Suite.
CHAPITRE 18.
La matinée s'était déroulée dans le calme, sans contretemps et sans pluie. Ils cheminaient à travers la forêt de la Braunhie, lentement mais sûrement. Avec une habileté acquise au fil de ses voyages, Théophraste avait réussi à leur faire éviter toutes les patrouilles. Elles étaient de plus en plus fréquentes à mesure qu'ils se rapprochaient de la zone des citadelles, marquant l'entrée officielle de l'enclave de l'Empire, au sud du massif des Corbières.
Toujours prompt à casser la croûte, le mage proposa une halte après avoir dépassé le village de Concots. Installés sous un saule pleureur, les trois compagnons avaient partagé du pain, du lard et du fromage, accompagnés d'une gourde de vin du pays: le noir de Cahors. Clément Marot* avait chanté les vertus de cette "liqueur de feu".
Si Mendoza peinait, il tenait bon. Son endurance, acquise dès l'enfance à nager dans les torrents des montagnes, à escalader les falaises siliceuses des Pyrénées ou à chasser dans les pinèdes, lui permettait de résister. La marche avait au moins contribué à réchauffer son corps épuisé. Macumba se leva pour aller se laver au bord d'une source proche.
L'Espagnol terminait un morceau de pain que la danseuse avait eu la bonne idée de poser sur une pierre au soleil. Théophraste vint s'asseoir à ses côtés, pipe allumée, l'œil pétillant de malice:
Théo: Le danger semble écarté, pour le moment... Puisque nous voilà seuls, je voudrais aborder un sujet plus réjouissant. Voilà... Hans m'a demandé de te parler.
Le luthier de la médecine, qui avait retrouvé sa bonne humeur coutumière, gloussa:
Théo: C'est au sujet de Macumba. Il veut avoir ta permission pour la courtiser. Il est fou d'elle, ça ne fait aucun doute.

: Ma permission? Et pourquoi moi? Cette
chica ne m'appartient pas, elle est libre de ses choix.
Si le Catalan s'attendait à discuter d'un tel sujet! Il appréciait la jeune femme, la trouvait séduisante. Cependant, comparée à sa mission et à sa vengeance, elle n'avait que peu d'importance.
Théo: C'est que... avec ton air renfrogné et votre différence d'âge, il t'a pris pour son père. Sans vouloir te manquer de respect!

:
Quoi?!?
Juan en avala son pain de travers.
Théo: Ce qui est une nourriture pour l'un, est un poison pour l'autre. (Pensée).
Le teint framboisé, beau donneur d'accolades à l'outre, le Zurichois cachait mal son hilarité. Se mordant les joues pour s'empêcher de pouffer de rire, il avait dû poser sa bouffarde pour ne pas l'abîmer.

: Je n'ai que vingt-huit ans, Théo! Et Macumba doit avoir dépassé la vingtaine. Ça fait peu, comme différence!
Théo: Oh, rassure-toi! Je l'ai détrompé, bien sûr! Hans était tout confus. Il s'est aussitôt excusé.
Le mage écarta ses main avant d'ajouter:
Théo: Mais il n'a pas voulu en démordre. Il veut ton accord avant de se déclarer.

: Bon! Après tout... Que veux-tu de moi?
Théo: Eh bien, simplement ta bénédiction. Mais selon l'usage, je dois d'abord te parler de Hans.
Il adopta un ton plus sérieux pour continuer:
Théo: Malgré son jeune âge, c'est un soldat d'expérience, déjà honoré parmi les cantons pour ses talents d'archer, que tu as pu apprécier. Issu d'une famille de fondeurs de cloches, il est bon pisteur et bon chasseur. Les siens n'auront jamais faim. Un point important de la mentalité Helvète car ils se marient pour la vie. Hans a remporté les dernières joutes du pays de Vaud, à l'arc évidemment, la discipline principale. Sa famille est nombreuse. Il a quatre frères: un plus jeune, Peter, que tu connais déjà, puis trois plus âgés, Jakob, Orell et Wilhelm, tous mariés. Le destin de ce jeune homme sera brillant, à n'en pas douter! Nous autres, Confédérés, sommes des gens pacifiques pour peu que les Français et les princes protestants Allemands ne nous chatouillent pas trop. Le clan de Hans est situé dans la grande forêt du bois d'Orjulaz, près d'Estagnyeres*. C'est un lieu sacré, protégé par
Herta. La vie y est douce. Macumba y sera bien accueillie et en sécurité. Si tu y consens, il suffit que tu donnes ton accord verbal. Hans est un bon garçon, John. Depuis notre rencontre, je n'ai eu qu'à me louer de lui. Et d'après ce que j'ai cru voir, Macumba est loin d'être insensible à son charme... Qu'en dis-tu?
Juan pris le temps de mûrir sa réponse. Il était hors de question de l'emmener avec lui en Espagne. À Barcelone, il n'aurait pas le loisir de veiller sur elle. Il se remémora l'air si triste qu'elle affichait lorsqu'ils s'étaient vus pour la première fois.
La Gitane l'avait suivi sans se plaindre ni le trahir, ne récoltant que froid, faim, peur et danger en guise de paiement. Sans compter qu'elle lui avait sauvé la vie à au moins deux reprises.

