Avis au lecteur: j'avais prévu une publication en trois parties, mais il y en aura finalement quatre, vu l'ampleur que prend ce chapitre. Ainsi, cher lecteur, si tu comptes attendre la publication entière, prévois un looooooong temps de lecture. Si tu juges que c'est beaucoup trop long pour tes petits yeux fatigués, j'en suis désolée....
Chapitre 13: Partie 3.
Le souhait de Mendoza fut exaucé en partie : la Santa Catalina fendit d’abord les flots à belle allure, mais le reste de la journée s’étira sous un soleil de plomb, dont les ardeurs rendaient insignifiantes les caresses d’une faible brise marine. En fin d’après-midi, il fallut se rendre à l’évidence : la Santa Catalina s’était traînée sur plusieurs miles marins, sans avancer de façon satisfaisante. En outre, tout le monde à bord, à des degrés divers, avait pâti de la chaleur insupportable, et une sorte de léthargie s’était emparée de l’équipage, dont le moral avait déjà pris un coup après l’attaque heureusement avortée près des côtes de Djerba.
V : Terre en vue !
Le cri de la vigie déclencha un murmure d’espoir parmi les hommes. Les pêcheurs d’éponge, qui s’étaient retranchés dans un coin et avaient passé la journée à se faire les plus discrets possibles, se levèrent avec curiosité pour tenter d’apercevoir cette nouvelle terre, apparue à l’Ouest ; s’ils avaient accepté l’étrange proposition du capitaine Espagnol, ce n’était pas uniquement pour l’argent, mais aussi pour l’aventure, et la perspective de découvrir de nouveaux horizons à bord d’un navire capable de les transporter loin de chez eux bien plus sûrement qu’une simple barque. Alvares était allé prévenir Mendoza, qui s’était retiré dans sa cabine quelque temps auparavant, quand Gonzales avait fini par sortir de la sienne, où il s’était enfermé plusieurs heures. Les deux hommes rejoignirent bientôt Gonzales sur le pont, non loin de Nacir et de ses camardes.
A : Qu’en pensez-vous capitaine ?
M : Ce n’est pas inenvisageable…avec un temps pareil, nous ne gagnerons pas grand-chose à poursuivre ainsi, quelques heures à peine. Et si demain nous devons affronter les mêmes conditions…
G : Où sommes-nous ? Cela ne peut pas être Malte, n’est-ce pas ?
M : Gonzales, vous me décevez, à quoi avez-vous passé votre journée ? Moi qui croyais que vous vous étiez plongé dans vos cartes et vos compas pour suivre notre itinéraire…
G : J’ai bien peur d’avoir somnolé la plupart du temps…mais j’en déduis qu’il s’agit de Lampedusa.
M : C’est exact. Nous avons dérivé vers l’Ouest, mais ce n’est peut-être pas une mauvaise chose.
G : Vous voulez dire que vous n’avez pas essayé de redresser le cap ?
M : La mer parfois nous impose sa volonté.
G : Vous envisagez une escale ?
M : C’est toute la question. Cela pourrait nous être utile. Cependant…
G : Je suppose que ce n’est pas sans risques.
A : Bien entendu. Nous n’avons pas encore atteint les eaux sous contrôle de l’Ordre de Malte.
G : Sous contrôle….Allons, Alvares, vous savez bien qu’il est illusoire de se croire en sécurité où que ce soit en Méditerranée !
Alvares serra les dents. Le ton était clairement moqueur, mais il n’allait pas s’emporter pour si peu. La suffisance de ce jeune capitaine, qu’il s’était d’abord plu à conseiller, commençait à l’exaspérer. Il avait certes sauvé la vie de Mendoza, mais Alvares n’avait pas encore digéré sa mise à l’écart quand Gonzales avait pris le commandement de la Santa Catalina en quittant Oran. Il ne voulait cependant pas donner au jeune métis le plaisir de constater que cela l’avait contrarié, et lui laisser croire qu’il était homme à être facilement déstabilisé. Aussi garda-t-il le silence.
M : L’île est désormais inhabitée depuis que Barberousse l’a vidée de sa maigre population, à moins qu’il n’ait pas réussi à embarquer l’ermite qui vit , paraît-il, dans une des grottes . Nous y trouverons quelques sources d’accès peu facile dans les criques et de nombreux lapins…
G : Tout cela n’est guère engageant…quoiqu’un lapin rôti à la broche ne serait pas pour me déplaire.
