Et voici la fin du chapitre 16 Bonne lecture
Cinquième partie.
Cela faisait près d’un mois qu’Hakim se remettait tranquillement de sa maladie, grâce aux bons soins de Zia. La convalescence se passait à merveille, pourtant Hakim se rendait bien compte que, à mesure que son état de santé s’améliorait, la fatigue de la jeune femme augmentait, et cela commençait à l’inquiéter. Mais Zia le rassurait chaque jour avec un doux sourire.
Cette nuit-là, Hakim s’endormit en songeant qu’il était temps que Zia s’occupe davantage d’elle-même que de lui. C’était en apparence une nuit comme les autres, douce, calme, pas trop chaude, un petit vent rafraichissait même la zone. Tout le campement se portait au mieux à l’exception d’une personne qui était de plus en plus désespérée depuis deux longues, très longues semaines. L’aurore approchait, les premières teintes orangées envahissaient le ciel nocturne. A bord de l’oiseau d’or, deux jeunes gens passaient une très mauvaise nuit…
Esteban était réveillé depuis un bon moment déjà, comme chaque matin depuis le début de ces deux interminables semaines… Il regardait sa Zia pendant des heures tous les matins, alerté par les paroles inquiétantes qu’elle répétait toutes les nuits dans son sommeil, mais qui étaient davantage une suite incohérente de plaintes que des mots clairement audibles. Il lui semblait pourtant que deux mots revenaient sans cesse : « Sans moi… ».
Mais ce matin-là, c’était différent: cette fois, Zia ne cessait de se retourner et de gesticuler, son souffle s’accélérait comme si elle était témoin du pire. Ses gestes étaient si brusques qu’il en venait à penser qu’elle allait se faire mal.
Esteban était tétanisé, il ne savait pas quoi faire. Voir Zia dans cet état lui faisait mal au cœur, depuis le début de ces rêves intempestifs il n’aspirait qu’à une chose, être à sa place, lui permettre de profiter d’un bon sommeil réparateur, enfin. Mais il ne pouvait pas… il pensait que les rêves «prémonitoires » de Zia, si ce qui lui arrivait en était bien, étaient une malédiction pour elle, et c’était particulièrement vrai ces dernières semaines. Il se tenait à ses côtés, essayant tant bien que mal de partager son fardeau, mais il devait bien se rendre à l’évidence… Jamais il ne pourrait comprendre ce qu’elle ressentait. Et cela l’anéantissait au plus haut point.
Il finit par lui prendre le poignet et constata que son rythme cardiaque était élevé. Il devait la réveiller avant que son cœur ne s’emballe, mais avant qu’il ne s’y emploie, Zia sortit de son sommeil en sursaut tout en poussant un cri des plus effarants. Elle tremblait et semblait terrorisée, sa respiration était saccadée à l’extrême.
Il la saisit par les épaules, avant de l’enlacer, la serrant contre lui ; il sentit sur sa joue couler les larmes de Zia ; si seulement sa peau à lui pouvait absorber ses larmes à elle, pour la vider de sa peine…mais il ne pouvait que lui adresser quelques mots de réconfort à l’oreille…
E : Zia, calme toi, c’est fini, je suis là…
Le cœur de Zia se mit à battre plus lentement, elle retrouvait un peu de calme. Il la libéra de ses bras et la regarda, cherchant à s’assurer qu’elle allait vraiment mieux.
Il la vit promener autour d’elle son regard égaré, puis revenir lentement à elle ; elle fermait à demi les yeux, comme si elle se concentrait, secouait la tête et prenait de profondes inspirations ; c’était terminé, il le savait, et comme chaque nuit, elle cherchait à se rappeler le contenu de ses cauchemars, sans y parvenir. Elle frissonna, et il la serra à nouveau contre lui.
E : Zia ? Es-tu avec moi ?
Elle laissa peser sa tête sur son épaule.
