Corazones en llamas.
Le soleil entamait sa paresseuse descente vers l'ouest, tremblant dans les transparences de l'air.
Mendoza, trempé au point de pouvoir tordre son pantalon, venait d'achever deux heures de musculation et les étirements qui allaient de pair. Son estomac hurlait encore de faim car il supportait difficilement l'exercice sans satisfaire pleinement sa panse. Sa gorge flambait aussi. En fait, son corps tout entier ressemblait à une torche furieuse. Après s'être désaltéré, d'un ton acerbe, il s'enquit:

Estéban rétorqua:

Le capitaine se sentait en forme, certes, mais de là à avoir envie de crapahuter derrière son gendre durant les prochaines heures, il y avait un gouffre. Il aurait tant voulu pouvoir rejoindre les bras de Morphée.
Tout en pestant intérieurement, il remit sa tunique, sa cape et éteignit le feu qu'ils avaient allumé pour le maigre souper. L'élu le regarda faire, un sourire satisfait au coin des lèvres.

C'était le rythme des soldats Allemands de Charles Quint. La manœuvre consistait à faire avancer en cercle et au pas cadencé un groupe de mercenaires s’éloignant progressivement de son centre, le tout dessinant sur le sol une forme d’escargot qui justifiait l’appellation de cette évolution. Ces pratiques empiriques se joignaient à l’influence des Anciens pour favoriser l’émergence de mouvements de troupe coordonnés.
Juan grimaça et son regard vindicatif scintilla au-dessus des braises mourantes. Dans son état actuel et malgré l'amélioration de ses capacités, il se savait incapable de tenir cette allure plus de trente minutes. Il se souvint alors de la course du premier jour. Il l'avait terminée à ramper sous les moqueries de l'Atlante.




Mendoza grinça:


L'époux de Zia bondit au quart de tour, s'engageant sur une piste délimitée d'une rangée d'arbres. Il enfila les toises d'un pas souple qui finit par se transformer en sauts de plus en plus puissants. Sur ses talons, la respiration sifflante, le Catalan cria:


L'Atlante bifurqua au coin du bois. Il inspirait fort, les bras vifs, le corps tendu dans sa course. Il distança rapidement le capitaine, cinq, dix, vingt mètres, survolant le sol de ces enjambées jeunes et entraînées.
Incapable d'adopter un tel train, le capitaine devait trouver sa propre allure.
Filant tout droit sans fléchir ni réfléchir, les dents serrées, il s'accrochait. Ses pieds enflaient, ses talons brûlaient, ses halètement s'étiraient en grognements de bête mais il tenait bon. L'air frais oxygéna correctement ses muscles. Le second souffle arrivait, par-delà la douleur. Au bout de plusieurs minutes, il sentit le rythme de la course s'imprimer en lui, ses foulées gagner en assurance, en amplitude. Son esprit de mit à dériver, prononçant pour lui seul ses paroles:

☼☼☼
Quelques heures plus tard, un vague demi-jour teinta le dôme éternel au-dessus de l'hacienda.
L’aube douce et pâle, en attendant son heure, sembla toute la nuit errer au bas du ciel.
Cela se produisit tout d'un coup.
Mendoza se réveilla bien plus tôt que d'habitude, les traits maussades, mais sans violence, au milieu d'une literie chiffonnée. Sept heures d'un sommeil au plomb bien trempé, le tout sans mauvais rêves ni réveil nocturne.
Un miracle.
Ses mains se tendirent vers l'arrière pour étirer ses bras endoloris et il soupira d'aise. Il se sentait en pleine forme. Comme ça, tout simplement. Plus aucune trace du martyre qui l'accablait depuis des jours. Son corps était redevenu un allié, dur, bien dessiné. Le sentir répondre à toutes ses sollicitations, après cette intense frustration, cette souffrance qu'il gardait au fond de lui, avait quelque chose de profondément revigorant.
Un poids disparut au sein de son âme en peine. Une porte s'ouvrit dans son esprit tourmenté, la fumée âcre qui aveuglait ses pensées, les corrompait, fut chassée.
Il sortit du lit le plus discrètement possible afin de ne pas déranger Isabella et se traîna dans le petit bâtiment des étuves.
Là, une eau tempérée lui fouetta l'échine quand il s'aspergea avec le broc. Une énergie nouvelle connecta ses premiers neurones et, dans cette tiédeur apaisante, il ressentit une forme de bien-être presque oubliée. Il s'attarda dans le baquet une bonne demi-heure.
Alors qu'un vent frais et agréable traversa le domaine, le soleil se leva, moins batailleur que la veille. L'astre lumineux glorifia la terre et, par la fenêtre de la chambre, flatta d'un voile doré le visage endormi de l'aventurière. Tout à coup, la voix d'Estéban s'éleva au milieu de la cour:

Rien ni personne ne bougea.