M : La Santa Catalina est portée vers l’Ouest...
Il ne termina pas sa phrase, mais se mit à regarder autour de lui. Les marins scrutaient tous l’horizon, comme attirés par la terre. Mendoza remarqua que les pêcheurs d’éponge discutaient avec animation en pointant du doigt la silhouette de l’île. A ce moment, Isabella sortit de la cabine, sans être remarquée de personne, sauf de son amant. Elle s’arrêta sur le seuil pour observer la scène d’un air las, puis de dirigea vers le petit groupe de pêcheurs et s’accouda près d’eux au bastingage, mais elle ne resta qu’un bref instant, se redressant presqu’aussitôt pour faire quelques pas sans qu’il soit possible de déterminer où elle comptait se diriger. Elle finit par s’adosser à un mat après avoir erré sur le pont d’un air absent, sous le regard inquiet de Mendoza. Gonzales et Alvares avaient eux aussi remarqué la présence de la jeune femme et, dans l’attente de la décision du capitaine, l’avaient suivie machinalement des yeux. Mendoza sortit enfin de son silence.
M : Pour ce soir, allons où le vent nous porte. Avec un peu de chance, nous aurons du lapin rôti pour le dîner.
Puis il rejoignit Isabella. Alvares soupira ; il se demandait si le capitaine aurait pris la même décision si la jeune femme n’avait pas été présente à bord. Personnellement, il pouvait très bien continuer la route jusqu’à Malte, même si la Santa Catalina se traînait et qu’il faudrait guetter le moindre changement pour tenter de reprendre une allure raisonnable, et cesser de dériver vers l’Ouest. Il savait bien qu’ils ne gagneraient pas grand-chose à continuer dans les mêmes conditions, mais il se sentait toujours mieux à bord qu’à terre. Or, ce n’était manifestement pas le cas de la senorita depuis quelque temps.
G : Ne faites pas cette tête, Alvares, vous n’aimez pas le lapin ?
Excédé, le second partit donner ses ordres ; Gonzales haussa les épaules. Il ne savait que penser de cette escale improvisée, qui semblait déplaire à Alvares, mais il avait remarqué le visage défait d’Isabella, dont l’humeur semblait plus maussade que jamais depuis qu’ils avaient quitté Djerba. Lorsqu’elle avait arpenté le pont quelques minutes auparavant, elle lui avait véritablement paru être une tigresse en cage, qui se déplaçait à pas lents, traînants, à la recherche d’un endroit où elle pourrait se détendre et déployer son corps alourdi sans avoir l’impression d’étouffer sous la chaleur ou les regards. Il se promit de la surveiller attentivement, mais il se réjouissait que son compagnon n’ait pas pris à la légère ses recommandations. De toute évidence, Isabella comptait plus pour Mendoza qu’il ne voulait bien le dire. La jalousie du jeune métis en fut avivée, et de folles pensées commencèrent à envahir son esprit. Mais son regard croisa soudain celui de Mendoza. Il détourna aussitôt la tête et regagna sa cabine, en espérant que son ennemi n’ait pas lu dans son âme.
La Santa Catalina mouilla au large d’une crique de la côte Sud-Est de l’île de Lampedusa. Mendoza avait décidé de ne pas entrer dans la baie qui abritait autrefois le port, afin d’éviter de s’y retrouver éventuellement piégé par un navire ennemi. Pirates et corsaires fréquentaient régulièrement l’île pour se ravitailler, malgré la pauvreté des ressources en eau. Mais, des trois îles que comptait l’archipel des Pélagiennes, celle-ci était la plus grande et la plus accueillante, malgré son aridité. Lampione et Linosa n’étaient guère que des cailloux volcaniques pratiquement dépourvus de toute forme de vie, et n’avaient pour seule utilité que de constituer des repères pour la navigation, ou d’éventuels refuges en cas de nécessité. La chaloupe avait conduit à terre un petit groupe d’hommes composé des deux capitaines, d’Alvares, de quelques marins tirés au sort et des trois plongeurs, ainsi que d’Isabella. Gonzales s’était inquiété de la présence des pêcheurs d’éponge, qu’il craignait de voir disparaître, mais Mendoza avait rétorqué qu’ils comprendraient rapidement en débarquant qu’ils n’avaient aucun intérêt à rester sur cette île déserte, et qu’ils leur seraient reconnaissants de les faire profiter de l’escale ; c’était une manière de leur signifier qu’ils avaient toute confiance en eux. « Dans des expéditions de ce genre, Gonzales, il faut que des liens de confiance unissent les hommes. » A cette déclaration de Mendoza, le jeune métis n’avait rien répondu, se contentant de hocher la tête.
