Suite.
Le bon temps d'avant.
En dépit de l'affreux hiver qu'elle avait traversé, la campagne était fleurie en ce début de printemps. Avril se prenait pour juillet, la Catalogne pour l'Andalousie. Il faisait anormalement chaud, plus qu'à Grenade ou à Séville.
Dans les jardins, le long du chemin, au milieu des taillis ou des sous-bois, on apercevait bien des arbres renversés, déchiquetés, rompus, mais, le plus souvent, ils étaient déjà sciés et leurs bûches empilées.
Dissimulée derrière un bosquet à l'orée du bois, Paloma s'était installée sous les branches. La fille cadette des Mendoza respirait l'odeur d'humus mêlée à celle des feuillages chauffés par le soleil qui formaient un berceau au-dessus de sa tête. Assise sur un épais tapis d'herbes vertes, elle avait déposé autour d'elle les pots de grès où elle fabriquait des mixtures à base de graines, de pétales, de pousses tendres, de racines et de feuilles qu'elle avait récoltés selon les prescriptions de Zia.
Immergées dans un mélange d'eau, ces préparations, assez peu ragoûtantes, composaient des liquides troubles dont les diverses fermentations intéressaient et intriguaient la petite fille.
D'ordinaire, elle passait dans sa cachette des heures de jubilation silencieuse à composer ses étranges élixirs, tout en se racontant sans fin des histoires de chevaleries... mais, ainsi que l'avait dit sa mère, ce jour-là différait des autres.
En ce vendredi saint, de son poste de guet insoupçonné, elle observait les jeux d'un groupe de jeunes gens qui s'ébattaient dans le pré. Ils étaient six, dont Pablo et Chabeli, qui allaient et venaient, entre le fleuve et les hauteurs du terrain, se pourchassant avec de grands éclats de rire. Quand ils se trouvaient au bord du Llobregat, leurs appels, leurs cris parvenaient à l'enfant aux écoutes avec des résonnances vibrantes, amplifiées par l'eau, qui réveillaient dans sa mémoire l'écho de l'été précédent, passé ici-même, à l'hacienda.
Non sans soulagement, elle constata que son autre frère ne se trouvait pas avec les adolescents. Ils ne l'acceptaient parmi eux, quand il se mêlait à leur jeux, qu'avec une indulgence protectrice et impatiente qu'elle jugeait blessante et dont elle souffrait dans son amour-propre fraternel. À ses yeux, Joaquim manquait de dignité. Âgé de bientôt sept ans, il en avait trois de plus qu'elle. Paloma n'en pensait pas moins percevoir plus de choses que lui et faire montre, en l'occurrence, de plus de respect de soi. Si elle était tout autant fascinée par le prestige des "grands", elle avait cependant à cœur de ne pas le leur laisser voir et elle se cantonnait dans une réserve destinée à leur dissimuler ses véritables sentiments. Son goût pour le secret, la solitude, le mystère, la conduisait d'instinct à observer de loin des amusements dont elle soupçonnait qu'ils n'étaient pas aussi innocents qu'on désirait leur en donner l'air.
Ce qu'elle devinait des rapports inavoués de ces garçons et de ces filles ne faisait que stimuler davantage sa curiosité, mais la fillette entendait garder pour elle le trouble qu'ils lui inspiraient.
Le spectacle de la nature, et tout spécialement le rapprochement de Pablo et la fille du meunier, lui avait enseigné bien des vérités. Elle les conservait jalousement par-devers elle.
Un frémissement au-dessus de sa tête interrompit ses réflexions. Levant les yeux, elle vit un écureuil, en équilibre sur une branche, qui la lorgnait tout en grignotant une noisette. Sans bouger, elle observa un moment le petit rongeur roux et songea que son pelage était exactement de la couleur des cheveux de João, le fils du tonnelier de Barcelone.
Alerté avant elle, l'animal fit un bond et disparut dans le feuillage avec un ondoyant mouvement de queue.
Paloma reporta son attention vers le pré. Elle vit alors, entre les ramures, venir dans sa direction Araceli et Enrique. Rouges comme des gratte-culs, cherchant l'ombre ou l'isolement, ils s'étaient éloignés des autres joueurs.
Paloma: Tiens, tiens! Que font-ils encore ensemble ces deux-là?
Le fils du meunier entraînait, vers l'orée du bois, la meilleure amie d'Elena dont il tenait la main.
Enrique: Viens. Allons nous reposer un moment sous ces arbres.
Ara: Tu crains le soleil?
Enrique: Ne te moque pas de ma peau, Araceli! C'est trop facile, toi qui as un teint de lait.
Ara: Il ne s'agit pas de ça, Enrique, mais de ton penchant pour les endroits discrets et les coins ombreux... du moins quand il s'agit de m'y attirer!
Enrique: Je n'ai jamais vu de fille aussi jolie que toi!
Ara: Ce que tu dis là n'est guère aimable pour les autres.
Quand Araceli souriait, deux fossettes creusaient ses joues.
Enrique: Que veux-tu? Je n'aime que les brunes mais aucune ne te vaut. Il n'y a pas de comparaison possible!
Ara: Allons donc! Tu ne feras jamais croire une chose pareille car...

