Suite.
CHAPITRE 51.
Chez Rico, l'habituelle foule bigarrée de buveurs s'occupait à s'humecter le gosier. Des vociférations joyeuses accueillirent Mendoza lorsqu'il se présenta en haut de l'escalier. Avant de descendre, il parcourut la salle du regard sans vraiment la voir.

:
Morgane... (Pensée).
Le destin allait de nouveau les réunir. Pourquoi? Elle lui avait fait gentiment comprendre qu'il ne serait que l'amant d'un soir, certes, mais penser à elle avait réveillé son désir. Non pas seulement une attirance physique mais également une soif d'aller au-delà. Comment se le permettre? Il voulait conserver son travail, rien de moins. Économe, sa solde de mercenaire emplissait, à peu près, deux couffes* de paille. Or, il ne l'ignorait pas, l'amour et sa charge de
Yeoman étaient indissociables. Sa raison lui dictait qu'une liaison risquait de le rendre dépendant et fragile, ce que le duc ne saurait tolérer, mais son cœur lui soufflait que tout n'était pas terminé, que s'il allait la retrouver, c'est que le destin avait décidé de lui donner une seconde chance.
Le tout était de savoir comment réagirait la magicienne. En attendant, il importait d'adopter la bonne attitude quand il se présenterait devant elle. Le Catalan enrageait contre son manque d'expérience en matière de femmes. Il savait se montrer séducteur pour les besoins d'une mission, il l'avait déjà fait, avec succès, néanmoins cela n'avait rien à voir avec le cas présent. C'était à Mendoza de jouer ses cartes, pas au
Yeoman. Et de surcroît, il ne songeait pas à une simple coucherie, il voulait plus. Alors comment attirer l'attention de l'alcine sans se tourner en ridicule?
Ciarán: Si tu veux qu'une relation marche vraiment, tu dois te montrer le plus naturel possible. Sans cacher tes défauts, sans chercher à incarner un rôle. Tout le secret est là!
C'est ce que lui avait annoncé Macken un soir de beuverie.

:
Se montrer naturel, la belle affaire! (Pensée).
Soudain amer, Mendoza se demanda:

:
Quel est mon vrai moi? Ce moi recouvert d'épaisses couches défensives, forgé d'acier, éprouvé par sa voie de maraudeur, quel est-il vraiment? Au fond, je ne suis qu'un mercenaire dont se sert Brandon à son gré et, de la vie, je ne connais rien d'autre.
Le visage fantomatique de Morgane s'imposa à lui, balayant sa morosité. Une vision puissante qui le ragaillardit aussi sûrement qu'un élixir.

:
Si je ne sais pas qui je suis, je peux en revanche décider qui je veux être. Moustique peut renaître une nouvelle fois, tel un phœnix, et décider de sa vie, librement!
Cette dernière pensée, cette façon d'envisager l'avenir, toute nouvelle, riche de promesse, lui donnèrent une confiance qu'il goûta sans déplaisir.

:
Si je décide qui je veux être, je peux maîtriser mon destin!
Juan s'était trouvé un nouveau sujet de réflexion, soit. Mieux valait le laisser de côté pour l'instant et se concentrer sur le présent.
Peu après, il s'installa devant le comptoir, aux côtés de
Poil-de-Carotte. Celui-ci, occupé à se rouler un cône, avisa le sourire éclatant que lui adressa son comparse.
Il commença:
Ciarán: Toi, à voir ta tête, tu as pris une décision. La bonne décision!

: Ça se voit tant que ça?
Ciarán: Oh oui! Tu piaffes comme un jeune étalon!
La raison de Mendoza éleva une voix rocailleuse pour dire:

:
Attends de voir la réaction du duc: "Il n'y a qu'une voie, celle que t'a offert notre roi Henri".
Cette réprimande fut balayée par le chant de son cœur. Qu'importe Charles Brandon et que le vent puissant de l'oubli emporte ses diktats!
Mais l'Espagnol n'eut pas le loisir de converser plus longtemps avec sa conscience. Ciarán lâcha un épais nuage de fumée avant de poursuivre:
Ciarán: Mais tu vas devoir encore patienter un peu... Jusqu'à ce soir. Ce qui fait que nous allons pouvoir profiter des derniers instants qui nous restent et trinquer avant de partir!

