Suite.
CHAPITRE 22.
La salle d'exercice était circulaire, les murs creusés à-même la pierre et le sol recouvert de panneaux en bois. Vaste, haute de plafond et éclairée par un puits de lumière, elle offrait un large espace dévolu à l'entraînement et au défoulement.
En connaisseur, Mendoza approuva l'agencement des lieux. Une série complète d'agrès que Roxanne fréquentait régulièrement, comme elle l'indiqua fièrement. Il y avait là plusieurs cordes, des
kettlebells*, cinq ou six mannequins rembourrés pour s'exercer aux frappes; deux râteliers d'armes.
Au centre de la pièce, un grand tapis en paille de riz, sur lequel allait se dérouler le combat.
Morgane et Théo prirent place sur une estrade, l'endroit idéal pour apprécier le spectacle. Le mage avait pris soin d'emporter quelque chose à grignoter et surtout de quoi boire.
Roxanne et Mendoza se placèrent face à face sur le tapis. Chacun entreprit une suite d'étirements suivie de quelques exercices d'échauffement. La Dame de fer abrégea les siens, incapable de juguler plus longtemps son impatience d'en découdre.
Rox: Alors, mon joli, tu es prêt? On peut y aller?
Histoire de bien la faire enrager, le capitaine termina sa série de flexion des bras, effectua une dizaine d'abdominaux, puis, des pieds et des mains, exécuta des frappes à vide. Enfin, il annonça:

: Je suis prêt.
La guerrière se banda les poignets d'épais bracelets et passa des coudières également rembourrées. De son côté, l'Espagnol avait pris soin de se munir d'une coquille afin de se protéger d'éventuels coups bas. Son regard avait retrouvé toute son acuité. Deux charbons ardents brillaient de nouveau dans ses prunelles.
Alors qu'ils se livraient à leurs préparatifs, Théophraste, mâchant une poignée de fruits secs, se pencha sur la magicienne, l'œil rempli de malice:
Théo: Où sont passés les frères Füssli? Et Macumba?
Morgane: Eh bien, après s'être sustenté, Peter a encore filé avec le Rusé. Quant à Hans, il a emmené notre petite danseuse en promenade. Tu avais raison à leur sujet. Ils forment un couple ravissant. J'espère que tu veilleras sur eux lorsque vous retournerez au pays.
Théo: Hé, hé. C'est une affaire qui marche entre ces deux-là! Tu peux croire que je vais surveiller ça de près. Hans à l'étoffe d'un chef de clan, j'en suis persuadé. Bon, ils commencent ou quoi? Allez les guerriers, on n'a pas toute la journée!
Roxanne lui fit un signe de tête. Puis, elle écarta légèrement les jambes et pencha son buste en équerre quasiment à toucher le sol, les bras tendus de chaque côté de son corps. Ainsi positionnée, elle attendit.
Juan semblait hésiter devant cette posture inédite. La guerrière le titilla:
Rox: Alors mon joli, tu as peur d'une femme? Non, tu ne vas pas me dire que tu es encore puceau?
Le rire de Théophraste s'éleva des gradins pour saluer cette pique.
Il n'en fallait pas plus pour motiver son adversaire. Mendoza plissa des yeux et chargea en rugissant. Juste au moment où il allait arriver au contact, Roxanne se pencha sur le côté, posa ses mains en appui sur le sol et partit dans un mouvement de roue latéral.
Emporté par son élan, le Catalan la dépassa. À peine les pieds à terre, Roxanne bondit dans son dos, s'apprêtant à le frapper d'un revers de la main. D'un coup de pied arrière, Mendoza accueillit son assaut. La jeune femme réussit à se contorsionner, les muscles bandés pour amoindrir le choc. Atteinte au ventre, elle s'envola en arrière, amortit sa chute d'une roulade inversée et se repositionna aussitôt en défense.
Son verre de vin à la main, Théophraste assistait, bouche bée, à l'un des plus beaux duels de sa vie.
Chacun des combattants possédait son style propre. La Dame de fer harcelant sans répit, bondissant et frappant à un rythme effréné tout en poussant des exclamations rauques. Plus sobre, silencieux, Mendson préférait user de feintes et de contres, son sourire sans joie planté sur le visage. Son inévitable rictus de combattant.
Le savant-voyageur parvenait tout juste à décortiquer la technique de cet affrontement haut de gamme. Ce qui ne l'empêchait nullement d'apprécier cette joute amicale. Amicale, du moins dans l'esprit car il s'avérait difficile pour l'un comme pour l'autre de retenir leurs frappes alors que les enchaînements se succédaient sans répit.
Dès le début, Roxanne prit le dessus. Elle fit pleuvoir une cascade de coups divers sur son adversaire, le rossant avec ses poings, ses pieds, ses coudes ou ses genoux. Le Catalan fit de son mieux pour parer ou esquiver. Malgré sa défense, il fut sévèrement touché à trois reprises. Puis, déséquilibré, il commit une petite faute. Vraiment minime.
L'instant suivant, il sentit son poignet droit happé par une étreinte de fer. Il fut frappé à la gorge, à la tempe, soulevé et projeté à travers le tapis pour retomber dans un bruit sourd, sur le dos.
Morgane annonça calmement:
Morgane: Première manche. Repos...
Théophraste applaudit des deux mains avant de s'octroyer une large lampée de son verre. Plaqué au sol, Mendoza tentait d'insuffler un peu d'oxygène à ses poumons malmenés. Roxanne, la belle et fière guerrière, vint le relever, un ironique sourire aux lèvres.
Rox: Splendide! Tu te défends bien,
Johnny. Mais sache que je suis la meilleure. On continue?
Le
Yeoman haussa un sourcil en guise d'assentiment, le souffle encore court, incapable de proférer le moindre mot.
Ses prunelles irradiaient néanmoins d'une joie sauvage. Roxanne ne triompherait pas si facilement.
Accentuant volontairement son boitillement, il rejoignit lentement la femme aux allures conquérantes. Ils regagnèrent chacun leur place au centre de l'arène et le duel reprit.
Feinte, frappe, esquive, contre-attaque, contre, feinte de nouveau et frappes... Les figures martiales s'accéléraient avec une grâce hypnotique. La sueur ne gênait en rien l'ardeur et la précision des opposants. Cette fois, Juan était prêt. Pourtant, il se contint, laissant l'initiative à son adversaire. Roxanne se lança dans un enchaînement pied-main qui faillit lui fêler les côtes, s'il n'avait pas contré au tout dernier moment.

:
Maintenant! (Pensée).
Le capitaine commit la même erreur, à dessein. Lorsque la Dame de fer lui happa le poignet, il se baissa sur un genou, crocheta l'arrière de la cuisse adverse, pinça ses nerfs, ce qui lui paralysa la jambe. Il brisa ainsi l'étreinte de la guerrière, saisit son poignet, le tordit, et, de l'autre main, frappa son plexus solaire. Enfin, il lui balança un coup de coude dans l'oreille, faucha ses jambes et l'envoya à terre.
Morgane: Deuxième manche. Repos!
Juan se pencha sur Roxanne.

:
Tu la ramènes moins à présent, hein Rox'? (Pensée).
En effet, allongée sur le dos, elle ne raillait plus. À son tour, elle cherchait son souffle. Le capitaine l'aida à se relever sans un mot. Les yeux dans les yeux, ils se mirent en position de combat. La Dame de fer foudroya les spectateurs d'un regard qui les dissuadait d'émettre le moindre commentaire.