Z : Bonjour Esteban…
Elle tremblait encore légèrement, et sa voix mal assurée fit comprendre à Esteban qu’elle était encore ailleurs. Il saisit doucement sa main gauche. Elle tressaillit, et la retira brusquement en gémissant, puis elle chercha à se dégager de l’emprise de son fiancé. Esteban la serra plus fort contre lui et caressa ses longs cheveux en murmurant de sa voix la plus rassurante :
E : Zia, c’est moi, Esteban, tu le sais. Réveille-toi tout à fait, laisse partir ce qui t’effraie. Je suis là, tout va bien. Viens, on va marcher un peu… Il faut que tu prennes un bon bol d’air frais…
Il ne chercha pas à la forcer, et sentit bientôt sa main qui reprenait celle qu’elle avait repoussée quelques instants avant.
Z : Je suis désolée… Je t’ai certainement empêché de dormir…
E : Ne t’en fais pas pour ça, ce n’est rien…
Ils se levèrent et sortirent, Zia tenant fermement la main droite d’Esteban. Sans l’expression d’infinie tristesse qui se lisait sur son visage, on aurait pu croire que le jeune couple allait assister au spectacle resplendissant de la naissance du jour. Le ciel s’éclaircissait, le bleu nuit avait presque totalement laissé place à un dégradé chatoyant allant de l’orange au jaune.
Ils marchèrent quelques minutes en direction de l’oasis, la brise rafraîchissant leurs visages encore enflammés par les tourments de la nuit.
Quand ils furent à proximité, ils distinguèrent une silhouette aux cheveux longs occupée à revêtir ses habits ; c’était manifestement une femme, si bien qu’Esteban détourna rapidement la tête, et s’arrêta. Quant à Zia, elle se rendit vite compte qu’il s’agissait d’Indali. Sans aucune raison évidente, cette scène lui rappela leurs ennuis en Chine, et, sous le coup de ce désagréable souvenir, sa vision se troubla, et des flashs assaillirent son esprit. Elle fit encore quelques pas sans Esteban avant d’être rejointe par Indali, qui accourait afin de saluer joyeusement ses amis.
I : Bonjour Zia! Esteban… pourquoi es-tu retourné ?
Il lui répondit tout en faisant volte-face.
E : Euhh pour rien, et toi qu’est-ce que tu fais là ?
I : Je suis venue me laver, qu’est-ce que tu crois ? C’est important…
E : Mais n’aurais tu pas été plus à l’aise à bord…
I : Il n’y avait plus d’eau alors…
Elle ne put finir sa phrase : elle venait de croiser le regard de Zia, les yeux grands ouverts, fixant droit devant elle, l’air hagard.
I : Zia, qu’est-ce qui se passe ?! Esteban, aide-moi !
Zia s’était brusquement écroulée, comme vidée de toute force ; Indali avait tout juste eu le temps de la retenir pour qu’elle ne s’effondre pas au sol. Elle l’entendit murmurer « Il faut les aider… ».
I : Aider qui ? Qui a besoin d’aide ? Zia, réponds !
E : Laisse-moi faire, Indali.
Délicatement, il soutint sa fiancée et l’aida à s’assoir sur un mince tapis de végétation. Zia mit ses mains devant ses yeux et inspira profondément pour se calmer. Esteban et Indali s’étaient accroupis près d’elle et attendaient, inquiets.
Z : Qui a besoin d’aide ? Je ne sais pas, mais je me souviens de mon cauchemar, et j’ai un très mauvais pressentiment …
E : Attends, habituellement tu ne te souviens pas de tes rêves…qu’as-tu vu ?
Z : Je ne m’en souviens pas à proprement parler… je ne vois pas grand-chose, comme à chaque fois…des images furtives…
I : C’est ce qui t’es arrivé à Pékin ?
Z : Oui…mais tout à l’heure, j’ai eu l’impression de revivre certaines scènes de mon dernier rêve. C’est comme si j’étais quelqu’un d’autre…comme si je voyais à travers ses yeux, que je ressentais sa détresse.
