Suite.
Le duel.
Le roi, néanmoins, semblait accorder quelque pitié à sa captive. Le lendemain, après que le geôlier Antonio eut enlevé le plateau du premier repas auquel Isabella n'avait guère touché, il revint tout joyeux:
Antonio: Je vous annonce une visite! Une bonne visite...
Rouvrant en grand la porte qu'il avait simplement rabattue derrière lui, il s'effaça pour livrer passage à Carmina, portant dans ses bras le petit Javier. Elena, Pablo, Joaquim et Paloma la talonnèrent. Le cri de joie de la prisonnière fit monter à ses yeux de brave homme une larme d'attendrissement et il resta un instant à contempler le joli tableau que formait Isabella entourée de ses enfants. Serrant son plus jeune fils dans ses bras, elle le couvrait de baisers passionnés en lui disant:
: Mon tout petit!... Mon bébé!... Mon petit trésor!
Elle en fut précipitamment débarrassée par une Carmina qui lui dit:
Carmina: Là, Donnez-le moi à présent, et allez étreindre les autres.
L'Espagnole enlaça tout d'abord Elena, puis vint le tour de Pablo et Joaquim et termina avec Paloma. Elle embrassa le visage et les courts cheveux bruns qui frisaient autour de la tête ronde de sa petite fille, lui donnant l'air d'un angelot... ce qu'elle n'était pas tout à fait car, peu habituée à des effusions aussi intenses, elle se mit à protester. Isabella s'affola:
: Est-ce que je lui ai fait mal?
En riant, la servante répondit:
Carmina: Non, mais vous êtes en train de l'étouffer... Posez-la par terre! Et vous, Paloma, saluez donc votre mère comme je vous ai appris à le faire!
La gamine, à présent âgée de deux ans et demi, prit un solide appui sur ses petites jambes et esquissa une sorte de révérence assez maladroite qui enchanta l'aventurière. Avec gravité, elle fit:
Paloma: Le bonjour, Madame ma mère. Allez-vous bien?
Mais comme Isabella s'était accroupie pour être à sa hauteur, Paloma se jeta dans ses bras en criant:
Paloma: Maman, maman!... Je m'ennuyais tellement de toi!
Par-dessus la tête de sa fille, Isabella interrogea Carmina:
: Elle me connaît bien un peu, pourtant?
Carmina: Elle vous connaît bien mieux que vous ne pensez. Avec ses aînés, on lui a parlé de vous tous les jours et, dans ses prières, elle ne manque jamais de demander à Dieu de lui rendre sa maman...
Paloma: Mon papa aussi! Quand penses-tu qu'il viendra, maman?
: Je n'en sais rien, ma colombe. Ton papa est parti pour un long voyage, mais tu as raison de prier le bon Dieu pour qu'il en revienne...
Carmina: Ne nous attendrissons pas! Et d'abord, laissez un peu cette jeune fille pour m'embrasser. Vous n'y avez pas encore songé!
Les deux femmes s'accolèrent chaleureusement, d'autant plus que la vieille femme apportait une autre bonne nouvelle: les enfants et elle étaient autorisés à venir chaque jour visiter Isabella dans sa prison, et même à prendre en sa compagnie le repas du milieu du jour. Baissant d'un ton à cause des plus grands, la captive chuchota:
: Mon père veut adoucir mes derniers moments? C'est une attention à laquelle je suis sensible...
Choisissant avec soin, elle aussi, les mots à employer pour ne pas heurter la sensibilité des plus jeunes, Carmina rétorqua:
Carmina: Vous ne croyez tout de même pas que l'on va vous conduire sur la place publique et que ceux qui vous aiment laisseront faire?
: Ceux qui m'aiment n'auront pas la permission de me défendre et à part Estéban - entre parenthèse, dites-lui bien que je refuse qu'il se présente, je ne vois pas qui pourrait prendre, pour une inconnue, un risque aussi considérable.
Carmina: Et le señor Mendoza? L'avez-vous retrouvé?
: Oui et non. Je l'ai vu, en effet, mais il est à jamais perdu pour moi...
Et avec une grande sobriété, Isabella raconta ce qui s'était passé à Bruges, puis par quel hasard extraordinaire elle avait rencontré Juan là où elle ne l'attendait pas. Enfin, ce qu'il s'étaient dit et comment il avait décidé de demeurer au couvent.
Carmina: Au couvent, lui? C'est insensé! Ne vous aime-t-il donc plus?
: Si... du moins il le dit, mais je ne suis pas certaine que ce soit la vérité. Il s'abuse lui-même ou il le prétend pour me ménager. Mais n'en parlons plus, voulez-vous, Carmina? J'aimerais bien mieux que vous me disiez ce qu'il se passe à l'hacienda... si vous avez des nouvelles...
La servante ne dit pas qu'elle préférait voir l'aventurière se préoccuper de son sort plutôt que de se tourmenter pour son domaine. Cette affaire de jugement de Dieu ne lui plaisait pas du tout. Néanmoins, l'angoisse ne l'étreignait pas encore, car une idée lui était venue: faire tenir une lettre à la princesse Jeanne, au château de Madrid, pour lui demander d'intervenir. Certes, la jeune demi-sœur d'Isabella n'avait pas grand pouvoir sur son terrible père, mais Carmina savait que devant son regard véritablement céleste, il arrivait au roi de se sentir mal à l'aise. À ce cœur angélique on pouvait tout demander. À défaut de Miguel, paraît-il envoyé en mission par le roi dès la veille au soir, à défaut de Messire du Rœulx expédié de la même manière, sans doute pour leur ôter toute envie d'entrer en lice pour Isabella, la vieille femme pensait confier sa lettre à la señora de Borgia, cette femme qui portait toujours, au goût de Charles Quint, des hennins trop pointus. C'était une brave femme, venue plus d'une fois boire une chopine à l'hacienda. Si elle ne pouvait faire envoyer le pli par quelqu'un de confiance, elle trouverait le moyen d'envoyer Estéban à Madrid. Quant au moment de la rencontrer, Carmina n'était pas en peine car elle la voyait souvent quand elle descendait avec les enfants au jardin où ils avaient la permission de se promener.