Le capitaine, qui était sortit du bain bien avant la première sommation, s'était hâté pour se rhabiller. À présent, il se tenait derrière lui et ouvrit la bouche en s'exclamant, d'un ton réjoui:

L'élu fit volte-face, la mine stupéfaite. Il écarquilla les yeux, incrédule et se mit à sourire.

Le jeune homme n'en revenait pas de la transformation de son ami. Cette transformation soudaine, qu'il n'espérait plus. Il se frotta les yeux. Non, il ne rêvait pas.



Et le Catalan dévoila son fameux rictus, ce large sourire chargé d'assurance et de menace, celui qui l'avait fait comparer aux hyènes tachetées rencontrées en Afrique.
Le Mendoza d'autrefois était de retour.
☼☼☼
Comme l'avait décidé Estéban, ayant acquis suffisamment d'endurance, le capitaine commença à travailler en vitesse et en résistance.
Celui-ci exultait. Qu'il était bon de sentir son corps aussi fougueux qu'un étalon, de sentir ses muscles brûler d'activité, son cœur battant au même rythme que l'effort sans jamais fléchir. Il se sentait si léger maintenant. L'élu avait eu raison: qu'elle était bonne, douce et enivrante, cette renaissance! C'était bien là la récompense promise par son gendre. Ce moment ineffable chez l'athlète lorsqu'il constate en pleine activité qu'il est au faîte de sa forme. La souffrance musculaire devenait plaisir, enthousiasme, elle sculptait sa carcasse de la plus belle des armures.
L'Atlante avait beau corser ses exercices, l'Espagnol avait passé un cap. La quiétude revint enfin sur ses traits, au grand soulagement de son compagnon et du reste de la famille. Juan avait retrouvé son intégrité corporelle. Restait à travailler les réflexes, la vitesse qui lui faisait toujours défaut et sa maîtrise du combat. Restait à retrouver tout ça.
Fight club.
Un jour de plus passa, marqué par des progrès d'autant plus rapides que Mendoza avait retrouvé une forme physique sans faille. Ce matin, Estéban et lui terminait un exercice de combat rapproché, ne se servant que des coudes et du tranchant de la main. Ils se tournaient autour, se fendaient pour feinter ou frapper, sautillaient pour esquiver, se baissaient, se relevaient pour parer.
Isabella, qui cette fois les avait accompagnés, les regardait, assise par terre, au pied d'un grand chêne. Après une parade maladroite de son époux, elle laissa échapper un rire cristallin, dont le chant moqueur parvint jusqu'aux oreilles du concerné.
Ce dernier se hérissa:


Les sourcils barrés par le courroux, le capitaine rejeta une mèche en arrière et siffla:

Il n'avait rien d'un bœuf, il le savait. Et s'il était encore loin d'avoir retrouvé la maîtrise complète de ses talents d'antan, il s'en rapprochait. Non pas de kung-fu, mais tout à fait de quoi en remontrer au fils du soleil qui s'était intéressé à cet art martial plus jeune, ou pour démontrer à son épouse ce qu'il en coûtait de le provoquer.
Isabella rit encore. D'un bond souple, elle se redressa sur ses jambes. Habillée d'une ample chemise blanche, d'un pantalon moulant et de ses bottes de cavalière, elle se rapprocha, irradiant de confiance. Sa rapière pendait à sa hanche gauche, son fouet à sa droite.

Le Catalan la dévisagea sans répondre. Il ne portait que son pantalon et ses bottes. Il se détourna de sa femme, prit le temps de boire, d'essuyer son torse luisant de sueur. Enfin prêt, il revint se placer au centre de la clairière, face à l'aventurière, qui, de son côté, s'était délestée de ses armes. Belle à en faire mal, elle l'attendait les mains sur les hanches, le regard pétillant.
Tout en se frottant les mains, Estéban s'écria:

Ses yeux plaqués dans ceux de son homme, Isabella susurra:

Ce dernier conserva le silence, déjà concentré sur le duel à venir.

Au signal de l'Atlante, l'affrontement débuta. Mendoza adopta une posture ouvertement défensive, une main devant lui, l'autre en retrait de la tête, les jambes fléchies, le torse un peu en avant. Il se mit à tourner autour de la guerrière qui conservait sa position d'attente, mains sur les hanches. Son époux se sentait bien. Alerte. Capable de réagir avec une aisance tout à fait acceptable. Aussi épaisse qu'un ruisseau de miel, l'adrénaline coulait dans ses veines.
Isabella, qui s'était contentée de tourner parallèlement aux cercles de Juan, s'enquit:

Il hocha la tête.