E : Peux-tu nous donner quelques précisions ? Un détail qui pourrait nous aider à comprendre ?
Z : Tout s’estompe déjà…la mer…un éclair…puis un autre…un navire qui sombre…un homme se noie…je crois...mais je ne suis pas sûre…je suis sur une chaloupe, il fait nuit, mes larmes m’empêchent de bien voir, tout est brouillé…il y a des yeux, des yeux de feu qui me transpercent, je tiens quelque chose entre mes bras, je lutte, la chose…la chose grandit et je veux m’en débarrasser, elle va m’écraser, m’étouffer, elle rit ! Et moi…moi je suis impuissante…Esteban ! Nous devons faire quelque chose !
Esteban et Indali échangèrent un regard : Zia avait tout l’air de raconter un naufrage lors d’une tempête, mais que venaient faire là ces yeux de feu ? Ils savaient tous les deux que les visions de Zia servaient d’avertissement. D’ordinaire, cependant, il ne s’agissait pas de cauchemars récurrents.
E : Je ne demande qu’à t’aider…mais tant que nous n’en saurons pas plus…
Z : Ce n’est pas moi qu’il faut aider, ce sont eux !
I : De qui veux-tu parler ? Tu as vu autre chose ?
E : Les seules personnes qui doivent être à bord d’un navire en ce moment, ce sont Mendoza et Isabella…
Z : Oui…mais je ne comprends pas, s’ils courent un danger, pourquoi mes visions ne me permettent-elles pas d’en savoir davantage ? Cela dure depuis si longtemps déjà, et ce n’est qu’aujourd’hui que je commence à entrevoir quelque chose ! S’il était déjà trop tard ? Cette impuissance que je ressens…
Esteban ne sut que répondre. Il avait parfaitement entendu Zia évoquer un homme qui se noie. Mais il était inutile de continuer à s’alarmer, il fallait agir.
I : Je suis sûre qu’il n’est pas trop tard ! tes visions ont déjà sauvé des personnes, n'est-ce pas?
E : Indali a raison, allons, viens, retournons au condor et prévenons Tao, nous devrions partir au plus vite. Le fait que tu souviennes de tes cauchemars aujourd’hui signifie sûrement qu’il va falloir intervenir très bientôt.
Z : Mais nous ne savons même pas où ils sont en ce moment ! Nous n’avons aucune piste !
E : S’il s’agit bien d’eux, nous trouverons une piste, ne t’inquiète pas. Allons, viens.
Il l’aida à se relever et, tenant fermement la main de Zia, en partie pour l’assurer de son soutien, en partie parce qu’il commençait à prendre la mesure de la gravité de la situation, il se dirigea vers le condor. Au bout de quelques pas, Zia sentit un relâchement de la main d’Esteban sur la sienne ; elle s’arrêta. Il fit de même.
Z : Esteban, à quoi penses-tu ?
E : Hum ? Oh…je ne sais pas trop, ça n’a sans doute rien à voir, mais j’essayais de me remémorer les dernières fois où nous avons vu Mendoza et Isabella, au cas où ça nous donnerait une indication quelconque sur leurs destinations, leurs activités…et je repensais à ce détail bizarre de ton rêve, ces yeux de feu…
Z : Tu penses à Gonzales, toi aussi ?
E : Quoi ? Tu te souviens du nom de ce type ? Moi, je me souviens juste que le partenaire commercial de Sancho et Pedro a imposé sa présence à Mendoza…
Z : Tu veux parler de Ruiz ?
E : Ruiz ? Ah, oui, tu as raison… Bref, apparemment ce Gonzales n’inspirait aucune confiance à Mendoza… et si c’était là la cause de leurs ennuis ?