:
Prête pour la belle, "ma belle"? (Pensée).
La dernière manche s'engagea. Roxanne se montra encore plus déterminée. Ses assauts démarrèrent aussitôt, se firent cinglants. Or Juan avait recouvré la conscience froide que son instructeur Anglais avait affûtée en lui, encore et encore, jusqu'à le rendre aussi tranchant que sa dague. Ses gestes étaient redevenus d'une fluidité, d'une assurance exemplaire. Il avait également pris la mesure de son adversaire et savait comment construire sa victoire. C'était si simple, au fond. Les attaques de la Dame de fer étaient bâties sur le même schéma et son style manquait de variantes.
Roxanne, incapable de concevoir qu'elle puisse être surpassée, croyait encore avoir sa chance. Elle frappait sans répit. Mais ces mouvements, l'Espagnol put les détourner, les éviter ou les bloquer. Pourtant, il restait encore sur la défensive, attendant le moment propice.
Il se montait plus technique et disposait d'une plus grande allonge. Roxanne ripostait d'une souplesse supérieure, d'un dynamisme inaltérable et d'une volonté de fer. Elle était en meilleure forme. Mais Mendoza était un mercenaire, un
Yeoman.
Portée par sa détermination, poussant un long cri de défi, la jeune femme se lança à l'assaut.
Le capitaine ne put éviter un coup de pied latéral qui lui meurtrit la pommette, doublé d'un autre, asséné avec le coude, sur le dessus de sa cuisse. Il faillit perdre l'équilibre mais tint bon. Roxanne tenta une feinte en direction de sa tête et frappa au niveau de son ventre découvert. Le Catalan la retint par la main, para une autre attaque du coude et esquiva un balayage des membres inférieurs. Il se pencha, basculant son torse en avant, en appui sur une jambe, relevant l'autre par derrière, en un mouvement de balancier. La plante de son pied vint toucher la jeune femme au niveau du cou. Il saisit alors le poignet de la guerrière et lui imprima un ample mouvement circulaire.
Irrésistiblement emportée par la torsion, Roxanne quitta terre, fit un soleil et retomba lourdement sur le dos, sonnée.
Bondissant de son siège, renversant son verre sur sa tunique par la même occasion, le mage s'exclama:
Théo: Fin du combat. Victoire de John!
Roxanne dut accepter l'aide de Morgane pour se relever. Une lueur amusée dans l'œil et le sourire tordu, la gentille sorcière cachait tant bien que mal une certaine satisfaction. Voilà une petite leçon d'humilité qui ferait du bien à sa meilleure amie. Et qui lui permettrait de bénéficier de soins particulièrement attentifs.
Théophraste vint rejoindre le vainqueur qui avait quitté la transe guerrière. Il lui tendit un grand verre d'eau et une serviette pour s'éponger.
Roxanne toisa son adversaire et l'apostropha:
Rox: Tu ne m'as pas dit que tu étais un initié! Je viens seulement de m'en rendre compte. Seul un
Yeoman peut se battre de la sorte et contrer aussi aisément mes attaques. Tu as essayé de le cacher mais c'est ça que je sentais chez toi sans pouvoir le définir.
Haussant les épaules, Juan répliqua:

: Mais tu ne m'as rien demandé... Et puis tu paraissais plutôt sûre de toi, tout à l'heure.
Elle fit un pas en arrière, posa les mains sur les hanches et réitéra ses propos en fronçant les sourcils:
Rox: Tu aurais pu me le dire, tout de même!

: Te le dire? Quand et pour quelle raison?
À court d'arguments, la Dame de fer ne put que répéter:
Rox: Eh bien... tu... tu aurais pu me le dire!
À cette réponse, le rire de Mendoza emplit la pièce.