Le combat devait avoir lieu le dimanche 29 novembre, fête de saint Saturnin. Avec sa parfaite connaissance du calendrier, l'Empereur avait choisi ce jour-là parce que le souverain pontife semblait plus ou moins impliqué dans cette sombre histoire. Tout comme le pape Fabien fut en partie responsable du destin tragique du premier évêque de Toulouse, mort en martyr. Le roi ne manquait jamais une occasion de se concilier le ciel ou de l'appeler à son secours. De son côté, Carmina, presque aussi pieuse que lui, avait ajouté les quatre princes des apôtres à la longue liste des hôtes du Paradis qu'elle invoquait chaque jour pour la paix et le bonheur d'Isabella...
Néanmoins, à mesure que glissaient les jours, le sommeil la fuyait. Elle avait écrit sa lettre et la señora de Borgia s'en était chargée volontiers. Encore avait-elle dû prendre mille précautions pour n'être vue de personne en la lui remettant dans le jardin, le seul endroit où elle bénéficiait de quelque liberté. Elle ne l'avait pas revu par la suite et ne possédait aucun moyen de savoir si sa missive était parvenue à bon port.
En effet, Carmina, se trouvait elle-même soumise à une sévère surveillance, ne pouvant quitter son logement que sous la garde d'un archer et en compagnie des enfants. Il lui était défendu de sortir seule. Et, en dehors de ce garde qui la menait chaque jour à la prison rejoindre Isabella ou au jardin pour les sorties des petits, elle n'avait de rapports qu'avec les deux domestiques chargées de la servir. Pas une seule fois elle ne rencontra le roi dont, cependant, l'écho des trompes de chasse retentissait souvent dans la cour d'honneur. De ses fenêtres, elle pouvait apercevoir ceux qui entraient ou sortaient, mais comme elle ne les connaissait guère, ces allées et venues ne lui apprenaient pas grand-chose. Alors, quand elle n'était pas auprès de l'aventurière et que Javier dormait, elle passait des heures à regarder, dans l'austère bâtiment d'en face, la petite fenêtre barrée d'une croix de fer qui éclairait la prisonnière et elle priait, elle priait pour qu'un homme de bien, un chevalier digne de ce nom accepte de jouer sa vie afin que la jeune femme ne perde pas la sienne...
Pour sa part, Isabella s'inquiétait beaucoup moins, parvenue à une sorte de fatalisme qui lui ôtait toute crainte de cette mort à laquelle il lui restait peu de chance d'échapper. Elle n'en voulait même pas à son père du jeu cruel qu'il avait inventé. Le roi, elle le savait, craignait d'autant plus la camarde qu'il avançait en âge et, si son courage physique demeurait entier quand il allait en guerre, le meurtre sournois, perfide, lui causait une véritable frayeur. Peut-être parce que son propre père, Philippe le Beau, mourut vraisemblablement empoisonné à Burgos, après seulement deux mois de "règne". Peut-être aussi parce que, depuis vingt-cinq ans à la tête de l'Empire - et même avant, alors qu'il n'était encore qu'un enfant, un prince bien falot guidé par Guillaume de Croÿ - son intelligence aiguë lui avait permis d'éviter maints traquenards, trahisons et chausse-trappes. Or, la malheureuse lettre évoquait son assassinat. Au fond, le roi avait montré une grande mansuétude en proposant ce duel judiciaire, il aurait pu faire exécuter en secret sa fille ou l'envoyer pourrir au fond de quelque oubliette...
Alors, Isabella s'efforçait de rejeter loin d'elle l'évocation de ce jour menaçant pour se concentrer toute entière à ses deux cadets. Elle n'avait pas vécu longtemps auprès d'eux et les découvrait avec délices, s'enchantait de la beauté de Javier et de la précoce intelligence de Paloma.
Cette dernière, n'ayant jamais vu autour d'elle que des sourires et n'ayant reçu que des caresses, était une enfant très gaie. En dépit d'un caractère déjà affirmé, elle rayonnait d'une grande joie de vivre et débordait de tendresse pour sa mère qu'elle appelait parfois "ma belle maman".
Afin d'expliquer le fait que l'aventurière ne les accompagnait jamais au jardin, on lui avait dit qu'elle venait d'être malade et qu'il lui fallait un grand repos. Si Paloma avait accepté l'explication sans la combattre, elle ne parvenait à comprendre pourquoi sa mère ne vivait pas avec Carmina et ses aînés dans le château, mais dans "la vilaine chambre" qui, dans sa logique enfantine, ne devait guère être propice à une convalescence. Elle n'en dit rien, mais montra à Isabella encore plus d'amour. Elle, si turbulente, restait des heures assise sur les genoux maternels, blottie contre sa poitrine à quêter des histoires et des baisers...
Intérieurement, Carmina priait:
Carmina: Mon Dieu! Faites qu'après ce combat idiot, notre Isabella recouvre sa liberté. Sinon... oh, je n'ose même pas penser à ce qui se passerait!