: Absolument!
Le regard de Juan-Carlos croisa celui du tavernier. Il allait commander à boire lorsqu'il fut interrompu par un timbre de voix familier: celui de Pedro, le marin à la face simiesque.
Se tenant debout, le matelot harangua les clients de la taverne:

: Écoutez-moi tous, j'ai une affaire à vous proposer...
Les conversations s'éteignirent comme la lueur d'une bougie que l'on venait de souffler. Imitant Macken, Mendoza se retourna et s'accouda au bar. Du coin de l'œil, il avisa la présence d'un jeune garçon qui venait de pénétrer dans l'établissement en se faufilant par la fenêtre.

: ... Une excellente affaire. Sancho et moi, nous partons demain pour le nouveau continent à bord de l'
Esperanza, à la recherche d'une ville tout en or...
Le gros bègue, qui se tenait légèrement en retrait jusque-là, se posta devant l'homme au foulard vert et ajouta:

: Une fa...fa, une fa...fa, une fa...fa... fabuleuse ville tout en or. Aïe!
Écartant sèchement son acolyte, Pedro renchérit avec emphase:

: Dans cette ville, tout est en or: les rues, les maisons, les toits des maisons, absolument tout!

: Y'a des rues en... en... en or.
Cette affirmation provoqua l'hilarité générale. Plusieurs clients cherchaient déjà quelque joyeuseté à dire. Un buveur attablé un peu plus loin gloussa:

: Des maisons en or?
Son voisin immédiat, un homme portant un bonnet jaune, fit:

: Dis donc Pedro, dans ta ville fabuleuse, si la bière aussi est en or, ça doit être gênant quand on a soif, non?
Les consommateurs s'esclaffèrent de plus belle. Pedro ne s'attendait pas à une telle réplique. Vexé, il rétorqua:

: Non, attendez! Écoutez-moi, c'est sérieux! Il s'agit pour vous d'investir votre argent pour nous aider à financer l'expédition.

: Oui, pour nous ai... ai... ai...

: Vous récupérez votre mise de départ multipliée par cent ou même peut-être par mille!

: Ouais, par... par cent ou même par... par... par... par... beau... beaucoup.
Tentant d'éveiller l'intérêt des deux soiffards cuvant leur boisson devant lui, le marin poursuivit:

: Et dans deux ou trois ans quand l'
Esperanza reviendra à Barcelone, ses cales seront littéralement bourrées d'or. Elles seront pleines à craquer, vous m'entendez? Jusqu'en haut du mât, y'aura de l'or!
L'homme à la capeline bleue affalé devant le bonimenteur se redressa et lui asséna:

: Je préfère bien boire et bien manger avec ce que j'ai plutôt que de rêver devant mon verre vide à mon or que je ne reverrai jamais.
Un autre habitué, un moustachu, s'écria:

: Bien parlé! Oui, oui, il a tout à fait raison!
Sur ces entrefaites, le battant de bois de la porte d'entrée claqua et trois hommes pénétrèrent dans la taverne. L'un d'eux, un grand barbu portant une sorte d'aumusse rouge et une cape jaune demanda:

: Mes amis! Avez-vous vu Estéban aujourd'hui? Je le cherche partout.
Ce simple prénom fit réagir l'assistance.

: Estéban?

: Quoi Estéban?

: Euh, non...
Pedro entreprit de reprendre là où il s'était arrêté avant l'intrusion du trio.

: Euh! Au sujet de notre affaire, hein! Au sujet de tout cet or...
L'homme à la barbe de soie grise le coupa de nouveau:

: Je sais qu'Estéban vient souvent ici écouter les récits de vos voyages.
Un matelot dégarni fit:

: Il pleut depuis si longtemps sur notre ville...
Un blond installé à côté de lui ajouta:

: Le fils du soleil doit faire quelque chose.

: Quoi? Quel fils du soleil? Mais de qui parlent-t-ils?

: Mes amis, c'est très important. La fête en l'honneur du départ de la flotte va avoir lieu et lui seul peut nous aider, vous le savez!
Le chauve abonda dans son sens:

: Estéban, oui, il a raison. Demandons-lui d'appeler le soleil. Estéban sait le faire venir.