: C'est vrai, tu as raison, j'aurais dû te l'avouer après mon arrivée fracassante, m'agrippant à ma pertuisane comme une moule à son rocher.
"Salut ma jolie, je suis un sacré soldat et surtout un redoutable Yeoman. Là, ça ne se voit pas trop, mais je t'assure, c'est le cas. Bon, à présent qu'on a fait causette, on se fait une petite séance?..." C'est bien comme ça que j'aurais dû t'aborder?
Ils se dévisagèrent quelques secondes sans rien dire avant d'éclater de rire.
Rox: Oui, tu n'as pas tort! Je t'aurais pris pour un sacré vantard et un menteur qui plus est! Mais tout de même... quelqu'un aurait pu confirmer tes dires et...
Roxanne dévisagea Théo avant de se tourner vers son amie. Elle lui lança:
Rox: Morgane! Tu le savais, j'en suis certaine. Tu aurais pu me prévenir!
Morgane: Que cela te serve de leçon, ma belle. Depuis qu'il est là, tu n'as pas arrêter de titiller et provoquer Mendson. Jusqu'à ce que tu l'obtiennes, ce duel que tu voulais tant. Et tu n'as absolument pas cherché à analyser ses capacités, ce que lui a visiblement fait. Tu t'es laissée emporter par la soif du combat, c'est bien fait pour toi.
Rox: Oui, mais...
Morgane: Oui, mais rien du tout! Et ne fais pas ta boudeuse, vilaine fille!
Pendant que les deux femmes s'expliquaient, le mage, souriant, attira l'Espagnol à l'écart.
Théo: Un magnifique combat! Dis, j'ai réfléchi à ton problème, John... Rejoindre Barcelone, alors que les forces de l'Empire sont en alerte et quadrillent ses abords! Mais ça peut s'arranger. J'en ai discuté avec Morgane et elle m'a donné son accord. Nous allons utiliser un portail de téléportation...

: Un quoi?
Théo: Un portail de téléportation.

: Mais qu'est-ce que c'est que ça?
Théo: Oh, c'est très simple! C'est comme une porte, mais au lieu d'entrer dans la pièce d'à-côté, tu te retrouves dans un autre lieu. En l'occurrence, ce portail nous transportera directement sur le port de Barcelone. Instantané, le transfert te permettra d'arriver au milieu de la
Feria, quelques jours avant le
Jugement. Comme moyen de locomotion, tu trouveras difficilement plus rapide ou plus sûr! Morgane propose que nous partions demain soir, après le dîner. Cela nous laisse la journée pour nous reposer. J'ai besoin, moi aussi, de reprendre des forces, et je gage qu'une bonne nuit dans un lit ne te fera pas de mal non plus. Qu'en penses-tu?
Le Catalan, qui sentait une chape de fatigue le menacer, estima qu'une journée supplémentaire ne serait certes pas de trop pour retrouver sa pleine forme. Il répondit:

: Si vraiment ce... ce voyage est possible, je gagne une semaine. Je suis d'accord. Merci Théo!
Théo: Il n'y a qu'une condition: tu devras me donner ta parole de ne rien révéler de ce que tu verras de nos secrets.

: Soit. Maintenant, je vais reprendre un bain, si tu veux bien.
Théo: Ne tarde pas trop, une des cousines de Morgane t'attend pour un massage. Tu vas voir, les magiciennes ont des doigts de fée. Les coups de Rox' ne seront bientôt qu'un mauvais souvenir. Mais que dis-je? Tu as déjà pu le constater. Après, je te conseille de dormir un peu. Le dîner sera servi sur la terrasse, je viendrai te chercher.
Dormir. Mendoza n'attendait que cela. Il n'était pas encore rentré en Espagne, sa mission n'avait pas réellement démarré et il était déjà épuisé. Le combat avec la Dame de fer l'avait laissé sur les genoux. Oui, il allait dormir.
☼☼☼
Après s'être éveillé d'un sommeil aussi réparateur qu'une nuit entière et toujours exempté de ses cauchemars habituels, Juan avait commencé par effectuer de nouveaux étirements. Tandis qu'il nettoyait ses armes, on frappa à sa porte.