La crique où ils avaient débarqué formait une anse de sable blanc entourée de collines pelées. Malgré l’approche du crépuscule, la chaleur était encore intense dans ce lieu aride, séparé de la baie principale par environ un kilomètre de côtes découpées mais qui s’abaissaient vers la mer en pente plutôt douce, ce qui n’était pas le cas au Nord et à l’Ouest de l’île, qui plongeait abruptement ses falaises dans les eaux céruléennes de la Méditerranée. Alvares avait été chargé de surveiller la chaloupe avec un homme, tandis que le reste partait explorer l’île en vue du ravitaillement en eau et en nourriture. Mendoza avait scindé le groupe en deux, Nacir et deux marins restant avec lui et Isabella, Gonzales étant responsable des derniers hommes. Ils se dirigèrent vers le village abandonné au fond de la baie, tandis que Mendoza partait vers l’Ouest explorer les criques censées abriter quelques sources. Gonzales s’enfonçait donc à l’intérieur des terres, en montant depuis la crique pour partir vers l’Est en longeant la côte qui fermait la baie située un peu plus loin ; d’après Mendoza, il aurait ainsi plus de chance de trouver des lapins, voire quelques chèvres sauvages, en s’éloignant du rivage. Pour sa part, le capitaine comptait sur ses souvenirs pour retrouver les sources qu’il convoitait, mais la deuxième crique où ils se rendirent était tout aussi aride que celle où ils avaient débarqué, il leur fallut donc pousser plus loin leur exploration, ce qui n’était pas pour déplaire à Isabella et à Nacir, heureux de se dégourdir enfin les jambes, mais qui n’enchantait guère les deux marins chargés de porter la plupart du matériel et des récipients nécessaires. Enfin, sur le flanc de la colline dominant la troisième crique, ils trouvèrent quelques minces filets d’eau de source et entreprirent de remplir quelques outres après s’être désaltérés avec bonheur. Cela ne suffirait pas cependant, aussi Mendoza décida-t-il de conduire ses hommes un peu plus à l’intérieur des terres, vers une petite hauteur d’où il espérait pouvoir faire surgir, en creusant un peu dans la roche, une eau potable. En réalité, il savait qu’en cette saison ils avaient peu de chance de trouver la moindre goutte, mais il songeait surtout à la crique de sable fin qui s’arrondissait non loin de là comme un écrin contenant les eaux tièdes et transparentes de la mer étincelant sous les derniers rayons du soleil, face à une petite île qui fermait presque la crique. Laissant Nacir et les deux marins, il prétexta une dernière exploration avant la tombée de la nuit pour entraîner Isabella vers le rivage.
I : Qu’as-tu derrière la tête, Juan Carlos Mendoza ?
La jeune femme avait retrouvé sa bonne humeur, et se pendit au bras de son compagnon dès qu’ils furent hors de vue des trois hommes.
M : Je te verrais bien barboter dans l’eau comme les tortues caouannes…
I : Dis plutôt que tu as envie de dévorer une tortue grillée !
M : Alvares se chargera bien d’en capturer une. Profite donc de cette petite escapade, nous voilà seuls au monde pour quelques minutes ! Je te préviendrai si quelqu’un approche.
I : Tu ne te joindras pas à moi ?
M : Considère cet instant comme un cadeau, mais je ne peux pas t’offrir mieux.
I : C’est déjà beaucoup. Tu n’étais pas obligé. Je te remercie.
M : Tout ce qui m’importe, c’est que tu ailles mieux. Je m’inquiète pour toi, et…
Il n’acheva pas, se retenant d’ajouter « et je ne suis pas le seul », et de gâcher par là ce moment précieux. Isabella fit semblant de n’avoir pas compris ce qu’il voulait ajouter, mais dont elle avait l’intuition, et lui sourit avant de s’élancer vers les flots tièdes.
I : Je ne serai pas longue, ne t’inquiète pas !
Il s’assit sur la plage et la regarda nager entre le rivage et l’îlot rocheux lui faisant face, puis, n’y tenant plus, il s’avança à son tour dans la mer, qui était de faible profondeur dans cette anse, au point qu’on pouvait atteindre l’îlot à pied. Isabella l’interpella.
