuse n'aurait su le dire. Pudjaatmaka, toutefois, ne lui laissa pas le temps de détailler les lieux. Après lui avoir fait longer une série de couloirs déserts, à l'éclairage diffus, hantés par l'écho de gémissements désespérés, il la conduisit vers une porte à double battant, polie d'un noir profond et renforcée par des idéogrammes de pouvoir. L'huis s'ouvrit à leur arrivée, glissant en arrière sans aucun bruit. L'alchimiste se tourna vers la jeune femme, sardonique, la défiant d'entrer la première.
Umade lança un œil dédaigneux à son amant, redressa son profil et entra sans un regard en arrière.
☼☼☼
La salle des fumées. Un lieu aux contours mal définis. L'épaisse nuée grisâtre qui lui avait donné son nom inondait tout l'espace, des murs au plafond. Grasse, mouvante, comme dotée d'une volonté propre. Au fond de la pièce, un seul objet de valeur visible. Un trône fait visiblement d'or, autour duquel s'enroulaient des filaments de fumée. Une silhouette entièrement recouverte d'une robe mauve à cuculle écarlate y était assise.
105..PNG
La princesse s'avança sans attendre. Hadji la suivit en veillant à rester un pas derrière elle. Il avait adopté un air respectueux, soumis, qui ne lui correspondait pas. Arrivée en bas du trône, Umade releva sa capuche pour dévoiler ses traits et salua respectueusement. Elle fixa attentivement celui qui la surplombait.
U.B: Ainsi, c'est lui. L'homme sans visage.
Elle ne voyait pas grand-chose de sa physionomie, recouverte par les larges pans de son vêtement. La rani ne put distinguer qu'un long nez qui se recourbait au-dessus d'une moustache rousse et de lèvres fines au dessin sinueux. Pas le moins du monde une bouche qui prêtait au rire. Le pouvoir qui émanait de l'individu était tellement perceptible. Il s'imposait à elle, l'écrasait quasiment de sa supériorité.

: La princesse Umade Bhattiyani! Bienvenue à Mankal, héritière du clan Bhati Rajput de Jaisalmer.
La voix aigrelette, discordante du personnage hérissait les nerfs comme la pire des magies. Il enchaîna:

: Avancez et laissez-moi admirer votre beauté. Contrairement à la plupart, je constate que vous n'avez pas peur de moi, c'est bien... Mais avant que nous allions plus loin, une petite démonstration s'impose.
Le maître de l'Ordre du Sablier leva la main droite. Un doigt crochu orné d'une bague sertie d'une émeraude s'agita dans l'air. La fumée reflua autour du trône comme dispersée par son exigence. L'Hindoue se sentit soudain écartelée de l'intérieur par une force incroyable. Ses yeux menaçaient de jaillir de leurs orbites, sa langue avait gonflé jusqu'à obstruer tout son palais. Elle avait du mal à respirer et ses oreilles bourdonnaient. Elle ne pouvait se protéger contre cette magie diabolique. S'il le souhaitait, Zarès n'aurait aucun mal à lui arracher les membres par la seule force de son esprit.
Il la laissa ainsi souffrir de longues minutes avant d'abaisser son doigt. Aussitôt la princesse retrouva la maîtrise de son corps. Ses douleurs s'évanouirent mais leur souvenir se révélait bien vivace, aussi traumatisant qu'une défloraison imposée.
Tandis que la fumée qui l'environnait retrouvait sa position, l'encapuchonné reprit:

: Cette petite démonstration a son utilité. Elle te démontre que malgré ton rang, tes roupies, ta beauté, tu n'es rien, absolument rien comparé à moi. Je suis un dieu incarné! Veille à ne pas l'oublier, veille à ne pas me tromper... Et puisque les présentations sont faites, passons à l'essentiel. Tu voulais donc me voir, pourquoi?
Le genou ployé au bas du trône, Umade rétorqua:
U.B: Cela fait plus d'un an que je vous livre des informations sur mon peuple. Il me semblait normal de voir en personne le récipiendaire des secrets que je trahis.

: Eh bien, ton vœu est exaucé et cela m'offre quant à moi l'occasion de t'interroger sans intermédiaire. Pour quelle raison trahir les tiens, justement? Que cherches-tu, au juste?
Malgré la situation, la rani pressentait qu'elle ne devait en aucun cas se montrer faible devant lui. Elle répondit avec toute la sérénité dont elle était capable:
U.B: Ce n'est pas une trahison, en vérité. J'œuvre au contraire pour les intérêts de mon peuple, tels que moi je les conçois. Et ce que je veux ne devrait pas vous étonner: je désire le pouvoir, je désire régner! Je suis l'héritière du clan Bhati Rajput de Jaisalmer, c'est un fait, mais je ne me leurre pas pour autant: mon père ne me laissera jamais diriger... Seigneur, vous connaissez la lutte opposant Hindous et Moghols, qu'ils soient Turcs ou Afghans. J'estime, sans nul doute, qu'un jour, le colon que vous êtes prendra le dessus sur les différents Radjahs et Sultans. Une fois tout ce monde défait, plus rien ne vous empêchera de vous imposer sur l'ensemble du territoire Indien. Jaisalmer prônera la neutralité, ainsi que résonne mon père. Il a été forcé de me donner en mariage à un homme que je n'aime pas pour préserver la paix. Pour ma part, je pense différemment... Je choisis le côté des vainqueurs. Le vôtre, seigneur. Et lorsque vous dominerez l'Inde, je serai à vos côtés, vous appuyant de toute la ressource des clans de Jaisalmer.

: Non seulement sublime mais intelligente... et bien renseignée, qui plus est. Tu analyses précisément la situation. Tous ces souverains et leur damné empire finiront en effet par plier sous mon courroux, à commencer par le Radjah de Patala. Mais dis-moi encore, tu es venue de ton plein gré te placer en mon pouvoir. Qu'est-ce qui m'empêche de t'emprisonner? L'héritière de Jaisalmer ferait un otage de grand choix.
Umade répondit du tac au tac:
U.B: Je vous servirai bien mieux étant libre. Comment voler les secrets des miens si je suis retenue ici? De plus, êtes-vous prêt à défier la colère de mon père, le roi Rawal Lunkaran Bhati? Au risque de vous déplaire, je ne le crois pas. Vous n'en savez pas assez sur les clans Rajputs pour vous mesurer à eux. Pas encore. Mais lorsque ce moment sera venu, vous pourrez compter sur moi.
Le rire aigrelet de Zarès résonna dans la salle, faisant se hérisser l'étrange fumée.

: Aloysius, je te félicite. Cette princesse a autant d'esprit que de répartie! Umade, tu évoques ton père... Alors, dis-moi, que dois-je attendre de ton géniteur? Si je ne m'abuse, dans une grande mesure, c'est lui qui mène les visées de Jaisalmer.
Les traits durcis, elle répondit:
U.B: Mon père n'est qu'un
obstacle, rien de plus... Et je n'ai jamais laissé aucun obstacle m'arrêter.

: Ah, la soif de pouvoir n'est-elle pas chose merveilleuse? Oui, je te comprends... et sache que tu as fait le bon choix. Si tu me sers sans faillir, tu auras ce que tu veux: ce pouvoir si savoureux que tu attends et que tu mérites. En mon nom, tu dirigeras le royaume de Jaisalmer ou un autre, j'en fais la promesse. Oui, soutiens-moi et tu ne le regretteras pas... Je ferai de toi une souveraine... Une souveraine que même dans tes rêves les plus fous, tu n'oserais incarner!
Les yeux brillants, la jeune femme s'écria:
U.B: Lorsque le moment sera venu, je vous prouverai mon allégeance!

: Passons à autre chose... Cette fameuse liste d'espions que tu as évoquée devant Aloysius, tu ne l'as pas en ta possession, n'est-ce pas?
U.B: Pas encore, et puisque vous m'avez percée à jour, je ne vous mentirai pas. Oui, je me suis servie de cette liste comme prétexte pour vous rencontrer. Mais je vous affirme que chaque jour qui passe me rapproche d'elle. À mon tour de vous faire une promesse: les noms de ces agents, vous les aurez, ils seront le gage de ma soumission!
La rani marqua une pause pour souffler et reprit:
U.B: Vous vous doutez, seigneur, qu'un document d'une telle importance est aussi soigneusement caché que protégé. Je dois faire preuve de la plus grande prudence et ne laisser aucune trace de mon passage, car vous conviendrez en outre que cette liste n'aura de réelle valeur que si mon clan ignore qu'elle est en votre possession. Pour atteindre l'information que vous désirez, il me faudra tromper mon père. Ce genre d'entreprise se prépare avec le plus grand soin.

: Ton raisonnement se tient. En regard de tes arguments, je ferai preuve d'une certaine patience... À toi de la nourrir en me délivrant d'autres secrets. Continue dans cette voie et bientôt, tu goûteras aux prémices du pouvoir. En attendant, tu continueras à traiter avec Aloysius, j'ai toute confiance en lui pour préserver mes intérêts.
Zarès ricana, provoquant une nouvelle ondulation dans la masse brumeuse qui l'entourait.

: J'ajouterai un chose, princesse... Je connais vos rapports... licencieux... Mais je ne m'en mêlerai pas, c'est votre problème. À présent, laissez-moi!
Un sourire d'amusement aux lèvres, l'ange de la mort se rencogna dans son siège alors que les deux visiteurs se retiraient. L'abondante fumée grise se ramassa pour remonter jusqu'à lui et le caresser de ses entrelacs sinueux.
☼☼☼
Au même moment, sur le continent Africain, les portes de la cinquième cité se déverrouillèrent après que les Élus se soient servis de leur médaillon. Telle une jeune pousse, Ophir sortit de terre et s'éleva majestueusement au-dessus des flots pour la seconde fois en quelques semaines.
Toujours suivi de Zia, Estéban put constater que le sentiment de bien-être qui le gouvernait commençait à s'estomper. Ils venaient d'entrer dans la fabrique, mais celle-ci ne fonctionnait plus.
106.PNG

: C'est bizarre, toutes les chaînes de fabrication sont arrêtées. Tu crois que c'est à cause de l'absence de la pierre philosophale?