: Entre Théo!
Rox: Désolée, ce n'est que moi.
Tout de cuir vêtue, de larges boucles à ses oreilles, un foulard de soie écarlate retenant la masse de ses cheveux de miel, Roxanne se tenait sur le seuil, la mine éclatante. Elle avait passé la fin de la journée entre les mains expertes de Morgane. Celle-ci avait fait disparaître toute séquelle du duel. La guerrière lança au mercenaire un ballot qui contenait une tenue légère de daim brun.
Rox: Tu es prêt? Tiens, un petit cadeau. Ça t'évitera d'abîmer ton beau costume, le temps que tu restes ici...
Lui offrant un grand sourire, elle acheva:
Rox: Les autres nous attendent pour boire un verre.
Ainsi, la victoire de Mendoza lui avait conféré un nouveau statut. Roxanne ne lui en voulait finalement pas et sa défaite n'avait provoqué aucun ressentiment. Au contraire. La Dame de fer le traitait enfin en égal, presque en ami.
Le Catalan gagna la salle d'eau et enfila rapidement ses habits en peau, simples mais agréables à porter. Il chaussa les bottes souples qui accompagnaient la tenue, glissa sa dague dans la gauche, revint dans sa chambre et suivit la belle blonde.
☼☼☼
Après le succulent dîner préparé par Morgane, que Théophraste magnifia d'un poème détourné, ils s'étaient installés sur d'épaisses banquettes. Un café leur fut servi accompagné d'un digestif. Le médecin alluma sa pipe. Une conversation légère, ponctuée d'éclats de rire, occupa le reste de la soirée. Néanmoins, Mendoza se sentait déplacé en pareille circonstance. Il n'avait pas l'habitude de vivre de tels moments. Pas depuis son enfance. Il tenta pourtant de se laisser aller. Laissant le soin de la conversation aux autres, il réussit à lâcher quelques rires provoqués par les facéties du mage.
Morgane contemplait cette chaleureuse assemblée, se nourrissait des vagues de bonne humeur, d'amitié et d'amour qui s'en dégageaient.
Le Catalan partit se coucher le premier. Il n'était pas dans son élément au sein de tant de gaieté, et cette atmosphère de camaraderie le gênait plus qu'il ne pouvait se l'avouer. Cela évoquait des réminiscences trop douloureuses. Il préféra se retirer, se recentrer sur la mission, sur sa vengeance.
Une heure plus tard, Morgane apparut dans sa chambre. Soudainement, sans bruit et sans passer par la porte. Elle entra tout simplement, enveloppée dans une robe de soie presque transparente, qui semblait glisser sur elle pour caresser chacune de ses courbes. Ses cheveux noirs étaient dénoués, électriques. D'un geste, elle fit apparaître deux verres et une carafe de vin qu'elle déposa sur la table de chevet. Elle se retourna vers le mercenaire et entrouvrit sa robe, laissant apparaître un corps parfaitement proportionné et extrêmement désirable.
Morgane: Je vous dérange, peut-être? Vous voulez dormir?

: Que désirez-vous, Morgane?
Morgane: Vous, évidemment... Pour cette nuit.

: Pourquoi moi? Et pourquoi pas Théo?
Morgane: Théo est avec Roxanne. Et puis vous m'avez prouvé que vous étiez réellement digne de mon intérêt. Ce qui n'a pas souvent été le cas par le passé avec les hommes, vous pouvez me croire sur parole.
Sa tirade achevée, elle passa la main sous la tunique du mercenaire pour caresser son ventre annelé de muscles, prête à explorer un terrain plus sensuel.
Mendoza jugula son désir, ce que la jeune femme ressentit aussitôt.
Morgane: Autre chose: vous me plaisez. Et je sais que c'est réciproque. Avons-nous besoin d'une autre raison?
Mendoza dut admettre que non. Sans réfléchir, sans même vraiment le vouloir, il s'épancha.