I : Tu as changé d’avis ? Elle est délicieuse…mais comment peux-tu garder tout ton attirail ?
M : Je vais jeter un coup d’œil aux alentours depuis le sommet de ce caillou.
I : Je vois…et moi qui croyais que tu abandonnais ton poste. Comment une telle idée a-t-elle pu m’effleurer l’esprit ?
M : De là j’apercevrai l’endroit où nous avons laissé Nacir et les autres. Ils sont peut-être déjà rentrés s’ils n’ont rien trouvé.
Une poignée de minutes plus tard, il scrutait le plateau rocheux qui surplombait l’anse. Le crépuscule avait considérablement réduit la visibilité, mais il parvint à distinguer la silhouette de ses hommes près de la petite hauteur où il les avait laissés. Ils s’affairaient toujours. Il allait redescendre et regagner la plage, quand quelque chose attira son attention. Il fronça les sourcils pour mieux voir. D’autres silhouettes s’approchaient par l’Est, venant de l’intérieur des terres. Et ces silhouettes ne lui étaient pas familières. Prestement, il regagna la mer. Isabella était en train de sortir de l’eau et elle se retourna vivement quand elle l’entendit l’appeler. Elle le vit courir le plus vite qu’il put vers elle, et se pressa de se rhabiller, tous ses sens en éveil.
I : Qu’as-tu vu ?
M : Des hommes approchent, il ne vaut mieux pas traîner. Je rejoins les autres, toi, tâche de rester invisible.
Il remonta sur le plateau à toute allure, sans se soucier d’attendre Isabella. Près du rocher, trois hommes menaçaient Nacir et les deux marins de la Santa Catalina. Ces derniers, après être enfin parvenus à trouver un peu d’eau à force d’attaquer la pierre, avaient entrepris de remplir des outres supplémentaires quand ils avaient été surpris par l’arrivée soudaine des trois intrus. A présent, l’eau précieuse s’écoulait des outres que les marins n’avaient pas eu le temps de fermer. Les nouveaux arrivants étaient manifestement venus dans l’intention de faire des réserves eux aussi, mais leurs manières ne laissaient pas de doute sur leur identité. Ils ordonnèrent de remplir à nouveau les récipients en prenant soin de les fermer, en agitant des sabres et des poignards sous le nez de leurs prisonniers. Ceux-ci s’exécutèrent lentement en jetant des regards mauvais aux trois individus. Soudain, l’un des marins, un certain Henrique, projeta violemment son outre remplie en direction d’un des pirates et profita de la confusion créée pour s’enfuir, tandis que Nacir et Manolo, l’autre marin, essayaient de le suivre. Mais ils trouvèrent aussitôt un barrage de lames devant eux, et le pirate, qui avait crevé l’outre qui avait failli le mettre à terre d’un coup rageur, rattrapa en deux enjambées le fuyard et le fit trébucher d’un coup du plat de son cimeterre. Il allait le rouer de coups de pieds quand une voix l’interpella.
M : Bonsoir, messieurs. Il me semble que nous pouvons partager cette eau en gens civilisés, à moins que je ne me trompe. Tout d’abord, je vous prierais de bien vouloir laisser cet homme tranquille, et de cesser de retenir les autres contre leur volonté. Cette île n’est à personne, que je sache, et je croyais qu’il existait une sorte de trêve pour les voyageurs qui viennent s’y ravitailler. Mais vous n’avez pas l’air d’être au courant.
Le pirate se retourna aussitôt, sur le qui-vive, et se trouva face à face avec Mendoza, qui pointait son épée vers sa poitrine. Henrique se releva et s’empressa de passer derrière son capitaine. L’homme les toisa tranquillement.
P1 : Espagnols, hein ? On n’a pas à recevoir de leçon de quiconque, nous autres, surtout de chiens galeux comme vous ! Si on veut pas partager, on partage pas, compris ?
M : Et si cela ne me convient pas ?