Le mois de novembre s'écoula, froid et pluvieux, avec en son début les manifestations de la fête des morts qui dépouillèrent les jardins des environs du moindre pétale pour aller fleurir les cimetières et qui alluma, la nuit tombée, des cierges ou de grands feux sur la place de chaque village et dans la cour de chaque château. Au palais, Isabella, si elle entendait les chants et les cris de joie - car ce n’était pas un jour triste pour les Espagnols - elle n'aperçut même pas le reflet de l'immense brasier que la garde avait allumé dans la première cour, en face de ses logis. Sa chambre demeura obscure comme si on voulait lui faire sentir qu'elle était l'antichambre du tombeau.
Quand elle pensait au roi, allongée sur son lit, c'était avec plus de tristesse que de colère car elle aimait cet homme vieillissant, dont le grand front abritait un esprit si subtil, une intelligence si universelle. Et voilà que ce cerveau exceptionnel avait laissé sa crainte du meurtre l'emporter sur la filiation, sur l'amour qu'il portait naguère à son premier enfant. Cet amour, après avoir aidé la jeune femme à grandir, s'était brisé sur une simple feuille de papier, sur quelques lignes d'une écriture dont le monarque n'avait pas voulu voir la contrefaçon. Pire encore, il avait refusé les deux champions qui s'étaient spontanément offerts pour défendre sa cause et, pour être bien sûr qu'ils ne viendraient pas troubler sa fête macabre, il les avait envoyés au loin. Alors, quand ces pensées lui venaient, Isabella se levait, s'agenouillait et priait...
☼☼☼
Vint le dernier jour.
Quand Carmina amena les enfants, elle eut beau dire qu'une poussière irritait ses yeux, il fut évident qu'elle avait pleuré toute la nuit. Et, de fait, les nouvelles n'étaient guère rassurantes: ni Adrien de Croÿ ni Miguel De Rodas n'étaient revenus et la señora de Borgia avait confié à la vieille servante qu'à sa connaissance, aucun champion ne s'était présenté. Elle avait ajouté qu'ils étaient nombreux, dans les rangs de la garde royale, à souhaiter offrir leurs armes à la captive, mais qu'il était à craindre que l'Empereur les déboutât comme il avait débouté l'hidalgo.
La journée fut longue et pénible pour les deux femmes. Pour les enfants, elle s'efforçaient à une attitude habituelle, leur souriaient et jouaient avec eux. Isabella y réussissait mieux que Carmina, peut-être parce qu'elle n'avait pas vraiment peur. Elle ne souffrait que d'abandonner ceux qu'elle aimait, de ne pouvoir au moins embrasser une dernière fois son époux qui, lui, ne connaîtra probablement jamais son dernier fils.
Au moment de se séparer, elle embrassa sa fidèle servante avec une infinie tendresse. En sentant des larmes couler contre sa joue, elle chuchota:
: Vous si pieuse, vous devriez accorder plus de confiance à Dieu. C'est Lui qui va décider demain et, s'Il ne veut pas que je meure, mon père ni personne n'y pourra rien...
Carmina: C'est vrai, vous avez raison et je ne suis qu'une vieille bête. Mais je vais prier, prier, prier si fort qu'il faudra bien que le Seigneur m'entende! J'ai confiance à présent et si, demain soir, je ne peux vous serrer dans mes bras comme je le fais en ce moment, cela voudra dire que Dieu n'existe pas. Mais sur ce sujet, je suis tranquille...
: Vous savez Carmina, j'ai saisi récemment que la somme de nos joies et de nos tourments concourt, dans une mesure que nous ignorons, au vaste projet de Dieu sur nous. Nous ne pouvons pas le comprendre, nos cervelles étant trop étroites pour en contenir l'immensité, mais nos destinées tissent au fil des siècles la tapisserie de la Création. Il faut des laines de toutes couleurs, vertes, rouges, blanches, mais aussi grises et noires, pour composer l'ensemble. L'œuvre ne nous sera révélée, dans toute sa splendeur et la complexité de sa plénitude qu'après son achèvement... Nous n'en sommes pas là!
Isabella conclut avec un sourire tristement moqueur, comme pour se faire pardonner la gravité de ses propos. Puis elle prit contre son cœur Javier et l'y garda un instant, couvrant de baisers légers le petit front si doux.
: Sois bien sage, mon ange! Si tu ne me vois pas demain, c'est que je serai partie faire un voyage... pour ma santé!
Là-dessus, Joaquim lui demanda:
Joaquim: Tu ira voir papa?
: Oui, mon petit prince, je te le promets: j'irai voir ton papa et peut-être qu'alors je te le ramènerai...
Les larmes étaient trop proches et elle ne voulait pas que l'enfant les vît. Elle le confia à Carmina et, doucement, les poussa tous vers la porte que Antonio tenait ouverte. Le garde attendait sur le palier.
Quand celle-ci se fut refermée, Isabella demeura figée à la même place, écoutant décroître, sur les degrés de pierre, les pas curieusement alourdis de sa servante. Et puis, il y eut le bruit du lourd vantail donnant sur la cour... Isabella était seule à présent, seule en face d'elle-même, de son passé, de ses fautes, de ses amours réelles ou simulées.
Tout cela n'était qu'un affreux gâchis et il eût mieux valu qu'à Akkad, Ambrosius ne lui sauve pas la vie.
Il y aurait beau temps alors que son corps se serait décomposé au fond de ce puits, dans la montagne de la lune. Elle ne serait pas tombée amoureuse de Juan... Les enfants ne seraient pas nés. Mais Isabella était moins inquiète pour ses garçons que pour ses filles. Pablo, Joaquim et Javier vivraient protégés par le double amour de Don Luis de Quijada et de sa femme Madalena de Ulloa, couple sans enfant. Tandis que Paloma et Elena, si leur père ne quittait pas le refuge illusoire de son prieuré pour veiller lui-même sur ses deux brunettes, elles n'auraient que Carmina, déjà âgée, et aussi les braves gens de l'hacienda. Mais l'Empereur aurait-il pitié de ces petites doublement orphelines?