: Morgane, je veux vraiment être franc avec vous: en vérité, je ne sais pas où cela va nous mener, tous les deux. Je ne peux rien vous promettre, hormis mon respect...
Morgane: Votre respect? Par tous les saints, pour moi c'est déjà beaucoup!

: Avant que ça n'aille plus loin, il faut que vous sachiez qui je suis. Je ne m'appelle pas "Mendson" et vous vous en doutez... Mon véritable nom est Mendoza, Juan-Carlos Mendoza. Je ne peux pas vous révéler mon allégeance, je n'en suis pas libre. Il faut que vous sachiez également que je suis recherché... Tant par l'armée de l'Empire que par celle de la France. Vous gagneriez un vrai trésor à me livrer à l'une de ces deux puissances!
Tandis qu'il se dévoilait, sa voix intérieure lui hurla:

:
Fou que tu es! Tu livres tes secrets alors que tu la connais à peine!
Mais l'Espagnol refusa de céder à cette voix de raison perverse insufflée par les instructeurs des
Yeomen. Il avait compris une chose, depuis son départ de Calais: la méfiance pouvait l'enfermer dans une prison de solitude.
La Dame du lac s'exclama:
Morgane: Vous livrer pour de l'argent?
Elle l'enlaça avant d'ajouter:
Morgane: Ça ne risque pas de m'arriver. Cette confidence que vous m'offrez est un gage de votre confiance,
Juan-Carlos Mendoza, j'en suis tout à fait consciente et je ne la trahirais à aucun prix. D'autant que cette confiance, j'ai eu l'occasion de le constater, vous n'en semblez pas très prodigue! Alors moi aussi, je vais vous révéler quelque chose. Cela vous permettra peut-être de comprendre ce que j'ai dit un peu plus tôt. Je m'appelle Morgane Lombard. C'était le nom de mon père et je l'ai gardé. C'était un riche négociant de la région. Je lui vouais une adoration sans borne mais il est mort quand j'avais dix ans, d'un cœur trop faible. Après son deuil, ma mère a épousé son associé qui lui faisait une cour pressante. Elle a cédé pour ma sécurité, je crois. C'était une femme très belle et d'une grande intégrité. Elle s'est engagée, donnée à cet homme plus jeune qu'elle, sans arrière-pensée. Maman était prête à l'aimer. À peine l'avait-il épousée, ce bâtard, qu'il la récompensait en la cloîtrant dans la maison familiale. La bafouant, la trompant avec le premier jupon venu, lui refusant le droit de sortir. Ma mère fut avilie par la famille entière de cet homme, qui la traitait comme une sorcière et une souillon. Je l'ai vue, chaque jour, devenir de plus en plus grise, desséchée de tristesse, sa beauté assassinée par les vexations continuelles. Je suis partie, dès que j'ai pu, le jour même de sa mort, pour tout dire. Une mort lente causée par le chagrin, elle n'avait plus le désir de vivre. J'ai jeté un sort à mon porc de beau-père et j'ai quitté sa maison sur le dos de son meilleur cheval. Je me suis exilée ici pour y exercer mon
Don, mais c'est une autre histoire... Ce que j'ajouterai, c'est que les hommes que j'ai rencontrés, avec qui j'ai partagé ma couche, semblaient à chaque fois prêts à tout pour m'avoir, mais se révélaient ensuite incapables de supporter mon indépendance. Et leur jalousie a toujours fini par m'étouffer. Mon dernier amant en date était mage à la cour du roi de Navarre. Il m'a fait vivre à peu près le même type de cauchemar. Une façon de m'aborder tout d'abord prévenante, que j'ai crue authentique, comme si j'étais la femme la plus intéressante de la création, comme si je comptais vraiment pour lui. Et après, une fois que nous eûmes consommé notre relation, il s'est contenté de m'exhiber comme un superbe animal, pour épater ses amis. Il me méprisait, sauf au lit. Je ne veux plus de ça. C'est pour me laver l'esprit de toutes ces déceptions que je me suis installée ici avec Roxanne. Je ne veux plus vivre cet enfermement avec un mâle. Plus de contraintes, de manipulations, de faux-semblants. Je veux être appréciée pour moi-même, pas seulement pour ma chute de reins ou ma façon de faire l'amour. Je veux être acceptée pour ce que je suis, et pas pour ce que je représente aux yeux des autres. Tout ça pour dire que le concept de relation sérieuse, je m'en méfie plus qu'un peu. Pouvez-vous le comprendre?

