Suite.
CHAPITRE 35.
Manuel Antonio Madariaga, dit
Patakon. Maître-voleur de son état, conduisit Juan-Carlos Mendoza à travers les méandres de la ville. Ils dépassèrent le quartier des entrepôts, jusqu'à rejoindre celui du port, à l'extrême sud-est de la capitale.
En traversant les deux derniers pâtés de maisons, il échangea mine de rien différents signes avec des hommes à l'air peu commode postés méthodiquement aux coins des rues. Ils étaient vêtus de tuniques de diverses couleurs, de bonnets assortis et de pantalons courts.
Le capitaine connaissait bien cette partie de la ville. Un quartier à part, de tradition populaire, réputé paisible. Les marins et leurs familles, quelques commerçants, et une bonne part d'ouvriers et de
bastaixos* y résidaient en bonne intelligence. Leurs salaires tirés des diverses marchandises convoyées par bateaux suffisaient amplement pour vivre décemment.
D'autres frets étrangers transitaient dans le quartier des entrepôts, destinés à être acheminées à travers l'ensemble du pays. Le flux ininterrompu de ces produits, les taxes prélevées, contribuaient pour une bonne part à la richesse de la capitale de la Catalogne. C'était le retour d'une légère période de prospérité pour la cité après la grande crise économique du siècle précédent. Richesse qui renforçait l'influence du Cartel, regroupant marchands et banquiers de la
Taula de Canvis*.
Après avoir descendu un escalier qui plongeait entre les hauts remparts, les deux hommes atteignirent la grande esplanade du port, dominée par le reste de la ville et offerte à l'air du large.
Même les grands navires au long cours avaient été apprêtés pour la
Feria. Dans les hautes mâtures, guirlandes et rubans s'agitaient selon les caprices du vent. Sur le quai, un groupe de musiciens régalait les promeneurs du son de leurs mandolines. Les enfants s'ébattaient joyeusement en se faufilant entre les groupes de badauds.
Mendoza remarqua nombre de pimpantes ménagères en route pour le marché aux poissons quotidien, nanties de leur progéniture, et munies de leurs paniers d'osier. Il huma profondément l'air chargé d'iode et se remémora sa vie d'antan. Madariaga profita de cette pause pour expliquer:
Patakon: La caste des mariniers est puissante et nous sommes sur leur territoire. Ni les hommes de Cadell, ni les soldats de l'Empire ne pourront pénétrer dans le quartier sans que je sois aussitôt prévenu. Tu peux te détendre, Mendson. Depuis plusieurs années, j'ai un accord avec les marins. Ils écoulent la marchandise "chaude" que je récolte, lors de leurs escales dans d'autres ports. Je suis protégé. Viens, on est presque arrivés.
Les deux hommes traversèrent l'esplanade, longeant des étals couverts des produits de la mer, des échoppes, trois tavernes. Le voleur s'arrêta devant un bâtiment à deux étages, aux balustrades de bois verni passé, ramassé entre deux immeubles. Un panneau de chêne d'un bleu délavé par les intempéries en ornait la façade, arborant la silhouette étirée d'un oiseau planant sur la crête des vagues.
Patakon: Tiens, c'est là. La taverne de la
Mouette Rieuse. Je sais que ça ne paye pas de mine, mais la bière est délicieuse. Brassée maison! Je viens ici quand je veux être vraiment peinard*...
Patakon poussa la lourde porte avec enthousiasme et entra, suivi par le mercenaire.
Une série de marches irrégulières les conduisit directement au sous-sol, dans une grande salle carrée au plafond bas, meublée de tables rondes éclairées de chandelles. Le long des deux murs latéraux, des alcôves taillées à même la pierre. Au fond, en face de l'escalier, un large vaisselier patiné rempli de bouteilles de toutes formes trônait derrière un long comptoir de bois piqueté par l'usage. À gauche du bar, une porte ouvrait sur les cuisines. À droite, un rideau sombre devant lequel s'était installé un barde. Ce dernier taquinait sa viole. La mine rêveuse, il improvisait un air en sourdine.