: Par tous les diables! Que faites-vous là tous les deux, dans ce coin?
Pablo venait de surgir devant eux. Debout dans la lumière crue, les poings sur les hanches, comme son père avait coutume de le faire, il interpellait le couple réfugié à l'ombre.
Ara: J'avais trop chaud, c'est tout!
Pablo: Il fallait le dire! Nous nous serions tous mis à l'abri.
Ara: Eh bien! Venez-y maintenant! Pout tout avouer, je crains que l'astre du jour ne me gâte le teint.
Araceli ramenait contre son visage une mèche déployée de ses cheveux que ne recouvrait qu'une légère mousseline, s'assurait que la tresse de soie qui la maintenait sur son front n'avait pas glissé. Elle se mit à sourire. Les deux garçons la contemplaient. Se rapprochant du bois à son tour, Chabeli demanda:
Chabeli: Que se passe-t-il? Vous nous fuyez?
Ara: Ton promis me cherche querelle, Chabeli, parce que je me protège des ardeurs de ce soleil d'Afrique! Plains-moi!
Chabeli: Je te donne raison: la lumière est sans merci à présent. Ce qui est inhabituel pour un mois d'avril mais il est plus sage de s'en préserver.

: À quoi jouez-vous?
Modesto et Consuelo s'approchèrent en dernier. Frère et sœur, ils se ressemblaient, mais, plus grand que la gardeuse d'oie, l'aîné paraissait cependant plus vulnérable. Pablo, qui proclamait que le fils de Miranda était son meilleur ami, lui reprochait pourtant un manque de détermination et trop de sensibilité depuis le départ d'Elena. Il les avait, néanmoins, tous invité à l'hacienda pour la Semaine sainte.
Pablo: Nous n'avons plus envie de jouer, mais, plutôt, de nous rafraîchir. Si nous allions dans la salle verte, près du bord de l'eau?
Le groupe s'éloigna en direction des charmes taillés dont on avait guidé et entrelacé les rameaux de manière à en faire une tonnelle de verdure, garnie de bancs où se reposer. Paloma se redressa, remua sur son siège. Les tuniques claires des jeunes gens fleurissaient le pré ainsi que d'énormes pétales.
La petite fille tira d'un air perplexe sur ses cheveux bruns, se pencha pour tourner une cuillère de bois dans un de ses pots, le flaira, et ne sembla pas y avoir trouvé de réponse aux questions qu'elle se posait.
Un frôlement contre le bas de sa cotte détourna son attention.
Paloma: C'est toi, Bandido?
Un petit animal au pelage brun foncé dessus et blanchâtre dessous se frottait contre ses jambes. C'était l'hermine de Pablo. Paloma la prit et la déposa sur ses genoux pour la caresser plus à son aise.
Paloma: Toi qui a oublié d'être sotte, dis ma petite, que penses-tu de tout ceci?
L'enfant réfléchissait.
Paloma: Puisque tu refuses de me répondre, je vais aller voir papa.
Elle se leva, déposa le petit carnassier apprivoisé sur le tapis verdoyant et sortit de sa cachette.
Elle savait où trouver son père. En ce jour chaumé, il ne pouvait travailler. Et quand il n'était pas dans le cellier, il passait le plus clair de son temps dans sa chambre.
Prenant un raccourci, Paloma quitta le sentier qui montait tout droit vers la demeure et s'engagea sous les frondaisons d'une allée de tilleuls en pleine floraison, qui bordait la propriété vers l'ouest. Au-dessus d'elle, au milieu d'un vrombissement obsédant de ruche en folie, des centaines d'abeilles butinaient le nectar dont le parfum miellé était presque écœurant à force de douceur.
La colonie reprenait progressivement son activité.
La petite fille traversa la maison et entra dans la chambre parentale sans toquer. Au fond de la pièce, dans l'embrasure d'une croisée, elle trouva son père debout devant la vitre, très occupé à lire un gros livre.
Paloma: Papa!
Il se retourna lentement.