: Je ne pense pas, non. Souviens-toi, Estéban. La dernière fois, la cité commençait déjà à se replier alors que je n'avais même pas effleuré l'artefact. Il s'est passé autre chose, ici. De toute façon, ce n'est pas important... Regarde, nous avons de quoi faire!
En effet, une dizaine de bacs récupérateurs se trouvaient au bout de chaque ligne de production. À l'intérieur de chaque, il y avait ces étranges diamants, ces pierres précieuses qui constituaient leur objectif, ces gemmes contenant cette hélice hélicoïdale, chose curieuse que les générations futures nommeront "séquence ADN", et susceptibles, en conséquence, de triompher de leurs ennemis.
Les deux jeunes gens échangèrent un regard de connivence. Il leur restait à s'emparer de leur "butin" et à quitter l'endroit en espérant ne rencontrer aucun problème.

: Alors, on va s'y prendre comment? C'est qu'il y en a, à transporter!
Le fils du soleil se voyait déjà effectuer plusieurs allers-retours, chose qui ne serait pas facile étant donné la quantité de cuves remplies à ras bord et la difficulté du parcours afin de retourner au condor.

: Tu oublies que je peux déplacer les objets rien que par la pensée. Mais ne crois pas que je vais faire ça toute seule! Tu vas m'aider.

: Comment? Je n'ai pas ton pouvoir, moi! Et ça doit peser son poids!

: Mais si! Il suffit que tu utilises ça!
La mère du Bako sortit la couronne télékinésique.

: C'est à croire que tu avais prévu depuis notre départ de dévaliser cet endroit, Zia!
Elle lui lança un léger sourire. Il avait vu juste.

: Mais même avec cet artefact, tu sais que j'ai beaucoup de mal à me concentrer.
La petite sorcière se positionna derrière lui.

: Si Sancho et Pedro ont su déplacer ces cubes à Sûndagatt, alors toi aussi tu peux le faire, Estéban. Je n'ai aucun doute là-dessus. Il suffit que tu trouves la chose qui fera que ça fonctionne pour toi. Pour nos deux amis, c'était l'appât du gain.
D'une main bien trop hésitante à son goût, il posa la tiare d'orichalque sur sa tête puis se posta devant la première cuve.
Dans la théorie, il lui fallait trouver l'étincelle au fond de lui, l'éveiller, la nourrir, l'embraser. Il devait ensuite canaliser sa concentration et la maintenir afin qu'elle dure le plus longtemps possible.
Dans la pratique, le processus demandait une bonne dose de volonté et d'énergie. Zia gardait confiance, malgré tout.
Mentalement, Estéban visualisa son corps astral. Il se forma au-dessus de sa tête, se transforma en une brume transparente et se dirigea vers l'objet convoité. Le fils d'Athanaos se mit à transpirer, des gouttelettes de sueur se formant sur son front. Il avait le regard fixe. Son âme sensitive atteignit la cuve mais au lieu de la faire bouger, elle s'évanouit.
Estéban s'entêta. Pas question d'abdiquer maintenant. Surtout pas. Ses mains posées sur ses tempes, il s'était retiré en lui-même, à la recherche de son étincelle. Il tâtonna mentalement, délicatement, jusqu'à en trouver un faible, très faible lumignon. Il ressentit le fourmillement reconnaissable, mais tellement ténu. D'un sursaut de sa volonté vacillante, il l'attisa, le fit croître en lui. Le fils du soleil tremblait de tout son corps. À nouveau, sa silhouette transparente se dissipa, trop faiblement nourrie.
Une plainte sourde sortit de sa gorge. Entre ses dents, il persifla:

: Je peux invoquer mon moi éthérique, mais je n'ai pas assez d'énergie pour le maintenir. Jamais je n'y arriverai!
Zia rétorqua aussitôt:

: Si! Concentre-toi. Tu vaux mieux que Zarès, quand même? Quand nous étions à Chambord, dans quel état d'esprit étais-tu lorsque tu lui as dérobé la pierre d'Ophir des mains?

: J'étais... en colère. Il allait encore enlever Tao.

: C'est peut-être ce sentiment, ton moteur. Sert-en!
Sans s'en rendre compte, l'Atlante s'appuya sur cette confiance, sur la présence de l'Inca derrière lui, sur cette provocation également. Il se concentra, chassant de sa conscience tout ce qui était extérieur à la cité et forma un nouveau construct issu de son esprit. Naquit une part de lui-même, une silhouette composée de son aura, qu'il envoya planer au-dessus de son corps terrestre pour la troisième fois.

:
Allez!
Baignée par la magie de la couronne et la volonté de son porteur, la première des cuves prit de la hauteur, posément, sans à-coups.

: Bravo, Estéban!
En moins d'une heure, les Élus avaient fait le ménage. Leur mission accomplie, ils échangèrent un sourire mais il leur restait à rentrer au fort de Patala avant de pouvoir se détendre.
☼☼☼
Hadji mena l'héritière hors de la salle des fumées. La mine toujours aussi sombre, après lui avoir intimé de remettre son capuchon, il l'escorta à rebrousse-chemin jusqu'au grand escalier extérieur.
Toujours aucun signe d'un résident des lieux. Arrivée sur le parvis, Umade s'immobilisa devant l'horizon. La région était réputée pour les diamants trouvés au sud-est, dans la mine kollur. Elle était la seule au monde à extraire ces pierres précieuses. L’exploitation était rudimentaire, exigeante en main-d’œuvre et dangereuse. Les mineurs portaient des pagnes, dormaient dans des huttes couvertes de paille et recevaient souvent de la nourriture à défaut d’argent. Les murs de la fosse n’avaient pas de supports en bois et s'effondraient toujours après de fortes pluies, tuant à chaque fois des dizaines d’hommes.
D'un ton courroucé, l'alchimiste demanda:
Hadji: Que faites-vous?
U.B: Laissez-moi tranquille, Hadji! Je n'ai pas souvent le loisir de contempler un tel panorama, alors je ne vais pas me gêner pour en profiter.
Hadji: Vous fantasmez encore sur lui, n'est-ce pas?
U.B: Et toi? Tu ne penses pas à sa compagne, peut-être?
Rendue hargneuse par son intonation belliqueuse, elle le scruta avant d'émettre un rire mordant.
U.B: En fait, c'est la jalousie qui vous fait vociférer, vous ne supportez pas de penser qu'un autre que vous pourrait me plaire. Vous êtes si pathétique! Ce n'est pas parce que je passe sous votre bedaine que cela vous donne des droits sur moi, Aloysius. Je fais ce que je veux de mon séant, tenez-vous-le pour dit!
Hadji: Jaloux? Moi? Vous divaguez, princesse.
Pudjaatmaka la saisit par le poignet et leva son autre main, prêt à la gifler. Elle le provoqua:
U.B: Allez-y! Frappez-moi! Frappez-moi et vous ramasserez votre service trois pièces dans la poussière!
Le poignard effilé de la jeune femme appuyait ses propos, piquant la joaillerie du noble à travers la soie de son dhoti. Grimaçant, Hadji la relâcha de mauvais gré.
U.B: Reprenez-vous, mon cher. Vous venez de vous tourner en ridicule!
L'alchimiste répondit d'un revers agacé de la main, comme s'il lui ordonnait de se taire. De bonne grâce, la rani lui accorda ce faux-semblant de victoire. Après tout, elle avait encore besoin de lui.
Aloysius fit quelques pas en avant et rassembla son mana pour invoquer le portail destiné à leur retour.
Trois minutes plus tard, le couple, ou ce qui en tenait lieu, disparaissait dans un halo d'énergie magique.
☼☼☼
Le condor filait bon train tandis que l'astre du jour continuait inlassablement sa course à travers le cobalt du ciel.
107.PNG
Ayant franchi l'océan Indien depuis la corne de l'Afrique, il atteignit Goa. Dépassant ce point sans se douter un seul instant des événements s'y étant déroulé dans la journée, les Élus se dirigèrent plein nord, en direction de Patala.
Une vingtaine de minutes après leur retour, le déchargement fut terminé. Dans le même temps, Mendoza parvint au fort de façon inopinée. Il eut toutefois la surprise de découvrir un petit comité d'accueil à l'entrée. L'aventurière, qui avait recouvré sa tenue habituelle, et Zia, toute joie et sourire. En le voyant arriver, celle-ci s'écria:

: Mendoza!
D'une démarche gracile et légère, souple comme une herbe de la rivière, elle dévala l'allée et se précipita vers lui. Le mercenaire sourit, constatant qu'elle se métamorphosait de jour en jour en une belle jeune femme, tout en conservant une certaine candeur. Son corps mince, aux rondeurs naissantes, en tirait une grâce ambiguë de fruit vert. Il la détailla avec une certaine fierté. Du haut de ses quatorze printemps, l'Inca mesurait quatre pieds et onze pouces. À n'en pas douter, elle serait aussi grande et fine que Laguerra plus tard.

: Isabella nous a tout raconté. Des félicitations s'imposent, il me semble. Lieutenant du capitaine Singh! Tu as dû lui faire forte impression.

: Merci Zia... Où est Estéban?

: Parti retrouver son père.
108..PNG
La tenant contre lui par l'épaule, Juan rejoignit sa compagne qui les regardait avec un sourire tendre. Elle l'accueillit avec une accolade et un baiser chaste sur la joue.

: Que fais-tu ici? Je ne t'attendais pas.

: Eh bien comme le campement n'a pas été dressé dans son intégralité, j'ai pensé que je pouvais me joindre à toi... enfin à vous pour le repas de ce soir. Gaspard saura se débrouiller sans moi. Après tout, c'est lui le militaire de carrière...
La jeune femme esquissa un second sourire:

: Tu as bien fait. Il est plutôt rare de pouvoir saisir des instants d'intimité quand on vit au sein d'une compagnie. Être lieutenant doit bien comporter quelques petits privilèges... cependant, n'en abuse pas trop.

: Bien sûr...