: Notre bonne ville de Barcelone est prête à offrir une récompense à celui d'entre vous qui nous permettra de retrouver le jeune Estéban...
L'homme parut grandir encore tant il se redressa, et ce fut avec orgueil qu'il lança:

: Une récompense d'une pièce d'or!
Sancho, Pedro et une partie de l'auditoire s'exclamèrent:

: Oh! Comment? Une pièce d'or!
Les marins, qui étaient une bonne vingtaine, se levèrent en annonçant:

: Bah allons le chercher!

: Allons chercher Estéban!
Peu à peu, la salle se vida. Même Macken allait prendre part à cette "chasse à l'homme" particulière.

: Ciarán?
Ciarán: Je reviens! Ça ne devrait pas être trop long... Si c'est le cas, rendez-vous ce soir sur le port, à l'heure des complies.
Tandis que
Poil-de-Carotte se levait, Pedro demanda à un retardataire:

: Hé, mais... mais, mais...attend... attendez! Qui est ce mystérieux Estéban?

: C'est un orphelin qui a été élevé par le père Rodriguez, le supérieur de la cathédrale.

: Décidément, je n'y comprends rien.
Près de la porte, les hommes se perdaient en conjoncture. On entendit l'un d'eux proposer:

: Allons le chercher. Il est peut-être sur le port.
Plantés au fond de la salle, les deux marins restèrent bouche bée avant de se ressaisir.

: Sancho... Tu as entendu?

: Une... une pi... pièce...

: Hé! Attendez-nous, hé!... Hé! Attendez-nous! La pièce d'or...
Comme Pedro disait ces mots, les deux compères se précipitèrent dehors, prêts à braver la pluie, laissant le calme régner à l'intérieur de la taverne.
À présent seul, occupé à vider la bouteille commandée, Mendoza se mit à rire. Il reboucha le goulot et fit danser le vin dans son verre.

: Une pièce d'or...
D'un ample mouvement du bras pour écarter sa cape, il se retourna vivement vers les barriques et lança:

: Tu peux sortir de ta cachette petit, il ne reste plus que toi et moi!
Il y eut un silence au fond duquel le capitaine crut entendre la respiration soudain plus forte d'Estéban. Ce dernier eut envie de disparaître par où il était entré et en fut incapable, retenu par une force plus puissante que sa volonté. La curiosité sans doute mais il s'y mêlait une sorte de terreur... Enfin, une petite tête émergea de derrière la barricade que formaient les fûts de vin. L'enfant se faufila à quatre pattes par l'ouverture comprise entre les barils et le mur.
Le mercenaire le regardait approcher. De prime abord, c'était un adorable petit être doux et timide, qui aimerait bientôt cet adulte d'une affection ardente.

: Hum... Voici donc le fameux Estéban, le fils du soleil...

: Comment saviez-vous que je m'étais caché, là-derrière?

: Je t'ai vu, ce n'était pas difficile... Tu étais perché sur ton tonneau et tu écoutais ce que les hommes racontaient.
Inquiet quant à son sort, Estéban lui demanda:

: Vous allez me livrer pour gagner cette pièce d'or?

: Te livrer, moi? Ha! Ha! Ha! Non, rassure-toi, mon garçon. Je n'en ai pas l'intention.
La phrase du capitaine s'acheva par un nouvel éclat de rire. Un rire jeune et joyeux mais tonitruant qui laissa le petit fouineur dubitatif.

: Je ne te trahirai pas et encore moins pour une misérable petite pièce d'or.

: Cette ville d'or dont ils parlaient, vous croyez qu'elle existe vraiment?
Mendoza pivota sur son tabouret et croisa négligemment une jambe sur l'autre.

: Oui, elle existe!

: Et est-ce que vous savez où elle se trouve?
La curiosité de cet enfant ne choqua pas le
Yeoman. Quelque chose lui disait qu'il pouvait lui faire confiance, même s'il ne savait pas grand-chose sur lui et sur le sujet. Jouant du poignet et tournant légèrement la tête sur le côté, il répondit:

: Ah, oh! Si seulement je pouvais le savoir... L'ennui c'est que personne n'a jamais réussi à...
Mendoza s'arrêta net. Ses yeux s'élargirent comme des soucoupes car son instinct venait de se réveiller. Il fixa son attention sur la gorge de son jeune interlocuteur.

