Re: FANFICTION COLLECTIVE : Tome 2
Posté : 01 août 2017, 14:52
Donc voilà la suite comme promis, après une enième relecture
.
Merci Aurélien, je vais essayer de tenir compte de ta remarque, mais Pedro et Sancho sont loin pour l'instant et la situation est plutôt grave, ça donne une première partie pas drôle, je le reconnais, mais la deuxième devrait davantage te plaire, je me suis beaucoup amusée à l'écrire.
Pour ceux que ça intéresse, quasiment tout est vrai historiquement, je me suis bien cassé la tête pour répondre à mes propres questions, et la plupart des personnages ont existé, même si j'en ai créé aussi en prenant des libertés. Si vous voulez vous amuser à repérer ceux qui ont existé et ceux qui sont inventés, je vous en prie...
Chapitre 15 : Malte, perle de la Méditerranée.
Première Partie.
L’enfant cherchait à sortir ; il se frayait un chemin à coups de griffes et de dents, repoussait en grognant les tiges souples et mouvantes qui s’entrelaçaient devant lui pour former un lacis infranchissable ; il n’avait d’autre ressource que de le déchirer, c’était une question de survie. Mais il avait beau couper à vif dans ce tissu étouffant et moite, il n’en était pas moins oppressé de toutes parts, comme si la forêt qui le retenait resserrait impitoyablement son emprise sur lui, à chaque battement de son cœur. Il rampait, tentant de s’agripper aux touffes visqueuses des tiges mortes pour progresser, s’extirpant peu à peu de l’étau qui le broyait ; il faisait nuit, et pourtant ses yeux étaient près d’éclater sous la pression qui comprimait son crâne, et il percevait derrière ses paupières closes une lueur rougeâtre. Des cris assourdis rebondissaient sur ses tympans comme des mottes de terre lancées par une main inconnue, opiniâtre. Ces cris faisaient partie de lui-même, il l’aurait juré, pourtant il ne criait pas, sa bouche était close. Il ne respirait pas. Soudain il sentit qu’il devenait le cri, qu’il était mû par ce cri, que ce cri l’arrachait à la gangue vivante qui l’emprisonnait pour le propulser vers l’inconnu, vers la lumière.
Elle le voyait, mais n’aurait su dire ce qu’elle voyait. Elle le tenait, mais ce tas palpitant sous sa main n’avait la consistance d’aucune chose connue d’elle. Cela bougeait, doucement, faiblement. Puis cela se mit à s’agiter, vigoureusement. Curieuse, elle se pencha pour l’examiner. Cela lui rappelait vaguement quelque chose, à moins que cela ne soit quelqu’un. Il ouvrit brusquement les yeux. La stupeur la paralysa. Il avait ses yeux, à n’en pas douter. L’iris l’irradiait de sa couleur changeante, éblouissante et brûlante, il l’attirait à elle comme un foyer ambré où l’ombre se mêle à la lumière. Mais déjà l’ombre gagnait sur la lumière, au fur et à mesure que la pupille se dilatait en un gouffre de noirceur. Elle frissonna, voulut se détourner, jeter la chose loin d’elle, mais ses mains étaient tétanisées. Elle ne sentait plus sous ses doigts engourdis que la palpitation sauvage de cet être informe, dont la masse enflait peu à peu, inexorablement, écartant ses mains sans qu’elle puisse les détacher de la peau visqueuse ; elle tenta vainement de tirer : elle ne fit qu’accentuer la déformation du corps auquel elle était liée ; affolée, elle tira en tous sens ; des milliers d’aiguilles percèrent la paume de ses mains, mais elle ne sentit qu’un picotement désagréable ; instinctivement, elle ouvrit davantage ses bras, tentant de se libérer de cette forme qui lui collait à la peau ; elle ne réussit qu’à la déployer davantage. Comprenant son erreur, elle voulut refermer ses bras pour anéantir l’être dont elle commençait à distinguer la silhouette, cette silhouette maudite qu’elle avait affrontée tant de fois, et qu’elle avait cru vaincue, terrassée à jamais. La silhouette prenait chair et force ; les traits du visage apparaissaient ; angles saillants comme des couteaux ; torsion hideuse des lèvres pincées : il était inutile de lutter, il était revenu, il ne l’avait jamais quittée, il la forçait à lui faire une place en ce monde, il triomphait . Brusquement, la chevelure de l’être s’enflamma, couronnant sa tête d’un diadème démoniaque, tandis qu’une cascade de sons discordants s’abattait sur la jeune femme : il riait. Entre ses bras écartelés, Isabella tenait son père.
Dans un flamboiement aveuglant, le rictus demeura longtemps imprimé sur sa rétine, avant de s’estomper. En sueur, elle n’osait bouger, se secouer de sa stupeur ; il fallait qu’elle dompte les battements de son cœur, qu’elle ose regarder autour d’elle ; elle distinguait à présent le plafond au dessus de sa tête, elle percevait le tangage familier ; il n’y avait pas de danger, non , aucun. Elle reposait simplement sur sa couche, dans la cabine qu’elle partageait avec…Son corps se contracta sous la douleur que lui infligeait ce coup invisible de sa conscience. Il n’était pas là..plus là…Alors l’autre triomphait, enfin !Elle sentait ses mains enserrer son cou…Elle se redressa brusquement, et se tourna aussitôt pour poser les pieds sur le plancher et fuir ce lit mortifère, cet espace confiné. En quelques pas, elle fut dehors, sur le pont. Le soleil se levait, elle se protégea les yeux pour ne pas être éblouie, se recula vivement et sursauta violemment en laissant échapper un cri quand elle sentit une main lui agripper fermement le bras gauche. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’on lui parlait sur un ton tout aussi ferme. Elle reconnut alors la voix d’Alvares, à son grand soulagement.
A : Que faîtes-vous ici ? Vous devriez rester allongée, vous n’êtes manifestement pas en état…
Il ne put achever, foudroyé par le regard d’Isabella. Il avait suffi de ces quelques mots pour faire naître en elle une irritation salutaire qui balaya toutes ses angoisses.
I : Si je me suis levée, c’est que je suis parfaitement en état d’être debout ! Lâchez-moi !
Il soutint son regard, en tentant de contenir sa propre colère, et répliqua sans la lâcher.
A : Ce n’était manifestement pas le cas hier…
Il laissa volontairement sa phrase en suspens pour savourer le trouble de son interlocutrice. Il devait avouer qu’elle savait tenir tête aux hommes, mais il était sûr de son petit effet : elle hésitait à répliquer et il lisait dans sa mine défaite qu’elle ne se souvenait plus de ce qui s’était passé. Pourtant elle tenta de garder l’avantage.
I : Manifestement, vous vous plaisez à décider à la place des gens de ce qui est bon pour eux.
Elle voulut se dégager, mais sans prêter la moindre attention à ses propos, il commença à l’entraîner vers la cabine
A : Exactement, et je vous trouve bien ingrate ce matin, senorita Laguerra. J’aurais dû vous laisser dormir sur le pont, manifestement…vous ne vous souvenez de rien ?
Ils étaient déjà à l’intérieur ; elle ne luttait plus, rattrapée par l’émotion. Il la fit asseoir sur le bord du lit, et se recula, embarrassé à présent. Sa colère était retombée. A quoi bon la tourmenter, même si elle le méritait ? Son silence mettait Alvares mal à l’aise, et n’était pas bon signe. Au moins, lorsqu’elle le réprimandait, il pouvait être sûr qu’elle allait bien. Mais elle se taisait, tête baissée.
A : Senorita, je…je m’excuse, mais il vaudrait vraiment mieux que vous restiez tranquille. Hier, il a fallu qu’on vous ramène ici, moi et le jeune Nacir, vous étiez inconsciente et…bref, on s’est inquiétés. J’ai eu une réaction stupide tout à l’heure, c’est vrai, si vous vous êtes levée, c’est que tout va bien, n’est-ce pas, alors…
Elle releva la tête. Un faible sourire détendait son visage.
I : Alvares, vous vous embrouillez…voulez-vous que je reste tranquillement assise ou que je me lève ? Quelle est la position qui vous rassurera le plus ? Je m’excuse à mon tour et vous prie de croire que je vous suis reconnaissante du soin que vous avez pris de moi…
Alvares se détendit. Enfin l’orage était passé, jusqu’à la prochaine alerte. S’il devait en être ainsi jusqu’à Barcelone, il allait avoir du mal à le supporter. Comment le capitaine faisait-il pour fréquenter cette diablesse sans perdre son sang-froid ? Leur escale prolongée à Oran était une partie de plaisir à côté de ce qui l’attendait, il en avait la conviction : alors, la senorita avait tout espoir de revoir le capitaine, tandis que la situation, désormais, risquait de l’entraîner vers le désespoir. Comment allait-elle réagir ? Alvares pria pour que ses nerfs à lui tiennent le coup : il aurait déjà fort à faire pour les ramener tous à bon port et pour affronter Ruiz.
I : Je tâcherai de ne plus vous importuner avec ce genre de désagrément indigne d’un capitaine . Sommes-nous en vue de Malte ?
Il fronça légèrement les sourcils : plaisantait-elle ? Elle, capitaine ? Avait-il bien entendu ?
I : Je suppose que vous avez mis le cap sur le port de Birgu ?
A : Senorita !
Elle se leva , se dirigea vers la porte, mais se retourna avant de franchir le seuil.
I : Oui, Alvares ? Si nous sortions ? Il n’est pas bon de laisser l’équipage trop longtemps à lui-même.
Comme il cherchait en vain une réplique pour la dissuader et que seul un juron se préparait à fleurir sur ses lèvres, elle revint sur ses pas et s’adressa à lui gravement.
I : J’ai besoin de votre soutien, Alvares. Je compte sur vous.
Il hésita, puis acquiesça. Mieux valait ne pas la contrarier.
Une fois sur le pont, Isabella sentit peser sur elle les regards de l’équipage comme jamais auparavant. Mais si elle voulait éloigner d’elle ses démons, il lui fallait absolument se dérober à la torpeur de la cabine, échapper à ce rôle que voulait lui imposer Alvares, sans quoi elle deviendrait folle. Il lui fallait affronter un autre ennemi, relever un autre défi, ne surtout pas être cette faible femme qu’on entourait d’une sollicitude cachant à peine le mépris ou la rancœur, ou elle finirait par devenir cette femme. C’était ainsi qu’ils la voyaient à présent, depuis hier, depuis qu’elle avait montré sa faiblesse, et cela devait changer, tout de suite.
I : Rassemblez l’équipage, j’ai à leur parler.
Quelques minutes plus tard, tous étaient réunis devant elle.
I : Messieurs, je vous remercie du courage et de l’efficacité dont vous avez fait preuve la nuit dernière. Votre capitaine serait fier de vous, qui avez permis que la Santa Catalina soit sauvée, ainsi qu’il le voulait. En son absence, et jusqu’à ce qu’il revienne à bord, je vous demande de me prêter allégeance en tant que nouveau capitaine de la Santa Catalina. Ensemble, nous accomplirons la mission qui avait été confiée au capitaine Mendoza, et nous ferons tout notre possible pour qu’il puisse nous rejoindre au plus vite. Si quelqu’un a une objection à formuler, qu’il parle, maintenant !
Un silence absolu suivit cette déclaration. Personne n’osait en croire ses oreilles, et la présence muette d’Alvares aux côtés de la senorita n’incitait pas à objecter quoi que ce soit à ce discours lapidaire prononcé d’une voix ferme. En d’autres circonstances, tous auraient cru à une plaisanterie idiote, qui pourtant les aurait bien fait rire : une femme capitaine…Mais personne n’avait le cœur à rire.
I : Dois-je prendre votre silence comme une approbation ?
Elle allait rompre le rassemblement, déçue de ne rencontrer aucune résistance, quand un marin, un nommé Vasco, interpella Alvares.
V : Eh, Alvares, ça te fait rien que la senorita devienne capitaine à ta place ? C’était pas toi qui disais que tu avais toute la confiance du capitaine Mendoza ? Tu crois qu’il approuverait ça ?
Encouragées par cette intervention, les langues de ses camarades se délièrent soudain, sans que personne n’ose cependant renchérir : seuls des murmures indiquaient que les hommes approuvaient les propos de Vasco. Isabella, imperturbable, se contentait de les regarder, et peu à peu, le silence retomba sur la Santa Catalina.
I : Alvares, si vous preniez la peine de répondre à cet homme ?
A : Vasco, tu peux me faire confiance pour mener la Santa Catalina à bon port, comme le capitaine Mendoza me faisait confiance. En son absence, je seconderai la senorita Laguerra afin que nous prenions ensemble les meilleures décisions pour la Santa Catalina et son équipage, dans l’intérêt de tous. Nous approchons de Malte. Comme prévu, nous mouillerons au port de Birgu jusqu’à nouvel ordre. Que chacun retourne à son poste !
Il y eut un léger flottement, comme si tous attendaient une réplique de Vasco. Mais ce dernier se contenta de hausser les épaules, et Isabella n’ajouta pas un mot de plus, figée dans une posture hiératique, ne laissant d’autre choix aux hommes que d’obéir. Postés un peu à l’écart du groupe, les trois pêcheurs d’éponges observaient cette scène irréelle, stupéfaits. Mais pour Nacir, cette stupéfaction se teintait d’une admiration sincère. Il était persuadé que les hommes d’équipage devaient éprouver la même admiration pour cette femme, sinon comment expliquer qu’ils lui obéissaient ainsi ? Malgré son état, malgré sa faiblesse, elle faisait face, et restait debout, s’imposant avec une audace tellement folle que sa décision paraissait finalement naturelle et logique. En effet qui mieux qu’elle pouvait veiller aux intérêts du navire et de son équipage ?
Alors que les hommes se dispersaient, Isabella remercia Alvares de son soutien.
I : Vous et moi savons que l’équipage n’est pas dupe, mais je vous remercie de vous prêter au jeu.
A : Ils savent parfaitement que la Santa Catalina a besoin de moi, et c’est la seule raison qui les fait obéir.
I : Bien sûr. Mais au moins ai-je maintenant à leurs yeux une place sur ce navire, même s’ils pensent qu’elle est usurpée. Ils seront moins tentés de montrer leur pitié, leur mépris ou leur condescendance, dont je n’ai que faire.
A : Essayez toutefois de ne plus montrer de faiblesse…
I : Vous me connaissez bien mal, Alvares. Allons ! Ne faites pas cette tête, pensez que je vous épargne les pourparlers avec les chevaliers de Saint Jean, je sais que vous détestez les mondanités. Quand nous serons au port, laissez-moi faire, et ne vous inquiétez de rien.