Z : Je me souviens qu’il n’avait pas beaucoup d’expérience comparé à Mendoza, mais je ne pense pas qu’il soit la cause d’un naufrage, Mendoza sait parer à ce genre de situation.
E : Oui, mais ils n’étaient pas sur le même navire…et si c’était lui l’homme qui se noie ?
Z : Je ne pense pas que j’aurais de tels cauchemars à propos d’un inconnu…et puis, en quoi cela pourrait-il causer des ennuis à Mendoza ?
E : Je n’en sais rien…mais à moi non plus, il ne me plaisait pas cet homme. Je me souviens qu’il t’avait regardée bizarrement.
Zia haussa les épaules et reprit sa marche ; Esteban et Indali lui emboitèrent le pas.
Z : Dis plutôt que tu as ressenti de la jalousie quand j’ai dit qu’il était galant, et élégant…
E : Sa manière de vous saluer, toi et Isabella, était pour le moins…
Z : Galante, rien de plus ! Arrête, Esteban, c’est ridicule, nous n’allons pas nous disputer à propos de ça, alors que nos amis sont peut-être en danger !
E : Sont sûrement en danger…je suis d’accord, cessons de parler de ce Gonzales. Bon, que décidons-nous ?
Ils étaient parvenus au pied du condor. Pendant leur échange, Indali était restée silencieuse, se demandant à quoi pouvait bien ressembler cet homme dont ils parlaient. En tout cas, elle comprenait qu’il n’avait pas laissé ses amis indifférents, et elle était prête à partager les soupçons d’Esteban.
I : Le mieux est d’essayer de retrouver le navire de Mendoza, il me semble.
Z : Oui, lui et Isabella sont censés être à son bord…
E : A moins qu’ils ne soient séparés…dans ton rêve, tu répètes souvent quelque chose comme « sans moi ».
T : De quoi parlez- vous ? Vous en faites une de ces têtes…
Tao venait d’apparaître en haut de l’échelle d’accès au condor sans que ses amis le remarquent. Il venait manifestement de se réveiller mais, malgré son air encore endormi, il était prêt à partir pour ses recherches comme tous les jours du mois qui avait précédé.
Rapidement, Esteban le mit au courant de la situation. Quand Tao apprit que cela faisait deux semaines que Zia faisait des cauchemars toutes les nuits, et qu’ils n’avaient rien dit à leurs amis pour ne pas leur saper le moral, Tao ne fut qu’à moitié surpris. Cela faisait un moment qu’il avait senti un changement chez Zia, mais ses travaux l’accaparaient tant qu’il oubliait facilement ce genre de détail. Les jours avaient passé sans qu’il s’en soucie plus que ça. En voyant la mine défaite de son amie, il regretta son attitude.
E : Nous pensons partir au plus vite pour savoir où se trouvent Mendoza et Isabella. Tu peux rester ici si tu veux, en compagnie d’Indali.
T : Il n’en est pas question ! Si je peux vous être utile en quoi que ce soit, vous pouvez compter sur moi !
Z : Et tes travaux ?
T : Ils attendront, ce ne sera pas la première fois ! Vous me prenez pour qui ? Vous savez bien que je ne laisse jamais tomber mes amis !
E : Alors, le temps d’annoncer notre départ à la tribu, nous partirons pour la Sicile. Nous devions les retrouver bientôt à Porto Conte, qui sait, peut-être trouverons-nous une piste là-bas ?
Z : Il faudrait aussi aller voir ce Ruiz à Barcelone.
E : Excellente idée !
Z : Mais je souhaite de tout cœur que mes cauchemars n’aient aucun lien avec Mendoza et Isabella.
I : Ce n’est qu’en les retrouvant que tu seras rassurée, n’est-ce pas ?