: Hein?
Il avisa le pendentif en forme de croissant de lune accroché à son cou. Le bijou se tenait en équilibre précaire sur le col de sa robe de novice.

: Toi?
L'enfant baissa les yeux sur son médaillon incomplet tandis que Mendoza allongea sa main pour saisir l'objet.

: Est-ce que c'est toi?
Apeuré, le jeune garçon recula vivement.

: Attends!
Déjà le fils du soleil s'enfuyait, abandonnant ce parfait inconnu qui tentait de le retenir, en vain...

: Estéban, attends!
Mais le gamin, se faufilant entre les tables et réalisant une véritable prouesse en rattrapant
in extremis la bouteille qu'il avait frôlée, se dirigeait inexorablement vers la sortie.

: Tout à l'heure, quelqu'un a parlé du père Rodriguez, le supérieur de la cathédrale...
L'Espagnol se secoua mentalement pour s'extraire de cette rêverie, retourna s'asseoir et sortit le médaillon de son aumônière afin de le contempler.
Tandis que Rico vaquait à ses occupations, Mendoza médita sur les éléments récoltés. Aucune preuve pour étayer ses soupçons, pourtant il était de plus en plus persuadé que l'apparition d'Estéban n'était pas qu'une simple coïncidence et que celui-ci avait sans doute un rapport avec ces mystérieuses cités d'or.
Le capitaine avait confiance en son instinct et ce dernier lui dictait que cet enfant était celui qu'il avait sauvé des eaux il y a plus de dix ans.

:
Je dois absolument parler à ce garçon pour m'assurer que c'est bien lui. Mais avant ça, je dois aller voir ce commandant Perez pour savoir ce qu'il attend exactement de moi. (Pensée).
Cette rencontre fortuite venait de chambouler ses plans. Il était toujours question de partir à l'aventure, mais pas dans la direction initialement prévue. Le capitaine ne rentrerait donc pas en Angleterre avec Ciarán. Il ne ferait pas non plus halte chez la Dame du lac.

:
Adieu, petite fée... Je ne reviendrai peut-être jamais. De toute façon, ce n'est pas comme si tu m'attendais... (Pensée).
À son tour, le mercenaire quitta la taverne. Dehors, il contempla un instant le ciel et expira profondément. Il lui restait encore beaucoup à faire.
☼☼☼
La nouvelle s'était répandue dans la cité couronnée comme un incendie de forêt: on courait après le fils du soleil pour une pièce d'or. Tandis que la moitié de la ville était à sa recherche, Mendoza traversa la place Sant Jaume. Il était seul et, comme à son habitude, plongé dans des pensées contradictoires.
Alors qu'il se trouvait au milieu de l'esplanade, occupée de promeneurs, son instinct reprit le dessus, une fois de plus. Un danger, proche. Le simple badaud fut aussitôt rangé, repoussé, remplacé par le
Yeoman.
Trois pas devant, venant de l'opposé... Ils allaient se croiser. C'était bien lui, dans une tunique brillante de brocart rouge, ses épaules recouvertes d'un camail noir avec liseré violet. Suivi de cinq de ses hommes.

:
Juan Cardona, l'évêque de Barcelone... (Pensée).
Le mercenaire le reconnut dans la foulée, et sa bouche mince s'incurva vers le bas, haineuse. Son regard s'étrécit.
Les deux Juan se toisèrent. Soudain conscients de la tension naissante, les passants s'écartèrent de son épicentre, prenant bien soin de ne pas s'interposer entre eux. Les hommes de l'évêque se tendirent et portèrent la main à leur arme.
Le bretteur faillit dire:

:
Ces épées, vous vous en servez pour torturer? J'aimerais bien les voir se mesurer à la mienne ou à un cimeterre Maure! (Pensée).
Au lieu de cela, il cracha aux pieds des officiers et fit:

: Dis-leur de se calmer, Cardona. Comme Cobos l'a si bien précisé il y a quelques jours, l'Inquisition n'a aucune autorité à faire valoir ici. Elle ne dépend pas de cette cité où nous nous trouvons, entourés d'innocents citoyens. Et le guet n'est pas loin, je viens de croiser une patrouille. Discutons.
Cardona réfléchit puis fit un signe du poing à ses suivants. Ceux-ci reculèrent hors de portée de voix, et se figèrent en position de repos.
J.C: Ne te crois pas pour autant protégé du courroux du
Conseil, Juan-Carlos Mendoza, et surtout pas du mien. Pour moi, tu n'es qu'engeance, un traître à ta patrie, une pourriture vendue à la France!