La silhouette massive du fort Saint Ange, gardien du port de Birgu, était en vue. Depuis que les chevaliers de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem étaient arrivés sur l’île, en 1530, après avoir perdu le contrôle de Rhodes, ils avaient fait de Birgu leur capitale et entrepris de rénover et consolider les fortifications défensives, et en particulier ce château médiéval à l’abandon depuis que le dernier marquis de Malte avait été chassé par la population, bien des années auparavant. A présent, Charles Quint leur avait accordé la possession de l’île afin qu’ils assurent la défense de la ligne de front qui séparait les deux bassins de la Méditerranée. Cela faisait d’eux les gardiens du bassin occidental contre les assauts de la puissance ottomane du sultan Soliman le Magnifique. Après des années d’errance en Méditerranée, ils s’étaient résolus à accepter l’offre de l’Empereur, pour qui Malte constituait, avec la Sicile, une île stratégique, malgré sa pauvreté en ressources naturelles et ses terres arides, qui avaient dans un premier temps rebuté les chevaliers. Charles Quint leur avait aussi confié la gouvernance de Tripoli afin de créer cette fameuse ligne de front le long de laquelle les navires de l’Ordre patrouillaient, tout en se livrant à une guerre de course de plus en plus intense. Mais cela n’empêchait pas les incursions ottomanes : Alger était tombée aux mains de Barberousse, les Baléares avaient failli subir le même sort et depuis 1540 la Morée, possession vénitienne qui englobait le Péloponnèse, était le nouveau trophée de l’empire ottoman : un peu plus à l’Est, seule la Crète résistait encore, mais pour combien de temps ? Même le courage des chevaliers de l’Ordre n’avait pas suffi lors du siège de Rhodes en 1522 : malgré la résistance acharnée du Grand -Maître Philippe de Villiers de L’Isle-Adam, pendant cinq mois, il avait fallu se rendre pour éviter que l’île ne soit mise à sac. Dans sa mansuétude, et pour honorer le courage de ses adversaires, le sultan Soliman le Magnifique les avait laissés partir avec leurs richesses et les habitants qui le souhaitaient. Son but était simplement de se débarrasser de cette présence chrétienne, survivance du temps des Croisades, alors qu’il venait de conquérir la Syrie et l’Egypte. Sans doute escomptait-il que l’Ordre se réfugie en Occident et ne nuise plus à son expansion, mais Charles Quint en avait décidé autrement, et les chevaliers n’étaient pas prêts à abandonner leur mission de défense de la Chrétienté. Ils étaient les seuls survivants des ordres créés au temps des Croisades, et depuis la disparition des Templiers, dont ils avaient récupéré les richesses, ils se considéraient plus que jamais comme un rempart indispensable. Peu à peu, leur mission hospitalière, qui consistait à prendre soin des pélerins et des croisés en Terre Sainte, s’était muée en une mission guerrière, et même s’ils se nommaient toujours les Hospitaliers de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem, la plupart d’entre eux étaient de véritables guerriers rompus aux techniques de combat, issus des meilleures familles de la noblesse européenne. Et même s’ils n’étaient pas au départ de très bons marins, leur installation à Malte et le rôle que leur avait dévolu Charles Quint tendait à en faire des corsaires de plus en plus aguerris. Il ne restait plus qu’à Isabella à persuader le Grand-Maître actuel, Juan de Homedes, qu’il trouverait son intérêt à l’ aider. Elle ne pouvait laisser Alvares rentrer à Barcelone sans tout tenter pour retrouver Mendoza. Quant à ce maudit trésor, elle était déterminée à essayer de le récupérer : si elle ne le faisait pas, elle aurait l’impression d’avoir perdu face à Gonzales. Aussi absurde que cela soit, Isabella avait l’impression que trouver le trésor serait comme une revanche pour tout ce qu’elle avait subi depuis que le métis les avait entraînés dans cette aventure. Quant à la possibilité de la mort des deux hommes, elle préférait ne pas y penser.
Peu après que la Santa Catalina eut dépassé le fort Saint Ange, un brigantin aux couleurs de l’Ordre apparut, venant dans leur direction. Quelques instants plus tard, Isabella se tenait prête à recevoir à bord son capitaine. Campée sur le pont, Alvares en retrait derrière elle, elle se trouva bientôt face à un homme d’âge moyen et de taille imposante, qui portait malgré la chaleur une longue cape noire sur son surcot de même couleur, armorié de la croix blanche des chevaliers de Saint Jean. Son visage taillé à la serpe était rendu encore moins avenant par une barbe taillée en pointe. Il planta ses yeux bleus droit dans ceux d’Isabella, dont il avait immédiatement remarqué la présence, tant elle s’était attachée à ne perdre aucun des mouvements de son visiteur depuis qu’il avait annoncé son intention de monter à bord pour inspecter leur navire. Lorsqu’elle avait en réponse décliné son identité et ajouté qu’il était le bienvenu, il s’était contenté de la regarder sans dire un mot. A présent, debout à un mètre d’elle, après l’avoir toisée quelques secondes, il jeta un regard circulaire autour de lui, avant d’être interpellé par la jeune femme.
I : Bienvenue à bord de la Santa Catalina, Chevalier..excusez-moi, avec la distance, je crains de ne pas avoir bien saisi votre nom, et je ne voudrais pas mal le prononcer, car il me semble que vous êtes Français. Je vous rappelle mon nom : Capitaine Isabella Laguerra. Comme vous avez pu le constater, nous sommes Espagnols, et venons de Barcelone.
Le chevalier tourna lentement la tête, puis se décida à la saluer.
RB : Chevalier Robert de Blanchefort, appartenant à la Commanderie d’Auvergne. Veuillez m’expliquer la raison de votre présence à Malte. Votre navire n’est pas enregistré et n’a pas été annoncé. Vous risquez d’être refoulés. Sans compter que je n’ai pas connaissance qu’une femme ait jamais été capitaine, à part chez les pirates.
I : Sans doute voulez-vous faire allusion à l’alliée du corsaire Barberousse, Sayyida al-Hurra, mais je crains qu’elle se soit contentée de commander des opérations depuis son fief de Tetouan. Il n’en reste pas moins que la « Noble Dame » est une femme libre, comme l’indique son nom, et comme je le suis moi-même, je le reconnais. Mais je vous assure que je n’ai nulle intention de mener des actes de piraterie, au contraire, et que je ne suis pas envoyée par Barberousse ou Sayyida al-Hurra. Cette dernière a assez à faire à semer le trouble aux larges des côtes marocaines pour se venger d’avoir été chassée de Grenade avec sa famille autrefois. Je suis Espagnole et catholique, et si ma présence à bord peut vous surprendre, elle s’explique simplement par le fait que j’ai suivi mon mari en mer, le capitaine Juan Carlos Mendoza. Malheureusement, nous avons eu affaire à des pirates lors d’une escale à Lampedusa et il a été capturé, ainsi que notre pilote, Alfonso Gonzales.
RB : Cela n’explique pas pourquoi vous vous êtes arrogée le titre de capitaine. Quant au simple fait que vous ayez suivi votre soit-disant mari dans cet…état, cela suffit à faire de vous au mieux une écervelée, au pire une…
Il s’interrompit et tourna brusquement la tête. Isabella tentait de garder son sang-froid, dont dépendait la réussite de leur escale, mais elle ne put s’empêcher de répliquer.
I : Vous cherchez vos mots, chevalier ? Si vous préférez que nous conversions en latin, ce n’est pas un problème. Je conçois que vous soyez plus à l’aise dans cette langue que dans la mienne, et pour ma part je préfère le terme latin lupa. Je me plais à m’imaginer en louve allaitant mon petit bâtard…
Au bout de quelques secondes qui lui parurent des heures, elle eut la satisfaction d’entendre le chevalier lui adresser la parole d’une voix plus amène.
RB : Je vous présente mes excuses, madame. Je comprends que vous avez dû faire face à une situation plus que délicate et je suppose que vous avez pris la meilleure décision, en accord avec votre équipage.
I : En effet. J’accepte vos excuses, et je conçois qu’il vous soit inconfortable de vous adresser à une femme dans ma position, mais si cela peut faciliter la communication, sachez que je peux me battre comme un homme. Il paraîtrait même que j’en vaux dix. Sans doute mon équipage n’a-t-il pas oublié cela lorsqu’il a approuvé ma décision.
Derrière elle, Alvares sursauta : comment pouvait-elle faire preuve d’une telle insolence ? Il était prêt à intervenir, quand il réalisa qu’elle avait peut-être raison. Tout autant que lui, l’équipage connaissait ses qualités de bretteuse, pour l’avoir vue souvent s’entraîner avec le capitaine. Il sourit : elle lui avait laissé croire, pour ménager sa susceptibilité, que les hommes comptaient avant tout sur lui, mais il était fort possible qu’ils aient vraiment confiance en cette femme redoutable. De toute façon, Robert de Blanchefort ne semblait pas le moins du monde offensé par sa dernière remarque, qui le laissa totalement impassible, du moins en apparence.
RB : Eh bien, je vais donc vous demander, en tant que capitaine, de me suivre au fort afin de vous entretenir avec le Grand Maître. Vous pourrez vous expliquer devant lui. Vous aurez l’obligeance de laisser votre navire sous la surveillance de quelques-uns de mes hommes, en attendant l’autorisation de vous amarrer à quai.
I : Je vous suis et vous laisse disposer de la Santa Catalina.
RB : Parfait. Veuillez avertir vos hommes de la procédure, et prévenez-les qu’au moindre geste hostile, le chevalier de Juliac, qui représentera l’autorité du Grand Maître à votre bord, est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires. Dites-le en particulier à ces trois hommes, là-bas.
Il pointait les trois pêcheurs d’éponge.
I : Vous n’avez rien à craindre d’eux, ce ne sont que des pêcheurs.
RB : Des mécréants, de toute évidence. Pourquoi sont-ils libres ?
I : Le capitaine Mendoza et moi-même ne sommes ni des corsaires, ni des pirates, et nous ne pratiquons pas le commerce d’esclaves.
RB : J’espère que vous saurez expliquer au Grand Maître la raison de leur présence à bord.
I : Cela va sans dire. Ne vous inquiétez pas pour si peu, chevalier.
Quelques instants plus tard, Isabella voguait vers le fort Saint-Ange, tandis que la Santa Catalina restait sous la surveillance étroite d’une petite troupe commandée par le chevalier de Juliac, un Français trapu aux épais sourcils qui avait sauté sur le pont la main sur le pommeau de son épée, comme s’il posait le pied sur le vaisseau du diable, prêt à en découdre avec l’ennemi. Fort heureusement, elle serait bientôt face au Grand Maître Juan de Homedes, un compatriote dont elle espérait qu’il se montrerait moins méfiant que ces maudits Français. Certes, les chevaliers de Saint Jean constituaient un ordre indépendant des Nations dont ils étaient issus , raison pour laquelle Charles Quint leur faisait confiance. Toutefois elle se plaisait à imaginer que la défiance que les chevaliers avaient manifestée envers elle découlait plutôt du conflit entre la France et l’Espagne que du fait qu’elle soit une femme, bien que la deuxième hypothèse soit beaucoup plus plausible. Elle devait reconnaître cependant qu’ils prenaient leur mission à cœur, et que leur prudence était sans conteste nécessaire à leur survie. L’équipage du brigantin feignait d’ignorer sa présence, car Robert de Blanchefort avait adressé des regards courroucés à plus d’un marin qui la dévisageait avec curiosité et intérêt dès qu’elle avait pris place à bord. Cependant, un homme semblait se moquer totalement des avertissements muets de son capitaine, et continuait à jeter des regards en coin vers la jeune femme dès qu’il le pouvait. C’était un jeune homme de solide constitution pourvu d’une abondante moustache noire taillée en pointe, qui faisait semblant d’être occupé à superviser une manœuvre. Il arborait sur son surcot la croix de Malte, et Isabella se dit qu’elle aurait fort à faire pour se retenir de provoquer en duel tous ces chevaliers impertinents qui s’obstinaient à lui rappeler qu’elle était une femme.
Ses craintes se confirmèrent quand elle débarqua. Elle s’efforça de ne voir autour d’elle que des surcots noirs ou rouges à croix blanche sur pattes, et d’oublier qu’elle était l’objet de toutes les attentions. Elle se concentra sur les murs de la forteresse comme si elle avait la capacité de voir les pierres à travers les corps qui se trouvaient sur son passage, et admira les travaux récents qui avaient redonné au bâtiment un peu de son lustre. A l’intérieur, la pénombre lui permit de passer un peu plus inaperçue, et elle essaya de retenir dans sa tête le parcours effectué jusqu’aux appartements du Grand Maître, en cas de nécessité. Devant la porte, quelques chevaliers attendaient manifestement une audience, mais Robert de Blanchefort toqua et ouvrit en s’effaçant devant Isabella sans prêter la moindre attention à ses frères.
RB : Je vous en prie, Madame, veuillez vous avancer. Le Grand Maître va vous recevoir. J’espère avoir le plaisir de vous revoir tantôt.
Isabella n’avait d’autre choix que de suivre son invitation. Elle fit quelques pas en avant, et la porte se referma derrière elle. Elle se trouvait dans une pièce de belles dimensions, mais d’une grande austérité. Le seul mobilier consistait en un bureau et quelques chaises, disposées devant une bibliothèque. Autour du bureau, quelques hommes devisaient sans prêter attention à sa présence, puis l’un d’eux se leva et se dirigea vers la porte, dans l’intention de quitter la pièce, ce qu’il fit après avoir adressé un bref salut à Isabella, qu’il avait à peine regardée, au grand soulagement de cette dernière. Du fond de la salle, une voix l’invita à s’approcher, et elle se trouva bientôt face au Grand Maître de l’Ordre, qui s’était levé pour l’accueillir. Juan de Homedes avait largement dépassé la cinquantaine. Sa barbe et sa moustache grisonnantes accentuaient la sévérité de ses traits, qui possédaient toutefois une certaine majesté. Il s’adressa à Isabella d’une voix ferme, mais sans hostilité.
JH : Robert de Blanchefort avait pour mission de m’amener le capitaine de la Santa Catalina au plus vite. J’en conclus que vous êtes le capitaine de la Santa Catalina. Ou ce qui en tient lieu.
I : Je me nomme Isabella Mendoza, et j’ai décidé de prendre le commandement du navire depuis que notre capitaine et notre pilote ont été capturés par des pirates lors d’une escale à Lampedusa, afin de venir en personne solliciter votre aide pour les tirer d’affaire.
JH : Il n’y a donc pas de Second sur ce navire ? Ni d’autre homme de valeur susceptible de commander ?
I : Je conçois le caractère inhabituel de ma position…
JH : Inhabituel ?
I : ….mais je vous prie de croire que seul l’intérêt de mon mari a guidé ma décision. Je suis prête à tout pour lui faire recouvrer la liberté.
JH : Votre mari ?.....
I : Le capitaine Juan Carlos Mendoza.
Un silence suivit ce premier échange. Le Grand Maître considéra Isabella avec attention pendant quelques instants, puis l’invita à s’assoir sur le siège laissé libre par le précédent visiteur.
JH : Vous allez me raconter votre histoire, senorita. Elle me semble fort intéressante, même si je suis peu enclin à y croire. Vous pouvez parler librement devant le frère Gabriel d’Aubusson, mon secrétaire. Il comprend parfaitement notre langue, mais il est de son devoir de ne rien révéler de ce qui peut se dire ici, bien sûr. De plus, je vous engage à ne point mentir. Je veux bien croire que vous êtes très attaché à ce capitaine Mendoza, mais je doute fort qu’un marin digne de ce nom entraîne sa moitié en mer, surtout dans cet état.
I : Je me suis attirée la même remarque de la part du chevalier de Blanchefort, mais il a été moins délicat que vous. Vous aimez la franchise, je vais être franche : non, je ne suis pas encore la femme devant Dieu du capitaine Mendoza, mais je suis bien enceinte de ses œuvres. Et si Dieu souhaite que je régularise ma situation, je ne demande pas mieux. Le capitaine et moi nous nous aimons depuis des années, mais nous avons longtemps été séparés et….
Elle s’interrompit, prise soudain par l’émotion. Au souvenir de ces années maudites s’ajoutait la conscience de la stupidité de sa tentative de justification. A quoi bon tenter de les convaincre de son amour ? Pourquoi même avait-elle songé à se faire passer pour la femme de Mendoza ? Cela ne les regardait pas. Elle n’avait que faire du jugement d’autrui, pourquoi devait-elle s’en soucier aujourd’hui ? Juan de Homedes avait perçu son trouble. Il prit la parole d’une voix posée.
JH : Dieu est le seul juge. Si je comprends bien, ni vous ni le capitaine Mendoza n’avez cru bon de vous unir devant lui, malgré votre amour. Il n’en reste pas moins que vous l’avez suivi en mer. Aviez-vous une raison particulière pour cela ?