P1 : Alors sache que j’adore découper les Espagnols en morceaux…
M : Tiens donc ? Serions-nous donc ennemis ? Je n’ai pas l’impression que vous soyez ni Turc ni Français pourtant…
P1 : On m’appelle Costas le Grec, mais ces deux fripouilles que tu vois là sont Dalmates. Et sache qu’on n’a pas d’ennemis, l’Espagnol ! Nous, on a juste des obstacles qu’on doit abattre…
M : Ravi de faire votre connaissance, messieurs…mais je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps, vous avez encore de la route à faire pour rentrer chez vous…
C : Si tu crois que tu m’impressionnes avec ta lame….Un mot et les Dalmates trucident tes hommes. A moins que tu ne préfères qu’on les embarque gentiment avec nous en te laissant tranquille…
M : Tu me proposes un marché ? A mon tour alors, vous décampez ou je t’embroche comme un poulet rôti.
C : Tu ne ferais pas ça, l’Espagnol, tu ne laisserais pas tes hommes mourir si bêtement.
M : Et toi, tu es si pressé de mourir ?
C : La vie d’un pirate tient à si peu de choses…nous sommes comme des mouches qu’on cherche à écraser, pas vrai ? Mais tu as raison, ce serait stupide de se laisser écraser par un bâtard tel que toi pour une histoire d’eau.
Il jeta son cimeterre au sol.
C : Petar ! Mauro ! Laissez-les !
Les deux Dalmates hésitèrent mais finirent par baisser leurs armes.
M : Très bien ! Je propose que chacun reprenne ses affaires et reparte de son côté. Nous commençons par rassembler les nôtres.
Il tenait toujours Costas en respect. Nacir et les deux marins s’empressèrent de récupérer les outres et le reste de leur matériel, et de se ranger derrière Mendoza.
M : A présent, à vous.
Il recula afin de se mettre hors de portée du sabre de Costas. Quand les pirates eurent fini de remplir leurs outres, de les fermer et de les attacher à des bâtons pour les transporter, les deux groupes se toisèrent une dernière fois.
M : Je vous dis au revoir, messieurs, et vous laisse partir les premiers.
C : C’est ça, l’Espagnol, à très bientôt…j’ai hâte…
Dès qu’ ils commencèrent à s’éloigner, Mendoza donna l’ordre à ses hommes de partir eux aussi, pendant qu’il les couvrait. Isabella demeurait invisible, et il n’était pas question pour lui de partir sans elle. Il s’était d’abord réjoui qu’elle ne se montre pas, mais il commençait à s’inquiéter. Pourtant, il lui était impossible de l’appeler ou de la chercher tant que les trois pirates n’étaient pas hors de vue, au risque de les alerter sur la présence de la jeune femme. L’obscurité commençait à envahir le plateau ; peut-être Isabella attendait-elle qu’il fasse trop sombre pour qu’on la remarque. Il scruta les alentours, en vain. Il allait bientôt être seul. Soudain, il perçut un bruit familier et reporta aussitôt son regard sur les silhouettes qui s’éloignaient ; l’une d’elle s’était déjà retournée ; la détonation retentit en même temps qu’un sifflement caractéristique fendait l’air, arrachant à Costas un juron tandis que son bras était dévié brusquement, tiré d’une main ferme ; la balle se perdit dans la nuit tombante. Isabella n’eut cependant pas le temps de fuir : déjà les deux acolytes de Costas l’avaient repérée, tapie à deux mètres du sol dans un creux de la colline rocheuse, qu’elle avait escaladée sans être vue de personne, et tiraient de toutes leurs forces avec Costas sur le fouet pour la déstabiliser. Même si elle eut la présence d’esprit de le lâcher, elle perdit légèrement l’équilibre et dut se rattraper à une anfractuosité pour éviter de tomber. Cela suffit à Petar pour se précipiter sur elle et la tirer brutalement à terre, bientôt rejoint par Mauro, pendant que Costas achevait de se débarrasser du fouet. En un instant, Mendoza fondait sur eux, mais Costas lui barra le passage avec son cimeterre.
C : Tu nous avais caché ça, l’Espagnol…
M : Laisse-nous partir, si tu tiens à la vie !
C : Oh oh oh…tout de suite, les grands mots…Emmenez-la, je me charge de lui !