T : Et qui sait, tes visions vont peut-être disparaître dès que nous aurons quitté le désert ? Tu as peut-être passé trop de temps à t’occuper d’Hakim, à te faire du souci pour lui, à craindre une rechute, cela a pu influencer tes rêves. Et s’ils n’étaient que le reflet de ton inquiétude ? Cette impuissance que tu ressens, c’est peut-être celle que tu as ressentie quand tu as constaté son état ? Même s’il est guéri, tu as toujours peur de ce qui aurait pu arriver si nous avions échoué à rapporter le traitement, si celui-ci n’avait pas été efficace…L’homme qui se noie, c’est peut-être Hakim, et c’est sa présence qui t’oppresse et t’étouffe. Eloignons nous un peu d’ici, je suis sûr que tu iras mieux ! Tiens, j’aurais dû le proposer bien avant, mais j’étais trop absorbé par mes travaux, Esteban, tu aurais dû m’en parler, tu aurais dû m’arrêter !
Z : Allons, Tao, tu n’as pas à te sentir coupable de quoi que ce soit. Si tu pouvais avoir raison…ton interprétation ne manque pas de sens.
I : C’est vrai, Tao, espérons pour Zia que tu aies vu juste !
E : Et les yeux de feu ? Hein ? Qu’est-ce que tu fais des yeux de feu ?
Z : Esteban croit qu’ils représentent le regard de Gonzales, tu sais, le capitaine du San Buenaventura qui ne plaisait guère à Mendoza. Et que ce Gonzales pourrait avoir causé des ennuis à notre ami.
E : Je vois pas ce que mon idée a de si bizarre. Après tout, on ne sait rien de ce type !
T : Oh, lui ? Ce type étrange qui passait son temps à faire des baises-mains ? Bah, moi, tu sais, en ce qui concerne les traitres, je suis toujours à côté de la plaque, alors…
Z : Et puis, les premières impressions ne sont pas toujours justes…sinon, tu n’aurais jamais accordé ta confiance à Tao parce qu’il avait essayé de m’enlever, quand on s’est rencontrés.
E : C’est bon, n’en parlons plus, de toute façon ça ne nous avance à rien ! Allons plutôt voir Hakim et Malik.
Ils décolèrent une demi-heure plus tard après avoir annoncé leur départ à leurs amis Chaldis, qui furent déçus de cette obligation soudaine mais comprenaient parfaitement la situation. Hakim assura à Zia qu’il se passerait très bien d’elle pour terminer sa convalescence, et qu’il lui importait que tous ses amis se portent aussi bien que lui. Il espérait qu’elle retrouverait très vite la sérénité et que ses cauchemars seraient bientôt un mauvais souvenir. S’ils avaient besoin d’aide, qu’ils n’hésitent pas à revenir pour les tenir au courant. Malik ajouta qu’il n’avait jamais vraiment payé sa dette envers Mendoza, et qu’il était prêt à le faire à tout moment.
Le condor laissa deux belles empreintes à l’endroit qui l'avait accueilli pendant les semaines où il n’avait point bougé, le sable avait pris son aise, remarqua Indali en essayant de détendre l’atmosphère. Puis ils fendirent le ciel en direction Nord-Ouest.
Le soleil brillant fort, Esteban put pousser le condor à la vitesse maximale, et les 3200 kms qui les séparaient de leur destination furent parcourus en 3 heures… vers midi ils se posèrent sur une falaise dominant la méditerranée, située à quelques centaines de mètres de chez Mendoza et Isabella, de l’autre côté d’un bois qui dissimulait parfaitement l’oiseau.
La Santa Catalina ne mouillait pas dans la baie de Porto Conte, et ils ne l’avaient pas aperçue non plus au port voisin. Zia insista cependant pour aller voir si Isabella n’était pas présente, après tout dans son état il était plus que probable que Mendoza ait préféré qu’elle reste à terre, même s’ils doutaient que cette dernière ait accepté cela. Il fallait tout de même en être sûr.