: Allez, viens.
Le soleil se couchait, agonisant dans un flamboyant dégradé. À l'intérieur du fort, les allées étaient en permanence envahies de promeneurs exhibant robes et costumes à la dernière mode, de groupes de jeunes nobliaux cherchant le meilleur endroit pour s'encanailler. Au milieu de toute cette agitation, Juan-Carlos, Isabella et Zia avançaient calmement. Au fur et à mesure de leur progression, l'aventurière ressentait une impression très nette de déjà-vu. Encore une soirée de luxe, de fête et de manigances. Une soirée qui, dans ses détails et la nature de ses protagonistes différait de celles de la cour d'Espagne, mais dans son essence se révélait quasi identique. Pour l'espionne, en conséquence, cela ne changeait rien. Elle ne se sentait pas plus à sa place dans les festivités de Patala que dans celles orchestrées par les Grands d'Espagne.
Comme chaque soir ou presque, les résidents du palais et leurs invités profitaient de la salle de réception, un endroit aux proportions extravagantes. Violes et harpes constituaient le fond musical de la soirée. La rani Umade Bhattiyani, toujours parée de rouge, devait certainement resplendir, dressée au centre d'un cercle de jeunes seigneurs admiratifs. Vêtu d'un costume des plus clinquants, Aloysius devait également faire partie des convives, et toujours être aussi pompeux.
Certains des participants dansaient, d'autres buvaient, mangeaient, toutes et tous s'amusaient, se soumettant ainsi, sans avoir à se forcer, à la volonté du Radjah.
Laguerra aspirait à plus de tranquillité. Elle n'avait aucune envie de côtoyer ces gens. Pourquoi faire l'effort de mieux les connaître? Ces nobles qu'elle estimait englués dans le paraître, préoccupés avant tout de leur image, ne lui plaisaient pas, ne lui plairaient jamais. Elle était faite d'une toute autre étoffe, ou plutôt d'un tout autre acier et n'avait aucune envie d'apprendre à les comprendre, ni de partager leur monde ou leurs conversations.
Elle conduisit Zia et Mendoza jusqu'à sa suite pour y souper. Si austères pouvaient-ils paraître, les Hindous appréciaient manifestement un certain confort. Trois épais tapis noués à la main, en laine et en soie, se juxtaposaient sur le sol, couvrant en partie l'intérieur de la pièce principale. Une série de poufs surpiqués de fils d'or était alignée d'un côté de l'entrée. Un brasero crépitait en sourdine, dans un coin, diffusant une agréable chaleur. Un coffre recouvert de cuir rouge, damasquiné de noir, reposait au pied d'un matelas de coussins cramoisis. Sur une petite console trônait une coupelle dans laquelle achevait de se consumer un bâtonnet d'encens, dont le parfum entêtant flottait dans l'air.
Cela représentait un luxe remarquable pour celle qui avait passé sa jeunesse sur les routes.
À peine le trio installé autour de la table basse qu'une jeune femme pimpante apparut devant eux. C'était Inayat, la servante attitrée de la señorita. Elle leur demanda ce qu'ils désiraient boire, alors que la nuit déversait ses étoiles sur Patala.
La bretteuse se décida pour de la bière blonde, le péché mignon de Gaspard. Celle-ci était brassée par les colons de Goa puis acheminée par convoyeur jusqu'au fort. Et pour grignoter, elle demanda des samoussas, ces petits beignets triangulaires fourrés d'amandes, de pistaches, de noix et d'épices. Mendoza, l'espace de cette soirée, décida de faire une entorse à son inclinaison habituelle pour le vin rouge et suivre le régime de sa compagne. Il opta donc pour la même chose.
Inayat: Et pour la
kumaaree Zia?

/

: De l'eau!

: Vous permettez, vous deux? Un jus de fruits, s'il vous plaît.
Inayat: Raisin, pitaya, mangue, orange, kiwi, goyave, banane, pamplemousse?

: Orange, merci.
Peu après, l'arrivée du plateau rempli de chopes en verre robuste fut saluée d'un "ah!" général. Ils trinquèrent de bon cœur. Puis, dans un silence quasi religieux, chacun se concentra sur sa boisson. Tandis que Zia se délectait de son jus d'orange fraîchement pressé, la bière glacée coula dans la gorge des épéistes, torrent de froid pétillant, aux effluves riches en malt et en houblon. Pour Isabella, le froid se répandit dans son corps, le côté pétillant remontait directement jusqu'à son esprit pour le baigner de béatitude et toute cette palette d'impressions en fut proprement divine. Pour Juan, même si dans son panthéon des plaisirs qu'offrait la vie jamais la bière ne pourrait remplacer l'excellence du vin, en cet instant précis, elle s'avérait proprement délicieuse.
Alors qu'ils buvaient, tout en picorant qui un samoussa à la pistache, qui un autre aux noix ou aux amandes, un débat passionné ne tarda pas à s'instaurer pour les spécialistes qu'ils étaient sur les techniques d'escrime. Par exemple: en considérant deux adversaires de force et d'habileté égales, l'épée était-elle supérieure à la rapière? Comment affronter un ennemi de même niveau protégé par un bouclier? Quelle tactique de guérilla pour quel environnement? Était-il possible de vaincre un alchimiste en pleine possession de ses moyens et sans le prendre par surprise?
Les deux adultes de la tablée avaient assez d'expérience pour les nourrir. Zia elle-même se montrait bien plus à son avantage que si elle avait dû participer à la réception du Radjah. Lorsqu'elle prenait la parole, ses ainés l'écoutaient avec un intérêt non feint.
Les sujets s'enchaînèrent pour le trio, sans gêne ni temps morts. Chacun s'exprimait à sa guise, avec une familiarité complice.
Deux tournées plus tard, alors que la conversation avait déviée sur Ambrosius, l'estomac de l'espionne grogna. Ils se rappelèrent tout de même qu'il était temps de dîner.

: Abordons un sujet plus agréable que ce nain roux. Avez-vous faim?

: J'ai un petit creux, oui...

: Et moi alors! Je pourrais avaler un éléphant!

: Je ne pense pas que Gunjan serait d'accord.

: Il y a de l'antilope?

: Non, non!

: De l'hippo?

: Non, nous ne sommes plus en Afrique... Écoute Mendoza, si tu vis ici, il va falloir t'adapter. Le régime alimentaire en Inde reste très déficitaire en viande. Laisse-moi choisir.
109.PNG
Au moment où l'Inca jetait un regard amusé en direction du marin pour ces plaisanteries, Isabella s'empressa de parcourir le menu en affichant un air sérieux. La tâche lui incombait et elle était d'importance. Elle consulta lentement, soigneusement les mets proposés. Elle prit tout son temps, tandis que ses compagnons s'impatientaient. Étant donné la journée de chacun, elle se décida pour du roboratif... Du
Rajma, un plat composé de haricots rouges dans une sauce épaisse avec de nombreuses épices, généralement servi avec du riz, du pain noir, et en dessert, du
Gulab jamun, un beignet frit trempé dans un sirop de sucre léger aromatisé à la cardamome verte, à l’eau de rose et au safran, servi avec du
Kulfi, une crème glacée traditionnelle. Le tout arrosé de bière.
Les traits de l'aventurière offraient une vivacité qui la rendait fort séduisante, ce soir. Le marin la dévorait du regard. Ses formes mises en valeur par sa tenue, ses yeux dotés d'un magnétisme unique, ses cheveux de jais. Il était hypnotisé par la manière qu'elle avait de replacer l'une de ses mèches rebelles derrière l'oreille, la passion qu'elle pouvait mettre dans ses échanges avec Zia, et son rire épanoui, une mélodie pleine de joie et de charme.
Le repas fut servi rapidement. Ils délaissèrent un temps leur conversation, accordant à la nourriture une digne attention. Servi dans un grand plat, le curry de haricots était succulent. Juan mangea avec appétit, à l'instar de ses compagnes.
Contrairement à Isabella qui dévorait son assiette comme si elle sortait d'un jeûne de trois jours, Zia semblait réfléchir avant chaque bouchée qu'elle allait prendre.
Au fil du souper, le capitaine se détendait de plus en plus. Ces moments de quiétude lui rappelait forcément ceux qu'il avait partagés avec les
Yeomen. Ceux aussi, bien sûr, de son meilleur ami, ce bougre de
Poil-de-carotte. Pour la première fois depuis longtemps, il songea à Ciarán Macken, dont l'absence se faisait aussi lancinante qu'une rage de dents. Il devait plus que jamais trouver le moyen de contacter l'Irlandais pour avoir de ses nouvelles. Il regretta au passage de ne pas avoir pensé à lui envoyer un pli lorsqu'il se trouvait à Chambord.
Sans doute le moins prolixe des trois, le mercenaire se régalait. De leur côté, les filles s'étaient habituées à voir en lui un homme qui préférait écouter plutôt que parler et cela ne les gênait aucunement. Elles étaient bien assez bavardes pour animer la soirée.
Une fois le plat de résistance englouti jusqu'à la dernière miette, Inayat servit les desserts. Le Catalan hésita avant de s'accorder une dernière pinte. Sans pour autant avoir dépasser la dose, il avait bu plus que de raison, certes, mais s'il y avait un endroit où il pouvait s'autoriser un peu d'abandon, c'était bien au fort.
Une chopine mais pas plus, cependant. Il devait retourner au campement dès le lendemain.
Il se fit resservir par la jeune Hindoue, échangea quelques mots avec elle pour louer la qualité du breuvage, puis, il ne put s'empêcher de lorgner à nouveau sa panthère.
Bagheera Laguerra lui adressa une œillade sulfureuse. Il lui répondit par un sourire séducteur. Le genre de sourire sensuel et provocant qu'on adresse à une femme, en prévision d'un moment torride.
Quant à Zia, occupée à savourer sa pâtisserie, elle semblait réellement ne pas se rendre compte du manège entre eux. Curieuse de tout, elle harcela l'aventurière de questions sur l'art, les usages à la cour d'Espagne, les danses du moment et... les garçons. Mendoza se redressa à ce moment-là.
L'écrasement du plafond sur le sol n'aurait pas produit un plus grand effet de surprise que cette requête. Il allait trancher la question comme seul un père trop protecteur pouvait le faire, toutefois sa compagne lui proposa alors de les laisser un moment "entre femmes". Il aurait bien refusé or, devant les yeux doux mais très décidés de l'Inca, il s'avoua vaincu. Il ne pouvait lutter contre le temps et Zia avait l'âge de s'intéresser à ces choses-là. L'Espagnol avait redouté ce moment, mais fut reconnaissant que Laguerra soit là pour endosser le rôle de mère.
Il liquida ce qui restait dans sa chope en trois lampées et se leva.

: Je serai dans ma chambre.

: Je te rejoins plus tard.
Le capitaine hocha la tête.

: Bonne nuit, Mendoza.