Lorsque le supérieur du petit couvent enfermé dans les murs du château pénétra dans sa prison pour entendre sa confession, il trouva Isabella assise sur son lit, les mains posées calmement sur ses genoux.
La confession dura longtemps. Pour être comprise de cet homme simple qui n'avait guère à juger que les péchés des gardes du palais et des serviteurs, la jeune femme dut lui raconter une grande partie de sa courte vie. En passant par les mots, cela paraissait tellement étrange, tellement anormal, qu'elle comprit parfaitement l'air effaré du moine... Horrifié quand elle évoqua ses étranges relations avec le pape, il demanda:
: Êtes-vous sûre, ma fille, de ne rien inventer? Notre Saint-Père ne saurait observer si noir comportement?
: Je ne suis pas surprise de votre réaction, sire abbé. Mais vous n'êtes pas Italien. De là vient toute la différence. J'essaie simplement de vous faire comprendre pourquoi j'ai dû commettre tant de fautes et je vous demande de les pardonner aussi sincèrement que je les regrette. Songez que demain, peut-être, je vais comparaître au tribunal de Dieu. Mais Lui n'aura pas besoin d'explications...
Le religieux reparti, l'aventurière, tout son courage revenu, mangea de bon appétit la fricassée de canard et de pâté de veau que le bon Antonio lui servit avec une belle salade et des pâtes sucrées et frites accompagnés d'un pichet de vin frais. Un petit panier de noix achevait ce festin auquel la jeune femme fit honneur en refusant d'entendre les reniflements de son geôlier et de voir ses yeux, presque aussi rouges que ceux de Carmina. Après quoi, elle se coucha et s'endormit aussi tranquillement que si le lendemain devait être un jour comme les autres...
☼☼☼
Levée avec l'aube pour une longue et minutieuse toilette, Isabella revêtit ses vêtements usuels qu'elle aimait particulièrement. Incapable de se faire à elle-même une de ces coiffures pour lesquelles il faut l'aide d'une suivante, elle lissa soigneusement ses épais cheveux noirs, puis tressa deux nattes qu'elle épingla sur sa nuque en un lourd chignon qu'aucune lame ne pourrait traverser. C'était sa façon à elle de défier la mort. Après quoi, elle attendit qu'on vienne la chercher.
L'aventurière savait qu'elle était autorisée à entendre la messe dans la chapelle dédiée à Saint Agathe, l'oratoire préféré du roi, qui se trouvait au nord de la première cour, près du donjon. Berenguer et Álvarez, eux, l'entendraient dans celle du château qui faisait suite aux appartements royaux.
Isabella appréciait cette disposition qui la mettait à l'abri d'une rencontre avec ces deux hommes acharnés à sa perte. En traversant la cour d'honneur pour passer dans la première, elle aperçut devant le logis royal une tribune, tendue aux couleurs d'Espagne. Un vaste espace, délimité par des cordes de soie reliant quatre lances fichées en terre, avait été préparé. Le combat, en effet, aurait lieu à l'épée et à la dague afin que l'on sût bien qu'il ne s'agissait pas d'un tournoi. Sous ce froid soleil matinal, les tentures rouge et or donnaient tout de même à ces préparatifs un air de fête.
Cependant, des ordres avaient dû être donnés pour qu'à l'exception de son escorte armée, Isabella ne rencontrât personne. Dans la chapelle, ne se trouvaient qu'un vieux prêtre et son acolyte devant qui elle s'agenouilla pour suivre pieusement l'office divin et recevoir la Sainte Communion. Après quoi, par le même chemin, on la ramena dans sa chambre, sans rencontrer davantage âme qui vive. Le château, en dehors des sentinelles qui veillaient aux murs d'enceinte, semblait plongé dans une profonde torpeur.
Comme à son arrivée, un repas léger de miel, de lait, de pain et de beurre l'attendait, et elle en consomma une bonne partie pour s'assurer qu'aucune défaillance ne viendrait la trahir. Le combat devait avoir lieu en fin de matinée, à la dernière heure avant le milieu du jour, et il ne restait plus beaucoup de temps. Aussi vérifia-t-elle sa coiffure, puis elle se lava les mains. Elle était prête maintenant à subir son sort quel qu'il fût... Et elle se sentait l'âme en paix. Il ne lui fallait plus qu'un peu de courage car elle allait devoir mourir sans montrer de faiblesse. Isabella pensait qu'elle le devait au nom qu'elle portait autrefois, à la mémoire de son père adoptif.
L'aspect de la cour cernée par les bâtiments rose et blanc du château lui parut bien différent de ce qu'il était un peu plus tôt lorsqu'à l'heure prescrite, elle fut conduite à la place préparée pour elle: un siège élevé d'une marche situé à la droite et un peu à l'écart de la tribune royale, à présent emplie d'hommes vêtus de sombre entourant le fauteuil surélevé de Charles Quint. Si celui-ci portait encore le collier de la Toison d'Or, ses vêtements, par extraordinaire, étaient de velours noir comme le chapeau orné de médailles dont le bord baissé à l'avant accusait la ligne de son nez.
Sa fille le salua comme il convenait, puis se dirigea vers sa place. C'est alors seulement qu'elle aperçut le bourreau. Tout vêtu de rouge, sa longue épée sur l'épaule, il avait dû prendre la suite du petit groupe quand il avait quitté la prison, mais Isabella ne l'avait pas remarqué.