: Je n'ai rien à voir avec les Français, Cardona, mais je doute que tu veuilles me croire.
J.C: En effet, tes mots ne sont que des mensonges et tu paieras pour tes traîtrises, j'en fais le serment!

:
Suffit!
Le mot claqua comme un fouet aux lanières hérissées de pointes. Le mercenaire s'avança jusqu'à pouvoir toucher l'ecclésiaste, qu'il toisa de toute sa taille.

: J'ai bien d'autres choses en tête que ta personne, Cardinal, alors ne force pas ta chance. Car oui, tu as de la chance: en souvenir de cette ville que j'ai adorée avant qu'elle ne m'abandonne, je vais te faire un cadeau et ce n'est pas mon genre. Oublie-moi et tu vivras, tel est mon présent, et, de ma part, c'est un don inestimable. Mais continues à vouloir me nuire et je t'abats, comme je l'ai fait avec ton oncle. Réfléchis à tes options, à ton avenir. Profite de mon offre, elle ne se représentera plus.
L'Inquisiteur blêmit. Par réflexe de protection, il leva son poing armé.
Juan-Carlos saisit la main de l'homme d'église qu'il serra à lui faire blanchir les phalanges et lui plaqua contre les côtes.
D'un murmure, le capitaine railla:

: Cardinal de Barcelone, membre du
Conseil! Fort de ton titre, tu te crois invincible, tu te crois intouchable! Mais ce n'est qu'une illusion, tout comme ton importance... Tu sens ma dague contre ton ventre? Ça, c'est du concret! Oh, inutile de faire un signe à tes hommes, ils ne serviront à rien contre mon arme. Alors, qui détient le pouvoir à présent, cardinal? Qui détient le pouvoir de vie ou de mort? C'est moi, Cardona, et moi seul!
Personne autour d'eux, pas même les officiers de l'Inquisition, n'était conscient de la menace qui pesait sur l'homme vêtu de rouge.
Mendoza accentua encore la pression de sa lame, perçant la peau, faisant couler le sang. Il ricana:

: Je pourrais te tuer ici même. Répandre tes tripes sur cette place alors que tes hommes ne peuvent rien pour te sauver. Et crois-moi ou non, lorsque je te contemple, avec toute ta suffisance, je vois les traits de Pedro et j'ai du mal à me retenir de ne pas t'ouvrir la panse!
Plus encore que les paroles inquiétantes ou la morsure de l'acier, ce fut ce regard sauvage, d'une fixité inhumaine, qui fit frissonner le cardinal. Le
Yeoman ricana une nouvelle fois.

: Oh oui, je reconnais cette odeur que tu dégages, rance, légèrement sucrée... Tu sues la peur, et tu as bien raison. Je suis la Mort, Juan Cardona. La tienne et celle de tous ceux qui se dresseront contre moi!
Le neveu de Pedro était rivé aux yeux du mercenaire, des éclairs de feu aussi aiguisés, redoutables, que l'acier de sa dague. L'un des officiers, qui venait d'oser se placer à portée de voix, avertit son supérieur:

: Le guet!
Mendoza saisit l'information en plein vol.

: Je suppose que tu connais le seigneur-capitaine Vega, commandant du Guet de Barcelone? Il paraît que c'est un homme très agréable. Vous devez très bien vous entendre.
Cardona ne se méprit pas sur la portée ironique des propos. Il tourna la tête, avisant une douzaine de soldats qui fendaient la foule.
L'évêque se retourna vers Mendoza. Ce dernier avait disparu.