Le ton adopté par le Grand Maître surprit Isabella autant que ses paroles. Cet homme semblait lire dans son âme. Elle s’entendit lui répondre d’une voix calme, étonnée elle-même de livrer ainsi à cet inconnu ses pensées les plus intimes.
I : Pas d’autre que la peur d’être séparés à nouveau. Nous nous sommes jurés de vivre et de mourir ensemble.
JH : Dieu appréciera. Quant aux hommes…il semble que vous fassiez peu de cas de leurs lois…
I : Si vous faites allusion à ma présence sur un navire, ce n’est qu’une superstition qui ne mérite que le mépris des gens sensés.
JH : Mais de là à commander un navire….
I : Nécessité fait loi. Je vous ai déjà expliqué mes raisons.
JH : Je vois…Eh bien, qu’est-ce qui vous fait croire que je peux vous aider ?
I : Vous laisseriez deux hommes aux mains de pirates barbaresques sans tenter de les sauver ?
JH : Deux chrétiens ? Dieu leur vienne en aide…
I : L’un d’eux est un converti.
JH : Fort bien.
I : Je sais que vous avez besoin d’argent pour poursuivre vos travaux de fortification. L’Ordre est riche, et vos diverses commanderies d’Europe vous envoient de quoi pourvoir à vos besoins, mais votre mission exige des moyens considérables. Les Ottomans ne se laisseront pas vaincre facilement.
JH : C’est vous qui proposez de m’aider à présent ?
I : Je ne vous demande pas l’aumône. Si vous avez besoin d’argent pour payer la rançon de mes compagnons, je pense pouvoir être en mesure de vous donner la somme nécessaire et même plus.
JH : Qu’est-ce qui vous fait croire qu’une rançon sera demandée ? Vos amis ont-ils tant de valeur ? Il est plus probable qu’ils soient vendus comme esclaves, assignés à la chiourme, s’ils sont encore vivants à l’heure actuelle.
I : Ils ne sont pas hommes à se laisser tuer facilement. Rien ne pourra me persuader de leur mort à moins que je ne rencontre moi-même leur meurtrier.
JH : Ce qui est fort improbable et fort peu souhaitable. Plus sérieusement, envisageons le cas où ils seraient toujours en vie. Les pirates ont leurs habitudes sur la côte africaine. Plusieurs marchés d’esclaves leur servent à écouler leurs prises, comme celui d’Alger. Il en existe aussi de plus modestes. Celui de Benghazi, en Syrie, aura lieu bientôt. C’est une piste à envisager. Le gouverneur de Tripoli, le chevalier Jean de Valette, est en visite chez nous , mais doit repartir bientôt. Nous pourrions envisager de missionner quelqu’un…mais il faudrait aussi retrouver la trace de ces pirates. Si vous m’en disiez un peu plus ? Rien ne ressemble plus à une galère pirate qu’une autre galère pirate.
I : Justement, elles étaient deux.
Isabella lui fit alors le récit de l’escale à Lampedusa, en précisant qu’une des galères avait été endommagée par les coups de canons, et pouvait encore s’y trouver. Un navire de l’Ordre pourrait facilement l’intercepter et se renseigner sur le sort des deux marins. Juan de Homedes se contenta d’écouter, puis il voulut savoir quelle était la destination finale de la Santa Catalina et la raison de son voyage. Isabella décida de ne pas mentir, et raconta comment Mendoza s’était retrouvé impliqué dans cette quête d’un trésor inaccessible, quête qui était devenue une nécessité après la mésaventure d’Oran. Elle ne cacha pas l’intérêt qu’elle-même avait dans la réussite de l’expédition, en raison de la dette qu’elle avait contractée envers le sieur Escosia. Elle expliqua qu’ ils avaient engagé des pêcheurs d’éponge, et qu’elle espérait bien pouvoir utiliser leurs services d’ici peu. S’il fallait racheter Mendoza et Gonzales, ou payer une hypothétique rançon, elle comptait sur le trésor. Ce n’était pas leur cargaison d’éponges qui suffirait ; en cas d’échec de récupération du trésor, ou s’il s’avérait qu’il n’existait pas réellement, elle servirait simplement à payer le maximum de dettes.
JH : Vous comptez donc aller récupérer ce trésor pendant que mes hommes chercheront à avoir des nouvelles du capitaine Mendoza ?
I : Je ne peux pas abandonner l’expédition. Trop de choses en dépendent.
JH : Et vous vous sentez responsable.
I : Un échec est inenvisageable.
JH : Mais fort probable. Vous pensez être capable de trouver l’emplacement sans la carte ?
I : Gonzales l’a toujours sur lui, mais j’ai une excellente mémoire, et avec le récit que le capitaine m’a fait de la précédente expédition, cela devrait être un jeu d’enfant.
JH : Seriez-vous capable de dessiner cette carte avec toutes les instructions nécessaires ?
I : Bien entendu, mais…
JH : Votre présence à bord n’est donc pas indispensable.
I : Je ne compte pas abandonner mon équipage. Certes, un renfort de quelques hommes pourrait s’avérer utile. Si vous nous aidez, vous aurez votre part. Mais votre priorité est de retrouver le capitaine Mendoza. Je me débrouillerai avec le trésor, et si nous le trouvons, je saurai me montrer généreuse pour votre aide, quelle qu’elle soit.
JH : Comme vous l’avez dit vous-même, l’Ordre est riche. Mais tout don est bon à prendre.
I : Dois-je comprendre que vous m’aiderez ?
JH : Et si nous sommes impuissants à sauver vos compagnons ?
I : Je n’ai qu’une parole. Si vous m’aidez, je ferai un don. A condition que nous trouvions le trésor.
Juan de Homedes se mit soudain à rire, d’un rire franc et sonore qui surprit son secrétaire et indisposa Isabella, qui le regardait, interloquée. Une colère froide s’empara d’elle.
I : Je vois que je vous fais perdre votre temps…Permettez seulement que nous nous ravitaillons avant de repartir pour la Sicile.
Aussi soudainement qu’il avait éclaté de rire, le Grand Maître reprit son sérieux.
JH : Je vous ai offensée, veuillez me pardonner. J’ai ri, mais j’aurais pu tout aussi bien pleurer. Il m’est pénible de vous voir marchander ainsi. Nous autres les Hospitaliers sommes au service de ceux qui souffrent. Nous ne monnayons pas notre aide. S’il faut payer pour que vos compagnons recouvrent la liberté, nous aviserons. Vous avez toujours la possibilité de vendre comme esclaves vos trois pêcheurs d’éponge, c’est une opération qui vous rapporterait certes moins que votre trésor, mais beaucoup moins risquée.
A ces mots, Isabella se leva, furieuse.
I : Nous allons repartir immédiatement. Veuillez donner l’ordre de laisser la Santa Catalina quitter le port. Tous les hommes qui sont à son bord sont libres, et en tant que capitaine je veillerai à ce qu’ils le restent.
JH : Allons, senorita, veuillez-vous rassoir. Je constate que vous vous souciez bien trop d’autrui pour songer à vous-même, c’est tout à votre honneur, et c’est ce qui m’incline à croire votre histoire. Cependant, votre détermination hors-normes cache mal un orgueil immense à cause duquel vous vous plaisez à vous tenir pour responsable du sort des autres. Cela vous rend forte, mais non point humble.
I : Je n’ai que faire de vos sermons !
JH : La colère vous aveugle. Ecoutez bien ma proposition : je m’engage à envoyer des hommes à la recherche de vos compagnons, et pour protéger votre navire lors de votre expédition en Sicile, à la seule condition que vous restiez à Malte pendant toute la durée de ces opérations. Votre rôle de capitaine est terminé, senorita…
I : Laguerra. Isabella Laguerra. Envisagez-vous de me garder ici contre ma volonté, comme une otage ? Sachez que j’ai été élevée à la Cour d’Espagne et que je ne souffrirai pas un tel affront !
JH : Loin de moi cette pensée…mais dois-je comprendre que vous ne rejetez pas ma proposition ?
Isabella se taisait. Pendant ce dernier échange, Juan de Homedes avait gardé un calme olympien, tandis qu’elle s’était stupidement emportée. Sa proposition allait bien au-delà de ses espérances, puisqu’il offrait une protection à la Santa Catalina. Elle avait bien conscience qu’il l’avait provoquée pour tester la sincérité de sa démarche, et elle s’en voulait de s’être laissée prendre au piège. Il était en position de force, et elle détestait cela, d’autant plus qu’elle savait qu’il avait raison. Il était absurde qu’elle se mette à nouveau en danger dans cette expédition. Le sacrifice de Mendoza n’aurait alors plus aucun sens. Toutefois, elle savait qu’il lui faudrait reprendre la mer tôt ou tard, et que nulle part on n’était en sécurité en Méditerranée.
JH : Acceptez cette pause dans votre errance. Elle vous permettra de vous retrouver.
I : Ou de me perdre. Vous ne me connaissez pas. Le repos ne me vaut rien.
JH : Auriez-vous peur de vous retrouver seule face à vos démons ? Mais qui vous dit que nous allons vous laisser seule ?
I : Je n’ai pas besoin de vos leçons, je vous l’ai déjà dit.
JH : Et j’ai parfaitement entendu. Mais la vie elle-même est une leçon. Rassurez-vous, tout ce que je vous propose c’est de demeurer parmi nous le temps d’y voir un peu plus clair.
I : Je dois rentrer bientôt en Sardaigne. J’y ai un rendez-vous important, que je ne peux me permettre de manquer.
JH : Mais d’ici là, vous pourriez attendre des nouvelles du capitaine Mendoza à Malte. En toute sécurité. Je n’ai pas l’intention d’organiser un procès pour vous juger. L’Inquisition a bien d’autres cas à traiter.
I : Dois-je prendre cette dernière phrase comme un trait d’humour ?
JH : Dois-je comprendre que vous acceptez ma proposition ?
I : Si vous me faîtes le serment que je ne serai pas importunée par quiconque durant mon séjour. Et pas la peine d’essayer de sauver mon âme.
JH : Notez bien cela, Gabriel : nous faisons le serment de n’importuner la senorita Laguera en aucune manière que ce soit. Et bien entendu, nous nous engageons à ne lui intenter aucun procès…. Sauf il elle se refuse à se vêtir d’une façon plus décente.
I : Ne vous inquiétez pas, je resterai enfermée afin que personne ne soit dérangé par ma présence. A présent, je vais informer mon équipage de la situation.
JH : Bien entendu, capitaine Laguerra. Le frère Gabriel va vous accompagner. Pendant ce temps, je règlerai quelques détails de votre séjour.
I : Quand la Catalina pourra-t-elle prendre la mer ?
JH : Dès que vous aurez établi la carte la plus fidèle possible de l’emplacement de ce fameux trésor.
I : N’ayez crainte, je me souviens parfaitement de cette carte, et je la complèterai avec les détails que m’a livrés le capitaine Mendoza.
Juan de Homedes hocha la tête avec satisfaction, puis écrivit rapidement quelques mots sur une feuille qu’il confia à son secrétaire. Isabella ne réalisait pas encore qu’elle venait d’abandonner volontairement la Santa Catalina, le navire que Mendoza avait choisi et sur lequel tous deux avaient navigué pendant un an. Tandis qu’elle suivait en silence le chevalier Gabriel d’Aubusson dans le dédale des couloirs de la forteresse, elle songeait aux paroles du Grand Maître, entre provocation et bienveillance. Il voulait qu’elle se retrouve face à elle-même, pour atteindre une forme de paix intérieure, sans doute. C’était mal la connaître, et bien mal connaître les femmes ! Quand ces maudits hommes cesseraient-ils de se mêler de ce qui ne les regarde pas ? Elle se souvenait de l’escale à Oran, pendant laquelle elle avait rongé son frein en attendant le retour du San Buenaventura. Seule dans la cabine de la Santa Catalina, elle sentait pourtant la présence de son amant, caressait la table où ses mains s’étaient posées sur les cartes maritimes, avaient ouvert son livre de bord pour y coucher la trace de leurs trajets ; assise sur son fauteuil, elle renversait sa tête en arrière et tournait sa joue pour sentir sous sa peau le contact du cuir rêche, usé par les frottements de son dos, de sa tête lorsqu’il s’endormait là après une nuit sur le pont, pour ne pas la déranger. Elle allait devoir renoncer à ces substituts de sa présence. Elle serait seule avec elle-même, sans pouvoir tromper son angoisse en s’étourdissant de ses responsabilités de capitaine. Mais n’avait-elle pas d’autres responsabilités à présent ? Le Grand Maître n’en avait rien dit, et pourtant elle avait accepté sa proposition, en sachant qu’elle devait confier à d’autres le soin de mener les expéditions en mer, car sa mission à elle avait aussi son importance ; elle luttait encore contre cette responsabilité qui lui semblait une entrave. En restant à terre, sentirait-elle ces liens devenir plus lâches, jusqu’à ne plus lui peser ? Elle en doutait fortement, mais elle allait essayer. Elle était lasse de lutter. Juan de Homèdes l’avait-il compris ? Elle avait l’impression de capituler, et elle se sentait à la fois pleine d’amertume et de soulagement. Et ce sentiment de soulagement était ce qui lui faisait le plus peur, elle avait l’impression de se quitter elle-même, de se trahir. Elle se voyait marcher derrière le chevalier, sans croire tout à fait qu’il s’agissait bien d’elle. Bientôt, ils furent à l’extérieur, sous le soleil aveuglant, et le premier réflexe d’Isabella fut de tenter d’apercevoir la silhouette familière de la Santa Catalina. Elle la chercha un instant en vain à l’emplacement où elle l’avait laissée ; contrariée, elle s’apprêtait à interroger vertement son compagnon, quand elle la vit voguer vers le port, guidée par une embarcation légère. Le chevalier d’Aubusson avait remarqué sa contrariété, et s’empressa de lui fournir une explication.
GA : Le Grand Maître a fait donner un signal dès que nous sommes sortis. Ne vous inquiétez pas, je vous conduis bien à votre navire. Vous parlerez à l’équipage et rassemblerez vos effets personnels. Nous gagnerons ensuite vos appartements, comme prévu.