En dépit de son courage, elle se sentit pâlir quand il s'installa à deux pas d'elle, les mains appuyées sur la poignée de l'arme dont la pointe était plantée en terre. Alors, elle s'obligea à regarder droit devant elle l'espace délimité par les cordes de soie. L'un des côtés, vers l'entrée du château, restait ouvert, mais, à l'exception de ce passage, la lice était entourée par une file de gardes dont les armures polies étincelaient au soleil sous la cotte d'armes. Hélas, Adrien de Croÿ n'y figurait pas, et pas d'avantage Miguel dans la troupe réduite des conseillers du roi. Aucun public en dehors de ceux-ci, même la herse était baissée entre les deux cours du palais. Enfin, debout devant la tribune elle-même adossée au logis royal, il y avait le garde des sceaux Granvelle, juge du combat...
Auprès de lui quatre trompettes et, un peu plus loin, quatre tambours habillés de crêpe noir.
Nicolas Perrenot se tourna lentement vers l'Empereur qu'il salua avec la raideur d'un vieux soldats:
NPG: Plaise au Roi ordonner que les combattants entrent en lice?
D'un signe de tête et d'un geste de la main, Charles Quint approuva. Un instant plus tard, annoncés par un roulement de tambour, Jaume Berenguer et García Álvarez effectuaient leur entrée et venaient mettre genou en terre devant le souverain. Tous deux avaient revêtu la tunique de cuir et la demi-armure qui convenaient au combat à pied. Derrière eux, un écuyer portait deux épées et deux dagues. Leur cuirasses leur avaient été prêtées car il n'en possédaient pas, du moins en Catalogne pour García Álvarez de Tolède, dont les armoiries avaient été peintes sur le petit bouclier qui lui servirait à se défendre. Jaume, n'étant pas noble, n'avait rien fait peindre. Tous deux affichaient une affreuse pâleur.
À ce moment, la herse se releva pour donner passage au petit cortège de prêtre et du Saint-Sacrement devant lequel les assistants s'agenouillaient au fur et à mesure. Mais à quelques pas derrière les religieux, une petite fille marchait en priant. Son grand hennin ennuagé d'azur et sa robe contrastaient avec les tenues funèbres de l'entourage impérial. Isabella la reconnut avec un battement de cœur: c'était la seconde fille légitime du roi, Jeanne d'Autriche, infante d'Espagne. Et, de toute évidence, cette venue contrariait fort son père. Après que l'ostentatoire eut été déposé sur un autel portatif drapé d'or et installé par deux moines, l'Empereur s'écria:
C.Q: Pâques-Dieu, ma fille, que venez-vous faire céans?
La jeune princesse, pliant le genou avec humilité, leva courageusement vers son père son visage et ses yeux magnifiques dont la couleur était celle du grand ciel bleu de ce matin.
Jeanne: Je n'en sais rien encore, Sire mon père, mais il m'a semblé que je devais venir vers vous dès l'instant où vous en appeliez à Dieu pour vous assister dans votre jugement.
C.Q: Comment, diantre, avez-vous appris ceci au fond de votre château de Madrid?
Jeanne, qui ne savait pas mentir, fit:
Jeanne: J'ai reçu une lettre, il y a un mois peut-être...
C.Q: De qui, cette lettre?
Jeanne: Souffrez que je diffère ma réponse jusqu'à l'issue de ce combat...
C.Q: Comme il vous plaira! D'ailleurs, je m'en doute. Eh bien, puisque vous voilà, venez prendre place auprès de moi et passons à ce qui nous occupe ce matin.
Son regard sombre revint se poser sur les deux hommes toujours à genoux:
C.Q: Maintenez-vous vos accusations contre la señora Mendoza ici présente?
Seul Jaume répondit "oui" d'une voix assez ferme. Son compagnon, dont les dents claquaient en dépit de la relative douceur de cette matinée, se contenta d'un signe de tête, incapable de parler.
C.Q: Vous vous êtes confessés, vous avez ouï messe et avez reçu la Très Sainte Communion? Et, néanmoins, vous maintenez vos dires?
Ils répondirent de la même façon. L'œil du roi fulgura, mais il permit aux coins de sa bouche d'esquisser un sourire. Narquois, il fit:
C.Q: Nous croyons savoir pourquoi vous montrez tant d'assurance et tant de courage, bien aventuré d'ailleurs! Vous pensez que Messire De Rodas et Messire du Rœulx ayant été refusé comme champions de celle que vous accusez, personne ne viendra aventurer sa vie pour une si mauvaise cause? Alors, regardez! Et vous trompettes, sonnez! Je crois qu'il nous vient là un chevalier!
La herse, en effet, se relevait encore et laissait passer trois cavaliers: l'un en tenue de voyage, les deux autres en armure... et une immense joie inonda le cœur d'Isabella: car si les deux premiers, portant des aigles d'argent sur leurs cottes d'armes, étaient Miguel et le grand prévôt, Adrien de Croÿ, le troisième se trouvait être... Juan...
Les trois hommes mirent pied à terre la porte franchie et marchèrent ensemble vers la tribune devant laquelle Jaume Berenguer et García Álvarez les regardaient approcher avec une vague épouvante, persuadés sans doute que les règles du combat allaient se retourner et qu'ils auraient au moins à affronter les deux guerriers. Parvenus devant le roi, tous trois saluèrent d'un même mouvement et Adrien de Croÿ parla:
Rœulx: Sire, Messire De Rodas et moi-même avons accompli la mission dont le Roi nous avait fait l'honneur de nous charger. Plaise à notre Sire de recevoir le señor Mendoza, son beau-fils qui vient par-devers vous, de sa libre volonté, pour défendre la cause et la vie de sa femme injustement accusée. Il accepte naturellement le combat à outrance.