: Paloma! Qu'est-ce que tu veux, ma petite colombe?
Paloma: Passer un peu de temps avec toi.
Elle s'installa aux pieds de son géniteur, sur un coussin à gros glands de laine.
Paloma: Tu as bien raison de rester ici où il fait bon. Dehors, il fait trop chaud!

: Nous ne sommes cependant qu'à la fin de la matinée. Ce sera sans doute bien pire dans l'après-midi.
Paloma: Lis-moi une histoire, s'il te plaît!
Mendoza délaissa son ouvrage et mit un genou à terre.

: Pourquoi ne le fais-tu pas toi-même? Je sais que tu en es capable puisque maman m'a confié que tu sais déjà lire.
Paloma: Parce que j'aime t'écouter...

: Petite futée!
Il se mit à rire. Seuls ses enfants et son épouse parvenaient à le distraire de ses craintes alourdies de beaucoup d'interrogations.

: Toute la femme est déjà présente en toi, Paloma, et tu n'as que quatre ans!
On frappait à la porte. Joaquim entra. Même quand il marchait, on avait l'impression qu'il courait, tant ses mouvements étaient prestes.
Joaquim: Papa! Je t'apporte une baguette de frêne et une cordelette de chanvre pour que tu me fasses un arc. J'ai là une provision de flèches que j'ai confectionnées comme tu m'as appris à le faire.
En parlant, il désignait de la main un carquois de cuir pendu à sa ceinture. Une poignée de traits en dépassait.

: Je t'ai aussi montré la manière de fabriquer un arc!
Joaquim: Oui, mais les miens tirent moins loin que les tiens.
Paloma serra les lèvres. Son frère, toujours pressé, l'agaçait. Elle l'aurait volontiers envoyé promené. Mais, déjà, de ses grandes mains patientes aux doigts précautionneux, leur père s'emparait de la baguette entaillée d'une encoche à chaque bout.

: Je vois que tu m'as préparé le travail.
Il était heureux et Paloma tut son désappointement.
Une fois la cordelette liée à l'une des encoches, Mendoza courba avec précaution le scion de frêne jusqu'à ce qu'il formât un arc parfait et se mit alors en devoir d'en faire passer l'extrémité dans le coulant prévu à cet effet. Ensuite, il n'eut plus qu'à s'assurer de la solidité de ses nœuds. Un jeu d'enfant pour cet ancien marin.

: Te voici armé, mon petit prince, du moins si tes flèches sont convenablement affûtées.
Joaquim: N'aie crainte, papa, je les ai taillées comme il faut.
D'Isabella, il tenait quelque chose de vibrant, de pétulant, qu'il ne savait pas encore discipliner et qui le faisait ressembler à un poulain échappé du pré. D'un air important, le musicien dit:
Joaquim: Josep-peau-de-serpent organise avec des garçons du village un concours de tir à l'arc.

: Ils ne sont donc pas tous occupés à préparer les
"pasos" pour la procession de cet après-midi?
Joaquim: Les grands y sont allés sans nous. Ils ont dit que nous étions trop jeunes pour les accompagner.
On sentait bien qu'il avait envie de partir, d'essayer son arme.