Mari et femme se sourirent, sans pouvoir s'en empêcher, partageant la même excitation, la même quête du geste parfait.
Ses mains étaient toujours sur ses hanches et, l'instant d'après, elle était sur lui, déchaînée dans un tourbillon de frappes du tranchant de la main, des pieds et des genoux. Presque aveuglé par ce déluge d'une fluidité époustouflante, l'Espagnol ne put que reculer en parant ou en esquivant. Au moins parvenait-il à contrer les assauts d'Isabella mais celle-ci ne relâchait pas son emprise sur lui. Les traits éclairés de plaisir pur, elle paraissait d'une endurance sans limite. Elle frappait de tous côtés, à la recherche d'une faille dans sa garde.
Elle finit par la trouver.
Après avoir été trompé par une feinte, Mendoza reçut un coup à la pommette, un fouetté de botte dans les côtes. Il para les bras en croix, repoussa la guerrière d'un coup de pied dans la cuisse. Sans attendre, il plongea sur le côté, effectuant une ample roulade qui lui permettait de gagner un répit nécessaire.
Isabella, qui transpirait à peine, ironisa:


Il connaissait sa manière de se battre et c'était merveille que de la voir bouger. Les deux duellistes se rapprochèrent l'un de l'autre, les mains le long du corps.
Cette fois, l'aventurière adopta un rythme plus mesuré, laissant au capitaine l'opportunité de placer quelques offensives de son cru. Il se battait comme à son habitude, en silence.
En revanche, de temps à autre, le rire léger de sa femme s'égrenait à la lisière des bois. Et tandis qu'ils évoluaient dans la clairière, le combat s'équilibra.
Le savoir accumulé par le navigateur, acquis au service de Francesco Pizarro, se révéla primordial. Lui permettant de puiser dans le vaste répertoire technique qui était le sien, la défense la plus appropriée au style d'Isabella. La combattre ne pouvait que le faire progresser.
Peu à peu, il retrouva sa maîtrise passée, sa vivacité s'accroissait, de même que l'assurance de ses postures. Tout entier concentré sur le rythme, il respirait le combat. Ses gestes s'enchaînèrent avec une assurance accrue, en réponse aux mouvements de son adversaire, sans qu'il ait besoin d'y penser.
Il allait avoir le dessus et il jubilait.
À l'instant où il allait enfin goûter à la récompense qu'il attendait tant, Isabella augmenta la fréquence de ses attaques, imprimant au combat une accélération subite. Brusquement, contraint à une défensive désordonnée, Mendoza perdit pied et sa concentration vola en éclat. La guerrière détourna son bras, le frappa sèchement sur le côté du cou, en haut de la cuisse et derrière le mollet. Sa jambe balayée, l'Espagnol reçut encore un coup de botte au creux de l'estomac, dont la force l'envoya s'écrouler dans l'herbe, plusieurs mètres en arrière. Sonné par la chute, il resta couché sur le dos, haletant.
Estéban s'écria:

Le capitaine se redressa lentement sur son séant. Ce n'était pas une correction mais il avait été surclassé. La chose s'avérait évidente. Aux yeux d'un néophyte, le combat eût sans doute semblé à peu près égal, hormis sa conclusion, mais il n'en était rien. Juan en avait pleinement conscience. Sa femme l'avait dominé du début à la fin. Elle n'avait pas eu besoin d'appuyer ses coups, il lui suffisait de toucher. Dans un combat à l'arme blanche, Mendoza aurait été mutilé et vaincu.
Oui, il avait bel et bien été surclassé. Il le savait, elle le savait et Estéban aussi. Une nouvelle blessure pour son orgueil dont il devrait apprendre à s'accomoder.
Un silence plana sur la clairière. L'Atlante regardait le ciel, appréhendant la réaction du vaincu. Celui-ci se remit debout et se rapprocha de son épouse, jusqu'à pouvoir la toucher, le visage vide de toute expression. La chaleur suffocante lissait son corsage d'une transparence discrète, un voile de sueur éclairait ses formes cachées. Elle le toisa en retour, incertaine de son attitude.

Mais derrière ses airs de totem inébranlable, il savait que dans cette poitrine battait un cœur généreux, avide de faire le bien. Elle repoussa une mèche sur le côté. Son chignon, parfait avant le combat, ressemblait à présent à une nébuleuse éclatée. Les lèvres du capitaine formèrent un ersatz de risette. Doucement, il finit par sourire franchement et lui dit:

Isabella le regarda un moment sans rien dire, se tourna vers Estéban qui semblait contempler un point à leur opposé, avant de revenir sur son homme.

L'élu expira de soulagement. Replaçant de nouveau une mèche derrière son oreille, la gagnante rajouta:

Mendoza adorait la voir faire ce geste et il se rendit compte d'une chose.





Il se détourna d'elle sur cette tirade. Après un détour pour récupérer sa tunique et sa gourde, il entreprit de descendre jusqu'au fleuve.
Isabella resta un temps sans rien dire, la bouche ouverte. Elle se reprit et aperçut son beau-fils à côté d'elle, son faciès éclairé d'un sourire. Les mains sur les hanches, elle siffla:


Elle le contempla d'un tel air qu'il se sentit obligé de reprendre:


À suivre...