:
Je suis la Mort, Juan Cardona. La tienne et celle de tous ceux qui se dresseront contre moi!
Les mots continuaient de faire vibrer les tunnels de la conscience de l'ecclésiaste.
☼☼☼
Tout en avalant les rues de son pas souple, Mendoza se félicita d'avoir su se contenir. Venant d'épargner la vie du cardinal Cardona, il s'interrogea enfin sur ses agissements, ces derniers temps. Il devait avouer, au moins à lui-même, que tuer était devenu pour lui un acte aussi naturel que manger, boire ou dormir. Était-ce là un comportement répréhensible? Il n'était ni boulanger, ni forgeron, ni marchand de vin.

:
Je suis un Yeoman, on m'a créé, entraîné, encouragé pour être ainsi. Et si je dois réfléchir à chaque fois que je dois agir à la moralité de mes actes, je suis un homme mort. Tout de même, ce n'est pas comme si j'y prenais véritablement plaisir! Ou comme si je tuais pour répondre à un besoin maladif... Je ne suis pas un pervers. D'ailleurs, Je ne suis pas prêt à abattre n'importe qui, gratuitement... Non, cela n'a rien à voir... Attends, en suis-je si sûr? Le duc jusqu'ici ne ne m'a jamais demandé d'ôter la vie de ce que je considère être un innocent. Mais si un jour la chose se produisait? S'il me demandait de tuer cette femme, par exemple, qui marche dans la rue en toute quiétude. Non, pire encore, cet enfant endormi qu'elle tient dans ses bras. Si Charles Brandon m'ordonnait de l'occire, quelle serait ma réaction? (Pensée).
L'élan d'indignation, le "jamais" retentissant que le mercenaire s'attendait à entendre résonner dans son esprit, poussé par sa conscience, ne vint pas. Aucune réponse ne vint, en fait. Il se dit qu'il ferait bien de trouver la réponse à cette question. Car elle risquait bien de s'imposer un jour, dans la réalité qui était la sienne.
☼☼☼
Le manoir du commandant Perez était situé à moins de cinq minutes de la place Sant Jaume, au nord-est. Mendoza passa les lourdes portes de l'enceinte extérieure de la résidence sans être questionné. La gentilhommière consistait en un bâtiment de trois étages, en pierre de Montjuïc, à l'aspect massif, aux balcons rehaussés de mimosas et de pensées aux couleurs vives. Outre la bâtisse seigneuriale, le domaine comprenait une cour intérieure encadrée d'un jardin, une longue écurie et un corps de garde. Dans une stalle, à l'abri de la pluie, un palefrenier étrillait la robe d'un magnifique cheval. Non loin de là, deux jardiniers taillaient les massifs de roses bordant l'allée principale. Alors que le capitaine la traversait, un serviteur en livrée pourpre et blanche sortit à sa rencontre.
Sous sa véritable identité, le mercenaire demanda à voir le commandant. Le valet s'empressa d'aller le prévenir, le laissant attendre dans un vestibule orné d'une fontaine de marbre. À droite de l'escalier central à rampe de fer forgé, une immense pièce aux murs couverts de livres. À gauche, une salle à manger décorée de lustres étincelants. Quelques domestiques des deux sexes habillés comme le portier passaient de pièce en pièce.
Un page vint chercher l'homme à la cape bleue. Il le fit passer d'un côté de l'escalier pour emprunter un long couloir décoré de statues en pied. Au bout de ce couloir, une porte à double battant. Le page ouvrit, annonça le visiteur et se retira. Mendoza entra dans une antichambre aux murs couverts de rayonnages en pin. Il se retrouva face à Perez, tout sourire.
Florentino Perez. Un nom qui sonnait bien suavement pour un homme qui semblait tout le contraire.
Debout contre la cheminée éteinte qui ornait le mur, le noble était un individu de stature imposante. De larges épaules, recouvertes d'un pourpoint vert pâle très souple, avec son décolleté, laissant voir le bord de sa chemise rouge écarlate et son petit caleçon court. Des jambes puissantes, prises dans une paire de bas très long et terminées de bottes grises montant jusqu'aux genoux. Il portait sur lui un poignard dans un fourreau en travers de la ceinture.
Perez: Ah, señor Mendoza, finalement vous vous êtes décidé à venir me voir!