: Par Dieu! Mon fils, je ne te retiens pas! Sois prudent. N'oublie pas que le benjamin de Manolo est plus âgé et plus fort que toi.
Joaquim: Je sais aussi bien que lui me servir de mes bras!
Il redressa le menton, sourit et s'élança dehors.
Josep, le plus jeune fils du fermier qui avait porté secours à Mendoza, l'attendait dans le verger. Devenu malentendant à l’âge de cinq ans à la suite de la petite vérole qui lui laissa la peau grêlée, marquée à vie, ses infirmités ne l'empêchaient pas d'être le chef d'une bande de garnements assez mal vus à Sant Joan Despí. Mais Joaquim, leur cadet de un ou deux ans, les admirait pour leur adresse à la chasse et leurs audaces de langage.
Josep: Les amis sont de l'autre côté du fleuve. Allons-y.
les deux compères s'éloignèrent en courant, traversèrent le bois et arrivèrent au petit pont qui franchissait le Llobregat. Un couple y était accoudé. En le dépassant, les garçons se poussèrent du coude et reprirent leur course.
Araceli suivit des yeux Joaquim qui s'éloignait vers un bouquet de peupliers formant un rideau entre le fleuve et les premières maisons du village.
Ara: Après les morts affreuses de Marco et Rafaël, la señora Mendoza a reporté toute son affection sur ses autres enfants... Son époux est tellement distant avec elle.
Regardant d'un air préoccupé couler sous le pont l'eau verte sur laquelle se déplaçaient par brusques saccades des araignées d'eau, Enrique lui demanda:
Enrique: Tu penses qu'ils ne s'entendent plus?
Ara: Je ne sais.
Enrique: Par Dieu! Si c'était vrai, mon père serait aux anges!
Une clameur s'éleva derrière les peupliers. Des cris, des rires la suivirent.
Enrique: Mais je crois que tu te trompes.
Ara: Tu dois en savoir plus que moi puisque ta sœur passe beaucoup de temps ici.
Enrique: Elle ne m'a rien dit. De plus, ce ne sont pas nos affaires.
Araceli croisa ses mains aux ongles bombés sur la barre de bois servant de garde-fou au pont. Une impression de netteté, d'équilibre, de douceur aussi se dégageait de sa personne. Ses yeux pouvaient être aisément rieurs, ou, soudain, devenir graves, comme c'était alors le cas.
Ara: Moi, j'imagine que le mariage de la señorita a d'abord été pour elle un refuge contre l'insoutenable. Elle n'a pas pu supporter le vide laissé par la mort de son père adoptif et n'approuvait plus le comportement de son "oncle" Ambrosius. Quand elle a annoncé, quelques mois après la disparition du docteur Laguerra, qu'elle avait décidé d'épouser Juan-Carlos Mendoza, un marin rencontré en Inde, l'Empereur, son véritable père, a compris et approuvé.
Enrique: Peut-être, au fond, s'aimaient-ils?
Araceli se mit à rire.
Ara: Tu y tiens vraiment!
Enrique: Je conçois mal qu'on lie sa vie à une autre sans un minimum d'attirance réciproque...
Ara: La mode est à l'amour, il est vrai, et de préférence conjugal. Mais, il y a encore peu de temps, mariage et inclination étaient bien distincts.
Enrique: C'est nous qui avons raison.
Ara: Peut-être...
Elle se redressa.
Ara: Mais je ne ferai pas la même bêtise qu'Elena. Ne sois pas entêté comme João, mon ami. Tu le sais, l'amour ne m'intéresse pas... Pas encore, du moins, en dépit de mes quatorze ans. Je ne suis aucunement pressée d'unir mon destin à celui d'un autre.
Enrique: Je sais, Araceli, je sais.
Ara: Accepte-le sans rechigner, Enrique. L'amitié a bien des avantages, crois-moi. Elle est beaucoup plus sûre, plus durable que l'amour. Ne sommes-nous pas bien, ainsi, tous deux, comme de bons compagnons?
Enrique: Tu m'as fait promettre de garder le silence sur des sentiments que tu préfères ignorer. Soit. Mais ne me demande pas, en outre, de proclamer les mérites d'une forme d'attachement qui n'est, pour moi, que le pâle reflet de bien autre chose!
Ara: Bon, laissons cela. Une conversation comme celle-ci ne peut rien nous apporter, ni à toi, ni à moi. Je n'ai pas le goût des grandes explications. Les excès de langage finissent immanquablement par nous faire dire le contraire de ce que nous souhaitons.
Elle scanda ses paroles d'un mouvement de tête plein de décision qui mit des reflets de cuivre dans ses cheveux châtains.
Ara: Si nous rejoignions les autres? J'entends d'ici le grand rire de Matéo.
Ils longèrent le fleuve. Devant la salle de verdure, un bâton à la main, le nouvel arrivant faisait sauter l'un des chiens de Tao à grands renforts d'encouragements et de cris. Il avait une voix tonnante et s'en amusait.
Éclatant de santé et d'entrain, l'apprenti se montrait infatigable et faisait preuve d'un appétit prodigieux pour tout ce qui passait à sa portée. Travaillant ensemble, Modesto le savait incapable de discipline personnelle, toujours prêt à suivre une nature impétueuse comme un torrent.
Toujours méfiant vis-à vis de ces bêtes-là, Pablo, lui, resta en retrait. Apercevant les retardataires, il s'écria:
Pablo: Vous voilà enfin! Nous avons décidé de déjeuner dans la salle verte. Il fait trop chaud dehors. On va nous apporter des paniers de victuailles.
C'était bien lui! Il avait résolu, tranché, sans se soucier de l'avis des absents!
À l'ombre des charmes, Chabeli et Consuelo, installées sur un des bancs de bois qui occupait trois des côtés de la maison de verdure, écoutaient Modesto. Assis à leurs pieds, dans une tache de jour qui tombait du toit végétal, il chantait une complainte rauque et langoureuse à la fois.
Après l'éblouissement du soleil, le demi-jour troué de rayons semblait apaisant et enveloppant comme une eau fraîche.