: J'ai une dette envers elle, je le reconnais, et je veux qu'elle soit heureuse. Mais encore faut-il qu'elle en ait envie, de ton archer.
Théo: Les as-tu regardés tous les deux, ces derniers temps? Ils ne le savent pas encore, mais ils sont faits l'un pour l'autre.

: Fort bien! Alors quand il nous rejoindra, annonce à ton
gamin qu'il a mon aval. Mais si jamais j'apprends un jour qu'il lui a manqué de respect en quoi que ce soit, je viendrai moi-même lui enfoncer son arc dans la gorge... Nation Suisse ou pas. Tiens, d'ailleurs... Prends ceci, je te demande de l'utiliser au mieux pour leur avenir. Quand Hans sera de retour chez lui, tu seras le garant de leur installation, Théo. Telle sera ma condition.
Les cent réaux d'or de Pero Laxo feraient une belle dot.
Empochant la bourse, le mage s'exclama:
Théo: Par le
Sefer HaBahir!* Tu me plais, John! Je m'y engage. Macumba sera très heureuse là-bas.
Le mage reprit d'un sourire, un sourire chaud comme le soleil, limpide comme l'eau, tranquille comme la terre:
Théo: Je suis ravi de t'avoir rencontré. Les événements ont démontré que nous pouvions devenir amis et j'en ai le sincère désir. Si tu me parlais un peu de toi? Que vas-tu faire dans la capitale de la Catalogne?

: Tu ne m'es pas antipathique, c'est un fait, Théo. Cependant, je ne suis pas libre de parler. Trop de choses sont en jeu.
C'était la vérité. Mendoza appréciait le mage. De là à lui accorder une totale confiance et à s'épancher... Ce n'était certes pas son style.
Théo: Je comprends. Et je respecte. Chacun ses secrets. Ah! Voici notre douce Macumba qui revient toute propre de son bain. Tu vas pouvoir aller te laver et te raser. Ce ne sera pas du luxe! Regarde-toi! Tu es couvert de sang et de poussière.
L'Espagnol gémit en se relevant. Ses muscles s'étaient refroidis durant la halte. Il regarda ses mains.
Théo: Tu veux que je t'aide?