Il attaqua sans plus attendre, tandis que Petar et Mauro relevaient Isabella sans ménagement. La jeune femme avait poussé un cri étouffé quand elle s’était sentie basculer dans le vide, mais elle serrait à présent les dents sous le choc, tentant de rassembler ses esprits pour pouvoir se débattre et résister, alors qu’elle était totalement tétanisée. Impuissant, Mendoza vit les deux Dalmates l’entraîner ; elle tenait à peine debout et se laissait faire. Il fallait qu’il se débarrasse de son adversaire au plus vite, mais Costas était coriace et maniait son sabre avec une dextérité remarquable, alliée à une grande puissance qui obligeait Mendoza à reculer sous la force des coups. Soudain, une silhouette dépassa les deux adversaires en courant et se précipita sur les Dalmates, réussissant à faire trébucher Petar en le bousculant par derrière, ce qui fit tomber tout le groupe, y compris l’assaillant. C’était Nacir. Le jeune homme avait planté sans hésitation le couteau qui lui servait d’outil de travail dans le flanc droit de Petar, qui gémissait à présent sur le sol en se tordant de douleur. Mauro eut tout juste le temps de se jeter sur le côté pour éviter la lame de son adversaire et brandir son poignard. Isabella, recroquevillée entre les deux Dalmates, ne bougeait pas. L’attaque de Nacir avait surpris Costas au point que Mendoza était parvenu à le toucher légèrement à la cuisse, mais pas à le blesser assez sérieusement pour le mettre hors d’état de nuire ; sa blessure au contraire semblait redoubler son ardeur, et il poussait des hurlements sauvages en abattant son cimeterre comme un hachoir. Mendoza savait pourtant que le temps jouait en sa faveur. Il espérait que Nacir parviendrait à se débarrasser de Mauro. Si seulement Henrique et son camarade étaient revenus eux aussi, le combat aurait vite été réglé. Ils avaient dû penser que le danger était écarté, à moins qu’il ne leur soit arrivé quelque chose, car pourquoi Nacir était-il revenu, lui seul ?
Cependant Mauro, Nacir à califourchon sur son ventre, résistait comme un diable, et parvint à renverser à son tour son adversaire en le plaquant au sol, lui faisant lâcher son couteau. Un rictus victorieux lui déformait déjà le visage quand il s’abattit sur le jeune pêcheur d’éponge, mort, le cou transpercé par un poignard surgi de nulle part, qui avait fendu la nuit pour transformer son triomphe en défaite. Au même moment, Costas tenta de fendre le torse de Mendoza de bas en haut, ce qui obligea ce dernier à une volte-face qui lui permit de se retrouver pratiquement côte à côte avec son adversaire, porté en avant par son coup. Au moment où le mouvement de Costas s’achevait et l’amenait à se plier en deux, entraîné par son élan, Mendoza en profita pour lui porter un coup fatal en lui transperçant les côtes. Son épée s’enfonçait déjà dans la chair du pirate quand le capitaine vit, par-dessus le dos courbé du Grec, une scène qui lui glaça le sang : Petar, dressé au-dessus d’Isabella, avait rassemblé ses dernières forces et brandissait son poignard, prêt à la frapper. Mendoza sentit le corps de son adversaire s’affaisser, tirant sa lame vers le bas, et le faisant ployer à son tour. Il avait plongé son épée jusqu’à la garde. Du sang tiède et poisseux coula sur sa main. Il aurait voulu hurler, mais sa gorge était prise dans un étau. Il lâcha son épée, le corps de Costas s’effondra. Dans un élan désespéré, il bondit par-dessus le cadavre . Nacir gisait sous le poids de Mauro, à demi-conscient après sa lutte acharnée. C’est alors que Mendoza vit la tête de Petar voler, tranchée net par un coup d’une violence inouïe. Le poignard du pirate, instrument désormais inutile au bout d’un bras sans vie, retomba sur le sol à côté d’Isabella, et le tronc du Dalmate s’abattit à son tour, après être resté quelques secondes en équilibre. Il ne restait plus au-dessus du corps de la jeune femme qu’un cimeterre ensanglanté tenu à deux mains par Gonzales. Fermement campé sur ses jambes écartées, il frémissait de rage et de plaisir, une flamme dansant dans ses pupilles dilatées, illuminant son visage d’une ardeur perceptible jusque dans son sourire triomphant. A ses pieds, Isabella le contemplait, effarée et haletante.
Le cœur prêt à exploser, Mendoza étreignit le jeune métis, le serrant convulsivement pendant quelques secondes. Gonzales baissa son arme, laissant sa respiration s’apaiser. Ses yeux rencontrèrent ceux d’Isabella, furtivement, avant que Mendoza ne se penche vers elle. Il aurait pu à cet instant plonger sa lame dans la cape bleue, la fendant avec la même ardeur qui l’animait encore, et étreindre l’objet de son désir sans un regret. La voix de Mendoza le sortit de son songe éveillé. Il s’adressait à Isabella, doucement, comme jamais Gonzales n’avait entendu personne lui parler, à lui, de façon si aimante. Au fond de lui, il ricana amèrement.