: On peut entrer?
Suivie de Jesabel et de Luis qui portaient de grands paniers recouverts de linges blancs, Isabella pénétra dans la charmille. Elle tenait entre ses mains, avec précaution, un plat d'étain sur lequel était posé un gros gâteau aux amandes.

: J'ai pensé qu'il vous fallait un repas copieux après toutes ces privations hivernales. Et je connais l'appétit de chacun!
On étendait une nappe au centre de la salle, on déposait les paniers.

: Dans celui-ci, il y a un beau pâté d'anguilles, deux chapons rôtis et des croquettes de bœuf au cumin. Dans cet autre, du fromage de chèvre maison avec de la crème, des salades aux herbes et du pain saupoudré d'anis, comme tu l'aimes, Chabeli. Le troisième est rempli de fraises, vous les mangerez avec le gâteau. Le dernier contient des pichets de vins frais et d'eau claire. Voici enfin les serviettes que j'ai bien failli oublier.
Pablo: Dieu soit loué, maman, il ne manque rien et nous ne mourrons pas encore de faim aujourd'hui!

: Je vous laisse. On m'attend à la maison et vous savez que Carmina ne plaisante pas quand il s'agit de passer à table! Pourvu, mon Dieu, que Paloma et Joaquim ne soient pas en retard!
L'aventurière sortit et retrouva la chaleur du dehors. C'est à peine si un souffle rafraîchissait l'air. Elle s'épongea le front avec une serviette et annonça à ses serviteurs:

: Rentrez vite. Je vais passer par la serre pour le cas où mon petit prince serait en train de prendre un acompte sur les fraisiers...
Comme elle pénétrait dans le verger, elle fut saisie, attirée, enveloppée, par deux grands bras qui l'enlacèrent. Dissimulé derrière un oranger, Juan, qui devait guetter son passage, la serrait contre lui.

: Tu es en retard! Carmina m'envoie te chercher.
L'aventurière avait retrouvé ses formes généreuses. Comment dénigrer ce qui était si émouvant, et que bon nombre d'hommes ne pouvaient s'empêcher de convoiter?
Mieux encore, dans sa mansuétude, le Seigneur lui avait donné une peau de princesse, fine, ambrée. Une peau à l'éclat doux et secret des coquillages enfouis dans les profondeurs marines.
Isabella lui fit face.

: Où sont les petits?

: Devant leurs auges. Nous n'attendons plus que toi.
Elle se haussa sur la pointe des pieds, lui passa les bras autour du cou. Il la serra plus fort. Avidement, elle se laissa embrasser. Le petit bout de tissu blanc, qu'elle n'avait pas lâché, se balançait, dérisoire, dans le dos du Catalan.
Il l'embrassait comme s'il n'avait pas touché à son épouse depuis des semaines. Il s'écartait à peine pour lui chuchoter des mots haletants, entrecoupés. Puis il se remettait à la caresser, à pleines paumes, remontant vers ses bras, ses épaules, son cou. Jamais il n'avait senti peau plus douce, ferme et fondante à la fois.
C'est Isabella qui lui prit la main et dit:

: Viens...
À suivre...