: Ça ira, merci... À tout à l'heure.
Juan clopina jusqu'au ruisseau
des Valses dont revenait la jeune femme, toute pimpante. Ses jambes semblaient aussi dures que la pierre, ses cuisses et ses mollets le brûlaient de fatigue. Ses reins l'élançaient et les frissons revinrent à la charge. Il jura tout son saoul en claquant des dents. Conscient qu'il était incapable de se défendre face au danger, il était obligé de se reposer sur le médecin et la Gitane. Tout en grelottant, il réussit à se laver et à se sécher.
Dès qu'il eut terminé ses ablutions, ils se remirent en route.
☼☼☼
Tout en ouvrant la voie de son pas souple, Théophraste ne cessait de discourir. Il possédait un savoir passionnant qu'il dispensait pour divertir Macumba. Mendoza constata que, depuis le début de leur rencontre, la Gitane avait perdu de sa tristesse résignée. Le grand air lui avait redonné de bonnes couleurs et son visage s'ouvrait à la perspective d'une vie différente.
Nulle vision ne s'était manifestée à elle.
Théo: Au fait, je vous emmène dans un lieu tout à fait singulier. Vous êtes-vous déjà rendus dans un comptoir d'échange Languedocien? Un endroit convenable, vous verrez. Nous pourrons y reprendre des forces. Et puis, les frères Füssli et moi y avons laissé un compagnon blessé que nous devons récupérer. C'est le meilleur ami de Peter: Ysengrin le Rusé. Je pense, chère enfant, que vous l'apprécierez. Ah, décidément, quelle belle journée pour voyager!
L'Espagnol ne partageait pas cet avis. Serrant les dents, il avançait comme il pouvait et se défendait de demander quand ils arriveraient à destination. Ses blessures cicatrisaient normalement, mais il restait épuisé. Des vagues de frissons le prenaient régulièrement, le laissant au bord de la syncope. Malgré tout, il irait jusqu'au bout, un pas après l'autre, sans abdiquer.
☼☼☼
Le lendemain soir, après avoir passé une journée similaire, le trio atteignit la forêt de Grésigne, qui dépendait du territoire de Puycelsi. Ils furent rejoints par les archers qui avaient ramené du gibier. La soirée fut paisible. Hans parla peu, couvrant Macumba de son regard pénétrant. La danseuse rougissait fréquemment de ces attentions. L'Espagnol put ainsi vérifier les dires de Théophraste. Il avait raison, l'attirance des deux jeunes gens était manifeste.
Le mage se révéla un précieux compagnon, toujours prêt à discuter, à rire ou à chantonner. Empli d'une sereine énergie, il vivait chaque instant à sa juste valeur, impressionnant Juan par l'harmonie simple de son âme, qu'il offrait sans restriction. Quant à Hans et Peter, ils le regardaient avec une adoration sans bornes. Macumba semblait, elle aussi, particulièrement l'apprécier.
Pour une fois, Mendoza s'endormit le premier, bercé par le récit d'une des aventures du savant-voyageur. Son procès contre un important chanoine: Lichtenfels. Ce dernier n'avait pas réglé les émoluments promis, ce qui, à l'époque, avait mis Théophraste dans une profonde colère. S'il se voulait médecin des pauvres, le mage avait toujours mis un point d'honneur à faire payer les riches au prix fort. Il était notoire que Paracelse aimait le bon vin et en abusait souvent.
Le Catalan sombra bien avant la fin du récit.
☼☼☼
Comme Théophraste l'avait proposé au mercenaire, les deux frères avaient convoyé Zarès à l'ouest, s'enfonçant profondément dans l'une des vastes forêts qui couvraient le secteur.
Le personnage donnant dans la gouape fut laissé sous une petite hutte, rapidement montée par les mains habiles de Hans. On l'abandonna là, au bord du Lot avec de l'eau et des provisions, puis le mauvais sujet fut laissé à lui-même. Son état actuel ne lui permettait pas de voyager. Il ne risquait donc pas de s'élancer à la poursuite des Suisses ou de l'Espagnol.
Au bout d'une heure pourtant, alors que les frères Füssli avaient disparu, l'alchimiste se leva, sortit de son abri précaire et se dirigea vers le nord. Une volonté puissante, bien plus que la sienne l'appelait, le convoquait.
Zarès marcha, rampa même par endroits, sans jamais s'arrêter malgré sa blessure à la tête, malgré son état de faiblesse extrême, sans jamais penser à ce qui était en train de se produire. Sans s'en rendre compte, il répétait:

: Je viens, je viens!
Le sorcier était possédé.
Pendant des heures, il parcourut la forêt, attiré malgré lui par un monceau de roche granitique bleu. Sans même s'arrêter pour reprendre son souffle, il s'engagea dans la clairière qui s'offrait à lui. C'est à bout de forces qu'il gravit les escaliers de sa nef.
Enfin libéré de la transe qui l'avait guidé, il retrouva ses esprits. La première chose qu'il effectua en entrant fut de vérifier si la pyramide était toujours en place. C'était le cas. Rasséréné, il alla s'écrouler sur la banquette en songeant à ce qu'il allait pouvoir bien faire désormais.
Sa mission ayant lamentablement échoué, il était inutile de se représenter devant le roi de France.