: Bonne nuit, Zia.
Après leur avoir adressé un sourire, il franchit la porte de la suite pour regagner la sienne, haute silhouette revêtue de son ample cape dont les pans lui battaient les mollets.
☼☼☼
Laguerra resta assise, laissant tiédir sa bière, perdue dans ses pensées. Même si elle connaissait et comprenait le côté protecteur de Mendoza, Zia devait bien, un jour ou l'autre, ressentir les premiers émois du cœur. Sa jeunesse était en train de s'ouvrir à une découverte sans précédent, essentielle, que le mercenaire le veuille ou non.
D'un bond, l'espionne se dressa de son siège. Ses yeux devinrent d'une fixité inquiétante lorsqu'elle les posa sur l'Élue. Elle la toisa avec un air de bête sauvage.
110.PNG
Nullement impressionnée, Zia confronta son propre regard de jade à l'onyx d'Isabella, similaire à celui de Mendoza, bien que moins sombre. Sans rien dire, elle attendit.
Elle respectait cette femme qui avait su construire sa place dans un monde d'hommes sans scrupule. En fuyant de chez le seigneur Jabbar, l'Inca avait su d'emblée, avec l'élan de son âge et un très sûr instinct, qu'elle pourrait compter sur l'aventurière, lui donner son amitié.
Les traits de cette dernière se détendirent et elle esquissa un sourire. Non pas un sourire narquois ou méprisant, mais celui si rare dans lequel on lisait une part d'elle-même, si bien cachée habituellement, préservée.
Laguerra vint s'asseoir près de Zia et finit par rompre le silence en murmurant, aussi doux, aussi apaisant qu'elle le pouvait:

: Les garçons... Vaste sujet... Que veux-tu savoir?
Pouvait-on exprimer ce qu'on entrevoyait soi-même si mal? Pouvait-on songer à faire partager une émotion si profonde qu'elle concernait à la fois le corps et le cœur, la chair et l'âme? Cependant, une décision était née du demi-aveu formulé plus tôt sous forme de question. La petite sorcière se lança:

: Depuis peu, mon cœur contient quelque chose d'exaltant qui se gonfle et se déplie comme un bourgeon de mars, avec une douceur impérieuse et irrésistible lorsque je suis avec...
La duelliste s'empara d'une des mains abandonnées dans les plis de la robe et la serra doucement.

: Avec Estéban, n'est-ce pas?
La fille coquette s'empourpra puis opina. Elle qui s'était amusée des hommages reçus de Tao, de Zhi, du prince Zhu, de Gurban, de Gunjan et de Temba, qui avait si bien su les susciter, s'était éloignée sans esprit de retour. Celle qui levait vers l'aventurière un visage nu comme la vérité ne savait plus jouer avec les cœurs: elle avait pour toujours échangé le sien contre celui de l'Élu...

: Que dois-je faire?

: Demeurer la fraîche enfant que tu es. Écoute ton cœur, Zia. C'est la seule voie.

: Mais Mendoza...

: Mendoza n'a rien à décider pour toi. Il ne croit qu'en la violence de la vie et au devoir. Seule la raison le gouverne. Enfin, du moins la plupart du temps. Il dit vrai et, en même temps, il a tort.
L'Élue fronça les sourcils.

: Soit, tu me dis d'écouter mon cœur... Et si justement, il se trompait?

: Pourquoi devrait-il être infaillible? Ton esprit l'est-il? D'ailleurs, est-ce le cœur ou bien l'esprit qui se trompe en général? Le cœur, c'est la base du Tout, il te nourrit, il nourrit tout autant ton instinct que ta raison, il t'oriente, te guide, il met des couleurs dans ta vie, Zia. Suivre la raison, c'est suivre la norme. Es-tu faites pour la norme et la grisaille? Ce qui revient à dire: veux-tu suivre un destin qui ne te correspond pas? Tu connais la réponse comme moi. Le cœur, c'est le Tout. Tout comme toi, tu es le Tout. La solution, Zia, ou plutôt toutes les solutions sont là, en toi, tu dois t'en persuader. Suis ton cœur, suis ton instinct, plutôt que l'avis des autres, leurs ordres, leurs désirs ou leurs menaces. Car je te le dis, chaque choix auquel tu seras confrontée doit être le tien propre. Sache aussi que ces choix que tu vas forcément rencontrer, tu devras les assumer et peut-être te battre pour eux. Et quoi que tu décides, tu devras toujours pouvoir te regarder en face, ne l'oublie jamais. La vie, Zia, la vie. Elle n'est pas que violence, elle peut devenir tout autre chose, joyeuse, riche, sublime. La vie est le Tout... et toi. Tu as là l'essentiel... Allez, trêve de paroles philosophiques, j'ai l'impression de faire le double de mon âge. Foin de rhétorique, de dialectique, de tous ces mots en "-ique". Devenons aussi légères que plumes au vent, tel devrait être notre credo. Trinque avec moi, Zia, envole-toi.
Sans pouvoir cacher l'affection qu'elle ressentait pour l'espionne, dont la présence était un baume incontestable, Zia grommela:

: Isabella?

: Oui?

: N'oublie pas... tu n'es pas ma mère!

: Par tous les Saints, encore heureux! Je t'aurais eue bien jeune!
L'esprit de la petite sorcière tourbillonnait toujours, écartelé entre cœur et raison, mais se morfondre ne lui servait à rien. Pas plus que de s'apitoyer sur les méfaits du monde et son injustice. Elle venait d'avoir droit à deux choix possibles: suivre son instinct ou suivre la norme. C'est ainsi qu'elle traduisait, en bref, les propos de la bretteuse. Son instinct lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises ainsi que celles de ses camarades. La norme, quant à elle, n'avait fait que l'étouffer d'ennui à la cour d'Espagne. Isabella avait ajouté que si elle faisait un choix, elle devait être prête à se battre pour lui. Se battre? N'était-ce pas ce qu'elle faisait depuis son exil imposé?
L'espionne dévisageait l'Élue tranquillement, les bras croisés sur sa poitrine, les jambes allongées.
Tout se brouillait encore dans l'esprit de Zia où, cependant, en dépit du flou, une évidence continuait à s'imposer: en embrassant le fils du soleil pour la première fois dans la grotte du sorcier Jonasi, elle avait scellé pour toujours leur double destinée... Cette fusion de deux âmes, de deux existences, de deux destins, Estéban et elle, allaient être admis à en connaître les heurs et les malheurs, à faire la divine expérience du don absolu!
Allégée d'un grand poids, elle saisit son verre, qu'elle n'avait fait qu'effleurer des lèvres, et but une longue gorgée. Dans ses yeux de jade brillait à nouveau cette flamme qui n'appartenait qu'à elle, qui était l'essence de son être, cette espèce de force, de soif de vivre et de pureté.

: Isabella?

: Oui?