En l’entendant, Isabella se rendit compte qu’il avait dû lui parler durant leur trajet pour sortir du fort Saint-Ange, mais qu’elle n’y avait pas prêté attention. Il s’exprimait en aragonais presque sans accent, ce qui piqua sa curiosité : pour la première fois, elle le regarda attentivement, mais ne le trouva guère différent de tous ces chevaliers qu’elle avait croisés jusqu’à alors, et qui lui semblaient tous aussi austères que fiers dans leur uniforme. La barbe qui leur mangeait le visage ne manquait pas d’accentuer leurs ressemblances. Cependant il émanait du visage de Gabriel d’Aubusson une grâce indéniable ; ses lèvres pleines s’épanouissaient en un sourire aussi sensuel que bienveillant, qui chassa aussitôt de l’esprit d’Isabella l’impression d’austérité. Sa barbe était bien taillée, au lieu de ressembler à une broussaille ombrageuse, et ses yeux brillaient d’intelligence. Isabella eut l’impression qu’elle pourrait peut-être avoir quelques conversations décentes avec un homme pareil, bien qu’il soit Français. Pour l’heure, elle se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment. Elle se demandait où pouvaient se trouver les appartements qu’on lui attribuait, mais elle pensa que le chevalier lui avait peut-être donné cette information tantôt, et préféra se taire. Elle le saurait bien assez tôt, et mieux valait qu’elle ne s’imagine pas déjà dans une petite cellule monacale aux murs suintants au lieu de sa cabine aux senteurs marines. Ils longeaient à présent les quais bordés de bâtiments ocres . L’austérité des fortifications médiévales avait laissé place à un assemblage disparate de maisons et de petits immeubles aux façades tantôt lépreuses et vétustes, tantôt flambant neuves. Gabriel d’Aubusson se fit un devoir d’indiquer à Isabella les réalisations nouvelles entreprises depuis l’arrivée de l’Ordre sur l’île, bien qu’elles se remarquent aisément. La population maltaise étant peu encline, comme toutes les populations insulaires, à accepter facilement une présence étrangère, les chevaliers, en particulier depuis que Juan de Homedes était à la tête de l’Ordre, avaient souhaité rénover et embellir le site qu’ils avaient choisi comme nouvelle capitale autant par nécessité défensive que par volonté d’offrir aux habitants un cadre de vie plus décent. Mais pour l’instant Birgu ressemblait davantage à un vaste chantier qu’à une ville modèle, et le port, qui conservait encore son allure bigarrée, alignait plus de tavernes douteuses et d’échoppes étroites que de bâtiments prestigieux. Très vite, Isabella se désintéressa des explications de son guide pour suivre les manœuvres de la Santa Catalina, qui se préparait à s’amarrer au quai, au milieu d’une myriade de petites embarcations colorées, typiques de l’île, avec leur coque effilée peinte en bleu ou en rouge vif. Elles côtoyaient les navires de l’Ordre comme des bancs de sardines autour de dauphins ou de rorquals. La Santa Catalina ne déparait pas à côté des galères et autres brigantins à la croix blanche. Elle avait fière allure, assurément. Les chevaliers possédaient quatre galères et plusieurs galions de tailles diverses destinés au transport et au ravitaillement, en plus des embarcations plus légères et maniables qui leur permettaient depuis quelques années de mener une guerre de course, comme les fustes, felouques et brigantins, mais rien de semblable à la rapide Santa Catalina. Le cœur d’Isabella se serra à l’idée qu’elle n’allait remonter à son bord que pour la quitter.
GA : Le Grand Maître autorise vos hommes à descendre à terre en attendant que tout soit prêt pour le départ, probablement à l’aube. Ceux qui ne répondront pas à l’appel seront arrêtés et serviront sur nos galères. L’île n’est pas grande, nous les retrouverons aisément. Le chevalier Juliac restera à bord jusqu’à ce qu’il soit relevé par le commandant de l’expédition. Le Grand Maître est en train de le choisir. Pensez-vous pouvoir établir la carte maintenant et me la confier ? Je la transmettrai au Grand Maître.
I : C’est tout à fait possible.
GA : Vous pourrez désigner un homme pour vous aider à porter vos effets personnels.
I : Je doute que cela soit nécessaire.
GA : Je vous laisse juger. Allons-y.
Le premier soin d’Isabella fut d’informer Alvares de la tournure des événements. Il voulut d’abord protester : il n’avait jamais envisagé d’aller à la chasse au trésor sans Mendoza, et comptait rentrer à Barcelone avec la cargaison d’éponges afin de limiter les dégâts. Il était prêt à laisser Isabella seule à Malte pendant que les chevaliers cherchaient à avoir des nouvelles du capitaine, si elle le voulait, ou à la ramener avec lui. Sans la carte, il avait cru que l’expédition n’était plus possible, et voilà que cette diablesse voulait les envoyer là-bas ! La perspective d’être sous la protection des chevaliers de Malte ne le rassurait qu’à moitié. Il songea même un instant à abandonner son poste, mais il se ressaisit : Mendoza lui avait confié la Santa Catalina. Et si le trésor pouvait servir à le sauver…Il n’y croyait guère, mais se laissa convaincre. Au moins les trois pêcheurs d’éponge qu’ils avaient eu tant de mal à recruter se rendraient enfin utiles. Et s’ils ne trouvaient rien, peut-être pourrait-il les vendre ? Il n’osa pas aborder le sujet avec Isabella, mais il n’avait aucune intention de les ramener chez eux. Il avait pensé qu’ils pourraient repartir vers la côte africaine sur un navire de l’Ordre en partance pour Tripoli, mais il savait que les chevaliers faisaient aussi commerce d’esclaves. Cependant, il songea que Mendoza aurait désapprouvé une telle décision, et il s’efforça de ne plus y penser. A courir après ce trésor, le capitaine avait fini par perdre sa liberté, tout ça pour des questions d’argent et de dettes. Et voilà que lui, Alvares, était prêt à vendre des hommes libres pour rembourser ce fichu marchand, ce Ruiz qui les avait mis dans ce pétrin en prêtant crédit aux fariboles de ce maudit Gonzales ! Dans cette affaire, il y avait au moins une bonne chose : il était débarrassé de ce fieffé métis, et il espérait bien ne jamais le revoir !
Alvares était reconnaissant envers le Grand Maître pour l’aide qu’il leur accordait, et salua en son for intérieur sa sagesse : il avait réussi à faire abandonner à Isabella ses prétentions de capitaine, du moins momentanément. Bien qu’elle paraisse s’en moquer, il se sentait responsable d’elle, et son soulagement à l’annonce qu’elle allait rester à terre fut immense. Cependant, il savait combien cela lui coutait d’abandonner la Santa Catalina, aussi s’efforça-t-il de cacher sa satisfaction et de la remercier pour avoir pris cette décision difficile. Elle se contenta de hausser les épaules.
I : Avais-je le choix ? Enfin, au moins serez-vous plus à l’aise sans moi. Je vous confie la Santa Catalina, Alvares.
A : Vous pouvez compter sur moi.
I : Tâchez de tenir les hommes, j’espère que Juan de Homedes ne nous enverra pas trop de Français. Ils ont beau être des chevaliers de Malte, aux yeux de l’équipage ils n’en restent pas moins des Français…
A : Vous n’avez aucune crainte à avoir.
I : Et veillez à ce qu’il n’arrive rien à nos pêcheurs d’éponge. Je vais leur expliquer personnellement la situation.
A : Attendez ! Vous n’allez tout de même pas leur demander leur avis ? Nous les avons engagés ! Ils ont accepté de nous suivre !
I : Mais la situation a changé. Ils ont le droit de choisir. Je ne veux pas leur imposer quoi que ce soit.
A : Le droit de choisir ? Pourquoi auraient-ils ce privilège ?
Isabella ne répondit pas. Elle se rendait compte qu’elle cherchait une échappatoire à la situation qu’elle avait acceptée devant le Grand Maître, mais devant laquelle elle reculait à présent. Si les pêcheurs d’éponge renonçaient, alors l’expédition ne pourrait avoir lieu, et elle n’aurait plus à quitter la Santa Catalina. Elle alla trouver les trois hommes et leur exposa les faits. Ils se consultèrent un instant, et renouvelèrent leur engagement, à la condition qu’Isabella garantisse leur liberté et s’engage à les faire ramener chez eux s’ils le souhaitaient. Ils n’avaient qu’une confiance limitée en Alvares, et la présence des chevaliers ne les rassurait pas. Isabella promit de coucher sur le papier ses engagements et de les faire signer par le Grand Maître lui-même. Alors qu’elle allait gagner sa cabine, certaine à présent qu’elle ne pouvait plus échapper à son escale maltaise, Nacir la retint par le bras. Elle se retourna. Sans dire un mot, il lui prit la main droite, l’ouvrit et y déposa le bracelet de lapis lazuli. Isabella le regarda sans comprendre.
N : Il était tombé sur le pont, hier soir. Je l’ai gardé pour vous. Ne le perdez plus, il vous portera chance.
I : Merci, Nacir. Que la chance soit avec toi.
N : Merci, senorita. Nous vous rapporterons le trésor !
Assise dans le fauteuil familier, elle se concentre sur le tracé de la carte. Ne penser qu’à la carte, et à rien d’autre, c’est ce qu’elle s’efforce de faire. Il lui faut chasser de son esprit le souvenir de ses yeux, oublier sa présence, le souvenir de ses mains fines lui tendant avec insistance le morceau de parchemin. Il lui faut rester sourde à la voix aimée lui racontant leur expédition, et ne retenir que les détails utiles pour un repérage efficace. Trouver les mots appropriés pour rédiger la promesse de retour des trois pêcheurs, sans repenser à ces derniers jours en mer, avec lui, sans repenser à la cour où la vieille femme l’a mise en garde. Rapidement, elle rassemble ses effets personnels, les vêtements achetés à Oran, et les fourre dans un sac de jute. Elle range en quelques gestes la cabine qui accueillera bientôt un autre homme, un inconnu, du moins elle l’espère. Il lui est pénible d’imaginer en ces lieux tout pleins de sa présence un homme tel que Robert de Blanchefort. Elle sort sans un dernier regard. Cela lui est trop pénible. Sur le pont, Alvares a rassemblé l’équipage. Elle trouve les ressources nécessaires pour parler d’un ton ferme qui n’admet pas de réplique. Personne ne proteste. Tous croient ou font semblant de croire qu’elle a pris la meilleure décision, pour elle et pour eux. Comme Alvares, ils sont soulagés. Et ils rêvent de la richesse qui les attend. L’appel de l’or est toujours le plus fort, et avec les chevaliers à leurs côtés, le succès les attend. Dieu veille sur eux, et sur le capitaine Mendoza, où qu’il soit. Ils le reverront bientôt, si Dieu le veut. Isabella quitte la Santa Catalina, épuisée. Elle a désigné Nacir pour porter son ballot. Elle tient à ce qu’il l’accompagne et à ce que le Grand Maître signe devant lui l’engagement qu’elle a pris envers lui et ses compagnons. Mais d’abord, Gabriel d’Aubusson doit les conduire au logement promis. Alors qu’ils sont en route, le chevalier se met à converser avec le jeune homme dans sa langue maternelle, ce qui ne manque pas de réjouir ce dernier.
I : Vous êtes donc polyglotte, chevalier ? Impressionnant.
GA : Vous-même maîtrisez plusieurs langues, il me semble.
I : Une compétence fort utile. Mais j’espère que vous n’allez pas me loger chez l’habitant. Je n’ai pas encore vraiment eu l’occasion d’étudier le dialecte maltais.
GA : Un mélange subtil d’arabe et de sicilien, principalement, cela ne devrait pas vous poser de problème. Vous connaissez aussi le grec, je suppose ?
I : Oui, mais, pourquoi cette question ?
GA : Vous aurez l’occasion de le pratiquer bientôt, mais votre hôtesse parle aussi un peu latin et français.
I : Deux langues indispensables pour les chevaliers…
GA : Le latin est notre alma mater à tous, mais tous les chevaliers ne le maîtrisent pas . De toute façon , il n’est vraiment utile que pour les documents officiels. Nous parvenons à nous entendre, tant nos langues sont sœurs. L’italien est un bon compromis. C’est évidemment plus difficile pour les chevaliers anglais et allemands, mais ils s’adaptent.
I : Ainsi je n’aurai pas le plaisir de loger à l’Auberge espagnole.
GA : Ni aragonaise, ni castillane, non, pas plus qu’ italienne, française, auvergnate, provençale, allemande ou anglaise. Le Grand Maître ne voulait pas vous imposer nos logements spartiates.
I : Dites plutôt que la cohabitation avec un capitaine de mon espèce aurait posé problème.
GA : Sans conteste...c’est pourquoi le Grand Maître a pensé que vous auriez plaisir à être en compagnie d’une de vos semblables.
I : Il existe donc des chevaliers femelles ? J’ai hâte de les rencontrer ! Vivent-elles aussi dans une Auberge comme celles qui regroupent les chevaliers selon leur langue ?
Gabriel d’Aubusson ne sembla pas prendre garde au ton railleur d’Isabella, et répondit avec un flegme certain.
GA : Je pense que vous pouvez vous targuer d’être la seule de votre espèce sur cette île, senorita…Les Maltaises sont plutôt femmes à rester cloîtrées chez elles. Cependant, avec l’arrivée des Rhodiennes, les choses ont un peu changé. J’espère que vous vous entendrez avec votre hôtesse, même si elle ne porte pas l’épée comme vous.
I : C’est une Rhodienne ?
GA : Oui, elle a suivi comme tant d’autres les chevaliers dans leur exil après la perte de Rhodes.
I : Vous n’étiez pas au siège vous-même ?
GA : Non, cela ne fait que quelques années que je suis chevalier. Je n’ai connu que notre couvent de Malte, et s’il faut le défendre contre les Ottomans comme nos glorieux ancêtres, je le défendrai avec la même vaillance que mon grand-oncle Pierre d’Aubusson lors du Grand Siège de 1480.
I : Ce qui lui a valu le surnom de « bouclier de la chrétienté »…vous-même semblez plus taillé pour l’étude que pour le combat, si je puis me permettre.
GA : Et vous-même pour porter la vie plutôt que pour la retirer.
I : L’un n’empêche pas l’autre…il faut bien se défendre.
GA : Que ne laissez-vous à d’autres le soin de vous défendre ?
I : Je vous prie de cesser de vous mêler de mes affaires. Je mène ma vie comme je le veux.
GA : Cela ne fait aucun doute. Et je vous prie de croire que j’ai autant de valeur derrière un bureau que sur le champ de bataille.
La discussion fut close. Isabella se sentait stupide d’avoir provoqué sans raison son interlocuteur, qui la traitait fort poliment et ne méritait pas d’être la cible de ses piques. La vérité était qu’elle paniquait à l’idée de loger chez une inconnue, qui ne manquerait pas de la regarder comme une bête curieuse. Si elle pouvait se contenter de l’ignorer, cela lui convenait parfaitement, mais elle serait sûrement encline à lui poser un tas de questions indiscrètes auxquelles Isabella n’avait aucune envie de répondre. Elle se sentait plus armée pour se débarrasser des importuns que pour affronter la curiosité de ses congénères, même si elle devait se limiter à des regards appuyés qui invitaient aux confidences. Embarrassé, Nacir se taisait. Après quelques minutes de marche en silence, le chevalier s’arrêta devant une maison à un étage de belle allure, qui semblait récente. Ils avaient quitté le quartier du port, et se trouvaient dans une rue un peu plus large que la moyenne, bordée de bâtiments d’aspect tout aussi avenant, mais au-delà desquels s’ouvrait une campagne aride.
GA : Nous sommes arrivés. Vous serez bien ici. C’était un désert il y a peu, mais la population a commencé à venir s’installer près de la mer après notre arrivée. Birgu n’était qu’un bourg de quelques cahutes autrefois.
La façade était simple, avec deux hautes fenêtres en arc de cercle à l’étage, de même que la porte flanquée de deux ouvertures plus petites. Gabriel d’Aubusson s’apprêtait à toquer sur la porte massive peinte en vert émeraude quand celle-ci s’ouvrit, faisant apparaître un homme dont le regard perçant tomba immédiatement sur Isabella.
JV : A la bonne heure ! Voici la cause de mon départ précipité ! Chevalier Jean de Valette, pour vous servir ! Soyez la bienvenue, senorita Laguerra.
Le ton était abrupt, mais le chevalier s’inclina poliment pour saluer la jeune femme, avec une aisance qui dénotait une noblesse certaine. Isabella ne put toutefois s’empêcher d’être gênée par cette rencontre imprévue avec un inconnu qui avait manifestement l’avantage d’avoir entendu parler d’elle. Il la regardait avec une attention soutenue, et la jeune femme avait la désagréable impression d’être examinée par un homme qui semblait à la fois un austère confesseur, tout de noir vêtu, avec la barbe sévère des Hospitaliers , et un galant d’allure élégante, au regard d’aigle.
JV : Je ne pourrai malheureusement pas faire plus ample connaissance avec vous, le Grand Maître m’attend, et j’ai cru comprendre qu’il voulait que je reparte dès ce soir pour la côte africaine. Je vous laisse entre les mains de votre hôtesse, Catherine, et je vous prie de croire que je ferai de mon mieux pour vous rendre service. J’espère vous revoir dans de meilleures conditions. Adieu.