I : Je vais bien, Juan…aide-moi.
Quand les deux amants furent debout, l’un soutenant l’autre, Gonzales était parvenu à se maîtriser, et put leur faire face sans trahir ses sentiments, du moins l’espérait-il.
I : Cela vous arrive-t-il d’être en retard, Gonzales ?
G : Pas lorsqu’il s’agit d’aider mes amis, senorita. Si je puis me permettre, il serait souhaitable que je vous examine.
A peine avait-il parlé, qu’il sut qu’il avait fait une erreur. Isabella le rabroua sèchement.
I : Je vous remercie, mais c’est inutile, je vous assure ! Occupez-vous plutôt de Nacir.
N : Je vais bien, moi aussi. Capitaine ! Je dois vous prévenir…
Le jeune pêcheur avait repris ses esprits et était parvenu à se débarrasser du corps de Mauro qui l’étouffait à moitié sous son poids. Il s’était remis sur pied.
M : Merci Nacir, sans toi Isabella aurait sans doute été emmenée.
N : Ne me remerciez pas encore, Capitaine ! Des pirates nous ont interceptés, ils ont pris les deux marins. J’ai pu me cacher et revenir vous prévenir, mais je ne sais pas où ils sont à présent. J’aurais dû les suivre…j’ai cru bien faire…
I : Et tu as bien fait, je t’assure.
M : S’ils ont trouvé Alvares…il faut aller vérifier, tout de suite !
G : Attendez, Mendoza ! Je vous cherchais moi aussi, au village, nous sommes aussi tombés sur cette vermine. J’étais à l’écart des autres, qui se sont fait prendre au piège sans que je puisse intervenir. Les pirates étaient une bonne dizaine. J’ai vu deux galères dans la baie en revenant sur mes pas pour aller à votre recherche. J’ai croisé la route de vos hommes, qui avaient été en effet capturés et qui étaient conduits vers les autres, au village. Vous voyez ce cimeterre ? C’est une prise de guerre, pas un pirate n’en a réchappé….
M : Je n’en doute pas, vous maniez les instruments tranchants à la perfection…Où sont les hommes que vous avez délivrés à présent ?
G : Je les ai envoyés à la chaloupe, prévenir Alvares. Ce sont eux qui m’ont indiqué où vous étiez. Que faisons-nous à présent ?
M : Que voulez-vous que nous fassions ? Les pêcheurs d’éponge ont été capturés avec les autres, n’est-ce pas ? Isabella, retourne avec Nacir à la chaloupe, et dis à Alvares de se tenir prêt. Gonzales, vous venez avec moi.
I : Tu ne comptes tout de même pas les délivrer ? C’est de la folie ! Ils doivent déjà avoir été embarqués ! Laisse-moi au moins venir avec toi, ou attends qu’Alvares arrive avec du renfort !
M : Je sais ce que je te dois, Isabella, mais ne te mêle plus de ça, s’il te plaît. Il est inutile de risquer la vie de tout le monde. A deux, nous passerons inaperçus. Si nous ne sommes pas revenus d’ici une heure, partez, quittez cette île.
N : Capitaine, nous ne serons pas trop de trois…
M : Non, pas question de laisser la senorita seule ! Et tu regagneras le navire avec elle, tu m’entends ? Dès que vous serez arrivés ! Gonzales, allons-y !
I : Juan !
Il ne se retourna pas ; il filait déjà à tout allure en direction du village fantôme. Gonzales, pris au dépourvu, lança un dernier regard à la jeune femme, qui ne s’en aperçut même pas, puis s’élança à son tour, agité de sentiments contradictoires. Devait-il saisir l’occasion qui s’offrait à lui ? Le trésor pouvait bien attendre….la disparition de Mendoza était de toute façon inéluctable, un peu plus tôt, un peu plus tard, quelle différence ? Sa tâche en serait-elle vraiment compliquée ?
N : Senorita…il faut partir…
Isabella restait figée, attendant que Mendoza disparaisse totalement à sa vue. Elle ne se décida à bouger que lorsqu’elle ne distingua plus du tout le mouvement ondulant de la cape dont la couleur perçait à peine la pénombre environnante. D’ici une heure, il ferait totalement nuit. D’ici une heure, il serait revenu. Elle se mit en route d’un pas pressé, mais fut bientôt obligée de s’arrêter, le souffle court.