: Cette chose, la plume au vent dont tu viens de parler... Je veux m'envoler. Raconte-moi des histoires.
Laguerra sentit ses yeux la brûler. Cette journée interminable, ses nuits courtes peuplées de cauchemars, la tension nerveuse permanente s'accumulaient. Sa chemise sentait la sueur, le parfum, la bière, l'encens, et elle n'avait désormais qu'une hâte: se laver et se plonger sous les draps. Essayer de dormir... Dormir dans les bras de Mendoza. Elle jeta un œil discret à l'horloge: plus de vingt-trois heures. Et son homme qui l'attendait...
Néanmoins, la duelliste se rencogna dans son siège après avoir saisi sa chope. Elle commença à peindre sa terre natale à l'Inca. Située au cœur de l'Espagne, la Castille était constituée essentiellement de
mesetas, ces hautes plaines entourées de montagnes. Cette vaste plate-forme à l'horizontalité presque parfaite, d'allure steppique, au peuplement faible et aux villes clairsemées, conférait à cette région ses caractères les plus originaux. Pendant longtemps, elle avait constitué une frontière disputée entre Chrétiens et Musulmans.
L'esprit de la fille de Papacamayo était devenu si léger. Il planait, il volait, parcourant les terres de l'aventurière.
Remarquable narratrice, cette dernière embraya sur des compositions littéraires relatant des événements imaginaires, dont la base contenait des données historiques, des personnages fantastiques, des phénomènes surnaturels, plaisantes à entendre. Ces légendes impliquaient des valeurs, évoquaient des émotions, interprétaient des expériences, dénoncèrent ou justifièrent des actions, expliquèrent des phénomènes de la nature et résistaient avant tout au changement: elles se transmettaient de génération en génération principalement par la parole.
Cependant, c'était bien plus la voix apaisante de la conteuse que ses propos qui comptait désormais pour la jeune fille, cette voix agréable, maternelle, qui se transformait graduellement en berceuse.
Zia accusait la fatigue, tout à coup. Roulée en boule dans son nid de coussins, ses yeux cédèrent à la douce torpeur et se laissa emporter encore plus haut par la tonalité envoûtante du timbre d'Isabella. Trente secondes plus tard, elle dormait à poings fermés.
L'escrimeuse se leva. Ne voulant pas s'encombrer de sa rapière, elle boucla néanmoins son ceinturon et ouvrit la porte. Elle se glissa à l'extérieur et ferma derrière elle. L'Espagnole quitta le quartier réservé aux femmes afin de se diriger vers celui des hommes. Elle descendit l'escalier et déambula dans un labyrinthe de couloirs poinçonnés d'éclats sporadiques de lampes accrochées en hauteur. Chaque porte close rappelait la précédente, chaque pas en avant semblait la laisser sur place, comme si le bâtiment lui-même n'était qu'une succession de blocs identiques reproduits à l'infini et encastrés les uns derrière les autres.
Étant donné l'heure, le calme régnait. Le hurlement du silence, palpable et lourd comme un brouillard de glace.
111.PNG
Cela n'empêcha pas Laguerra de constater le ballet des quelques sentinelles qui, elles aussi, la remarquèrent sans manifester d'intérêt particulier puisque cette dernière leur présentait son passe. C'est donc que sa présence était légitime et leur tâche consistait essentiellement à s'occuper de la sécurité des concubines du Radjah... une sinécure pour ces hommes.
Sortant de la
zénana, elle se retrouva dans la cour vide. Celle-ci était plongée dans la pénombre. Plusieurs escaliers la flanquaient, menant au chemin de ronde. L'heure du dîner était passée depuis longtemps. Les gardes au repos s'étaient retirés dans leur baraquement pour la nuit. Ne restaient éveillés pour accomplir leur devoir, que les hommes affectés à l'ouverture des portes, à la patrouille intérieure, ainsi que le sergent de garde et ses assistants.
Devant la jeune femme, le bloc massif de la
mardana s'étirait sur l'étendue dallée, tel un navire en perdition au milieu d'un océan de solitude. Quelque chose, un mélange subtil d'angoisse et de peurs d'enfant, de souvenirs resurgis du néant, forma soudainement une boule dans sa gorge, ralentit subtilement sa progression, la délestant de son assurance.
De là où elle se tenait, nul ne pouvait la voir, à moins de lui marcher dessus. Isabella longea les murs, le corps noyé dans la pénombre. Une fraîcheur de post-mousson chuintait des briques, un courant à peine perceptible qui rappelait le murmure d'un mourant. Elle entendit le souffle saccadé des gardes qui marchaient sur les remparts et, en un sens, cette façon de rompre ce calme, cette coulée de silence, la rassura. Un nuage effilé en forme de couteau voila l'astre de nuit, fit danser des ombres sur les terrasses dans un ballet déchirant.
L'aventurière pénétra dans le bâtiment des hommes. Encore des escaliers. Puis d'autres couloirs...
Pour atteindre son but, elle devait à chaque fois traverser une longue galerie divisée en deux lignes perpendiculaires percées de portes, soit une trentaine de cellules par niveau, afin d'atteindre l'escalier menant au palier supérieur.
Jusqu'ici, elle n'avait rencontré personne. Elle savait cependant qu'elle croiserait une patrouille avant d'arriver à son but. Cela ne l'inquiétait nullement. La jeune femme poursuivit son avancée. Arrivée à l'angle du couloir qu'elle parcourait, l'espionne entendit un bruit de pas décalés. Deux hommes qui s'approchaient. Isabella se recula et se glissa dans une flaque obscure. Collée contre le mur, elle s'était figée dans une rigidité parfaite, devenue invisible derrière une colonne.
Les bruits de pas se précisèrent. L'escrimeuse était libre de circuler partout dans le fort, mais ce soir, pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, elle ne voulait pas être vue. Elle laissa passer le duo qui avança sans se douter une seconde de sa présence. Une fois la voie libre, elle reprit sa marche vers l'étage supérieur.
Arrivée devant l'escalier, elle se hâta de le grimper. Personne en haut des marches. Le premier étage. La jeune femme s'engagea dans un couloir similaire aux précédents. Éclairé de lampes, flanqué d'une dizaines de portes latérales, celui-ci n'en finissait pas. Si elle en avait eu la force, elle aurait couru. Ce n'était pas le cas. Elle avança lentement. Une intersection. Isabella emprunta le passage de gauche. Encore des portes, de part et d'autre, fermées. Elle les dépassa sans bruit. L'atroce confinement de ce corridor aux allures de coupe-gorge lui fit presser la crosse de son arme à feu avec la vigueur d'un soldat.
Elle remonta les paliers successifs de la forteresse endormie. Au troisième, les rais de la lune se déversaient en oblique dans la coursive dépourvue de torche mais suffisamment éclairée par cette lueur inimitable. Elle avançait, la main toujours serrée sur son arme.
112..PNG
Finalement, Laguerra arriva devant la suite de Mendoza. Elle s'apprêta à toquer mais suspendit son geste lorsqu'elle entendit une voix qu'elle ne connaissait pas. Les habitudes ayant la vie dure, l'espionne repointa le bout de son nez et elle tendit l'oreille.
☼☼☼
Un peu plus tôt, au moment où l'aventurière entamait son long monologue pour Zia, Mendoza fit irruption dans les latrines. Après avoir évacuer une partie de ce qu'il avait bu, le navigateur regagna sa suite.
113.PNG
À peine entré, il lâcha un rot tonitruant puis ferma la porte avant de s'allonger sur une banquette. Étendu, il regardait sans vraiment le voir le plafond. Sortant son médaillon de sa tunique, Juan le tritura. Les soucis revinrent aussitôt en songeant à la prophétie d'Ishtar.
Les Ancêtres pleurent.
L'espoir est tombé. Abattue, emmurée, elle n'est plus.
Son destin volé, par les mains de l'Apostat.
Lorsque l'Oubli régnera.
Lorsque la traîtrise l'aura emportée.
Alors la rencontre aura lieu.
Et le Rédempteur s'éveillera.
L'apatride, le héraut de vengeance.
Instrument du courroux de celle qui n'est plus.
Son souffle sera justice, et ses mains, la mort.
Il avancera, le Sang-Né de l'Empire.
Avec l'arme qui n'en est pas une.
Il avancera, l'Homme vaillant.
L'Ange gardien des Élus.
Ni la peur, ni les hordes sauvages ne pourront l'arrêter.
Les mignons de l'Apostat tomberont à son contact.
Touchés par l'auréole d'une pleine fureur.
Le Rédempteur sera le vent et la tempête.
Il sera l'arme du châtiment.
Il brisera la lignée des seigneurs félons.
Châtiera le Honni.
Dans son ultime devoir.
Il percera le cœur du trône impie.
Alors la dépossédée renaîtra.
L'esprit, l'âme et le corps enfin réunis.
Libre de recouvrer son héritage.
Quelle était donc cette étrange divination qu'il avait apprise par cœur? Elle était incomplète, mais ça, Mendoza l'ignorait.

:
Le Rédempteur, l'apatride, le héraut de vengeance, le Sang-Né de l'Empire, l'Homme vaillant, l'Ange gardien des Élus... il ne faut pas être très malin pour deviner que tous ces qualificatifs me désignent. L'Apostat, le Honni, c'est Ambrosius, évidemment... Mais qui sont les seigneurs félons? Et ses mignons? Peut-être qu'il s'agit des alchimistes encore présents au fort...
Hormis Isabella, Athanaos, Hortense, synésius et Hippolyte, il ne faisait pas confiance aux autres.

:
Et qui est la dépossédée? Comment peut-elle renaître si j'ignore où se trouve le trône impie? Mystère...
Et puisqu'il songeait au mystère, il se demanda dans la foulée où avait bien pu passer ce farfelu de Skagg, qu'il n'avait pas recroisé depuis son aventure à Akkad. Il conclut aussitôt que c'était plutôt une bonne chose car ce singulier personnage avait la capacité de lui filer la migraine en débitant des propos totalement abscons. Que pensait-il de lui d'ailleurs? Somme toute, il éprouvait à son égard une sensation floue. Skagg s'était montré plutôt courtois, mais même si le mercenaire ne réveillait pas son habituelle méfiance, il ressentait le besoin de garder une certaine distance. L'homme-mystère n'était pas à prendre à la légère, mais alors vraiment pas. En outre, il éveillait en lui un sentiment curieux... non pas curieux, plutôt très ancien, voire antique, un sentiment mêlé à une puissante nostalgie qu'il ne s'expliquait pas et dont il ne savait quoi penser.
Le Catalan se frotta les yeux. Perdu dans ses pensées, il s'était assoupi. Ses cheveux dressés sur son crâne, il avait l'aspect clownesque de quelqu'un qui vient de se réveiller. Le goût de la bière emplissait sa bouche d'amertume.
Sa tête, farcie d'interrogations, lui tournait légèrement. Il se leva. À présent, il allait et venait nerveusement, à en laisser des sillons sur le dallage. Tout en marchant, il sentait la présence de la
Dagua de la Muerte, rangée dans le fourreau de sa botte. Elle paraissait en attente de quelque chose, comme si elle retenait son souffle, incapable cependant de communiquer avec son porteur. En s'allongeant, Juan avait détaché son baudrier, qui trônait à présent sur la table.
À la fois pour se calmer, et dans un souci purement technique, il dégaina son épée et la caressa comme une ancienne amante retrouvée.
Une lame longue, effilée, tranchante, en bel acier de Tolède, munie d'une garde en forme de coquille sans fioriture.
En bon bretteur, il la nettoyait régulièrement avec une laine de fer puis un chiffon doux imbibié d'huile. L'épée retrouva naturellement sa main. Tout comme sa dague sombre, l'acier était parfait, reflétant les chandelles posées sur un tabouret.
Le mercenaire soupira. Son instinct lui souffla que ses armes se couvriraient bientôt de sang.
On frappa à sa porte tandis qu'il rangeait sa lame au fourreau. Mendoza alla ouvrir, pensant qu'il s'agissait de sa compagne. La surprise fut de taille.

: Vous?
Une voix au timbre distingué s'éleva:
Skagg: Messire, inutile de vous inquiéter plus en avant, Skagg est là!
L'étrange personnage se tenait sur le seuil. Grand et déguingandé, le nez épaté, le sourire facile. Une masse de cheveux blanc s'échappait de son couvre-chef. D'âge indéfinissable, l'homme avait une allure de vieux sage. Si Pedro tenait du singe, Skagg tenait de la chèvre avec sa longue barbe blanche.
D'apparence éminemment singulière, il paraissait aussi dangereux qu'un lapin. Le capitaine avait la bouche grande ouverte. Il la referma avant de laisser entrer l'arrivant.
Skagg: Bien le bonsoir messire Mendoza!
Il s'avança dans la suite, un parfum de violette dans son sillage.

: Mais que faites-vous ici, Skagg?
Skagg: Vous m'avez contacté en pensée, alors j'ai accouru!

: Et comment êtes-vous entré dans le fort?
Skagg: Tout simplement par la porte principale.
Le mercenaire n'était pas dupe de la réponse de son compagnon. Cependant, il connaissait assez le personnage pour savoir qu'essayer de lui tirer les vers du nez se terminait en général par un effroyable mal de tête et l'impression d'avoir eu son esprit passé dans un hachoir.

: Que voulez-vous?
Skagg: Que de questions,
Rédempteur. C'est à moi de vous le demander car c'est vous qui, inconsciemment, m'avez appelé. À vrai dire, j'étais parti pour vous rejoindre et je voguais fièrement, fier serviteur de l'Éther, dans le velouté caractéristique de l'infra-temps. Tout était sous contrôle. Mais voyez-vous, une brèche subite dans le continuum quantique a perturbé l'équilibre des flux et m'a fait plonger dans un vortex d'énergie pure. Du coup, les causalités temporelles qui régissaient mon vol ont été totalement bouleversées. J'étais devenu plume emportée par un vent furieux...