Merci Aurélien, je vais essayer de tenir compte de ta remarque, mais Pedro et Sancho sont loin pour l'instant et la situation est plutôt grave, ça donne une première partie pas drôle, je le reconnais, mais la deuxième devrait davantage te plaire, je me suis beaucoup amusée à l'écrire.
Pour ceux que ça intéresse, quasiment tout est vrai historiquement, je me suis bien cassé la tête pour répondre à mes propres questions, et la plupart des personnages ont existé, même si j'en ai créé aussi en prenant des libertés. Si vous voulez vous amuser à repérer ceux qui ont existé et ceux qui sont inventés, je vous en prie...

Chapitre 15 : Malte, perle de la Méditerranée.
Première Partie.
L’enfant cherchait à sortir ; il se frayait un chemin à coups de griffes et de dents, repoussait en grognant les tiges souples et mouvantes qui s’entrelaçaient devant lui pour former un lacis infranchissable ; il n’avait d’autre ressource que de le déchirer, c’était une question de survie. Mais il avait beau couper à vif dans ce tissu étouffant et moite, il n’en était pas moins oppressé de toutes parts, comme si la forêt qui le retenait resserrait impitoyablement son emprise sur lui, à chaque battement de son cœur. Il rampait, tentant de s’agripper aux touffes visqueuses des tiges mortes pour progresser, s’extirpant peu à peu de l’étau qui le broyait ; il faisait nuit, et pourtant ses yeux étaient près d’éclater sous la pression qui comprimait son crâne, et il percevait derrière ses paupières closes une lueur rougeâtre. Des cris assourdis rebondissaient sur ses tympans comme des mottes de terre lancées par une main inconnue, opiniâtre. Ces cris faisaient partie de lui-même, il l’aurait juré, pourtant il ne criait pas, sa bouche était close. Il ne respirait pas. Soudain il sentit qu’il devenait le cri, qu’il était mû par ce cri, que ce cri l’arrachait à la gangue vivante qui l’emprisonnait pour le propulser vers l’inconnu, vers la lumière.
Elle le voyait, mais n’aurait su dire ce qu’elle voyait. Elle le tenait, mais ce tas palpitant sous sa main n’avait la consistance d’aucune chose connue d’elle. Cela bougeait, doucement, faiblement. Puis cela se mit à s’agiter, vigoureusement. Curieuse, elle se pencha pour l’examiner. Cela lui rappelait vaguement quelque chose, à moins que cela ne soit quelqu’un. Il ouvrit brusquement les yeux. La stupeur la paralysa. Il avait ses yeux, à n’en pas douter. L’iris l’irradiait de sa couleur changeante, éblouissante et brûlante, il l’attirait à elle comme un foyer ambré où l’ombre se mêle à la lumière. Mais déjà l’ombre gagnait sur la lumière, au fur et à mesure que la pupille se dilatait en un gouffre de noirceur. Elle frissonna, voulut se détourner, jeter la chose loin d’elle, mais ses mains étaient tétanisées. Elle ne sentait plus sous ses doigts engourdis que la palpitation sauvage de cet être informe, dont la masse enflait peu à peu, inexorablement, écartant ses mains sans qu’elle puisse les détacher de la peau visqueuse ; elle tenta vainement de tirer : elle ne fit qu’accentuer la déformation du corps auquel elle était liée ; affolée, elle tira en tous sens ; des milliers d’aiguilles percèrent la paume de ses mains, mais elle ne sentit qu’un picotement désagréable ; instinctivement, elle ouvrit davantage ses bras, tentant de se libérer de cette forme qui lui collait à la peau ; elle ne réussit qu’à la déployer davantage. Comprenant son erreur, elle voulut refermer ses bras pour anéantir l’être dont elle commençait à distinguer la silhouette, cette silhouette maudite qu’elle avait affrontée tant de fois, et qu’elle avait cru vaincue, terrassée à jamais. La silhouette prenait chair et force ; les traits du visage apparaissaient ; angles saillants comme des couteaux ; torsion hideuse des lèvres pincées : il était inutile de lutter, il était revenu, il ne l’avait jamais quittée, il la forçait à lui faire une place en ce monde, il triomphait . Brusquement, la chevelure de l’être s’enflamma, couronnant sa tête d’un diadème démoniaque, tandis qu’une cascade de sons discordants s’abattait sur la jeune femme : il riait. Entre ses bras écartelés, Isabella tenait son père.
Dans un flamboiement aveuglant, le rictus demeura longtemps imprimé sur sa rétine, avant de s’estomper. En sueur, elle n’osait bouger, se secouer de sa stupeur ; il fallait qu’elle dompte les battements de son cœur, qu’elle ose regarder autour d’elle ; elle distinguait à présent le plafond au dessus de sa tête, elle percevait le tangage familier ; il n’y avait pas de danger, non , aucun. Elle reposait simplement sur sa couche, dans la cabine qu’elle partageait avec…Son corps se contracta sous la douleur que lui infligeait ce coup invisible de sa conscience. Il n’était pas là..plus là…Alors l’autre triomphait, enfin !Elle sentait ses mains enserrer son cou…Elle se redressa brusquement, et se tourna aussitôt pour poser les pieds sur le plancher et fuir ce lit mortifère, cet espace confiné. En quelques pas, elle fut dehors, sur le pont. Le soleil se levait, elle se protégea les yeux pour ne pas être éblouie, se recula vivement et sursauta violemment en laissant échapper un cri quand elle sentit une main lui agripper fermement le bras gauche. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’on lui parlait sur un ton tout aussi ferme. Elle reconnut alors la voix d’Alvares, à son grand soulagement.
A : Que faîtes-vous ici ? Vous devriez rester allongée, vous n’êtes manifestement pas en état…
Il ne put achever, foudroyé par le regard d’Isabella. Il avait suffi de ces quelques mots pour faire naître en elle une irritation salutaire qui balaya toutes ses angoisses.
I : Si je me suis levée, c’est que je suis parfaitement en état d’être debout ! Lâchez-moi !
Il soutint son regard, en tentant de contenir sa propre colère, et répliqua sans la lâcher.
A : Ce n’était manifestement pas le cas hier…
Il laissa volontairement sa phrase en suspens pour savourer le trouble de son interlocutrice. Il devait avouer qu’elle savait tenir tête aux hommes, mais il était sûr de son petit effet : elle hésitait à répliquer et il lisait dans sa mine défaite qu’elle ne se souvenait plus de ce qui s’était passé. Pourtant elle tenta de garder l’avantage.
I : Manifestement, vous vous plaisez à décider à la place des gens de ce qui est bon pour eux.
Elle voulut se dégager, mais sans prêter la moindre attention à ses propos, il commença à l’entraîner vers la cabine
A : Exactement, et je vous trouve bien ingrate ce matin, senorita Laguerra. J’aurais dû vous laisser dormir sur le pont, manifestement…vous ne vous souvenez de rien ?
Ils étaient déjà à l’intérieur ; elle ne luttait plus, rattrapée par l’émotion. Il la fit asseoir sur le bord du lit, et se recula, embarrassé à présent. Sa colère était retombée. A quoi bon la tourmenter, même si elle le méritait ? Son silence mettait Alvares mal à l’aise, et n’était pas bon signe. Au moins, lorsqu’elle le réprimandait, il pouvait être sûr qu’elle allait bien. Mais elle se taisait, tête baissée.
A : Senorita, je…je m’excuse, mais il vaudrait vraiment mieux que vous restiez tranquille. Hier, il a fallu qu’on vous ramène ici, moi et le jeune Nacir, vous étiez inconsciente et…bref, on s’est inquiétés. J’ai eu une réaction stupide tout à l’heure, c’est vrai, si vous vous êtes levée, c’est que tout va bien, n’est-ce pas, alors…
Elle releva la tête. Un faible sourire détendait son visage.
I : Alvares, vous vous embrouillez…voulez-vous que je reste tranquillement assise ou que je me lève ? Quelle est la position qui vous rassurera le plus ? Je m’excuse à mon tour et vous prie de croire que je vous suis reconnaissante du soin que vous avez pris de moi…
Alvares se détendit. Enfin l’orage était passé, jusqu’à la prochaine alerte. S’il devait en être ainsi jusqu’à Barcelone, il allait avoir du mal à le supporter. Comment le capitaine faisait-il pour fréquenter cette diablesse sans perdre son sang-froid ? Leur escale prolongée à Oran était une partie de plaisir à côté de ce qui l’attendait, il en avait la conviction : alors, la senorita avait tout espoir de revoir le capitaine, tandis que la situation, désormais, risquait de l’entraîner vers le désespoir. Comment allait-elle réagir ? Alvares pria pour que ses nerfs à lui tiennent le coup : il aurait déjà fort à faire pour les ramener tous à bon port et pour affronter Ruiz.
I : Je tâcherai de ne plus vous importuner avec ce genre de désagrément indigne d’un capitaine . Sommes-nous en vue de Malte ?
Il fronça légèrement les sourcils : plaisantait-elle ? Elle, capitaine ? Avait-il bien entendu ?
I : Je suppose que vous avez mis le cap sur le port de Birgu ?
A : Senorita !
Elle se leva , se dirigea vers la porte, mais se retourna avant de franchir le seuil.
I : Oui, Alvares ? Si nous sortions ? Il n’est pas bon de laisser l’équipage trop longtemps à lui-même.
Comme il cherchait en vain une réplique pour la dissuader et que seul un juron se préparait à fleurir sur ses lèvres, elle revint sur ses pas et s’adressa à lui gravement.
I : J’ai besoin de votre soutien, Alvares. Je compte sur vous.
Il hésita, puis acquiesça. Mieux valait ne pas la contrarier.
Une fois sur le pont, Isabella sentit peser sur elle les regards de l’équipage comme jamais auparavant. Mais si elle voulait éloigner d’elle ses démons, il lui fallait absolument se dérober à la torpeur de la cabine, échapper à ce rôle que voulait lui imposer Alvares, sans quoi elle deviendrait folle. Il lui fallait affronter un autre ennemi, relever un autre défi, ne surtout pas être cette faible femme qu’on entourait d’une sollicitude cachant à peine le mépris ou la rancœur, ou elle finirait par devenir cette femme. C’était ainsi qu’ils la voyaient à présent, depuis hier, depuis qu’elle avait montré sa faiblesse, et cela devait changer, tout de suite.
I : Rassemblez l’équipage, j’ai à leur parler.
Quelques minutes plus tard, tous étaient réunis devant elle.
I : Messieurs, je vous remercie du courage et de l’efficacité dont vous avez fait preuve la nuit dernière. Votre capitaine serait fier de vous, qui avez permis que la Santa Catalina soit sauvée, ainsi qu’il le voulait. En son absence, et jusqu’à ce qu’il revienne à bord, je vous demande de me prêter allégeance en tant que nouveau capitaine de la Santa Catalina. Ensemble, nous accomplirons la mission qui avait été confiée au capitaine Mendoza, et nous ferons tout notre possible pour qu’il puisse nous rejoindre au plus vite. Si quelqu’un a une objection à formuler, qu’il parle, maintenant !
Un silence absolu suivit cette déclaration. Personne n’osait en croire ses oreilles, et la présence muette d’Alvares aux côtés de la senorita n’incitait pas à objecter quoi que ce soit à ce discours lapidaire prononcé d’une voix ferme. En d’autres circonstances, tous auraient cru à une plaisanterie idiote, qui pourtant les aurait bien fait rire : une femme capitaine…Mais personne n’avait le cœur à rire.
I : Dois-je prendre votre silence comme une approbation ?
Elle allait rompre le rassemblement, déçue de ne rencontrer aucune résistance, quand un marin, un nommé Vasco, interpella Alvares.
V : Eh, Alvares, ça te fait rien que la senorita devienne capitaine à ta place ? C’était pas toi qui disais que tu avais toute la confiance du capitaine Mendoza ? Tu crois qu’il approuverait ça ?
Encouragées par cette intervention, les langues de ses camarades se délièrent soudain, sans que personne n’ose cependant renchérir : seuls des murmures indiquaient que les hommes approuvaient les propos de Vasco. Isabella, imperturbable, se contentait de les regarder, et peu à peu, le silence retomba sur la Santa Catalina.
I : Alvares, si vous preniez la peine de répondre à cet homme ?
A : Vasco, tu peux me faire confiance pour mener la Santa Catalina à bon port, comme le capitaine Mendoza me faisait confiance. En son absence, je seconderai la senorita Laguerra afin que nous prenions ensemble les meilleures décisions pour la Santa Catalina et son équipage, dans l’intérêt de tous. Nous approchons de Malte. Comme prévu, nous mouillerons au port de Birgu jusqu’à nouvel ordre. Que chacun retourne à son poste !
Il y eut un léger flottement, comme si tous attendaient une réplique de Vasco. Mais ce dernier se contenta de hausser les épaules, et Isabella n’ajouta pas un mot de plus, figée dans une posture hiératique, ne laissant d’autre choix aux hommes que d’obéir. Postés un peu à l’écart du groupe, les trois pêcheurs d’éponges observaient cette scène irréelle, stupéfaits. Mais pour Nacir, cette stupéfaction se teintait d’une admiration sincère. Il était persuadé que les hommes d’équipage devaient éprouver la même admiration pour cette femme, sinon comment expliquer qu’ils lui obéissaient ainsi ? Malgré son état, malgré sa faiblesse, elle faisait face, et restait debout, s’imposant avec une audace tellement folle que sa décision paraissait finalement naturelle et logique. En effet qui mieux qu’elle pouvait veiller aux intérêts du navire et de son équipage ?
Alors que les hommes se dispersaient, Isabella remercia Alvares de son soutien.
I : Vous et moi savons que l’équipage n’est pas dupe, mais je vous remercie de vous prêter au jeu.
A : Ils savent parfaitement que la Santa Catalina a besoin de moi, et c’est la seule raison qui les fait obéir.
I : Bien sûr. Mais au moins ai-je maintenant à leurs yeux une place sur ce navire, même s’ils pensent qu’elle est usurpée. Ils seront moins tentés de montrer leur pitié, leur mépris ou leur condescendance, dont je n’ai que faire.
A : Essayez toutefois de ne plus montrer de faiblesse…
I : Vous me connaissez bien mal, Alvares. Allons ! Ne faites pas cette tête, pensez que je vous épargne les pourparlers avec les chevaliers de Saint Jean, je sais que vous détestez les mondanités. Quand nous serons au port, laissez-moi faire, et ne vous inquiétez de rien.