: Honnêtement, oui. Moi non plus, je ne suis pas très à l'aise avec l'idée du mot
sérieux. Et je ne sais pas en parler aussi bien que vous, d'ailleurs... Par contre, après ma mission, si vous voulez qu'on rende une petite visite à votre beau-père et sa famille, ce sera avec plaisir! Je suis très doué pour ce type de
conversation.
Morgane se mit à rire.
Morgane: Je vais le garder soigneusement en mémoire. Qui sait si un jour, je ne vous prendrai pas au mot?
Elle passa la main sur la nuque du capitaine, provoquant une gerbe de frissons. Les prunelles sublimées d'un feu intérieur, elle livra:
Morgane: Je suis contente qu'on ait pu se parler aussi librement...

: Moi aussi.
L'Espagnol fit alors preuve d'une audace incroyable en regard de sa mentalité habituelle. D'un bras, il enlaça la jeune femme et colla son corps contre le sien. Elle l'embrassa hardiment, provoquant chez lui une faim ardente, irrépressible. Il la porta jusqu'au lit, où ils se dévêtirent mutuellement, sans perdre la moindre seconde, sans se quitter des yeux.
À peine nus, c'est elle qui le fit basculer sur le matelas et entreprit de caresser son torse et son ventre. Le contact de ses doigts brûlait Juan par moments, le glaçait à d'autres. Une sensation exquise qui émoustilla chacune des fibres de son être. La guérisseuse démontrait un savoir amoureux incomparable. Mais Mendoza repoussa ses mains tentatrices, se redressa et l'allongea de tout son long. Il avait une promesse à honorer envers lui-même. Il voulait la conquérir, cette petite fée au cheveux de jais. Pas par la force, mais par le talent. La faire plier, non pas d'impuissance mais de plaisir.
Laisser monter la tension, la laisser s'épanouir. Prendre le temps de humer la peau de Morgane, de la caresser de ses grandes mains inquisitrices, de l'embrasser, de la magnifier, tout en se laissant mener par les réactions de sa partenaire, par le rythme de son abandon, l'expression de ses sens, les cambrures ou les frémissements de ses membres.
Tout en maîtrisant son corps, le
Yeoman relâcha totalement son esprit et ce fut pour lui une singulière révélation. Jusqu'alors, dans ses deux ou trois relations avec la gent féminine, il n'avait fait qu'assouvir ses propres envies, par inexpérience, par manque d'intérêt. C'est ce qui s'était passé avec Carlotta, son premier amour. Le cas présent se révélait tout à fait différent. Sentir Morgane répondre à ses attentions provoquait en lui une intense excitation.
La nuit fut douce et longue à la fois.
La Dame du lac, elle aussi, joua de sa sensualité, l'amenant plusieurs fois au bord du précipice. Le laissant reposer encore, avant de l'accueillir avec une lenteur calculée, presque douloureuse. Le Catalan avait depuis longtemps perdu toute notion du temps, de la réalité, de ses responsabilités. Il n'était plus que désir...
Morgane fut la première a capituler et son cri libérateur fut contenu dans un gémissement étiré.
Son amant ne lui laissa pas le temps de se remettre. Il la chevaucha avec toute la vigueur dont il était capable, se félicitant d'avoir retrouvé son endurance d'athlète. Toute sa vigueur mais également son ressenti. Non pas aveuglément, mais au contraire à la recherche du rythme parfait. L'odeur de leur corps mêlés, épicée, intense, lui emplissait les narines. Son odeur à elle, surtout...