N : Senorita…est-ce que ça va ?
I : Oui, c’est juste que je ne suis pas encore habituée à écouter mon corps.
Elle se remit en route, lentement, bien plus lentement, après avoir pris une grande inspiration, dans l’espoir de calmer les battements de son cœur et de retrouver une respiration apaisée. Tout en marchant, elle fouilla dans la bourse de cuir accrochée à sa ceinture ; elle sentit sous ses doigts la surface polie des perles de lapis-lazuli, et serra dans sa main le collier de la vieille femme.
Quand il apprit ce qui s’était passé, Alvares fulmina. Il avait vu avec inquiétude le soleil décliner sans que personne ne réapparaisse, et s’apprêtait à quitter la crique pour monter sur le plateau quand Nacir et Isabella vinrent à sa rencontre. L’ordre de Mendoza lui parut absurde ; qui plus est, le savoir seul avec Gonzales ne lui disait rien qui vaille. Manolo et Henrique étaient prêts à repartir pour aider leur capitaine. Isabella restait silencieuse ; elle se sentait lasse, et ne cessait de triturer le collier nerveusement. Elle alla s’assoir sur un rocher, laissant les hommes parlementer. Nacir, à l’écart, ne savait s’il devait se mêler aux délibérations. Il brûlait lui aussi d’aller aider ses frères, mais il avait réfléchi à la décision de Mendoza. Sans doute avait-il raison, à deux ils pourraient s’approcher discrètement et évaluer les risques. Sans doute reviendraient-ils pour rendre compte de la situation et à ce moment-là, il serait temps d’agir. Il suffisait d’attendre, et d’être patient. Soudain, il vit Isabella se lever, et jeter rageusement un objet sur le sable. Il crut qu’elle allait partir, mais elle ne bougea pas, se contentant de fixer le plateau comme si elle espérait les voir déjà réapparaître.
A : Senorita ! Je vais aller voir ce qui se passe avec deux hommes, vous, vous regagnez le navire avec les autres, vous avertissez le reste de l’équipage de se tenir prêt à appareiller, et vous renvoyez la chaloupe.
Isabella se dirigea vers lui et se planta devant lui, poings sur les hanches.
I : Il n’est pas question que je bouge d’ici, Alvares. Vous, allez donner vos ordres, cela vaudra mieux, et revenez aussitôt. Nacir restera avec moi.
A : Mais…ce n’est pas raisonnable, voyons !
I : C’est beaucoup plus raisonnable que votre idée de partir en expédition sans savoir ce qui vous attend. Nous n’avons déjà plus de capitaine à bord pour le moment, il est inutile que vous quittiez vous aussi votre poste.
A : Vous seriez mieux à bord, si je puis me permettre…
I : Je n’ai que faire de vos conseils, Alvares ! Et en l’absence du Capitaine, considérez que c’est moi qui donne les ordres ! Alors faites ce que je vous ai dit, et dépêchez-vous !
Alvares resta indécis un instant, puis se prépara à embarquer : à présent que les pirates connaissaient leur présence sur l’île, ils devaient se tenir prêts à partir, incontestablement, et il était de son devoir de veiller à ce la Santa Catalina soit prête ; il restait plus qu’à espérer que la senorita ne lui fausse pas compagnie, mais si elle le faisait, qu’y pouvait-il ? Une maudite femelle dans son état n’avait manifestement plus toute sa tête. Si elle voulait risquer sa vie, qu’elle le fasse !
Dès que la chaloupe fut assez loin, Isabella fit quelques pas en direction du plateau. Aussitôt, Nacir se précipita à sa suite.
N : Senorita, ne partez pas comme ça, je vous accompagne !
Mais Isabella l’ignora, et continua à marcher. Elle s’arrêta cependant brusquement peu après, se figea, puis se pencha pour ramasser quelque chose. Nacir l’avait rejointe. Elle tenait dans sa main le collier de lapis-lazuli qu’elle avait jeté quelques minutes auparavant. Elle le considéra un instant. Elle avait beau s’efforcer de chasser de son esprit les paroles de la vieille femme, celles-ci ne cessaient de résonner dans sa tête. Abruptement, elle finit par lâcher quelques mots, comme à regret.
I : Nous n’allons nulle part, Nacir…Nous attendrons ici.