Ils se rendirent à la petite demeure, dont les alentours étaient déserts. Comme ils s’y attendaient, la porte était verrouillée ; ils entrèrent grâce à la clef dont Mendoza leur avait indiqué la cache, la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Un silence de mort les accueillit ; les araignées commençaient à se plaire dans le coin des murs. En voyant cela, Zia imaginait déjà Isabella faire nettoyer les toiles poussiéreuses par ce pauvre Mendoza, elle sourit, mais il était évident que personne n’était venu ici depuis plus d’un mois. Son cœur se serra, même s’il n’y avait aucune raison valable de penser que les habitants de la maison n’y remettraient plus jamais les pieds.
Z : Partons, nous ne trouverons pas de réponse ici. Il est inutile de s’attarder.
I : Tu n’as aucune vision ? Rien qui puisse nous guider ?
Z : Non…
T : Peut-être qu’en fouillant…
Z : Non !
Elle savait que Tao croyait bien faire en proposant cela, mais l’idée d’une fouille dans la demeure même de ses amis la révulsait, et le silence qui régnait commençait à la mettre réellement mal à l’aise. Esteban s’aperçut de son trouble et mit fin à la visite, qui lui laissait le goût amer de l’échec. Il avait beau essayer de se raisonner en se disant qu’il était normal que ses amis ne soient pas là, il avait espéré les trouver, ou au moins trouver Isabella. Elle les aurait rassurés, et aurait ri de leurs inquiétudes infondées. Plus il réfléchissait, plus il se disait que les cauchemars de Zia étaient différents de ses visions prémonitoires. Pourtant, il ne parvenait pas à se départir d’une angoisse tenace.
Une longue discussion suivit leur retour au condor.Tao tenta de remonter le moral d’Esteban et Zia, qui affichaient une mine des plus sombres. Après tout, ils n’en étaient qu’au début de leur recherche, et jusque-là il n’y avait rien d’anormal. Indali fit remarquer que pendant le voyage ils avaient survolé plus d’un navire progressant en direction de la Sardaigne, à leur vitesse de vol il avait été impossible de savoir s’il s’agissait de la Santa Catalina ni s’ils ne se dirigeaient pas en réalité ver le port de Barcelone, ou quelque autre destination probable de ce côté-ci de la Méditerranée. S’ils venaient vers eux, quelques jours d’attente suffiraient à en avoir le cœur net. Pendant ce temps, ils pourraient toujours essayer de se renseigner sur l’itinéraire de la Santa Catalina et du San Buenaventura auprès de Ruiz. Esteban décida de se rendre à Barcelone sur le champ, en profitant des quelques heures de jour restant. L’expédition fut un échec, et se solda par de l’inquiétude supplémentaire. Le survol furtif du port de Barcelone confirma l’absence des deux navires. Ils ne purent voir Ruiz, malgré leur insistance : ce dernier était en rendez-vous d’affaire. Ils se promirent de revenir le lendemain, et décidèrent d’aller voir Rico avant le coucher du soleil, au cas où celui-ci aurait quelque information utile, comme souvent. Le tavernier fut surpris et content de les voir, mais quand ils lui apprirent la raison de leur visite, sa joie retomba ; il les informa que la Santa Catalina était partie depuis un bon mois pour une expédition spéciale, à ce qu’on disait, commanditée par Ruiz, mais il n’en savait pas plus, à part que le San Buenaventura effectuait des transports de marchandise de son côté, sans Gonzales. Ce dernier avait embarqué avec Mendoza et Isabella. Mendoza était passé à la taverne peu avant son départ, en compagnie de Pedro et Sancho. Il leur avait demandé de loger Isabella chez eux en son absence, mais apparemment cela ne s’était pas fait, Rico les avaient revus il y a peu et ils lui avaient expliqué qu’Isabella avait insisté pour partir avec Mendoza, même si ce n’était franchement pas raisonnable, à leur avis. Depuis, Rico n’avait eu aucune nouvelle, mais il avait entendu dire que Ruiz s’impatientait, il aurait des problèmes d’argent qu’il essayait de garder secrets, et l’absence prolongée de la Santa Catalina ne faisait pas son affaire. On disait qu’il attendait avec impatience son retour depuis deux bonnes semaines, alors que le San Buenaventura avait déjà fait deux escales à Barcelone depuis son départ.