La jeune femme l'avait accueilli avec voracité. Elle s'accrochait à lui en feulant, en l'encourageant sans discontinuer. Le mercenaire sentit le plaisir qui revenait quémander son obole, réchauffant ses reins de ce feu inimitable, ensorceleur tout autant qu'ensorcelé. Il ralentit la cadence, jusqu'à cesser de bouger. Il attendit d'être apaisé, profitant du répit décidé pour la boire des yeux, pour embrasser ses lèvres et caresser son visage, emperlé de sueur.
Lorsqu'elle le sentit prêt à relancer le fil de sa conquête, Morgane se dégagea afin de le surplomber. Toujours à l'écoute de la musique des corps, Juan accéléra enfin l'allure. La tonalité des gémissements de la jeune femme alla crescendo, provoquant son propre abandon. Il ne put retenir un cri de libération. Tout son être paraissait exploser dans le puits sans fin de l'extase. Lovée dans ses bras protecteurs, toujours sur lui, l'alcine resta alanguie, sans pouvoir bouger.
Le calme revint graduellement.
La sorcière traça quelques runes rapides dans l'air. Un vent chaud s'éleva dans la pièce, caressa leur membres, sécha leur sueur.
Ils ne parlèrent pas. La jeune femme ne semblait pas encline à la conversation. Ce qui convenait parfaitement à Mendoza. Une nuit, rien de plus, elle l'avait dit.
Il commençait à s'endormir sans vraiment s'en rendre compte, épuisé par sa performance.
Plus tard, usant de frôlements sur le dessin harmonieux de ses larges épaules, elle le réveilla. Elle lui demanda qu'il fasse de nouveau preuve de ses talents. L'Espagnol obtempéra avec enthousiasme, offert en cet instant présent, de corps, de cœur et d'âme.
Le Catalan était captivé par cette femme, par son abandon. Il était brûlant du plaisir qui remontait en vagues successives.
Plongé dans une transe similaire à celle du combat, mais combien plus naturelle et pacifique, il maîtrisait cette montée frénétique avec un instinct nouveau, issu de sa volonté de découverte, de partage. Il aurait pu déclencher cette houle d'extase, ce ressac impétueux mais il préféra les moduler encore un peu. Morgane méritait mieux, beaucoup mieux. Il lui clôtura la bouche d'un baiser enflammé. Elle se pâma davantage encore.
Juan finit par décider l'hallali. Il ne pouvait plus lui-même se contenir plus longtemps. Il accentua sa pression contre le bassin de la jeune femme et accéléra le rythme en un mouvement ascendant qu'il savait décisif.
La petite fée fut saisie de tremblements spasmodiques et se mordit le poing. Alors seulement, son partenaire laissa libre cours à son propre oubli. Il se cambra en arrière et poussa un cri rauque, bestial.
De le sentir s'abandonner ainsi attendrit Morgane. Elle le rejoignit dans la félicité.
Juan, émerveillé, béat de ce qui venait de se produire, attendit de retrouver sa respiration pour rouler sur le côté.
Une main posée sur son cœur chaviré, l'autre en travers de son front, la magicienne resta sans bouger, les yeux flous.
Morgane: Je... je... C'était... trop... fort.
Après s'être rafraîchie d'une coupe de vin, elle lui massa longuement les pieds, les jambes, le dos avec un mélange de camphre et de ptarmica*. Ses mains fines irradiaient d'une force bénéfique qui chassait les moindres tensions, nerveuses comme musculaires.
Mendoza sombra dans une béatitude telle qu'il n'en avait pas connu depuis bien longtemps.
À suivre...
*
*Kettlebell: Sortes d'haltères utilisées dans la Grèce antique.
*Ptarmica: Ancien nom de l'arnica.