: Skagg?
Skagg: ... alors bien sûr, j'ai déployé mes ailes éthériques sur trois niveaux de conscience et j'ai tenté de m'extraire de la tempête en empruntant un courant secondaire.

: Skagg...
Skagg: ... Ladite tempête, toutefois, à mon grand dam, s'avéra trop puissante pour mes maigres pouvoirs. C'est fort marri que j'ai dû me résoudre à rebrousser chemin en modifiant les données corporelles de mon être. Une simple question d'ajustement de particules élémentaires, au fond. C'était la bonne méthode, j'aurais dû le savoir. Toujours est-il que...

: Skagg, ça suffit! Si vous continuez, c'est avec mon crochet du gauche que vous allez argumenter!
Dans un geste languissant, le maître en calculs posa sa paume au milieu de son front, soupira d'abondance et s'écria, d'un ton théâtral:
Skagg: La violence encore, la violence qui gouverne le monde, qui gouverne l'humain, l'aveugle et le perd. Toujours cette violence stupide!
Son protégé ne put s'empêcher d'éclater de rire. L'homme-mystère lui adressa alors un sourire brillant de malice et salua à la manière d'un ménestrel.
Skagg: Si vous me faisiez voir l'ameublement de votre suite?
D'un ample geste de la main, le Catalan fit:

: Je vous en prie.
Le mage marcha jusqu'au milieu de la pièce. Il fit un tour sur lui-même, détaillant les lieux, avant d'aviser l'une des deux banquettes.
Skagg: Je propose que nous nous asseyons.
Sans attendre, il posa son séant. Le mercenaire haussa les épaules, amusé par ses manières. Sans ambages, il dit:

: Dites, Skagg, avouez... il n'y a pas que du jus de kiwi dans votre
yangtao?
Le naacal entama sa logorrhée verbale, accompagnée d'une riche gestuelle.
Skagg: Sachez, messire Mendoza, que contrairement à vous, je ne consomme aucun alcool. Je le vois, vous me trouvez étrange.
Étrange, je suis, en effet. Je suis Skagg, philosophe par nature et par goût! Cependant, par un revers du destin que certains jugeraient cruel et qui, à lui seul, mériterait l'écriture d'une saga entière, je suis devenu votre héraut. J'ai vécu cent vies, rencontré cent monarques, fait l'amour à cent courtisanes! J'ai le verbe haut, le jarret souple. On me dit poète, et j'en conviens. Mes pas résonnent au son d'une symphonie orchestrée pour mes seules oreilles. Étrange je suis, oui, mais ne craignez rien,
Lige de la lumière, lorsque vous aurez besoin de moi, vous oublierez mes manières.
Moustique haussa les yeux au ciel en entendant ce nouveau surnom que le personnage lui attribuait.

: Lige de la lumière? Vous allez arrêter avec toutes ces appellations ronflantes? Je suis déjà capitaine de vaisseau, roi d'armes de l'Ordre du Condor, Ange gardien des Élus et bientôt lieutenant d'un futur escadron... Sans compter toutes les nominations de la prophétie: le Rédempteur, l'Apatride, le Héraut de vengeance, le Sang-Né de l'Empire, l'Homme-vaillant et j'en passe et des meilleurs. Ma titulature impressionnante ferait pâlir de jalousie le souverain d'Espagne!
Skagg: Je n'y peux rien, c'est dans le texte.
L'Espagnol cassa le quatrième mur en jetant un œil vers les lecteurs puis revint à son hôte.
114.PNG
La violente bourrasque d'une pensée l'avait emporté ailleurs. Juan le ramena dans la conversation.

: Skagg?
Ce dernier secoua doucement la tête.
Skagg: Vous êtes le lige de la lumière, que vous le vouliez ou non.

: Fadaises!
Sans se démonter, l'autre répéta:
Skagg: Vous êtes le lige de la lumière.
Les rayons de la lune rendaient les yeux verts du mathématicien étrangement lumineux, presque transparent, comme ceux d'un chat dans le noir. De son corps habillé de bleu radiait une aura vive, luminescente.

: Qui êtes-vous au juste, Skagg? J'attends des explications.
Le respect que le sage éprouvait pour Rana'Ori et celui qu'il ressentait pour le mercenaire se télescopèrent, broyant le pauvre naacal au passage.
Skagg: Ah... Vous abordez là un point aussi capital que frustrant. Je n'ai aucune réponse à vous fournir. Lorsque vous me posez une question, j'entrevois la réponse dans mon esprit mais, aussitôt que j'ouvre la bouche, une force étrange me trouble la conscience et je suis incapable de vous offrir une réponse convenable. Je suis sûr que vous l'avez remarqué.

: C'est le moins que l'on puisse dire... Vous êtes fascinant, Skagg, et tout aussi déconcertant. Lorsque vous parlez, je comprends les mots pris un à un mais leur assemblage, en revanche, ne veut rien dire pour moi. Ne pourriez-vous être plus clair? Vous prétendez être mon héraut, je voudrais comprendre. En savoir plus sur cette prophétie, pour commencer...
Les deux hommes échangeaient sans se douter qu'ils étaient écoutés. Isabella se tenait de l'autre côté de la porte, dans le couloir.
115.PNG
Veillant à ne pas se montrer, elle assistait à l'entrevue à leur insu, sans en perdre une miette. L'inconnu poursuivit:
Skagg: Vous êtes impossible,
Rédempteur. J'avoue que je craignais cette question!
Soudain nerveux, l'homme-mystère se releva et, tout en se frottant les mains, commença à faire les cent pas.
Skagg: Je constate que vous êtes inflexible.
Il soupira en revenant s'asseoir.
Skagg: Il ne sera pas dit que Skagg ne vous aidera pas. Sacré Skagg, tout de même, il me surprend à chaque fois!
Mendoza soupira.

: Skagg, là je nage complètement. Vous parlez de vous à la troisième personne, maintenant?
Skagg: Oui, non... Enfin, passons.

: Allons au plus simple. Je vous repose la question: qui êtes vous donc, Skagg?
Skagg: La dernière fois, à Akkad, je vous ai parlé. Cela m'a été reproché... Ma maîtresse... J'ai été puni... Je ne suis pas censé intervenir si manifestement... Je ne suis pas censé interférer.
Il agitait les doigts en l'air, tel l'enchanteur jetant de la poudre de perlimpinpin. Mendoza le but du regard.
Skagg: Oh, fi de cette allégeance qui accable mon âme de poète, messire Mendoza! Tans pis... ou tant mieux. Je ne puis rester à simplement contempler...
Le naacal ne put finir sa phrase.
Une colonne de lumière jaillit de la voûte céleste en ligne droite, un fin rayon qui atteignit Skagg, et lui seul. Englouti par cette formidable décharge d'énergie, ce dernier fut aspiré par le vortex de lumière aveuglante, qui remonta vers les étoiles, dans un foudroiement d'énergie, avant de disparaître avec son butin.
Le calme revint dans la chambre. Sans la disparition soudaine de l'étrange bonhomme, on aurait pu croire qu'il ne s'était rien produit de remarquable.
Toutefois, le mercenaire, qui n'en croyait pas ses yeux, en resta bouche bée.
Se tenant toujours derrière la porte, Isabella affichait la même expression.
☼☼☼
Skagg: C'est vous, maître Destin qui avait fait ça?
Le naacal de Sûndagatt hurla à s'en déchirer les cordes vocales.
Sur un plateau dressé tout en haut d'un pic déchiqueté au milieu d'un nulle part gazeux, l'homme-mystère semblait le seul être vivant au sein de ce curieux néant.
Les fondations du pic se voilaient, mangées par une brume dense et tournoyante d'un gris sale. Des flammes de toutes les couleurs du spectre apparaissaient et disparaissaient dans ce brouillard surnaturel, comme recrachées par une légion de dragons invisibles.
Sa chevelure hérissée par le vent, Skagg contemplait le ciel tourmenté, d'un violet renflé, presque noir. Son visage était contracté d'un sentiment qu'il n'avait encore jamais éprouvé. La colère.
Brandissant le poing, il s'écria:
Skagg: Je ne vous laisserai pas faire! Comment voulez-vous que le
Rédempteur la sauve s'il n'est pas maître de ses choix? Juan-Carlos Mendoza ne doit servir personne! Laissez-le libre de vivre sa destinée.
Une rafale de vent encore plus puissante que les autres l'envoya bouler sur le sol et il perdit son couvre-chef qui glissa dans le vide.
Un rire ironique et supérieur l'entoura, le gifla de sa toute-puissance.
Ce fut la seule réponse qu'il obtint.
☼☼☼
Le visage du capitaine s'éclaira dès que l'aventurière passa le seuil. Elle avait attendu un peu, le temps de se remettre de la disparition inexpliquée de l'inconnu. Avant qu'il ne pût parler, elle posa l'index sur ses lèvres et dit:

: Tu as encore de cette liqueur de prune que je n'ai pas pu goûter hier soir? Je sais qu'il est tard mais j'ai besoin d'un remontant.

: Oui, mais un dernier, alors. J'ai suffisamment bu ce soir...
Une fois leurs verres remplis, Isabella fit doucement tourner le breuvage aux reflets rouges-orangés avant de humer son bouquet. Elle le goûta dans la foulée. Une belle douceur en bouche, avec une bonne acidité. Elle opina tout en adressant un sourire au mercenaire. Il répondit en trinquant son verre contre le sien.
Il voulut parler. Elle ne lui en laissa toujours pas le loisir. Elle posa leurs coupes, entreprit d'ôter le ceinturon de l'Espagnol et l'invita à s'asseoir. Il obtempéra tandis qu'elle lui rendit son verre. À son tour, la jeune femme se laissa tomber sur la banquette d'en face, se débarrassa de ses bottes et souffla de soulagement en frottant ses pieds sur le tapis.

: À présent que tu es confortablement installé, je t'écoute.
Mendoza prit le temps d'avaler une gorgée. Celle-ci flamba dans son gosier comme un feu de Bengale. Isabella s'amusa quand elle vit son homme grimacer.

:
Va-t-il évoquer son mystérieux visiteur?
Il se lança, une ride barrant son front de contrariété.

: Alors? Zia voulait te parler d'Estéban, n'est-ce pas?

:
Et non! Je suis certaine qu'il va garder ça pour lui... Tant pis, je verrai ça plus tard.
Évidemment, elle ne pouvait lui en parler maintenant sous peine de se trahir elle-même.