Ils rentrèrent à Porto Conte. Pendant la nuit, Zia fut à nouveau assaillie par son terrible cauchemar. Elle se réveilla en pleurs, et Esteban eut toutes les peines du monde à la calmer. Après ce qu’il avait appris de Rico, lui-même n’avait pu fermer l’œil ; il attendait avec impatience le lever du jour pour pouvoir partir à la recherche de la Santa Catalina. Il assista, impuissant, aux tourments de sa fiancée, avec l’espoir toutefois qu’elle pourrait se souvenir d’un nouveau détail qui leur fournirait une piste. Il n’en fut rien. Le lendemain, ils repartirent à Barcelone dans l’espoir de soutirer des informations à Ruiz, mais ce dernier refusait de recevoir quiconque, de peur d’être confronté à des créanciers venus lui réclamer de l’argent. Esteban eut beau expliquer au serviteur qui lui servait de chien de garde à l’entrée qu’il pouvait peut-être venir en aide à son maître, la porte resta close : sans doute le serviteur, zélé, préférait-il éviter de s’attirer des ennuis, en respectant scrupuleusement les ordres. Esteban n’insista pas, pensant trouver des informations par d’autres moyens. Les quatre amis poussèrent jusqu’à la propriété de Pedro et Sancho, qui, bien que ravis de les voir, ne leur furent d’aucune utilité : ils étaient trop occupés par les préparatifs de leurs vendanges, et crurent tout d’abord que les jeunes gens venaient à propos de leur commande de vin pour le mariage. Quand ils furent au courant des inquiétudes d’Esteban et Zia, ils s’efforcèrent d’être rassurants : la Santa Catalina rentrerait bien tôt ou tard, il suffisait d’être patient. Ils n’étaient pas au courant de la nature de l’expédition commanditée par Ruiz, qui à leur avis était bien trop ambitieux et aurait dû se contenter comme eux de son commerce habituel : leurs affaires à eux marchaient très bien, et Mendoza avait intérêt à revenir, parce qu’ils n’avaient aucune intention d’éponger les dettes de Ruiz ou de couler avec lui. Tiens, si ça se trouvait, l’homme qui se noie, c’était une allusion à leur affaire avec Ruiz, les éclairs, c’était la tempête financière qui mettait en péril leur association, et les yeux de feu, c’était la colère divine contre les ambitieux qui ne se contentent pas de faire fructifier honnêtement leur argent à la sueur de leur front. Zia s’efforça de sourire à ces explications, mais Esteban eut du mal à garder son sang froid. Il allait s’emporter contre les deux marins égoistes quand Tao l’en dissuada en le tirant discrètement par la manche, et prit congé au nom de ses amis, coupant ainsi court au discours de Pedro, qui s’indigna qu’ils partent déjà, sans avoir goûté la nouvelle cuvée. Mais Sancho le fit taire d’un coup de coude : il commençait à se rendre compte qu’ils avaient été complètement à côté de la plaque, et tenta de persuader son camarade d’aller rendre visite à Ruiz dès le lendemain pour essayer de savoir où pouvait se trouver Mendoza : peut-être Ruiz accepterait-il de recevoir ses associés ? Pedro finit par accepter, à contrecoeur : ce serait une journée loin de ses vignes, au moment où elles avaient le plus besoin de lui ! Sancho courut ensuite derrière ses amis pour leur annoncer son intention. Ils le remercièrent, puis décidèrent de tenter de trouver des informations de leur côté en interrogeant des marins sur le port et dans les tavernes, mais ils obtinrent les renseignements les plus fantaisistes : l’espoir d’une récompense enflammait l’imagination de leurs interlocuteurs, et rien ne se recoupait, à part une rumeur persistante sur un trésor, que chacun situait sur une île différente de la Méditerranée, ce qui était une bien maigre indication, puisque si Mendoza était en quête de ce trésor, il pouvait tout aussi bien être allé en Crète qu’aux Baléares qu’à Santorin, qu’en Sicile, que dans les îles éoliennes, ioniennes, à Cythère ou Ithaque, Rhodes, Malte ou Lampedusa, sans compter Othoni, Paxos, Antipaxos, les Strophades, Corcyre, Salina, Stromboli, Basiluzzo, Panareax, Elafonissos…