L'entrée des deux compagnons n'éveilla aucune attention particulière. À la
Mouette Rieuse, on ne s'occupait que de ses propres affaires.
Patakon: On va se mettre dans une niche... Celle-ci... On sera bien. Tu vois le rideau à côté? Derrière, il y a une porte dérobée, au cas où... Un tunnel qui t'amène à deux pâtés de maisons d'ici.
Très à l'aise, le brigand salua quelques habitués, des marins. Au passage, il commanda une tournée de bière.
À peine étaient-ils installés qu'une accorte serveuse vint leur apporter leurs boissons, servies dans des chopes glacées, accompagnées d'une large coupelle de pistaches fraîchement grillées.
Alors que l'employée s'éloignait, Manuel entama la conversation:
Patakon: Alors comme ça, Galceran Cadell nourrit les vers! Je ne peux pas dire que j'en sois fâché. Il a trop floué son monde. Je savais que ça le perdrait, un jour ou l'autre. À ta santé,
le bâtard!
Madariaga prit sa chope, la leva gravement entre son œil et la lumière, pour en admirer la belle couleur d'ambre jaune, souffla la mousse du bord, et s'envoya une bonne rasade, avant de continuer, les moustaches imprégnées d'un nuage blanc:
Patakon: Sûr que c'était un sacré coquin, celui-là! Mais il faut reconnaître que c'était également un excellent gestionnaire. Sa mort va créer un de ces bazars dans l'organisation de la guilde, je ne te dis pas! Je crois qu'il va y avoir du changement. Gomez et les autres
Mignons ne vont pas être à la noce!
Le manuel s'interrompit pour savourer une autre gorgée de blonde et se gratter le menton. L'Espagnol se dit qu'effectivement la bière valait le détour. Pensif, le vieux brigand reprit:
Patakon: En fait, ce serait le moment idéal pour rallier mes vieux camarades et monter mon propre réseau. D'ici l'été prochain, j'aurai régler le compte des
Mignons et je pourrai restaurer la Fraternité. La Nouvelle Fraternité des Voleurs... Ça sonne bien, non? Ce rêve que nous sommes plusieurs à partager, quelques autres et moi!
: Qu'est-ce qui t'en empêche, alors?
C'est ce que demanda distraitement Mendoza, qui suivait le cours de ses propres pensées.
Sans aucun remords, il avait tourné la page sur Catalina. Il avait connu un moment d'hésitation, il ne devait pas se le cacher. Mais aller jouer à
cricon-criquette alors qu'elle avait détruit quelque chose en lui, non... Ce n'était pas envisageable... Dès lors que sa vengeance avait été consommée, il avait remisé la jeune femme dans l'oubli. Au lieu de regretter son geste, il s'en trouvait apaisé. Dans une certaine mesure.
Patakon leva les mains au ciel, ramenant le
Yeoman à la réalité:
Patakon: Hélas, je n'ai pas les moyens! Tout ce que je gagne, je le garde pour payer les études de ma fille. Et je t'assure que les frais de l'université de Salamanque ne sont pas à la portée de toutes les bourses!
Le voleur sortit sa blague à tabac. Tout en conversant, il se roula un nouveau bâtonnet de chanvre. Le capitaine n'avait jamais vu un homme d'âge mûr supporter aussi bien ce type de substance. Il songea un instant que Manuel composerait une sacrée paire avec Ciarán Macken.
Une nuage de fumée s'éleva au-dessus de la table et l'odeur caractéristique du cannabis s'imprégna dans l'alcôve. Entre deux bouffées, Madariaga poursuivit:
Patakon: Établir l'organisation que j'envisage demande une mise de départ assez élevée. Trop élevée. Même avec le soutien des anciens. Tant pis pour mon rêve! Il devra encore attendre... Mais revenons au concret. Quels sont tes plans, à présent? De quoi as-tu besoin, fiston?
Mendoza devait se décider. Il lui fallait dévoiler une partie de sa mission. Estimant que Manuel avait fait ses preuves, il finit par lui révéler son objectif.