La silhouette massive du fort Saint Ange, gardien du port de Birgu, était en vue. Depuis que les chevaliers de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem étaient arrivés sur l’île, en 1530, après avoir perdu le contrôle de Rhodes, ils avaient fait de Birgu leur capitale et entrepris de rénover et consolider les fortifications défensives, et en particulier ce château médiéval à l’abandon depuis que le dernier marquis de Malte avait été chassé par la population, bien des années auparavant. A présent, Charles Quint leur avait accordé la possession de l’île afin qu’ils assurent la défense de la ligne de front qui séparait les deux bassins de la Méditerranée. Cela faisait d’eux les gardiens du bassin occidental contre les assauts de la puissance ottomane du sultan Soliman le Magnifique. Après des années d’errance en Méditerranée, ils s’étaient résolus à accepter l’offre de l’Empereur, pour qui Malte constituait, avec la Sicile, une île stratégique, malgré sa pauvreté en ressources naturelles et ses terres arides, qui avaient dans un premier temps rebuté les chevaliers. Charles Quint leur avait aussi confié la gouvernance de Tripoli afin de créer cette fameuse ligne de front le long de laquelle les navires de l’Ordre patrouillaient, tout en se livrant à une guerre de course de plus en plus intense. Mais cela n’empêchait pas les incursions ottomanes : Alger était tombée aux mains de Barberousse, les Baléares avaient failli subir le même sort et depuis 1540 la Morée, possession vénitienne qui englobait le Péloponnèse, était le nouveau trophée de l’empire ottoman : un peu plus à l’Est, seule la Crète résistait encore, mais pour combien de temps ? Même le courage des chevaliers de l’Ordre n’avait pas suffi lors du siège de Rhodes en 1522 : malgré la résistance acharnée du Grand -Maître Philippe de Villiers de L’Isle-Adam, pendant cinq mois, il avait fallu se rendre pour éviter que l’île ne soit mise à sac. Dans sa mansuétude, et pour honorer le courage de ses adversaires, le sultan Soliman le Magnifique les avait laissés partir avec leurs richesses et les habitants qui le souhaitaient. Son but était simplement de se débarrasser de cette présence chrétienne, survivance du temps des Croisades, alors qu’il venait de conquérir la Syrie et l’Egypte. Sans doute escomptait-il que l’Ordre se réfugie en Occident et ne nuise plus à son expansion, mais Charles Quint en avait décidé autrement, et les chevaliers n’étaient pas prêts à abandonner leur mission de défense de la Chrétienté. Ils étaient les seuls survivants des ordres créés au temps des Croisades, et depuis la disparition des Templiers, dont ils avaient récupéré les richesses, ils se considéraient plus que jamais comme un rempart indispensable. Peu à peu, leur mission hospitalière, qui consistait à prendre soin des pélerins et des croisés en Terre Sainte, s’était muée en une mission guerrière, et même s’ils se nommaient toujours les Hospitaliers de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem, la plupart d’entre eux étaient de véritables guerriers rompus aux techniques de combat, issus des meilleures familles de la noblesse européenne. Et même s’ils n’étaient pas au départ de très bons marins, leur installation à Malte et le rôle que leur avait dévolu Charles Quint tendait à en faire des corsaires de plus en plus aguerris. Il ne restait plus qu’à Isabella à persuader le Grand-Maître actuel, Juan de Homedes, qu’il trouverait son intérêt à l’ aider. Elle ne pouvait laisser Alvares rentrer à Barcelone sans tout tenter pour retrouver Mendoza. Quant à ce maudit trésor, elle était déterminée à essayer de le récupérer : si elle ne le faisait pas, elle aurait l’impression d’avoir perdu face à Gonzales. Aussi absurde que cela soit, Isabella avait l’impression que trouver le trésor serait comme une revanche pour tout ce qu’elle avait subi depuis que le métis les avait entraînés dans cette aventure. Quant à la possibilité de la mort des deux hommes, elle préférait ne pas y penser.
Peu après que la Santa Catalina eut dépassé le fort Saint Ange, un brigantin aux couleurs de l’Ordre apparut, venant dans leur direction. Quelques instants plus tard, Isabella se tenait prête à recevoir à bord son capitaine. Campée sur le pont, Alvares en retrait derrière elle, elle se trouva bientôt face à un homme d’âge moyen et de taille imposante, qui portait malgré la chaleur une longue cape noire sur son surcot de même couleur, armorié de la croix blanche des chevaliers de Saint Jean. Son visage taillé à la serpe était rendu encore moins avenant par une barbe taillée en pointe. Il planta ses yeux bleus droit dans ceux d’Isabella, dont il avait immédiatement remarqué la présence, tant elle s’était attachée à ne perdre aucun des mouvements de son visiteur depuis qu’il avait annoncé son intention de monter à bord pour inspecter leur navire. Lorsqu’elle avait en réponse décliné son identité et ajouté qu’il était le bienvenu, il s’était contenté de la regarder sans dire un mot. A présent, debout à un mètre d’elle, après l’avoir toisée quelques secondes, il jeta un regard circulaire autour de lui, avant d’être interpellé par la jeune femme.
I : Bienvenue à bord de la Santa Catalina, Chevalier..excusez-moi, avec la distance, je crains de ne pas avoir bien saisi votre nom, et je ne voudrais pas mal le prononcer, car il me semble que vous êtes Français. Je vous rappelle mon nom : Capitaine Isabella Laguerra. Comme vous avez pu le constater, nous sommes Espagnols, et venons de Barcelone.
Le chevalier tourna lentement la tête, puis se décida à la saluer.
RB : Chevalier Robert de Blanchefort, appartenant à la Commanderie d’Auvergne. Veuillez m’expliquer la raison de votre présence à Malte. Votre navire n’est pas enregistré et n’a pas été annoncé. Vous risquez d’être refoulés. Sans compter que je n’ai pas connaissance qu’une femme ait jamais été capitaine, à part chez les pirates.
I : Sans doute voulez-vous faire allusion à l’alliée du corsaire Barberousse, Sayyida al-Hurra, mais je crains qu’elle se soit contentée de commander des opérations depuis son fief de Tetouan. Il n’en reste pas moins que la « Noble Dame » est une femme libre, comme l’indique son nom, et comme je le suis moi-même, je le reconnais. Mais je vous assure que je n’ai nulle intention de mener des actes de piraterie, au contraire, et que je ne suis pas envoyée par Barberousse ou Sayyida al-Hurra. Cette dernière a assez à faire à semer le trouble aux larges des côtes marocaines pour se venger d’avoir été chassée de Grenade avec sa famille autrefois. Je suis Espagnole et catholique, et si ma présence à bord peut vous surprendre, elle s’explique simplement par le fait que j’ai suivi mon mari en mer, le capitaine Juan Carlos Mendoza. Malheureusement, nous avons eu affaire à des pirates lors d’une escale à Lampedusa et il a été capturé, ainsi que notre pilote, Alfonso Gonzales.
RB : Cela n’explique pas pourquoi vous vous êtes arrogée le titre de capitaine. Quant au simple fait que vous ayez suivi votre soit-disant mari dans cet…état, cela suffit à faire de vous au mieux une écervelée, au pire une…
Il s’interrompit et tourna brusquement la tête. Isabella tentait de garder son sang-froid, dont dépendait la réussite de leur escale, mais elle ne put s’empêcher de répliquer.
I : Vous cherchez vos mots, chevalier ? Si vous préférez que nous conversions en latin, ce n’est pas un problème. Je conçois que vous soyez plus à l’aise dans cette langue que dans la mienne, et pour ma part je préfère le terme latin lupa. Je me plais à m’imaginer en louve allaitant mon petit bâtard…
Au bout de quelques secondes qui lui parurent des heures, elle eut la satisfaction d’entendre le chevalier lui adresser la parole d’une voix plus amène.
RB : Je vous présente mes excuses, madame. Je comprends que vous avez dû faire face à une situation plus que délicate et je suppose que vous avez pris la meilleure décision, en accord avec votre équipage.
I : En effet. J’accepte vos excuses, et je conçois qu’il vous soit inconfortable de vous adresser à une femme dans ma position, mais si cela peut faciliter la communication, sachez que je peux me battre comme un homme. Il paraîtrait même que j’en vaux dix. Sans doute mon équipage n’a-t-il pas oublié cela lorsqu’il a approuvé ma décision.
Derrière elle, Alvares sursauta : comment pouvait-elle faire preuve d’une telle insolence ? Il était prêt à intervenir, quand il réalisa qu’elle avait peut-être raison. Tout autant que lui, l’équipage connaissait ses qualités de bretteuse, pour l’avoir vue souvent s’entraîner avec le capitaine. Il sourit : elle lui avait laissé croire, pour ménager sa susceptibilité, que les hommes comptaient avant tout sur lui, mais il était fort possible qu’ils aient vraiment confiance en cette femme redoutable. De toute façon, Robert de Blanchefort ne semblait pas le moins du monde offensé par sa dernière remarque, qui le laissa totalement impassible, du moins en apparence.
RB : Eh bien, je vais donc vous demander, en tant que capitaine, de me suivre au fort afin de vous entretenir avec le Grand Maître. Vous pourrez vous expliquer devant lui. Vous aurez l’obligeance de laisser votre navire sous la surveillance de quelques-uns de mes hommes, en attendant l’autorisation de vous amarrer à quai.
I : Je vous suis et vous laisse disposer de la Santa Catalina.
RB : Parfait. Veuillez avertir vos hommes de la procédure, et prévenez-les qu’au moindre geste hostile, le chevalier de Juliac, qui représentera l’autorité du Grand Maître à votre bord, est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires. Dites-le en particulier à ces trois hommes, là-bas.
Il pointait les trois pêcheurs d’éponge.
I : Vous n’avez rien à craindre d’eux, ce ne sont que des pêcheurs.
RB : Des mécréants, de toute évidence. Pourquoi sont-ils libres ?
I : Le capitaine Mendoza et moi-même ne sommes ni des corsaires, ni des pirates, et nous ne pratiquons pas le commerce d’esclaves.
RB : J’espère que vous saurez expliquer au Grand Maître la raison de leur présence à bord.
I : Cela va sans dire. Ne vous inquiétez pas pour si peu, chevalier.
Quelques instants plus tard, Isabella voguait vers le fort Saint-Ange, tandis que la Santa Catalina restait sous la surveillance étroite d’une petite troupe commandée par le chevalier de Juliac, un Français trapu aux épais sourcils qui avait sauté sur le pont la main sur le pommeau de son épée, comme s’il posait le pied sur le vaisseau du diable, prêt à en découdre avec l’ennemi. Fort heureusement, elle serait bientôt face au Grand Maître Juan de Homedes, un compatriote dont elle espérait qu’il se montrerait moins méfiant que ces maudits Français. Certes, les chevaliers de Saint Jean constituaient un ordre indépendant des Nations dont ils étaient issus , raison pour laquelle Charles Quint leur faisait confiance. Toutefois elle se plaisait à imaginer que la défiance que les chevaliers avaient manifestée envers elle découlait plutôt du conflit entre la France et l’Espagne que du fait qu’elle soit une femme, bien que la deuxième hypothèse soit beaucoup plus plausible. Elle devait reconnaître cependant qu’ils prenaient leur mission à cœur, et que leur prudence était sans conteste nécessaire à leur survie. L’équipage du brigantin feignait d’ignorer sa présence, car Robert de Blanchefort avait adressé des regards courroucés à plus d’un marin qui la dévisageait avec curiosité et intérêt dès qu’elle avait pris place à bord. Cependant, un homme semblait se moquer totalement des avertissements muets de son capitaine, et continuait à jeter des regards en coin vers la jeune femme dès qu’il le pouvait. C’était un jeune homme de solide constitution pourvu d’une abondante moustache noire taillée en pointe, qui faisait semblant d’être occupé à superviser une manœuvre. Il arborait sur son surcot la croix de Malte, et Isabella se dit qu’elle aurait fort à faire pour se retenir de provoquer en duel tous ces chevaliers impertinents qui s’obstinaient à lui rappeler qu’elle était une femme.
Ses craintes se confirmèrent quand elle débarqua. Elle s’efforça de ne voir autour d’elle que des surcots noirs ou rouges à croix blanche sur pattes, et d’oublier qu’elle était l’objet de toutes les attentions. Elle se concentra sur les murs de la forteresse comme si elle avait la capacité de voir les pierres à travers les corps qui se trouvaient sur son passage, et admira les travaux récents qui avaient redonné au bâtiment un peu de son lustre. A l’intérieur, la pénombre lui permit de passer un peu plus inaperçue, et elle essaya de retenir dans sa tête le parcours effectué jusqu’aux appartements du Grand Maître, en cas de nécessité. Devant la porte, quelques chevaliers attendaient manifestement une audience, mais Robert de Blanchefort toqua et ouvrit en s’effaçant devant Isabella sans prêter la moindre attention à ses frères.
RB : Je vous en prie, Madame, veuillez vous avancer. Le Grand Maître va vous recevoir. J’espère avoir le plaisir de vous revoir tantôt.
Isabella n’avait d’autre choix que de suivre son invitation. Elle fit quelques pas en avant, et la porte se referma derrière elle. Elle se trouvait dans une pièce de belles dimensions, mais d’une grande austérité. Le seul mobilier consistait en un bureau et quelques chaises, disposées devant une bibliothèque. Autour du bureau, quelques hommes devisaient sans prêter attention à sa présence, puis l’un d’eux se leva et se dirigea vers la porte, dans l’intention de quitter la pièce, ce qu’il fit après avoir adressé un bref salut à Isabella, qu’il avait à peine regardée, au grand soulagement de cette dernière. Du fond de la salle, une voix l’invita à s’approcher, et elle se trouva bientôt face au Grand Maître de l’Ordre, qui s’était levé pour l’accueillir. Juan de Homedes avait largement dépassé la cinquantaine. Sa barbe et sa moustache grisonnantes accentuaient la sévérité de ses traits, qui possédaient toutefois une certaine majesté. Il s’adressa à Isabella d’une voix ferme, mais sans hostilité.
JH : Robert de Blanchefort avait pour mission de m’amener le capitaine de la Santa Catalina au plus vite. J’en conclus que vous êtes le capitaine de la Santa Catalina. Ou ce qui en tient lieu.
I : Je me nomme Isabella Mendoza, et j’ai décidé de prendre le commandement du navire depuis que notre capitaine et notre pilote ont été capturés par des pirates lors d’une escale à Lampedusa, afin de venir en personne solliciter votre aide pour les tirer d’affaire.
JH : Il n’y a donc pas de Second sur ce navire ? Ni d’autre homme de valeur susceptible de commander ?
I : Je conçois le caractère inhabituel de ma position…
JH : Inhabituel ?
I : ….mais je vous prie de croire que seul l’intérêt de mon mari a guidé ma décision. Je suis prête à tout pour lui faire recouvrer la liberté.
JH : Votre mari ?.....
I : Le capitaine Juan Carlos Mendoza.
Un silence suivit ce premier échange. Le Grand Maître considéra Isabella avec attention pendant quelques instants, puis l’invita à s’assoir sur le siège laissé libre par le précédent visiteur.
JH : Vous allez me raconter votre histoire, senorita. Elle me semble fort intéressante, même si je suis peu enclin à y croire. Vous pouvez parler librement devant le frère Gabriel d’Aubusson, mon secrétaire. Il comprend parfaitement notre langue, mais il est de son devoir de ne rien révéler de ce qui peut se dire ici, bien sûr. De plus, je vous engage à ne point mentir. Je veux bien croire que vous êtes très attaché à ce capitaine Mendoza, mais je doute fort qu’un marin digne de ce nom entraîne sa moitié en mer, surtout dans cet état.
I : Je me suis attirée la même remarque de la part du chevalier de Blanchefort, mais il a été moins délicat que vous. Vous aimez la franchise, je vais être franche : non, je ne suis pas encore la femme devant Dieu du capitaine Mendoza, mais je suis bien enceinte de ses œuvres. Et si Dieu souhaite que je régularise ma situation, je ne demande pas mieux. Le capitaine et moi nous nous aimons depuis des années, mais nous avons longtemps été séparés et….
Elle s’interrompit, prise soudain par l’émotion. Au souvenir de ces années maudites s’ajoutait la conscience de la stupidité de sa tentative de justification. A quoi bon tenter de les convaincre de son amour ? Pourquoi même avait-elle songé à se faire passer pour la femme de Mendoza ? Cela ne les regardait pas. Elle n’avait que faire du jugement d’autrui, pourquoi devait-elle s’en soucier aujourd’hui ? Juan de Homedes avait perçu son trouble. Il prit la parole d’une voix posée.
JH : Dieu est le seul juge. Si je comprends bien, ni vous ni le capitaine Mendoza n’avez cru bon de vous unir devant lui, malgré votre amour. Il n’en reste pas moins que vous l’avez suivi en mer. Aviez-vous une raison particulière pour cela ?