:
Si tu crois m'amadouer avec ton beau sourire... Il a l'air tellement faux! (Pensée).
Le
Yeoman esquissa une expression rieuse au moins égale et lui serra la main à lui en arracher le bras. Perez l'invita à entrer dans son bureau.
En fait de bureau, la pièce se révélait être un ancien cellier reconverti. C'était une grande salle haute de plafond avec peu de meubles. De grandes tentures cramoisies masquaient les murs et une série de tapis de la même teinte couvrait le sol de pierre grise. Une table de travail en chêne massif, encombrée de plusieurs piles de documents, trônait devant une verrière qui ouvrait sur une seconde cour cernant l'arrière de la propriété.
Perez: Je vous en prie, mettez-vous à l'aise, señor.
Le commandant désigna un carré de banquettes entourés de plantes, au centre duquel reposait une table basse. Le mercenaire s'assit, le temps que Perez aille lui-même chercher sur un guéridon un plateau contenant une carafe de cristal et deux verres. Mendoza nota qu'il ne faisait pas de manières et ne s'encombrait pas de serviteurs destinés à combler ses moindres désirs.
Revenu auprès de lui, Florentino posa le plateau et lui servit un verre de liqueur, avant de s'asseoir à son tour.
Perez: Si vous êtes là, c'est pour me donner votre réponse, n'est-ce pas?

: En effet.
Perez: Votre venue est inespérée car, je ne vous le cache pas, je n'ai trouvé personne d'assez téméraire pour franchir le détroit de Magellan. Vos deux amis marins m'ont affirmé que vous aviez déjà traversé cette passe par deux fois.

: C'est exact...
Perez: Et puis-je savoir ce que vous avez décidé? Je ne voudrais pas vous bousculer, mais le temps presse. L'
Esperanza doit partir demain matin. Serez-vous, oui ou non, notre navigateur?
Juan sirota sa liqueur avec délectation avant de répondre:

: Oui...
Il marqua une pause et relança:

: ... Mais nous allons nous mettre d'accord sur un point précis: je serai votre pilote, cependant, je n'entre pas à votre service. Je mène mes affaires comme je l'entends et je déteste rendre des comptes. Une fois à bord, n'essayez pas de me donner des ordres, ce serait une erreur...
Certains aristocrates auraient pu se choquer d'un tel langage. Pas Perez. Il avait besoin de cet homme.
Perez: Vous ne mâchez pas vos mots, au moins, señor Mendoza. Vous voulez garder votre indépendance, c'est clair, et je le comprends tout à fait. À présent, à moi de fixer mes propres conditions, une seule en fait. Avant d'entreprendre ce voyage, vous allez devoir faire au moins une chose pour moi.

: Quoi donc?
Perez: Je suis un individu fort occupé, mon temps est précieux, je vais donc être bref: un homme de votre trempe me serait des plus utiles. La mission que je vais vous proposer est simple. En l'honorant, vous serez riche. Son Excellence, le seigneur Gomez saura se montrer généreux...

: Le seigneur Gomez?
Perez: Il est chargé, sous les ordres du gouverneur Pizarro, de diriger l'invasion des conquistadors en compagnie du capitaine Gaspard...

: Je vois.
Perez: Pour en revenir à votre mission, elle consiste à s'introduire dans le palais royal et d'enlever une petite fille afin de me la ramener.

: Une petite fille! Pour quelle raison dois-je vous la ramener? Je ne bougerai pas d'un pouce si j'ignore vos motivations. Vous avez sûrement une réponse à me fournir, commandant?
Perez croisa les doigts avec nonchalance et sourit du bout des lèvres. Calmement, il répondit:
Perez: Oui, j'en ai une. Le gouverneur Pizarro a besoin d'elle...
La colère empourpra soudain le visage de Mendoza.