: Je veux pénétrer dans le palais où se réunissent les membres du
Conseil des Cent pour le jour du
Jugement. Mais sans passer par l'entrée principale.
Patakon: Mmm... Tu ne plaisantes pas, toi. Voyons, je ne dis pas que c'est possible... mais je ne dis pas non plus que c'est impossible... Il faut que j'y réfléchisse un peu. Je vais devoir consulter certaines relations mais n'aie pas d'inquiétudes... Discrétion est mon deuxième prénom, ton identité ne sera pas évoquée. Je devrais pouvoir te donner une réponse demain soir. En attendant, quels sont tes projets?
: Je te l'ai dit. Dès demain, je retourne dans les beaux quartiers. Une surprise à faire, des compagnons à retrouver.
Le voleur frissonna:
Patakon: À voir ta tête, je préfère que tu ne me comptes pas dans tes amis.
: C'est une amitié très particulière...
Patakon: Toi, tu as un ton très étrange... Tu as des comptes à régler, n'est-ce pas, Mendson?
Il opina.
Patakon: Je m'en doutais un peu, après cette journée...
Son bâtonnet terminé, Manuel vida le reste de sa chope d'un trait.
Patakon: Comme disait ma grand-maman, "ça fait du bien par où ça passe!" La nuit va bientôt tomber. Si j'ai bien compris, tu n'as rien en vue pour la soirée. Et si on en profitait pour reprendre une autre tournée? Accorde-toi un peu de détente, gamin. C'est que moi, je commence à avoir faim. On dîne ensemble?
: Tu as une chambre pour moi? Je voudrais me coucher tôt. Une journée chargée m'attend demain.
Patakon: Tu as raison, il faut savoir se reposer quand on le peut. Alors voilà ce que je te propose: nous soupons et après je te conduis à ta chambre qui se trouve à l'étage au-dessus. On passera par les cuisines ainsi personne ne saura que tu es là-haut.
La tenancière des lieux arriva sur ces entrefaites. C'était une femme à la beauté pas encore fanée, au visage large, embelli par la générosité. Sa robe avait du mal à contenir sa silhouette plantureuse. Son opulente poitrine menaçait de jaillir de son décolleté à chaque inspiration et le vieux voleur semblait fasciné par cette vue plongeante, d'où fleurait un parfum de jasmin.
Secouant sa crinière couleur des blés d'été, elle s'adressa à Madariaga, la prunelle malicieuse:
: Manuel
le manuel, enfin de retour! Qu'est-ce qui ferait plaisir à un habitué dans ton genre,
Patakon?
La voix langoureuse de la femme traduisait la véritable teneur de la question. Elle paraissait bien connaître le Maître-voleur. Très bien, même.
Patakon: Voyons Azucena, tu ne peux pas te calmer? Je suis avec un ami...
Azucena: C'est à toi de me calmer, vieux brigand! Bienvenue,
señor. Si tu es un ami de mon Manuel, alors sache que tu es ici chez toi. Je dirige la
Mouette Rieuse.
Manu minou, je finis mon service à dix heures! Si on allait chez moi fumer une de tes petites douceurs? Et après, je fumerai autre chose...
Avisant l'embarras qu'elle avait provoqué chez le voleur, Azucena lança un clin d'œil complice au capitaine. Madariaga s'étouffa à moitié dans son verre et rougit devant le regard ironique de son compagnon.
Patakon: Az', tu exagères...
Mendoza le coupa:
: Non, non, aucun problème pour moi. Vas-y, Manuel. Comme je te l'ai dit, je veux me coucher tôt. Profite de ta soirée, tu l'as bien méritée. On dîne ensemble, comme prévu, mais après tu as quartier libre. Tu me montres ma chambre et tu me laisses. On se retrouve ici demain matin pour faire le point.
Azucena: C'est d'accord, mon beau.