Le ton adopté par le Grand Maître surprit Isabella autant que ses paroles. Cet homme semblait lire dans son âme. Elle s’entendit lui répondre d’une voix calme, étonnée elle-même de livrer ainsi à cet inconnu ses pensées les plus intimes.
I : Pas d’autre que la peur d’être séparés à nouveau. Nous nous sommes jurés de vivre et de mourir ensemble.
JH : Dieu appréciera. Quant aux hommes…il semble que vous fassiez peu de cas de leurs lois…
I : Si vous faites allusion à ma présence sur un navire, ce n’est qu’une superstition qui ne mérite que le mépris des gens sensés.
JH : Mais de là à commander un navire….
I : Nécessité fait loi. Je vous ai déjà expliqué mes raisons.
JH : Je vois…Eh bien, qu’est-ce qui vous fait croire que je peux vous aider ?
I : Vous laisseriez deux hommes aux mains de pirates barbaresques sans tenter de les sauver ?
JH : Deux chrétiens ? Dieu leur vienne en aide…
I : L’un d’eux est un converti.
JH : Fort bien.
I : Je sais que vous avez besoin d’argent pour poursuivre vos travaux de fortification. L’Ordre est riche, et vos diverses commanderies d’Europe vous envoient de quoi pourvoir à vos besoins, mais votre mission exige des moyens considérables. Les Ottomans ne se laisseront pas vaincre facilement.
JH : C’est vous qui proposez de m’aider à présent ?
I : Je ne vous demande pas l’aumône. Si vous avez besoin d’argent pour payer la rançon de mes compagnons, je pense pouvoir être en mesure de vous donner la somme nécessaire et même plus.
JH : Qu’est-ce qui vous fait croire qu’une rançon sera demandée ? Vos amis ont-ils tant de valeur ? Il est plus probable qu’ils soient vendus comme esclaves, assignés à la chiourme, s’ils sont encore vivants à l’heure actuelle.
I : Ils ne sont pas hommes à se laisser tuer facilement. Rien ne pourra me persuader de leur mort à moins que je ne rencontre moi-même leur meurtrier.
JH : Ce qui est fort improbable et fort peu souhaitable. Plus sérieusement, envisageons le cas où ils seraient toujours en vie. Les pirates ont leurs habitudes sur la côte africaine. Plusieurs marchés d’esclaves leur servent à écouler leurs prises, comme celui d’Alger. Il en existe aussi de plus modestes. Celui de Benghazi, en Syrie, aura lieu bientôt. C’est une piste à envisager. Le gouverneur de Tripoli, le chevalier Jean de Valette, est en visite chez nous , mais doit repartir bientôt. Nous pourrions envisager de missionner quelqu’un…mais il faudrait aussi retrouver la trace de ces pirates. Si vous m’en disiez un peu plus ? Rien ne ressemble plus à une galère pirate qu’une autre galère pirate.
I : Justement, elles étaient deux.
Isabella lui fit alors le récit de l’escale à Lampedusa, en précisant qu’une des galères avait été endommagée par les coups de canons, et pouvait encore s’y trouver. Un navire de l’Ordre pourrait facilement l’intercepter et se renseigner sur le sort des deux marins. Juan de Homedes se contenta d’écouter, puis il voulut savoir quelle était la destination finale de la Santa Catalina et la raison de son voyage. Isabella décida de ne pas mentir, et raconta comment Mendoza s’était retrouvé impliqué dans cette quête d’un trésor inaccessible, quête qui était devenue une nécessité après la mésaventure d’Oran. Elle ne cacha pas l’intérêt qu’elle-même avait dans la réussite de l’expédition, en raison de la dette qu’elle avait contractée envers le sieur Escosia. Elle expliqua qu’ ils avaient engagé des pêcheurs d’éponge, et qu’elle espérait bien pouvoir utiliser leurs services d’ici peu. S’il fallait racheter Mendoza et Gonzales, ou payer une hypothétique rançon, elle comptait sur le trésor. Ce n’était pas leur cargaison d’éponges qui suffirait ; en cas d’échec de récupération du trésor, ou s’il s’avérait qu’il n’existait pas réellement, elle servirait simplement à payer le maximum de dettes.
JH : Vous comptez donc aller récupérer ce trésor pendant que mes hommes chercheront à avoir des nouvelles du capitaine Mendoza ?
I : Je ne peux pas abandonner l’expédition. Trop de choses en dépendent.
JH : Et vous vous sentez responsable.
I : Un échec est inenvisageable.
JH : Mais fort probable. Vous pensez être capable de trouver l’emplacement sans la carte ?
I : Gonzales l’a toujours sur lui, mais j’ai une excellente mémoire, et avec le récit que le capitaine m’a fait de la précédente expédition, cela devrait être un jeu d’enfant.
JH : Seriez-vous capable de dessiner cette carte avec toutes les instructions nécessaires ?
I : Bien entendu, mais…
JH : Votre présence à bord n’est donc pas indispensable.
I : Je ne compte pas abandonner mon équipage. Certes, un renfort de quelques hommes pourrait s’avérer utile. Si vous nous aidez, vous aurez votre part. Mais votre priorité est de retrouver le capitaine Mendoza. Je me débrouillerai avec le trésor, et si nous le trouvons, je saurai me montrer généreuse pour votre aide, quelle qu’elle soit.
JH : Comme vous l’avez dit vous-même, l’Ordre est riche. Mais tout don est bon à prendre.
I : Dois-je comprendre que vous m’aiderez ?
JH : Et si nous sommes impuissants à sauver vos compagnons ?
I : Je n’ai qu’une parole. Si vous m’aidez, je ferai un don. A condition que nous trouvions le trésor.
Juan de Homedes se mit soudain à rire, d’un rire franc et sonore qui surprit son secrétaire et indisposa Isabella, qui le regardait, interloquée. Une colère froide s’empara d’elle.
I : Je vois que je vous fais perdre votre temps…Permettez seulement que nous nous ravitaillons avant de repartir pour la Sicile.
Aussi soudainement qu’il avait éclaté de rire, le Grand Maître reprit son sérieux.
JH : Je vous ai offensée, veuillez me pardonner. J’ai ri, mais j’aurais pu tout aussi bien pleurer. Il m’est pénible de vous voir marchander ainsi. Nous autres les Hospitaliers sommes au service de ceux qui souffrent. Nous ne monnayons pas notre aide. S’il faut payer pour que vos compagnons recouvrent la liberté, nous aviserons. Vous avez toujours la possibilité de vendre comme esclaves vos trois pêcheurs d’éponge, c’est une opération qui vous rapporterait certes moins que votre trésor, mais beaucoup moins risquée.
A ces mots, Isabella se leva, furieuse.
I : Nous allons repartir immédiatement. Veuillez donner l’ordre de laisser la Santa Catalina quitter le port. Tous les hommes qui sont à son bord sont libres, et en tant que capitaine je veillerai à ce qu’ils le restent.
JH : Allons, senorita, veuillez-vous rassoir. Je constate que vous vous souciez bien trop d’autrui pour songer à vous-même, c’est tout à votre honneur, et c’est ce qui m’incline à croire votre histoire. Cependant, votre détermination hors-normes cache mal un orgueil immense à cause duquel vous vous plaisez à vous tenir pour responsable du sort des autres. Cela vous rend forte, mais non point humble.
I : Je n’ai que faire de vos sermons !
JH : La colère vous aveugle. Ecoutez bien ma proposition : je m’engage à envoyer des hommes à la recherche de vos compagnons, et pour protéger votre navire lors de votre expédition en Sicile, à la seule condition que vous restiez à Malte pendant toute la durée de ces opérations. Votre rôle de capitaine est terminé, senorita…
I : Laguerra. Isabella Laguerra. Envisagez-vous de me garder ici contre ma volonté, comme une otage ? Sachez que j’ai été élevée à la Cour d’Espagne et que je ne souffrirai pas un tel affront !
JH : Loin de moi cette pensée…mais dois-je comprendre que vous ne rejetez pas ma proposition ?
Isabella se taisait. Pendant ce dernier échange, Juan de Homedes avait gardé un calme olympien, tandis qu’elle s’était stupidement emportée. Sa proposition allait bien au-delà de ses espérances, puisqu’il offrait une protection à la Santa Catalina. Elle avait bien conscience qu’il l’avait provoquée pour tester la sincérité de sa démarche, et elle s’en voulait de s’être laissée prendre au piège. Il était en position de force, et elle détestait cela, d’autant plus qu’elle savait qu’il avait raison. Il était absurde qu’elle se mette à nouveau en danger dans cette expédition. Le sacrifice de Mendoza n’aurait alors plus aucun sens. Toutefois, elle savait qu’il lui faudrait reprendre la mer tôt ou tard, et que nulle part on n’était en sécurité en Méditerranée.
JH : Acceptez cette pause dans votre errance. Elle vous permettra de vous retrouver.
I : Ou de me perdre. Vous ne me connaissez pas. Le repos ne me vaut rien.
JH : Auriez-vous peur de vous retrouver seule face à vos démons ? Mais qui vous dit que nous allons vous laisser seule ?
I : Je n’ai pas besoin de vos leçons, je vous l’ai déjà dit.
JH : Et j’ai parfaitement entendu. Mais la vie elle-même est une leçon. Rassurez-vous, tout ce que je vous propose c’est de demeurer parmi nous le temps d’y voir un peu plus clair.
I : Je dois rentrer bientôt en Sardaigne. J’y ai un rendez-vous important, que je ne peux me permettre de manquer.
JH : Mais d’ici là, vous pourriez attendre des nouvelles du capitaine Mendoza à Malte. En toute sécurité. Je n’ai pas l’intention d’organiser un procès pour vous juger. L’Inquisition a bien d’autres cas à traiter.
I : Dois-je prendre cette dernière phrase comme un trait d’humour ?
JH : Dois-je comprendre que vous acceptez ma proposition ?
I : Si vous me faîtes le serment que je ne serai pas importunée par quiconque durant mon séjour. Et pas la peine d’essayer de sauver mon âme.
JH : Notez bien cela, Gabriel : nous faisons le serment de n’importuner la senorita Laguera en aucune manière que ce soit. Et bien entendu, nous nous engageons à ne lui intenter aucun procès…. Sauf il elle se refuse à se vêtir d’une façon plus décente.
I : Ne vous inquiétez pas, je resterai enfermée afin que personne ne soit dérangé par ma présence. A présent, je vais informer mon équipage de la situation.
JH : Bien entendu, capitaine Laguerra. Le frère Gabriel va vous accompagner. Pendant ce temps, je règlerai quelques détails de votre séjour.
I : Quand la Catalina pourra-t-elle prendre la mer ?
JH : Dès que vous aurez établi la carte la plus fidèle possible de l’emplacement de ce fameux trésor.
I : N’ayez crainte, je me souviens parfaitement de cette carte, et je la complèterai avec les détails que m’a livrés le capitaine Mendoza.
Juan de Homedes hocha la tête avec satisfaction, puis écrivit rapidement quelques mots sur une feuille qu’il confia à son secrétaire. Isabella ne réalisait pas encore qu’elle venait d’abandonner volontairement la Santa Catalina, le navire que Mendoza avait choisi et sur lequel tous deux avaient navigué pendant un an. Tandis qu’elle suivait en silence le chevalier Gabriel d’Aubusson dans le dédale des couloirs de la forteresse, elle songeait aux paroles du Grand Maître, entre provocation et bienveillance. Il voulait qu’elle se retrouve face à elle-même, pour atteindre une forme de paix intérieure, sans doute. C’était mal la connaître, et bien mal connaître les femmes ! Quand ces maudits hommes cesseraient-ils de se mêler de ce qui ne les regarde pas ? Elle se souvenait de l’escale à Oran, pendant laquelle elle avait rongé son frein en attendant le retour du San Buenaventura. Seule dans la cabine de la Santa Catalina, elle sentait pourtant la présence de son amant, caressait la table où ses mains s’étaient posées sur les cartes maritimes, avaient ouvert son livre de bord pour y coucher la trace de leurs trajets ; assise sur son fauteuil, elle renversait sa tête en arrière et tournait sa joue pour sentir sous sa peau le contact du cuir rêche, usé par les frottements de son dos, de sa tête lorsqu’il s’endormait là après une nuit sur le pont, pour ne pas la déranger. Elle allait devoir renoncer à ces substituts de sa présence. Elle serait seule avec elle-même, sans pouvoir tromper son angoisse en s’étourdissant de ses responsabilités de capitaine. Mais n’avait-elle pas d’autres responsabilités à présent ? Le Grand Maître n’en avait rien dit, et pourtant elle avait accepté sa proposition, en sachant qu’elle devait confier à d’autres le soin de mener les expéditions en mer, car sa mission à elle avait aussi son importance ; elle luttait encore contre cette responsabilité qui lui semblait une entrave. En restant à terre, sentirait-elle ces liens devenir plus lâches, jusqu’à ne plus lui peser ? Elle en doutait fortement, mais elle allait essayer. Elle était lasse de lutter. Juan de Homèdes l’avait-il compris ? Elle avait l’impression de capituler, et elle se sentait à la fois pleine d’amertume et de soulagement. Et ce sentiment de soulagement était ce qui lui faisait le plus peur, elle avait l’impression de se quitter elle-même, de se trahir. Elle se voyait marcher derrière le chevalier, sans croire tout à fait qu’il s’agissait bien d’elle. Bientôt, ils furent à l’extérieur, sous le soleil aveuglant, et le premier réflexe d’Isabella fut de tenter d’apercevoir la silhouette familière de la Santa Catalina. Elle la chercha un instant en vain à l’emplacement où elle l’avait laissée ; contrariée, elle s’apprêtait à interroger vertement son compagnon, quand elle la vit voguer vers le port, guidée par une embarcation légère. Le chevalier d’Aubusson avait remarqué sa contrariété, et s’empressa de lui fournir une explication.
GA : Le Grand Maître a fait donner un signal dès que nous sommes sortis. Ne vous inquiétez pas, je vous conduis bien à votre navire. Vous parlerez à l’équipage et rassemblerez vos effets personnels. Nous gagnerons ensuite vos appartements, comme prévu.