:
Si La Châtre s'en est sorti, il doit sûrement être en train de faire son rapport... (Pensée).
Il était temps pour Ambrosius d'aller voir ailleurs, de prêter serment d'allégeance à un autre. Son choix fut vite fait. Celui-ci se porta sur l'homme le plus puissant de la chrétienté...
☼☼☼
L'alchimiste avait vu juste.
Tandis qu'il songeait à sa nouvelle alliance, Joachim de La Châtre, après avoir attendu quelques instants seul dans une sorte d'antichambre tendue de velours, accédait, guidé par Jean Stuart, le capitaine de la première compagnie, à une pièce somptueuse. Elle était tendue d'une toile entièrement brodée d'or qui brillait comme une mitre d'évêque. Le soldat vaincu se trouvait à Cahors, au second étage de la grosse tour carrée, vestige du palais Duèze. Au milieu de la salle, éclairé par un candélabre où brûlaient une profusion de cierges, et par des lampes de cristal, une sorte de trône se dressait sous un baldaquin de pourpre frappé des armoiries du maréchal de France. Une devise était inscrite sur le phylactère:
Fidus et verax in justitia judicat et pugnat. (Celui qui est fiable et véridique dans la justice peut seul juger et combattre).
Sur ce trône, un homme était assis.
Son visage sombre, ses yeux chargés d'éclairs qui considéraient le nouveau venu en silence n'auguraient rien de bon. D'une voix grave et sonore qui aurait pu être celle d'un chanteur, il dit enfin:
Anne: Le roi t'a chargé d'abattre l'Espagnol. Et tu as failli à ta mission!
Le Seigneur de Nançay tressaillit. Cette voix qu'il avait appris à respecter, à craindre même, rebondit sur les parois en pierres de taille, le faisant sursauter. Il se jeta aussitôt au sol, où il s'aplatit dans une posture de soumission.
Devant lui se dressait Anne de Montmorency dont les mains agrippaient les accoudoirs, signe de mécontentement. Il apostropha son sous-fifre:
Anne: L'Espagnol est donc toujours en vie! Le roi est deçu, La Châtre! Il espérait tant de toi...
J.C: J'ai fait ce que j'ai pu... Mais ce maudit Ambrosius a tout fait échouer.
Le capitaine releva la tête pour tenter de s'expliquer. Devant l'audace du soldat dont les yeux le considéraient maintenant avec insolence, la colère d'Anne éclata. Le maréchal se redressa et sa main fouetta l'air avant de percuter violemment le Seigneur de Nançay. Projeté au sol, ce dernier eut la joue profondément marquée.
Anne: Tu peux garder tes excuses, La Châtre. Tu sais que notre roi n'admet pas l'échec. Tant pis pour toi!
Montmorency s'avança, prêt à frapper.
Le soldat bredouilla:
J.C: Il y avait un autre mage aussi... et deux Confédérés. Cela dit, faites-moi exécuter si cela peut vous satisfaire.
Ce tranquille courage éteignit la fureur du duc. C'était, en effet, de toutes les vertus, celle qu'il appréciait le plus:
Anne: Tu ne crains pas la mort?
J.C: Pourquoi la craindrais-je? La vie ne m'a rien apporté qui mérite d'être regretté.
Le gouverneur du Languedoc s'approcha et se pencha un peu pour scruter les profondeurs de ce regard qui ne fuyait pas le sien. Soudain, il tira de sa ceinture une dague dont la poignée d'or était enrichie de pierreries et en appuya la pointe sur le cou du militaire:
Anne: Je t'accorde le temps de dire une prière!
J.C: C'est inutile. Dieu n'a rien à me pardonner car je ne crois pas l'avoir jamais offensé gravement. Lui, en revanche, s'est plu à me faire souffrir. S'il consent à entendre de moi une prière, qu'il accorde à ma Françoise la joie d'être mère, elle qui sera veuve d'ici peu.
Il ferma les yeux, attendant que l'arme s'enfonce mais déjà elle s'éloignait. D'un geste vif, le duc rengaina sa lame.
Anne: Je crois, pardieu, que tu dis vrai. Tu n'as pas peur...
Une idée subite venait de suspendre son geste. Un projet qu'il caressait depuis plusieurs mois, sans avoir jusqu'ici trouvé l'occasion de le concrétiser.
Anne: Sors, Jean Stuart! Et toi, relève-toi! Je vais te garder à mon service, La Châtre. Ne crains rien, j'arrangerai la chose avec le roi et tu pourras ainsi regagner ses faveurs.
J.C: Dieu me garde de jamais vous déplaire, Monseigneur.
Anne: Je te crois, Joachim. Mais pour l'instant, tu vas rester dans cette tour sous bonne garde. Ceux qui veilleront sur toi m'en répondront sur leur tête car je ne te permettrai pas d'échapper à la sanction que tu mérites. Pour l'heure, j'ai à faire... Sois cependant certain que je ne t'oublierai pas!
Remis à nouveau au capitaine Stuart, La Châtre allait sortir quand Montmorency l'arrêta:
Anne: Un instant! Sais-tu ce qu'il est advenu d'Ambrosius? Est-il toujours en vie?
J.C: Je l'ignore.
Haussant les épaules, Montmorency lui fit signe de sortir.
Peu après, il s'engagea à son tour dans le couloir mal éclairé. Ainsi, La Châtre avait échoué. De même que le sorcier et la horde. Face à un homme seul! L'Espagnol se révélait bien plus résistant que prévu. Tant pis, le monde offrait maints tueurs prêts à se charger de son sort. Et avec ce qu'il avait décidé pour le Seigneur de Nançay, son projet marquait un net avancement.
Somme toute satisfait de la tournure des événements, il descendit une série d'escaliers qui débouchaient sur la rue. Il avait rendez-vous en ville.
À SUIVRE...
*
*Clément Marot: Poète Français, né à Cahors. Le titre de cette fanfic est l'une de ses citations.
*Estagnyeres: maintenant orthographié Étagnières. Commune suisse du canton de Vaud, située dans le district du Gros-de-Vaud.
*Sefer HaBahir: Livre de la Clarté, développant un système de mystique Juive. L'ouvrage aurait été compilé durant le XIIème siècle par plusieurs auteurs successifs, d’abord dans les cercles piétistes Judéo-Allemands, puis dans les premières écoles kabbalistiques du Languedoc et de Catalogne, où il aurait trouvé sa forme définitive.