Tout en assénant une grande claque dans le dos de
Patakon, la tenancière ajouta:
Azucena: Manu minou sera là, c'est promis! Bien! Je reviens avec une deuxième tournée. C'est la maison qui offre! Au menu ce soir: la marmite de poissons. Tout frais de cet après-midi! Manuel, j'espère que tu es en forme, mon petit voleur!
Elle les laissa en roulant voluptueusement des hanches, le rire au coin des lèvres.
: Tu m'as dit quoi, tout à l'heure? Un endroit où tu viens pour être vraiment peinard? Je comprends en effet pourquoi tu as pris tes habitudes ici! C'est un très beau morceau!
Madariaga soupira:
Patakon: Bon... Si tu pouvais garder ça pour toi...
: Tu as une réputation à préserver, je m'en souviens parfaitement,
Manu minou!
Patakon: Tu n'es qu'un ingrat, fiston! Quand je pense que je t'ai sauvé la vie, tout à l'heure... Et voilà que tu me récompenses par tes moqueries...
Groumpfh... Aucun respect des Anciens!
CHAPITRE 36.
Le lendemain, comme il l'avait annoncé, Mendoza retourna avant l'aube dans les quartiers nobles, pour se rendre dans une demeure encore plus belle et plus fastueuse que celle de Catalina de Cardona. Elle appartenait à l'une des cinq plus riches familles de la capitale, dont Diego d'Ordongnes était à présent l'unique héritier. Ses frères aînés, Philippe et Fernando, tous deux officiers, étaient morts depuis des années.
Le
Yeoman ne détecta aucun signe de surveillance autour de la résidence. Surprenant, mais aucune trace des sbires de Beyra. Ni de Manuel d'ailleurs. Mendoza avait beau savoir que le vieux voleur rôdait là, tout près, veillant sur ses arrières, il était incapable de le repérer.
Les longs pans de sa cape volant derrière lui, Juan traversa le parc intérieur, une pelouse soigneusement entretenue, longea l'allée de gravier, inspecta les marches du perron.
Personne. Ce n'était pas forcément étonnant car Diego avait affiché dès l'adolescence un tempérament de misanthrope.
Dans la demeure régnait le silence. Diego n'utilisait qu'une partie des lieux. Il avait lui aussi donné congé à la presque totalité de ses serviteurs pour la durée de la
Feria, ne conservant que son valet et son cocher, tous deux installés loin de ses appartements, dans une autre aile du bâtiment.
Le capitaine connaissait la demeure. Il avait partagé avec Diego d'Ordongnes un goût prononcé pour la littérature. Rare privilège, l'homme blond l'avait souvent invité à profiter de la bibliothèque de son père, réputée pour ses trésors livresques. En passant devant la grande pièce, en apercevant les reliures des ouvrages dans les rayonnages, l'Espagnol se sentit un peu mélancolique, plongé de nouveau dans le courant du passé. Cette maison éveillait chez lui une sourde nostalgie.
Épée au poing, il gravit l'escalier. De nouveau concentré, il approchait de la chambre de Diego.
Il y entra. Une pipe de
mambe reposait sur le bureau, le fourneau noirci mais encore fumant. Aux murs, de multiples rangées de livres. Principalement poésie, philosophie et essais historiques. La pièce était décorée d'un mobilier en noyer. Au sol, un épais tapis d'Anatolie à petits motifs rouges. Recouvertes d'un voilage foncé, les fenêtres laissaient traverser une lumière spectrale. Un seul tableau pour habiller les murs,
"La mort de Saint Pierre le Martyr" par Pedro Berruguete. En bref, une lugubre atmosphère.
Et surtout, surtout, la pièce sentait la mort. Une mort récente à en juger par l'aspect du corps couché en travers du lit.
Mendoza eut du mal à reconnaître son ancien ami. Diego était plus maigre que dans son souvenir. Décharné, même. Son teint, malsain. Sa chevelure, clairsemée. L'usage immodéré du stupéfiant avait perpétré des ravages. Et pourtant, indubitablement, le trépas lui octroyait une sérénité qu'il avait vainement cherchée de son vivant.