En l’entendant, Isabella se rendit compte qu’il avait dû lui parler durant leur trajet pour sortir du fort Saint-Ange, mais qu’elle n’y avait pas prêté attention. Il s’exprimait en aragonais presque sans accent, ce qui piqua sa curiosité : pour la première fois, elle le regarda attentivement, mais ne le trouva guère différent de tous ces chevaliers qu’elle avait croisés jusqu’à alors, et qui lui semblaient tous aussi austères que fiers dans leur uniforme. La barbe qui leur mangeait le visage ne manquait pas d’accentuer leurs ressemblances. Cependant il émanait du visage de Gabriel d’Aubusson une grâce indéniable ; ses lèvres pleines s’épanouissaient en un sourire aussi sensuel que bienveillant, qui chassa aussitôt de l’esprit d’Isabella l’impression d’austérité. Sa barbe était bien taillée, au lieu de ressembler à une broussaille ombrageuse, et ses yeux brillaient d’intelligence. Isabella eut l’impression qu’elle pourrait peut-être avoir quelques conversations décentes avec un homme pareil, bien qu’il soit Français. Pour l’heure, elle se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment. Elle se demandait où pouvaient se trouver les appartements qu’on lui attribuait, mais elle pensa que le chevalier lui avait peut-être donné cette information tantôt, et préféra se taire. Elle le saurait bien assez tôt, et mieux valait qu’elle ne s’imagine pas déjà dans une petite cellule monacale aux murs suintants au lieu de sa cabine aux senteurs marines. Ils longeaient à présent les quais bordés de bâtiments ocres . L’austérité des fortifications médiévales avait laissé place à un assemblage disparate de maisons et de petits immeubles aux façades tantôt lépreuses et vétustes, tantôt flambant neuves. Gabriel d’Aubusson se fit un devoir d’indiquer à Isabella les réalisations nouvelles entreprises depuis l’arrivée de l’Ordre sur l’île, bien qu’elles se remarquent aisément. La population maltaise étant peu encline, comme toutes les populations insulaires, à accepter facilement une présence étrangère, les chevaliers, en particulier depuis que Juan de Homedes était à la tête de l’Ordre, avaient souhaité rénover et embellir le site qu’ils avaient choisi comme nouvelle capitale autant par nécessité défensive que par volonté d’offrir aux habitants un cadre de vie plus décent. Mais pour l’instant Birgu ressemblait davantage à un vaste chantier qu’à une ville modèle, et le port, qui conservait encore son allure bigarrée, alignait plus de tavernes douteuses et d’échoppes étroites que de bâtiments prestigieux. Très vite, Isabella se désintéressa des explications de son guide pour suivre les manœuvres de la Santa Catalina, qui se préparait à s’amarrer au quai, au milieu d’une myriade de petites embarcations colorées, typiques de l’île, avec leur coque effilée peinte en bleu ou en rouge vif. Elles côtoyaient les navires de l’Ordre comme des bancs de sardines autour de dauphins ou de rorquals. La Santa Catalina ne déparait pas à côté des galères et autres brigantins à la croix blanche. Elle avait fière allure, assurément. Les chevaliers possédaient quatre galères et plusieurs galions de tailles diverses destinés au transport et au ravitaillement, en plus des embarcations plus légères et maniables qui leur permettaient depuis quelques années de mener une guerre de course, comme les fustes, felouques et brigantins, mais rien de semblable à la rapide Santa Catalina. Le cœur d’Isabella se serra à l’idée qu’elle n’allait remonter à son bord que pour la quitter.
GA : Le Grand Maître autorise vos hommes à descendre à terre en attendant que tout soit prêt pour le départ, probablement à l’aube. Ceux qui ne répondront pas à l’appel seront arrêtés et serviront sur nos galères. L’île n’est pas grande, nous les retrouverons aisément. Le chevalier Juliac restera à bord jusqu’à ce qu’il soit relevé par le commandant de l’expédition. Le Grand Maître est en train de le choisir. Pensez-vous pouvoir établir la carte maintenant et me la confier ? Je la transmettrai au Grand Maître.
I : C’est tout à fait possible.
GA : Vous pourrez désigner un homme pour vous aider à porter vos effets personnels.
I : Je doute que cela soit nécessaire.
GA : Je vous laisse juger. Allons-y.
Le premier soin d’Isabella fut d’informer Alvares de la tournure des événements. Il voulut d’abord protester : il n’avait jamais envisagé d’aller à la chasse au trésor sans Mendoza, et comptait rentrer à Barcelone avec la cargaison d’éponges afin de limiter les dégâts. Il était prêt à laisser Isabella seule à Malte pendant que les chevaliers cherchaient à avoir des nouvelles du capitaine, si elle le voulait, ou à la ramener avec lui. Sans la carte, il avait cru que l’expédition n’était plus possible, et voilà que cette diablesse voulait les envoyer là-bas ! La perspective d’être sous la protection des chevaliers de Malte ne le rassurait qu’à moitié. Il songea même un instant à abandonner son poste, mais il se ressaisit : Mendoza lui avait confié la Santa Catalina. Et si le trésor pouvait servir à le sauver…Il n’y croyait guère, mais se laissa convaincre. Au moins les trois pêcheurs d’éponge qu’ils avaient eu tant de mal à recruter se rendraient enfin utiles. Et s’ils ne trouvaient rien, peut-être pourrait-il les vendre ? Il n’osa pas aborder le sujet avec Isabella, mais il n’avait aucune intention de les ramener chez eux. Il avait pensé qu’ils pourraient repartir vers la côte africaine sur un navire de l’Ordre en partance pour Tripoli, mais il savait que les chevaliers faisaient aussi commerce d’esclaves. Cependant, il songea que Mendoza aurait désapprouvé une telle décision, et il s’efforça de ne plus y penser. A courir après ce trésor, le capitaine avait fini par perdre sa liberté, tout ça pour des questions d’argent et de dettes. Et voilà que lui, Alvares, était prêt à vendre des hommes libres pour rembourser ce fichu marchand, ce Ruiz qui les avait mis dans ce pétrin en prêtant crédit aux fariboles de ce maudit Gonzales ! Dans cette affaire, il y avait au moins une bonne chose : il était débarrassé de ce fieffé métis, et il espérait bien ne jamais le revoir !
Alvares était reconnaissant envers le Grand Maître pour l’aide qu’il leur accordait, et salua en son for intérieur sa sagesse : il avait réussi à faire abandonner à Isabella ses prétentions de capitaine, du moins momentanément. Bien qu’elle paraisse s’en moquer, il se sentait responsable d’elle, et son soulagement à l’annonce qu’elle allait rester à terre fut immense. Cependant, il savait combien cela lui coutait d’abandonner la Santa Catalina, aussi s’efforça-t-il de cacher sa satisfaction et de la remercier pour avoir pris cette décision difficile. Elle se contenta de hausser les épaules.
I : Avais-je le choix ? Enfin, au moins serez-vous plus à l’aise sans moi. Je vous confie la Santa Catalina, Alvares.
A : Vous pouvez compter sur moi.
I : Tâchez de tenir les hommes, j’espère que Juan de Homedes ne nous enverra pas trop de Français. Ils ont beau être des chevaliers de Malte, aux yeux de l’équipage ils n’en restent pas moins des Français…
A : Vous n’avez aucune crainte à avoir.
I : Et veillez à ce qu’il n’arrive rien à nos pêcheurs d’éponge. Je vais leur expliquer personnellement la situation.
A : Attendez ! Vous n’allez tout de même pas leur demander leur avis ? Nous les avons engagés ! Ils ont accepté de nous suivre !
I : Mais la situation a changé. Ils ont le droit de choisir. Je ne veux pas leur imposer quoi que ce soit.
A : Le droit de choisir ? Pourquoi auraient-ils ce privilège ?
Isabella ne répondit pas. Elle se rendait compte qu’elle cherchait une échappatoire à la situation qu’elle avait acceptée devant le Grand Maître, mais devant laquelle elle reculait à présent. Si les pêcheurs d’éponge renonçaient, alors l’expédition ne pourrait avoir lieu, et elle n’aurait plus à quitter la Santa Catalina. Elle alla trouver les trois hommes et leur exposa les faits. Ils se consultèrent un instant, et renouvelèrent leur engagement, à la condition qu’Isabella garantisse leur liberté et s’engage à les faire ramener chez eux s’ils le souhaitaient. Ils n’avaient qu’une confiance limitée en Alvares, et la présence des chevaliers ne les rassurait pas. Isabella promit de coucher sur le papier ses engagements et de les faire signer par le Grand Maître lui-même. Alors qu’elle allait gagner sa cabine, certaine à présent qu’elle ne pouvait plus échapper à son escale maltaise, Nacir la retint par le bras. Elle se retourna. Sans dire un mot, il lui prit la main droite, l’ouvrit et y déposa le bracelet de lapis lazuli. Isabella le regarda sans comprendre.
N : Il était tombé sur le pont, hier soir. Je l’ai gardé pour vous. Ne le perdez plus, il vous portera chance.
I : Merci, Nacir. Que la chance soit avec toi.
N : Merci, senorita. Nous vous rapporterons le trésor !
Assise dans le fauteuil familier, elle se concentre sur le tracé de la carte. Ne penser qu’à la carte, et à rien d’autre, c’est ce qu’elle s’efforce de faire. Il lui faut chasser de son esprit le souvenir de ses yeux, oublier sa présence, le souvenir de ses mains fines lui tendant avec insistance le morceau de parchemin. Il lui faut rester sourde à la voix aimée lui racontant leur expédition, et ne retenir que les détails utiles pour un repérage efficace. Trouver les mots appropriés pour rédiger la promesse de retour des trois pêcheurs, sans repenser à ces derniers jours en mer, avec lui, sans repenser à la cour où la vieille femme l’a mise en garde. Rapidement, elle rassemble ses effets personnels, les vêtements achetés à Oran, et les fourre dans un sac de jute. Elle range en quelques gestes la cabine qui accueillera bientôt un autre homme, un inconnu, du moins elle l’espère. Il lui est pénible d’imaginer en ces lieux tout pleins de sa présence un homme tel que Robert de Blanchefort. Elle sort sans un dernier regard. Cela lui est trop pénible. Sur le pont, Alvares a rassemblé l’équipage. Elle trouve les ressources nécessaires pour parler d’un ton ferme qui n’admet pas de réplique. Personne ne proteste. Tous croient ou font semblant de croire qu’elle a pris la meilleure décision, pour elle et pour eux. Comme Alvares, ils sont soulagés. Et ils rêvent de la richesse qui les attend. L’appel de l’or est toujours le plus fort, et avec les chevaliers à leurs côtés, le succès les attend. Dieu veille sur eux, et sur le capitaine Mendoza, où qu’il soit. Ils le reverront bientôt, si Dieu le veut. Isabella quitte la Santa Catalina, épuisée. Elle a désigné Nacir pour porter son ballot. Elle tient à ce qu’il l’accompagne et à ce que le Grand Maître signe devant lui l’engagement qu’elle a pris envers lui et ses compagnons. Mais d’abord, Gabriel d’Aubusson doit les conduire au logement promis. Alors qu’ils sont en route, le chevalier se met à converser avec le jeune homme dans sa langue maternelle, ce qui ne manque pas de réjouir ce dernier.
I : Vous êtes donc polyglotte, chevalier ? Impressionnant.
GA : Vous-même maîtrisez plusieurs langues, il me semble.
I : Une compétence fort utile. Mais j’espère que vous n’allez pas me loger chez l’habitant. Je n’ai pas encore vraiment eu l’occasion d’étudier le dialecte maltais.
GA : Un mélange subtil d’arabe et de sicilien, principalement, cela ne devrait pas vous poser de problème. Vous connaissez aussi le grec, je suppose ?
I : Oui, mais, pourquoi cette question ?
GA : Vous aurez l’occasion de le pratiquer bientôt, mais votre hôtesse parle aussi un peu latin et français.
I : Deux langues indispensables pour les chevaliers…
GA : Le latin est notre alma mater à tous, mais tous les chevaliers ne le maîtrisent pas . De toute façon , il n’est vraiment utile que pour les documents officiels. Nous parvenons à nous entendre, tant nos langues sont sœurs. L’italien est un bon compromis. C’est évidemment plus difficile pour les chevaliers anglais et allemands, mais ils s’adaptent.
I : Ainsi je n’aurai pas le plaisir de loger à l’Auberge espagnole.
GA : Ni aragonaise, ni castillane, non, pas plus qu’ italienne, française, auvergnate, provençale, allemande ou anglaise. Le Grand Maître ne voulait pas vous imposer nos logements spartiates.
I : Dites plutôt que la cohabitation avec un capitaine de mon espèce aurait posé problème.
GA : Sans conteste...c’est pourquoi le Grand Maître a pensé que vous auriez plaisir à être en compagnie d’une de vos semblables.
I : Il existe donc des chevaliers femelles ? J’ai hâte de les rencontrer ! Vivent-elles aussi dans une Auberge comme celles qui regroupent les chevaliers selon leur langue ?
Gabriel d’Aubusson ne sembla pas prendre garde au ton railleur d’Isabella, et répondit avec un flegme certain.
GA : Je pense que vous pouvez vous targuer d’être la seule de votre espèce sur cette île, senorita…Les Maltaises sont plutôt femmes à rester cloîtrées chez elles. Cependant, avec l’arrivée des Rhodiennes, les choses ont un peu changé. J’espère que vous vous entendrez avec votre hôtesse, même si elle ne porte pas l’épée comme vous.
I : C’est une Rhodienne ?
GA : Oui, elle a suivi comme tant d’autres les chevaliers dans leur exil après la perte de Rhodes.
I : Vous n’étiez pas au siège vous-même ?
GA : Non, cela ne fait que quelques années que je suis chevalier. Je n’ai connu que notre couvent de Malte, et s’il faut le défendre contre les Ottomans comme nos glorieux ancêtres, je le défendrai avec la même vaillance que mon grand-oncle Pierre d’Aubusson lors du Grand Siège de 1480.
I : Ce qui lui a valu le surnom de « bouclier de la chrétienté »…vous-même semblez plus taillé pour l’étude que pour le combat, si je puis me permettre.
GA : Et vous-même pour porter la vie plutôt que pour la retirer.
I : L’un n’empêche pas l’autre…il faut bien se défendre.
GA : Que ne laissez-vous à d’autres le soin de vous défendre ?
I : Je vous prie de cesser de vous mêler de mes affaires. Je mène ma vie comme je le veux.
GA : Cela ne fait aucun doute. Et je vous prie de croire que j’ai autant de valeur derrière un bureau que sur le champ de bataille.
La discussion fut close. Isabella se sentait stupide d’avoir provoqué sans raison son interlocuteur, qui la traitait fort poliment et ne méritait pas d’être la cible de ses piques. La vérité était qu’elle paniquait à l’idée de loger chez une inconnue, qui ne manquerait pas de la regarder comme une bête curieuse. Si elle pouvait se contenter de l’ignorer, cela lui convenait parfaitement, mais elle serait sûrement encline à lui poser un tas de questions indiscrètes auxquelles Isabella n’avait aucune envie de répondre. Elle se sentait plus armée pour se débarrasser des importuns que pour affronter la curiosité de ses congénères, même si elle devait se limiter à des regards appuyés qui invitaient aux confidences. Embarrassé, Nacir se taisait. Après quelques minutes de marche en silence, le chevalier s’arrêta devant une maison à un étage de belle allure, qui semblait récente. Ils avaient quitté le quartier du port, et se trouvaient dans une rue un peu plus large que la moyenne, bordée de bâtiments d’aspect tout aussi avenant, mais au-delà desquels s’ouvrait une campagne aride.
GA : Nous sommes arrivés. Vous serez bien ici. C’était un désert il y a peu, mais la population a commencé à venir s’installer près de la mer après notre arrivée. Birgu n’était qu’un bourg de quelques cahutes autrefois.
La façade était simple, avec deux hautes fenêtres en arc de cercle à l’étage, de même que la porte flanquée de deux ouvertures plus petites. Gabriel d’Aubusson s’apprêtait à toquer sur la porte massive peinte en vert émeraude quand celle-ci s’ouvrit, faisant apparaître un homme dont le regard perçant tomba immédiatement sur Isabella.
JV : A la bonne heure ! Voici la cause de mon départ précipité ! Chevalier Jean de Valette, pour vous servir ! Soyez la bienvenue, senorita Laguerra.
Le ton était abrupt, mais le chevalier s’inclina poliment pour saluer la jeune femme, avec une aisance qui dénotait une noblesse certaine. Isabella ne put toutefois s’empêcher d’être gênée par cette rencontre imprévue avec un inconnu qui avait manifestement l’avantage d’avoir entendu parler d’elle. Il la regardait avec une attention soutenue, et la jeune femme avait la désagréable impression d’être examinée par un homme qui semblait à la fois un austère confesseur, tout de noir vêtu, avec la barbe sévère des Hospitaliers , et un galant d’allure élégante, au regard d’aigle.
JV : Je ne pourrai malheureusement pas faire plus ample connaissance avec vous, le Grand Maître m’attend, et j’ai cru comprendre qu’il voulait que je reparte dès ce soir pour la côte africaine. Je vous laisse entre les mains de votre hôtesse, Catherine, et je vous prie de croire que je ferai de mon mieux pour vous rendre service. J’espère vous revoir dans de meilleures conditions. Adieu.