: Que veux-tu, Juan... L'amour est imprévisible! Cette découverte reste pour les jeunes gens, et pour tout être humain d'ailleurs, une expérience exceptionnelle.

: J'en avais le pressentiment devant leur attitude: ils ne se quittent presque jamais, se tiennent par la main, s'asseyent toujours l'un près de l'autre, multiplient les occasions de s'isoler... Malgré leur différente culture, leur complicité fut immédiate.

: Pour ma part, j'avais déjà remarqué certain trouble, certain frémissement quand leurs yeux se rencontrent ou quand leurs mains se joignent...

: Où est Zia?

: Toujours dans ma suite. Elle a piqué du nez peu après notre conversation.

: On me l'a changée. D'une enfant timide et douce, on en a fait une créature volontaire et obstinée! Par la malepeste, elle a été envoûtée.

: Des envoûtements comme celui-ci sont légion. Ils se produisent chaque fois que garçons et filles se rencontrent et se plaisent, Mendoza!

: Dois-je en toucher deux mots à Athanaos?

: À mon avis, il est déjà au courant. Si Estéban est parti trouver son père, c'est probablement pour avoir le même genre de discussion que j'ai eue avec Zia.

: Tu crois qu'il serait judicieux de surveiller étroitement les enfants en attendant que lui et moi ne décidions quoi faire?
La prune lui travaillant déjà l'estomac, l'Espagnol prenait soin de faire durer son verre, contrairement à sa compagne dont les traits s'éclairaient à présent d'un magnifique rubicond. Une lave de sang affluait sur ses joues.

: N'y pense même pas, tête de bûche!

: Tête de bûche?

: Tu as bien entendu.
Elle le toisa d'un œil de félin. Un félin qui jouait de la patte face à un fauve beaucoup plus fort qu'elle.

: J'ignore ce que vaut leur attachement, mais s'il est de qualité, je ne donnerais pas cher des précautions que toi et Athanaos pourriez prendre.
Elle marqua une pause pour boire une gorgée.

: Laissez-les donc tranquilles... Si Estéban et Zia entendent mordre à belles dents ce gâteau ruisselant de lait de de miel, est-ce à vous de le leur reprocher? Quand l'occasion de connaître cet accord parfait, intime, entre notre propre corps, notre propre cœur et la nature nous est octroyée, il ne convient pas de la dédaigner. Et puis, comment réagirais-tu si quelqu'un se mêlait de ton couple, hein?
Le navigateur soupira.

: Je l'enverrais paître, évidemment...

: Tu vois! C'est la même chose pour ces gamins... Ni Athanaos ni toi n'y pouvez rien. Vous allez devoir accepter ce que vous ne pouvez empêcher.

: Je sais... Mais c'est plus fort que moi. J'ai toujours fait en sorte d'agir comme un père pour elle. Que se passera-t-il quand elle ne voudra plus voir que ses amis? Je ne veux pas être un poids.

: Je ne pense pas que cela arrivera. En général, les filles réservent ce traitement à leur mère. J'étais folle de mon père, même si à cause de son travail je le voyais peu. C'est d'ailleurs pour cela que je n'avais d'yeux que pour lui. Quand il annonçait son retour, cela m'emplissait de joie.
Le marin acquiesça, reconnaissant de ce témoignage.
Il y eut un long silence. Visiblement épuisée, l'aventurière bâilla à s'en décrocher la mâchoire.

: Ressers-moi, s'il te plaît.

: Ça suffit pour ce soir, tu ne crois pas?

: Ne me dis pas ce que je dois faire, Mendoza. Tu avais sans doute l'habitude de donner des ordres à Sancho et Pedro, mais pas de ça avec moi!
Le visage de l'espionne était aussi figé que ceux des moaïs de Rapa Nui. Une façade d'église. Elle se leva en titubant, preuve qu'elle avait beaucoup trop bu, puis plaqua ses paumes sur ses joues et tira vers l'arrière, jusqu'à ce que ses yeux se brident. Elle remplit à nouveau son verre lorsqu'elle l'entendit approcher. Lui aussi marchait un peu de travers. Son ombre se projetait sur elle. Il lui enserra la taille et posa son thorax sur son dos. Ne trouvant pas la force de le repousser et n'ayant aucune envie d'alimenter cet échange houleux, Isabella le laissa faire. Pris comme un poisson dans une nasse, son cœur battait vite. Elle fut tentée de fermer les yeux.

:
Si je le fais, c'est terminé...
À peine sa pensée formulée, la jeune femme bâilla une seconde fois. Le navigateur sourit, se pencha sur elle et prit la coupe qu'elle avait remplie.

: Tu ne tiens plus debout, Isabella. Il est tard, on va aller se coucher.
Il n'était pas loin de minuit. La soirée s'était bien passée, et le capitaine ne voulait pas qu'un excès d'alcool la gâche. La jeune femme mordilla sa lèvre inférieure. Que rétorquer à de tels arguments? Rien. Il avait raison, alors elle ravala l'une ses réparties bien senties dont elle avait le secret.
Juan posa le gobelet sur la table et dégagea les cheveux de son cou. L'alchimiste sentit la chaleur de sa respiration sur sa nuque. Instinctivement, Isabella bascula la tête en arrière, comme pour accueillir cette douce étreinte. En dépit de cette position improbable, ils se contemplèrent un moment. Les billes noires du capitaine luisaient tandis qu'il fixait sa proie avec ce qui ressemblait fort à du désir. Ils se dégustèrent des yeux jusqu'à ce que les paupières de l'aventurière capitulent et se ferment. C'était si bon de faire durer ces instants intimes. Rien à voir avec la grossièreté d'Aloysius et son goût pour la perversion. Aujourd'hui, ce butor était bien loin de son cœur et de ses pensées, repoussé par le charisme magnétique de Mendoza. Sa présence, sa gentillesse étaient un baume dont elle ressentait les effets sans en connaître la cause. Sans s'en apercevoir, l'Espagnole se mit sur la pointe des pieds. Parcourue de frissons, elle s'inclina davantage vers lui, à la recherche de ses lèvres.
Sa bouche entrouverte se posa sur celle du capitaine. Et tandis que leurs langues s'entrelaçaient, une sensation très agréable traversa la jeune femme. Elle se sentit emporter par une force irrésistible, à la fois brutale et infiniment douce, qui la rendait incapable du moindre mouvement. Le regard trouble, elle se laissait emporter dans une sorte d'ivresse par cet homme dont elle sentait le cœur cogner lourdement contre son épaule. Isabella savait qu'il brûlait de désir pour elle et, en temps normal, la chose était réciproque. Mais pas ce soir. Si elle ne réagissait pas, elle serait bientôt entre ses draps, à répondre à ses élans passionnés.
Juan, lui, espérait secrètement ce dénouement. Ne restait que le
quand qui arrivait à grands pas. Ses hormones bouillonnaient déjà, après vingt-quatre longues heures d'abstinence. Tout en déposant un chapelet de baisers sur sa gorge, il entreprit de lui délacer son corset. Trop harassée pour seulement songer à réaliser, Isabella se laissait faire mais vacillait sur ses jambes, comme si un soutien venait de lui manquer. Entre les mains du mercenaire qui glissaient doucement sous sa chemise, Laguerra était en proie à des émotions contradictoires. Elle aurait dû résister, mais la chaleur qui se déversa d'un coup dans son ventre l'en empêchait. Elle gémissait, se tordait, bien réveillée cette fois, en dépit de ses yeux qui à demi révulsés se fermaient. Sous ce déferlement de caresses, le jeune corps d'ivoire se tendit comme un arc, haletant comme une bête assoiffée, puis soudain, elle oscilla avec plus d'amplitude et se laissa glisser à terre, anéantissant les espoirs de don Juan.

: Isa?
Elle avait la force d'un oisillon tombé de son nid. Le Catalan la saisit sous les aisselles.

: Relève-toi...
Sa respiration bruyante, comme celle d'un taureau étalé sur le sable chaud d'une arène, s'accéléra. Ses lèvres s'écartèrent, ses cordes vocales émirent un son monocorde, incompréhensible. Le capitaine eut peur qu'un faux mouvement, même infime, la brisât en morceaux. Malgré sa taille fine, la jeune femme pesait son poids. Il la hissa et la ramena contre sa poitrine avec douceur.
La jolie brune frissonna. L'expérience qu'elle venait de vivre était encore moins agréable que la morsure d'une vipère.

:
Plus jamais je ne boirai autant.

: Isa? Ça ne va pas?
Inquiète, la voix du mercenaire brisa le cours de ses pensées. Elle se tourna vers lui, ses prunelles retrouvant une brève clarté.

: J'ai envie... j'ai besoin de rester avec toi. Tu veux bien?

:
Quelle question! Naturellement!
Il ne répondit rien mais son regard incisif plongea en elle jusqu'à s'y noyer tout entier. Il la tenait. De son regard intimidant d'assurance mais cependant emprunt de douceur et de tendresse. De suffisamment de tendresse pour qu'elle en soit rassurée.
116..PNG
De nouveau, les paupières de l'espionne se fermaient d'elles-mêmes malgré les efforts qu'elle faisait pour les garder ouvertes. Mendoza voyait pour la première fois sa compagne fendre l'armure. Elle qui gardait le contrôle en permanence, paraissait être au bout du rouleau. Finalement, il renonça.

:
Même si ce n'est pas l'envie qui me manque, nous ne ferons rien ce soir...
Un grand rire moqueur, celui qu'il détestait, résonna dans son esprit.
Avec un regret sur lequel il refusait de s'attarder, le navigateur s'ébroua mentalement.

: Nous n'avons pas beaucoup dormi la nuit dernière... Et je tiens à ce que tu te reposes un peu.
La duettiste secoua la tête comme pour s'extraire d'une transe.

: J'aimerais bien mais je crois que je suis trop tendue pour ça.

: Moi je sais comment te relaxer.

: Ne le prends pas mal beau brun, mais ce soir, je ne suis pas d'humeur à participer aux
Mendolympiades.