Sur la cheminée, le Catalan avisa une lettre. Elle lui était adressée.
Pour "Moustique".
C'était bien l'écriture étroite de Diego.
Il la décacheta et lut:
Tu vas venir, Mendoza. Tu es même déjà là, tout près. Je le sens. Tu me cherches, tu nous cherches.
Ainsi, tu as réussi à t'échapper des sentiers obscurs et solitaires de la Mort, traversé les limites du temps afin de te venger, je le sais. Tout comme je sais qu'il est inutile de chercher à fuir ou à me cacher. À quoi bon? Tu me retrouverais où que j'aille.
D'ailleurs, pourquoi vouloir te fuir? Je te vois chaque nuit, dans mes songes désespérés. Les feuilles de coca séchées n'y peuvent rien. Elles m'aident au moins à passer la journée. À ne pas revivre encore et encore ce que nous avons perpétré. Revivre notre trahison envers toi!
Comment avons-nous pu en arriver là? Nous fourvoyer ainsi sur les chemins du Mal? C'est que j'en ignore toujours la raison.
Bien sûr, je pourrais me trouver des excuses, tenter de me disculper. De cette soirée, je n'étais ni l'instigateur, ni même un exécutant. Je suis bien trop lâche. Je n'ai jamais porté la main sur toi. Je n'étais qu'un complice passif de cette horreur.
Ma conscience me dicte, me hurle que je n'en suis pas moins coupable.
Coupable de n'avoir jamais rien révélé de cette soirée, d'avoir cautionné ces mensonges qui ont détruit ta famille. Coupable d'avoir continué à partager leur sinistre compagnie, alors que j'abhorrais leur amitié.
J'ai toujours eu de l'affection pour toi, marin du passé. Sinon plus. Toi, le meilleur d'entre nous. Le plus innocent.
Par la bienveillante Sainte Vierge, que t'avons-nous fait?
Je ne cherche nul pardon. Dieu jugera mes actes mieux que quiconque...
Et pourtant, pardonne-moi... si tu le peux.
Je t'attendrai, "Moustique", dans le monde des rêves, en te souhaitant de trouver ce que tu cherches.
Saint d'esprit, sinon de corps.
Par-devant la lumineuse Loi.
Diego, comte d'Ordongnes.
Mendoza empocha la lettre qui aurait pu l'incriminer. Elle pourrait peut-être servir par la suite. Il contempla le corps de Diego. Quelle ironie! C'était le seul des Compagnons qu'il aurait incontestablement épargné.
Il n'y pouvait rien. Il recouvrit le cadavre d'une couverture avant de remiser son épée au fourreau et quitta la pièce.
Estimant qu'il était préférable d'éviter la sortie la plus évidente, il opta pour le toit. Il s'esquiverait ensuite à travers le parc boisé.
Patakon saurait le retrouver, il n'en doutait pas.
☼☼☼
Ayant pris pied sur le toit, Juan constata qu'on l'y attendait. Un grand homme brun, au visage grêlé, au profil de faucon, s'y tenait, nonchalamment appuyé sur une cheminée. Cet homme, l'Espagnol le connaissait bien. Il accueillit sa présence de son sourire sauvage, celui qui étirait ses traits, qui renforçait la brutalité de son visage.
: Alfonso. Après toutes ces années...
A.B: Moustique! Alors finalement, c'est bien toi! Tu es bien de retour... Pedro nous avait pourtant bien certifié ta mort. Je t'attendais, en fait, et je me doutais que tu sortirais par là. On connaît les mêmes astuces, toi et moi.
: Notre rencontre est salutaire, effectivement. Moi aussi, je voulais te voir, Alfonso. Tu as bonne mine, ma foi.
A.B: Toi aussi... pour un mort en sursis!
Beyra se redressa lentement. Il irradiait de malveillance.
: C'est toi qui a supprimé Diego, ou il s'est vraiment tué?
A.B: Quelle importance? Il est mort, voilà tout.