De sa place, apercevant le profil de Juan, Isabella sentait son cœur fondre d'amour. Jamais il ne lui était apparu plus magnifique et plus fier! Charles Quint se pencha vers lui, un coude appuyé sur l'un de ses genoux:
C.Q: Il nous plaît de vous accueillir en cette lice, mon gendre. Nous estimons, en effet, que vous deviez apprendre le grave danger couru par votre épouse... du fait de son imprudence.
: Si ce que l'on m'a dit est exact, Sire, et je n'ai aucune raison d'en douter, je ne vois ici aucune imprudence mais innocence surprise et c'est avec joie que je vais combattre, avec la permission du Roi - et ensemble - ces deux hommes qui ont osé l'accuser pour les motifs les plus bas: la jalousie et la cupidité...
C.Q: Un instant! Avant que vous n'entriez en lice, il est bon que nous éclairions votre position par-devers nous. À Emden, vous avez été condamné à mort une première fois par la régente de Frise orientale, Anne d'Oldenbourg, pour vous être opposé à l'arrestation d'un Juif. Vous avez été emprisonné dans la forteresse de la ville...
Comme le capitaine ouvrait la bouche, le roi gronda:
C.Q: Accordez-nous de parler sans être interrompu, s'il vous plaît!... Suite à de féroces négociations, l'archiduchesse Marie avait obtenu votre grâce, mais vous vous êtes évadé. Est-ce bien exact?
Mendoza esquissa un salut pour montrer qu'il était d'accord.
C.Q: Une seconde fois, ici même à Barcelone, notre vice-roi vous a frappé d'une sentence de mort pour avoir tué un garde forestier. Cette fois, compte tenu des circonstances - notamment avec le suicide de votre compagne de voyage - c'est notre seule volonté qui vous a épargné la vie pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de ma fille...
:
Une compagne? (Pensée).
C.Q: Cependant, vous êtes toujours à nos yeux un prisonnier en fuite et, comme tel, nous sommes en droit de vous punir si d'aventure vous remportez ici la victoire. Nous espérons que nos messagers vous ont clairement exposé la situation...
Un étroit sourire éclaira la bouche altière de l'Espagnol:
: Je n'ignore rien de ce qui m'attend. Messire du Rœulx, en particulier, s'est montré on ne peut plus clair sur ce point. Aujourd'hui, une seule chose m'importe: arracher à ce bourreau que je vois auprès d'elle la femme qui porte mon nom et qui m'a donné un autre fils...
C.Q: Un fils que vous ne sembliez pas autrement pressé de connaître? Non seulement vous faites un étrange époux, mon gendre, mais vous êtes aussi un curieux père...
: Ceux qui entendaient rester fidèles à leur vie d'antan vivent des temps cruels, Sire Roi! Pour ma part, j'ai choisi de servir Dieu! Lui seul me semblait assez grand...
C.Q: Pour avoir droit à votre hommage? Encore que ce ne soit guère aimable pour notre personne, nous sommes loin de vous reprocher d'avoir choisi si haut seigneur, un seigneur dont nous, rois et princes, ne seront jamais que les humbles valets. Mais nous ne sommes pas certain que ce choix si noble efface le serment prêté devant un autel à une damoiselle qui était en droit d'attendre de vous amour et protection.
: Je n'ai pas oublié et c'est pourquoi je vais combattre pour elle...
C.Q: Deux adversaires à la fois, songez-y! Nous savons que ce n'est guère conforme aux règles mais, ne doutant pas de votre venue et connaissant votre valeur, il nous est apparut qu'ainsi les forces seraient plus égales...
En regardant ses adversaires, le sourire de Mendoza se chargea d'un indicible dédain:
: Il y a quelques années, il me semble avoir vu jouter à la cour du vice-roi, Messire Berenguer et je crois lui avoir dit alors ce que je pensais de... ses talents guerriers. L'autre, je ne le connais que pour l'avoir entendu mentir...
Jaume: Insupportable prétentieux! Je vais te montrer de quoi je suis capable. Souviens-toi que seule la volonté de la comtesse m'a empêché alors de te couper les oreilles!
: Une volonté qui tombait bien à propos. Quant à mes oreilles, je pense qu'elles n'ont pas grand-chose à craindre. Quand vous voudrez, Messires?
Des mains de son frère, Juan prit son épée puis, de celles d'Adrien de Croÿ, son écu.
Après un dernier salut au roi, il alla s'agenouiller brièvement devant le Saint-Sacrement pour recevoir la bénédiction du prêtre. Les deux autres le suivirent, le malheureux conseiller sur des jambes mal assurées qui firent sourire Miguel. Enfin, tous trois vinrent se remettre aux ordres du prévôt, Adrien de Croÿ qui, retrouvant sa place, allait remplacer Granvelle afin de diriger le combat et leur énoncer les règles strictes. À ce moment, la voix de Charles Quint se fit entendre:
C.Q: Encore un instant! Revenez ici, Messeigneurs!
Quand ils furent de nouveau alignés devant lui, le roi s'accorda le plaisir de les dévisager à tour de rôle puis, arrêtant son regard aigu, si difficile à soutenir, il dit doucement à son beau-fils:
C.Q: Señor Mendoza, il n'y a jamais eu de griefs sérieux entre nous et nous estimons trop votre bravoure pour vous infliger l'affront de combattre García Álvarez qui, bien que militaire, n'est rien d'autre que notre conseiller et dont nous n'avons pas pu nous résigner à faire un chevalier de la Toison d'Or. C'est un pleutre, indigne de porter les armes. Vous n'affronterez donc que le secrétaire de la comtesse Pimentel...