: Qui te parle de ça? Et après on dit que ce sont les hommes qui sont obsédés par la chose! Ne t'inquiète pas, moi-même je ne suis plus très frais. Assieds-toi, je pense avoir vu de l'huile de massage dans le placard de la salle d'eau.
Le mercenaire revint quelques minutes plus tard, avec un linge et une petite fiole d'huile d'amande douce. Puisqu'il avait déjà ôté le corset de sa compagne, il lui demanda de finir de se dévêtir. Elle se débarrassa de son pantalon, puis enleva sa chemise sans se retourner et sans fausse pudeur. Les reins entourés de la serviette, elle s'allongea à plat ventre.

: Juste un quart d'heure, hein? Après, j'aimerais aller me débarbouiller.

: Chuut, ma belle, c'est inutile! Tu me laisses faire, maintenant. Laisse-toi aller et ne pense plus à rien.
Mendoza en avait bien assez appris sur le corps humain, lors de sa formation de mercenaire, pour faire un masseur accompli. Il le démontra sans tarder. Versant suffisamment d'huile dans ses mains, il les frotta afin de rendre ses paumes tièdes et commença par masser le cou et les épaules de manière générale, pétrissant la chair sans pour autant forcer. Isabella en ronronna presque de plaisir, bien décidée à profiter de l'instant présent.
Peu à peu, tandis qu'elle se détendait, il œuvra à trouver les nœuds de tension et, se servant de ses pouces, les cassa un à un.

: C'est bon?

: Mmmm!
L'espionne expira langoureusement, se laissant totalement aller, abandonnée dans des soupirs d'aise ou d'encouragement. Oubliant momentanément la fatigue, elle fit:

: Avoue Mendoza! Avoue que ce spectacle te plaît...
L'expression du mercenaire était sérieuse, sa voix tout autant:

: Oui, je plaide coupable. Mais tout en toi me plaît, et je pense que tu le sais.

: Bien, matelot! Tu as donné la bonne réponse. Aussi, je ne te tiendrai pas rigueur d'avoir voulu me déshabiller sans mon approbation!

: Vous êtes trop aimable, señorita.

: La prochaine fois, je te promets que je serai consentante. À condition que tu fasses de même, évidemment...

: Évidemment.
D'un délicieux haussement d'épaules, l'aventurière ajouta:

: Oui, je sais, je suis plutôt sans manière. C'est l'une de mes tares.

: Isabella, je te l'ai dit, tout en toi me plaît.

: Et moi, je t'aime mon ange...
Laguerra n'attendait pas de réponse. Son esprit se relâchait au même rythme que ses muscles, déconnecté provisoirement des soucis qui l'accablaient. Et à mesure que les mains de l'Espagnol continuaient leur ballet, son souffle s'alourdissait.

:
Aimer? C'est peut-être un peu tôt pour évoquer ce mot et tout ce qu'il peut renfermer. Ne le manie pas à la légère, ma belle... Mon ange? Si nous nous étions rencontrés plus tôt, jamais tu ne m'aurais affublé d'un tel sobriquet...
Une fois le dos dénoué, Juan passa aux cuisses. Le délassement s'intensifia. Puis, trop vite au goût de la bretteuse, vint le tour des mollets, des chevilles et des pieds.
Lorsque son homme se mit à masser sa voûte plantaire, elle ne put retenir plus longtemps le gémissement provoqué par le bien-être qu'elle éprouvait. La sensation était trop délicieuse.
Juan s'attarda sur ses pieds, remonta sur les mollets et regagna ses cuisses, qu'il travailla plus en profondeur. Isabella gémit de plus belle. Libérée de toutes ses tensions, elle sombra dans le sommeil au moment où le capitaine sentit son désir s'éveiller à nouveau.

:
Comment rester insensible à ce corps magnifique?
Il considéra avec enivrement la jeune femme n'ayant pu se soustraire à l'appel impérieux des bras de Morphée. À demi enfantin dans son repos, noyé dans la noirceur mousseuse des cheveux qu'elle avait consenti, pour lui seul, à dénouer avant de s'étendre, le clair visage de la dormeuse le bouleversa. Elle respirait calmement, mais ses lèvres remuaient comme si elle récitait en rêve quelque litanie... Son teint, rosi aux pommettes, conservait la blancheur des pétales de l'hellébore. Des veines à peine visibles couraient sous la peau fragile des tempes, du cou... La serviette de fine toile brodée moulait ses hanches aux formes appétissantes...
Il alla chercher une courtepointe dont il recouvrit sa compagne et resta un temps à la contempler encore, saisi d'une bouffée de tendresse. Elle était belle, ainsi assoupie. Le Catalan se pencha et baisa d'un effleurement les lèvres dont la chaleur l'incendia.

: Bonne nuit, ma douce.
Il se leva d'un bond et quitta la pièce à grands pas pour gagner son lit.
☼☼☼
Au plus profond de la nuit, Isabella se mit à gémir en sourdine, puis à remuer. Elle lâcha un gémissement qui n'avait rien à voir avec le plaisir. La jeune femme gisait sur le sol de la suite de son compagnon, nue, la gorge douloureuse. En tentant de se relever, une vive douleur lui saisit le cerveau, comme si une lame chauffée à blanc lui passait soudainement à travers les oreilles. Elle se prit la tête entre les mains, essayant de reprendre sa respiration. La douleur mit un moment à partir. Elle put enfin se lever, chancelante. La pièce était encore éclairée par une chandelle à moitié consumée. Elle fit quelques pas vers un miroir terni, et remarqua les marques rosâtres qui striaient la peau de son cou, dessinant clairement de longs doigts fins. L'aventurière poussa un soupir, secoua la tête avant de se retrouver soudainement confrontée au regard accusateur de Fernando Laguerra dans le reflet. Le fantôme de son père apparaissait dans son champ de vision, haineux, narquois, moqueur.

:
Tu n'as ce que tu mérites, traîtresse. Tu m'as condamnée au froid du néant éternel, alors je te hanterai jusqu'à la fin des tes jours. Jamais tu n'auras de repos, tu dois payer pour ce que tu m'as fait!
Se détachant de l'obscurité de la pièce dans un halo luminescent, le spectre du docteur se déforma, ses bras s'allongèrent vers la gorge de sa fille. Le visage du conquistador devint une horrible parodie distordue par la haine. Sa bouche n'était plus qu'un trou béant vers les abysses, d'où jaillit un cri dissonant, inhumain, dans des aigus perçants. Fernando, devenu incube, se jeta sur sa progéniture qui s'était reculée dans un angle.
Elle cria plusieurs fois:

:
Va-t'en! va-t'en!
L'espionne s'éveilla en sursaut.
Emmitouflée dans une couverture en laine tissée, la bouche pâteuse et les yeux embués de sommeil, elle prit le temps de regarder autour d'elle. Le coussin sur lequel reposait sa tête était ferme, et dégageait un parfum délicat, une fragrance boisée de cèdre. La voix délétère qui la harcelait lorsqu'elle fermait les paupières avait cessé de résonner. Ces mauvais rêves se manifestaient toujours, à intervalles réguliers. Chaque nuit, une fois son esprit abandonné aux vastes territoires du sommeil, les cauchemars débarquaient comme des cavaliers lourdement armer pour la malmener jusqu'au lendemain matin. Mais la jeune femme ne voulait en parler à personne. C'était son affaire. Elle se leva, encore un peu désorientée, et fit quelques pas. Elle avait besoin de tendresse, de caresses, d'être rassurée. Isabella ouvrit la porte de la chambre de son amant et entra sur la pointe des pieds.
Quand il était seul, Mendoza laissait une chandelle allumée à côté de sa couche. L'éclat de celle-ci aux trois quarts consumée donnait à son visage un air innocent et juvénile. Il dormait nu, malgré la fraîcheur de la nuit, le drap entortillé autour de la cuisse.

:
Lui aussi, tu veux le trahir, lui arracher le cœur et le piétiner sous ses yeux?
Isabella se figea. C'était comme si elle avait été frappée par la foudre. Elle dut attendre quelques instants pour retrouver un semblant d'aplomb. Dans ses pensées, la voix paternelle crissait comme de la craie sur un tableau noir, or c'était la première fois qu'elle s'adressait ainsi en s'imposant hors du royaume des rêves.
Devenait-elle le jouet de la folie?
La brunette serra les dents et secoua la tête, avant de se diriger vers le lit. Elle l'avait constaté, la présence du capitaine à ses côtés atténuait ses tourments, et c'était bien la preuve qu'il sortait de l'ordinaire.
Tout en laissant tomber la courtepointe, la jeune femme parcourait les courbes fines du torse musclé du mercenaire, mis en valeur par la faible clarté, qui rehaussait ses formes par un jeu d'ombre et de lumière. En dépit de la fatigue et de ses cauchemars, Isabella sentit son désir pour lui s'éveiller.
Une fois dans le plus simple appareil, elle s'agenouilla et s'approcha du marin profondément endormi, immobile dans sa mer de silence. Sans troubler celui-ci, elle huma son odeur musquée et boisée de mâle. Puis, elle remonta vers le visage du navigateur et posa ses lèvres sur les siennes. Juan s'éveilla à moitié.
Du bout de la langue, elle goûta ensuite sa peau, doux mélange sucré-salé, aux creux de ses abdominaux. Conquis par cette bouche audacieuse, le corps du capitaine répondit à l'appel envoûtant de la bretteuse. Sa virilité se dressa fièrement, jaillissant de sous le drap, comme un phare prêt à conquérir le ciel. Mais ce ne fut qu'un prélude. Isabella sourit, sa fatigue soudain balayée. Elle le flatta davantage avant de se laisser aller au-dessus de lui. Elle le chevaucha ainsi, sans un mot, très lentement. Ses lèvres entrouvertes formant un O parfait, ses cheveux chatoyant sous la clarté de la bougie, son corps ondulant doucement à la recherche de son propre plaisir.
Juan n'arrivait pas à s'éveiller tout à fait. Il était encore plongé dans cette chaleur ouatée et alcoolisée qui avait éteint en lui toute énergie. Ronflant légèrement, il affichait un sourire qui adoucissait son visage. Il se sentait bien ainsi. Alors il se laissa aller au traitement exquis que lui offrait Laguerra, ne sachant pas s'il rêvait cette union ou si elle était bien réelle.
Ils vinrent dans le même souffle complice. La bretteuse se délecta dans un gémissement de pur plaisir. L'Espagnol retrouva l'oubli du sommeil sans voir les larmes qui coulaient sur les joues de sa belle.
À suivre...
Vous n’avez pas les permissions nécessaires pour voir les fichiers joints à ce message.