Le retour à Porto Conte fut lugubre. Ces deux jours ne leur avaient apporté que des déceptions. Esteban avait l’impression de perdre son temps. Il projetait d’aller tirer les vers du nez à Ruiz par la force, s’il le fallait. Cette histoire de trésor était leur seule piste, et ce n’était pas rassurant : un riche marchand qui s’acoquinait avec un type comme Gonzales pour trouver un trésor, c’était louche. Zia insista pour aller loger dans la maison de Mendoza : peut-être un séjour prolongé provoquerait-il des visions ? Tao et Indali restèrent pour garder le condor. Le soir même le vent se leva, annonçant une tempête. A l’abri dans la maison aux murs de terre battue, les deux élus ne pouvaient s’empêcher de penser à leurs amis peut-être perdus, en danger, quelque part en mer. Le mugissement du vent leur semblait être un chant désespéré, la plainte d’une âme en perdition, tantôt lancinante et triste, tantôt violente et vindicative. Zia redoutait le moment où elle sombrerait dans le sommeil, et elle resta longuement pelotonnée contre Esteban, qui avait décidé cette nuit encore de ne pas fermer l’œil. D’ailleurs, l’agitation de la nature comme de son esprit ne lui permettait pas de trouver le repos. Quand les premiers éclairs zébrèrent le ciel, il sursauta, le cœur battant. Se pouvait-il que cette nuit...Il se tourna vers Zia, mais celle-ci s’était endormie sans qu’il s’en aperçoive. A son grand désarroi, il constata qu’elle respirait plus difficilement ; elle se mit à gémir doucement. Le cauchemar recommençait. Esteban en eut soudain la certitude : la Santa Catalina se trouvait en difficulté, là-bas, à quelques mètres en contrebas, dans la baie de Porto Conte, il fallait agir, vite ! Mais s’il se trompait, s’il réveillait Zia brusquement, et qu’il interrompe un rêve qui leur apporterait peut-être la clé du mystère ? Il devait en avoir le cœur net : repoussant sa fiancée le plus délicatement possible afin qu’elle ne se réveille pas, même si cela lui coutait de la laisser ainsi en proie à ses visions terrifiantes, il se leva et se dirigea vers la porte afin de sortir vers la baie. Un éclair fendit le ciel, suivit presque immédiatement d’un formidable coup de tonnerre qui ébranla la maison, et tira Zia de son sommeil agité. Elle se redressa en poussant un hurlement aigu qui cloua Esteban sur place. Terrifié par la violence du cri, il fit volte-face. Il allait se précipiter vers Zia, quand derrière lui la porte s’ouvrit avec fracas, projetée sur le mur par la poussée prodigieuse du vent qui s’engouffra aussitôt dans la maison. Un nouvel éclair illumina brièvement la pièce obscure. Esteban put voir alors l’air hagard de sa fiancée, il put voir sa bouche s’ouvrir pour articuler un mot qu’il ne put saisir, car au même moment le tonnerre retentit à nouveau, couvrant la voix de Zia de son grondement terrible. La jeune fille regardait la porte. Esteban se retourna, et comprit. Devant eux, trempée et tremblante, soutenue par deux hommes, se tenait Isabella. Un troisième homme se tenait derrière elle.
Au revoir A bientôt pour le chapitre 17