Le soulagement du conseiller fut tellement évident qu'un rire discret parcourut l'assemblée. Mais Mendoza ne rit pas:
: S'il a insulté ma femme, il mérite la punition que je vais lui infliger en lui coupant la gorge. Pour cela, la dague seule suffira et je ne souillerai pas mon épée...
C.Q: Tout beau, tout beau! Pâques-Dieu, mon gendre, nous comprenons votre colère, mais ne nous privez pas de lui!
Avec une certaine dureté, il ajouta:
C.Q: Néanmoins, les vilenies prouvées de García Álvarez lui vaudront d'être emprisonné en nôtre château pour autant qu'il nous plaira. Ensuite, si nous décidons de le rendre à la lumière, il devra expier le parjure dont il s'est rendu coupable devant Dieu en allant prier au tombeau de Monseigneur Saint Jacques à Compostelle de Galice. Emmenez-le, señor De Rodas, en attendant que notre grand prévôt ait loisir de s'occuper de lui!
Adrien de Croÿ, seigneur de Beauraing et comte du Rœulx, soupira:
Rœulx: Ce sera une joie, Sire! Plaît-il à Sa Majesté que le combat commence, à présent?
Le roi fit un geste signifiant qu'il n'avait plus rien à dire tandis que l'on emmenait le conseiller hurlant et gigotant. Sa joie avait été de courte durée. Cependant, Mendoza se dirigeait vers Isabella et, prenant son épée par la pointe, la lui tendit pour qu'elle posât un instant ses doigts sur le pommeau, comme le voulait une tradition ancienne. Peu s'en était fallu que l'on ne la respectât pas, il semblait que ce matin, les traditions n'eussent pas la part belle. Juan tenait à celle-ci. Pour être entendu de tous, il fit à très haute voix:
:
Señora Mendoza, m'acceptes-tu pour ton champion?
Elle toucha l'arme d'une main tremblante et, à travers les larmes qu'elle ne pouvait retenir, offrit à son époux un regard rayonnant d'amour.
: Oui... mais pour l'amour de Dieu, veille sur toi-même car, s'il t'arrivait malheur, ce serait moi qui appellerais la mort...
Le capitaine eut un bref sourire et ajouta, à voix basse:
: Je t'en supplie, même si tu me vois tomber, ne viens pas te jeter entre les épées car je n'aimerais pas vivre une telle scène...
Puis il rejoignit son adversaire, tandis que les tambours faisaient entendre un roulement lent et tellement sinistre qu'il glaça le sang de l'aventurière. Jaume, elle s'en doutait, n'était pas un ennemi négligeable. À la cour, n'ayant rien de mieux à faire, il pratiquait les armes, art que Juan n'avait sans doute guère approché depuis plusieurs mois. Une prière fervente et silencieuse jaillit de son cœur vers le ciel bleu:
:
Pas pour moi, Seigneur, mais pour Vous puisqu'il Vous a choisi, faites qu'il vive!
À cet instant, Isabella pensa que l'amour était une fleur dangereuse qu'il ait fallu ne jamais cueillir... Au moment où les tambours s'arrêtèrent, le grand prévôt cria:
Rœulx: Laissez aller les bons combattants et que Dieu y ait part!
Comme dans une figure de danse bien réglée, les deux armes se levèrent en même temps et Isabella enfonça ses ongles dans sa main, le cœur étreint d'une angoisse mortelle car le combat commença avec une extrême violence. Sans même prendre la peine de s'étudier mutuellement, les deux hommes se jetèrent l'un sur l'autre résolus à s'exterminer, donnant la juste mesure de la haine qu'ils se portaient.
Isabella aurait voulu fermer les yeux, ne rien voir, mais cela lui était impossible, il lui fallait regarder... Parfois, son regard glissait, plein d'appréhension, vers le visage immobile de son père dans lequel, seuls, les yeux semblaient vivre. Ils étincelaient, ces yeux, en suivant les phases de la lutte qui, pour son âme guerrière, devait être un spectacle de choix.
Sous les coups d'épée, où naissaient parfois des étincelles, les boucliers sonnaient comme des cloches, mais il fut vite évident que Juan avait l'avantage de la taille et aussi de la force. Ayant esquivé avec adresse une botte sournoise dirigée vers son ventre, il se rua vers son adversaire et ses coups se mirent à pleuvoir aussi drus que grêle en avril. Jaume reculait, reculait, s'efforçant de protéger sa tête et ne parvenant même plus à porter le moindre coup. Il fut sauvé lorsqu'il toucha les cordes d'enceinte: le juge ordonna à Mendoza de lui laisser reprendre un peu de champ. Celui-ci obéit et sauta en arrière. L'autre en profita pour se ruer derrière son épée comme un bélier avec l'intention évidente de reprendre le coup manqué un moment plus tôt: lui transpercer le ventre au défaut de protection. Ce fut si soudain que l'aventurière ne put retenir un cri, mais son époux avait trop l'expérience des diverses formes de combat pour se laisser surprendre. Il esquiva le coup avec la souplesse d'un danseur et le secrétaire, emporté par son élan, faillit transpercer Adrien de Croÿ qui le repoussa avec vigueur. Jaume marmotta une excuse puis tourna les talons pour faire de nouveau face à l'Espagnol, mais déjà celui-ci était sur lui. Lâchant son épée, il envoya à son adversaire un coup de poing qui le jeta à terre. Puis il bondit sur lui et, tirant sa dague, s'apprêta tranquillement à lui trancher la gorge en ironisant:
: Je savais bien qu'un scribouillard Flamand n'était pas de taille contre un marin Catalan. Fais ta prière!