Ils se faisaient face. Même taille, même musculature. Même inquiétante aura. Même assurance farouche, prédatrice. Même promesse de mort.
En cet instant présent, ils étaient frères. Frères de violence.
Tout en parlant, ils se jaugeaient. Anticipant ce qui allait advenir.
En contemplant Alfonso, Mendoza se rendit compte que leur confrontation couvait depuis la fin de l'adolescence. À cette époque, cette pensée l'aurait rebuté. Il craignait alors Beyra. Aujourd'hui, il n'avait plus rien du gentil mousse d'autrefois, celui que l'on surnommait
Moustique. Il s'en délectait.
Alfonso rayonnait d'une joie tout aussi malsaine. Il avait lu dans le regard de Mendoza.
A.B: Avec toi, on ne perd pas de temps. Droit à l'essentiel, c'est bien...
Le brun avait reculé hors de portée pour retirer sa pelisse. Il ne garda que son ample chemise blanche et sa pochette turquoise.
Avec un mouvement lascif, Beyra sortit d'un étui placé dans sa botte un étrange couteau: une dague à rouelles. La terrible efficacité de cette arme fut immédiatement reconnue dans le monde entier car elle était synonyme de combat de chat, d'assassinat, d'absence de pitié, faisant même dire au célèbre maître d'armes Allemand Hans Talhoffer:
"Ils en viennent à la dague, Dieu leur vienne en aide!"
Alfonso avait rusé et combattu pour acquérir cette lame et, depuis, il ne tuait que mieux.
En même temps, tout en surveillant son adversaire du regard, le
Yeoman avait lui aussi ôté sa cape, et sortit sa propre lame courte.
:
Quel vaniteux imbécile que cet Alfonso! (Pensée).
Le mercenaire aurait pu au moins par trois fois dégainer une dague de jet et l'abattre sans merci, en pleins préparatifs. Il n'en fit cependant rien car il voulait ce duel. Il désirait contempler l'agonie de Beyra et espérait s'en délecter lentement.
Vision récurrente de ses cauchemars:
Après l'avoir martelé de coups de pieds, Alfonso s'était amusé à lui briser tous les doigts. Un par un. Avant de l'offrir à Pedro.
Il avait fallu toute l'influence de son oncle Íñigo pour le faire passer pour mort et toute la science des médecins pour le sauver de celle-ci. Mendoza avait mis longtemps à guérir et à se souvenir. Très longtemps.
Beyra se vanta méchamment:
A.B: C'était si facile de te faire saigner la dernière fois. Je vais adorer remettre ça!
D'une voix pire que glaciale, Juan susurra:
: J'ai changé, Alfonso, et tu vas t'en rendre compte par toi-même.
À présent, les deux hommes se dévisageaient, ayant adopté une posture de combat. Le toit en terrasse était suffisamment vaste pour qu'ils évoluent à leur aise.
Sans se consulter, chacun des belligérants éleva sa lame. Cependant, le capitaine contint les railleries qu'il brûlait de déverser pour mieux se concentrer sur son adversaire. Il tenait ses bras écartés parallèles au sol, sa lame dans la dextre, ses prunelles sombres et enfiévrées braquées sur l'homme brun. Tel son reflet inversé, Alfonso se mouvait avec la même aisance prédatrice.
A.B: Approche, Mendoza, approche... Je vais finir le travail de Pedro. Et je lui apporterai ta langue en trophée.
: C'est trop tard, Alfonso. Vous avez laissé passer votre chance. C'est mon tour à présent!
Ils se jetèrent haineusement l'un sur l'autre. Le temps de l'observation était passé. Les mouvements, les attaques, les contres, les parades s'enchaînèrent. Le Catalan constata vite que Beyra était lui aussi un bretteur émérite, porté par sa propre danse.
Ils combattirent au mieux de leur forme et de leur talent sans que l'un prenne l'avantage sur l'autre. Ils se neutralisaient.
Oui, ils étaient frères. De force et d'habileté égales. Leur assurance respective se valait. Leur soif de sang également.