: Si vous ne voulez pas m'en dire davantage, souffrez que je me retire... Et bonne chance pour franchir le détroit, commandant!
Perez: Laissez-moi finir... Elle est la fille d'un grand prêtre Inca. Comme ce dernier a disparu et que le quipu en possession du gouverneur n'est lisible que par son auteur, Pizarro pense que ce prêtre a certainement dû instruire son enfant pour qu'elle puisse le remplacer en cas de nécessité. Le capitaine général de Nouvelle-Castille compte sur elle pour lui indiquer la route des cités d'or.
Ce métal semblait décidément représenter pour Pizarro le bien suprême, le but à atteindre. Partageant le même sentiment et trouvant le motif valable, le mercenaire concéda:

: Soit! Je me rendrai au palais dès ce soir.
L'atmosphère, si menaçante l'instant précédent, venait de s'alléger comme par enchantement.

: Juste une question: à quoi ressemble cette petite fille?
Perez: Eh bien... Je n'ai jamais eu l'occasion de l'approcher, mais je suppose qu'elle doit être comme toutes les femmes de son pays: un brin exotique. Et puis, les suivantes Incas sont assez rares au palais pour que vous vous trompiez. La seule chose que je puisse vous dire, c'est qu'elle répond au doux nom de Zia.

: Je vous la ramènerai. Pieds et poings liés, s'il le faut.
Perez: Alors, on peut dire que c'est chose faite! Vous êtes incontestablement un homme efficace: en un tournemain, cette affaire sera réglée. Nous allons être riches, señor Mendoza! Riches comme la reine du sabbat...
Machinalement, le marin-mercenaire rectifia:

: "...de Saba!"
Mais Perez ne l'écoutait plus. Il rêvait tout éveillé, se voyant déjà couvert d'or et de joyaux. Le Catalan ne l'écoutait pas davantage. Il réfléchissait.

:
La compétition va être rude car, une fois là-bas, Sancho, Pedro et moi allons devoir composer avec toute une bande de rapaces: Pizarro, Gomez, Gaspard, Perez... Sans compter ceux dont j'ignore encore l'existence... (Pensée).
Sa liqueur terminée, le navigateur annonça:

: À présent, je vais vous laisser. Je dois prendre certaines dispositions afin de m'acquitter de cette tâche.
Tout en se levant, le commandant fit:
Perez: Revenez quand vous voulez. Ma porte vous est grande ouverte, sauf cet après-midi car je vais être occupé en ville. Je dois aller prévenir Son Excellence que vous vous chargez de cette basse-besogne. Si vous voulez venir en soirée, aucun problème. Je déteste les mondanités et je sors peu. En vérité, je serai ravi de dîner en votre compagnie.

: Je serai fort occupé, ce soir... À demain, commandant.
Perez: Je vous raccompagne.

: Inutile, je trouverai mon chemin.
Il était soulagé d'en finir et de se débarrasser de cet homme trop onctueux à son goût. Perez salua Mendoza avec bonne humeur mais Florentino n'eut même pas l'aumône d'un hochement de tête.
☼☼☼
En sortant du manoir, Mendoza entendit des cris provenant de la rue. En levant les yeux, il aperçut une silhouette grimper sur le mur de l'enceinte. Il reconnut immédiatement sa poule aux œufs d'or.
Élevant la voix, quelqu'un ordonna:

: Estéban! Descends tout de suite!
Se mettant debout, celui-ci nargua ses traqueurs:

: Ho, hé! Montez-donc me chercher!
Mais pris de vertiges, le fils du soleil se mit à chanceler dangereusement.

:
Attention!
En bas, les hommes étaient prêts à le réceptionner. Encore fallait-il qu'il chute de leur côté. Au même moment, à l'intérieur de la propriété, avisant un seau d'eau destiné à étancher la soif du cheval, le mercenaire s'en saisit et le balança sur le petit garçon. Surpris et déséquilibré, ce dernier tomba heureusement dans les bras de ses poursuivants.
Fâché, il demanda:

: Qui m'a arrosé? C'est toi? Tu n'es qu'un lâche!
Ayant grimpé à son tour sur la muraille, le Catalan riposta:

: Eh bien, Estéban! On dirait que tu n'es pas heureux de participer à la fête du port!
Jetant le seau vide, Juan-Carlos se mit à rire tandis que l'otage protestait:

: Non! Laissez-moi! Lâchez-moi, vous n'avez pas le droit! Mais lâchez-moi!
À suivre...
*
*Couffes: Amples paniers, flexibles et résistants, servant à faire des balles pour le transport de produits variés.