Le combat menaçait de s'éterniser et Mendoza ne pouvait se le permettre. Il décida d'user d'une autre arme que sa dague. Il profita d'une pause dans leurs assauts pour apostropher son adversaire:
: Tu aimes être aux côtés de Pedro, hein Alfonso? Après toutes ces années! C'est un beau mouchoir que tu as là, dis-moi. Turquoise... C'est sa couleur, n'est-ce pas? C'est donc que tu es toujours autant épris de lui! Mais après tout ce temps passé ensemble, j'imagine que vous avez eu le temps de concrétiser. Alfonso, qui fait l'homme de vous deux? Lequel fait couiner l'autre? Tu peux bien me le dire... Il paraît que toute la cour jase à ce sujet!
Les mâchoires contractées par la fureur, Alfonso Beyra devint livide. Il explosa:
A.B: Aaaargh! Moustique, je vais t'écraser!
Il bondit en avant et se mit à larder l'air de frappes puissantes, rageuses mais désordonnées. Altéré par le ressentiment passionné, le rythme de ses coups perdit de sa maîtrise, de sa fluidité. Aveuglé par sa haine, Beyra se déconcentra. C'est ce qu'attendait Juan, qui évitait sa lame avec aisance. Il laissa passer l'orage et attendit le moment propice.
Alfonso avait perdu son sang-froid et continuait à faire des gestes trop amples. Laissant passer un revers trop appuyé, le capitaine détourna le bras armé de son adversaire, fit un pas en avant et lui planta sa courte lame dans l'épaule. Et comme avec Aonghas MacDhòmhnaill, le pisteur de la garde Écossaise, il la laissa en place.
Sans lui laisser le temps de réagir, il agrippa la main armée d'Alfonso, lui brisa le poignet d'un geste sec. Saisissant le poignard de son ancien camarade, il s'en servit pour l'éventrer du nombril jusqu'au sternum. La lame se fraya un horrible chemin dans la chair, déchirant les entrailles, provoquant une douleur que Mendoza n'aurait pas obtenue avec sa dague au tranchant parfait.
Beyra hurla longuement. Son cri se termina dans l'aigu.
Il hoqueta alors qu'il se vidait de son sang. Le désarroi avait pris possession de ses traits d'ordinaire si confiants. Il tenta de parler mais s'étrangla, se figea dans un cri ultime et muet, la bouche tordue par la souffrance. Impavide, le
Yeoman regarda son adversaire tituber en arrière, jusqu'au bord du toit. Alfonso buta contre le rebord, perdit l'équilibre et s'écrasa à plat dos sur la terrasse de l'étage inférieur, éclaboussant les dalles blanches d'un rouge vermeil.
Mendoza ramassa sa cape avant de sauter le rejoindre. Se penchant sur lui, il récupéra aussi sa dague. Beyra mit bien une demi-heure à mourir. Le mercenaire contempla son agonie jusqu'au bout. La détaillant délicatement, intensément, comme s'il dégustait un mets recherché, son visage éclairé d'une joie mauvaise.
Exit, Alfonso. L'assassin avait connu une mort à la mesure des tourments qu'il avait infligés. Mendoza savoura particulièrement cette vengeance. Il inspira à grandes goulées libérées et quitta les lieux, en sautant dans un vénérable chêne qui bordait la terrasse.
Il ne restait plus que deux des Compagnons d'antan. Le gros Diricq de Melo et Pedro Folc de Cardona. Pedro, son meilleur ami.
Autrefois.
:
À nous deux, Cardona. Si tu savais à quel point la vengeance est à la hauteur de mes attentes! (Pensée).
À suivre...
*
*Bastaixos: Débardeurs ou dockers. Ouvriers portuaires, travaillant dans les docks, employés au chargement et déchargement des navires arrivant au port.
*Taula de Canvis: première banque publique de Barcelone, fondée en 1401.
*Peinard: Étymologie et histoire. Au XVIème siècle, un vieux penard était un terme péjoratif désignant un vieillard, généralement par rapport à ses prétentions amoureuses.