Jaume: Grâce! Grâce!... Pitié! Oui, j'ai menti pour que l'Empereur croie que votre femme complotait avec le roi de France... Mais...
: Si tu as encore beaucoup de choses à dire, dépêche-toi car je n'ai plus de patience pour toi...
Jaume: L'enfant... existe... mais je n'en suis pas le père! Grâce! J'ignore qui est-ce...
: Triple buse! Qui veux-tu que ce soit? Cet enfant est le mien!
Mendoza venait de lever sa dague. Un cri du roi le retint...
C.Q: Halte!
Sans lâcher son ennemi vaincu, Juan tourna la tête vers la tribune.
: Le combat devait être à outrance, Sire, je le rappelle. La vie de cet homme m'appartient.
C.Q: Alors, accordez-la nous! C'est un misérable et Dieu à bien jugé, mais il touche à la famille Pimentel d'assez près. Nous n'aimerions pas offenser plus qu'il ne faut la comtesse qui a notre amitié.
Le capitaine se releva, mais il ne remit pas sa dague au fourreau et garda un œil sur le vaincu:
: À la volonté du Roi! Mais puis-je demander ses intentions?
C.Q: Il va rejoindre le vice-roi en son château sous bonne garde et muni d'une lettre de nous exposant ce qui vient de se passer. Nous serions fort surpris si la comtesse ne lui réservait pas quelques manifestations de mécontentement. Gardes! Ramenez-le à sa chambre où il restera au secret jusqu'au départ.
Pendant ce temps, comprenant qu'il n'avait plus rien à faire céans et que sa présence n'était plus souhaitable, le bourreau s'inclina devant Isabella et, son épée sur l'épaule, repartit vers la tour de la Justice dans la première cour. La jeune femme, elle, mourait d'envie de s'élancer vers son mari, mais elle n'osait bouger sans la permission du monarque. Elle répondit d'un gracieux mouvement de tête au salut de l'exécuteur et attendit. Mendoza, cependant, s'avançait tout près de la tribune royale, mais sans mettre genou en terre comme l'usage l'eût exigé:
: La vie et l'honneur de mon épouse sont saufs, Sire, comme Dieu l'a voulu. Quant à moi, je suis à présent le prisonnier du Roi!
C.Q: C'est bien ainsi que nous l'entendons, mais, avant d'en décider, répondez à une question! Si nous vous rendions la liberté à présent, qu'en feriez-vous?
: Je retournerais d'où je suis venu, Sire!
: Oh!...
Bien que légère, la plainte d'Isabella fut perçue par le roi qui, d'un geste, lui imposa le silence.
C.Q: Vous retourneriez au couvent?
: Oui, Sire. Je n'ai plus envie de servir quelque maître que ce soit sinon Dieu. Que le Roi me pardonne!
C.Q: Nous ne pouvons vous reprocher un si haut dessein, mais cette liberté n'était qu'une supposition. En fait, nous vous donnons le choix entre deux perspectives: ou bien vous regagnez l'hacienda avec votre femme, vos enfants et vous promettez de vous y tenir tranquille, ou bien vous avez devant vous de longues et joyeuses années au palais royal de Barcelone, dans l'une de nos cages. Viens là, Isabelle!
La jeune femme s'avança lentement auprès de son mari qu'elle n'osa pas regarder. Levant sur son père ses yeux emplis de larmes courageusement contenues, elle fit:
: Sire! Je supplie mon père de ne pas contraindre mon époux à un choix pénible. Qu'il lui accorde permission de retourner au prieuré s'il le souhaite!
C.Q: Et toi, que deviendras-tu?
: Ce qu'il plaira au Roi que je devienne, mais je le conjure de m'accorder de vivre en paix. Je suis infiniment lasse...
C.Q: On le serait à moins! De toute façon, tu conserveras le manoir qui t'a été donné à titre définitif pour toi-même et tes descendants. Mais... voyons un peu ce qui nous arrive là!
Ce qui arrivait, c'était la princesse Jeanne qui, à la fin du combat, avait quitté la tribune après que son père lui eut parlé à l'oreille. Par la main, elle tenait sa nièce, la petite Paloma. Carmina la suivait, Javier dans ses bras et une grande partie des familiers du capitaine derrière elle...
Comme chacun, Mendoza avait tourné la tête dans la direction où regardait Charles Quint. Le groupe, assez charmant, le figea. Jeanne, alors, s'arrêta et dit doucement:
Jeanne: Veux-tu aller embrasser ton père?
La petite fille, regardant avec émerveillement ce grand homme tellement semblable au souvenir qu'elle en gardait, n'hésita pas un instant. Tendant ses petits bras, elle courut vers lui cependant que Juan s'agenouillait pour la recevoir, sans la serrer trop fort car le contact de la tunique trempée par l'effort n'avait rien d'agréable. Mais il l'embrassa avec ferveur et fit de même en voyant pour la première fois le petit être endormi dans les bras de Carmina, ce qui fit sourire son beau-père. Ce dernier se garda de souligner les deux larmes qui glissaient sur les joues de l'intraitable bretteur. Charles Quint soupira:
C.Q: Je crois que la cause est entendue!
Se levant péniblement de son trône, il descendit les trois marches qui joignaient la tribune au sable de la cour. Sévèrement, il dit à son gendre:
C.Q: Nous ne vous demanderons pas de nous prêter serment d'allégeance. Mais nous exigeons de vous promesse formelle de ne plus chercher aventure aux quatre coins du monde.
Mendoza, déposa son fils dans les bras de sa servante tandis que Paloma en profita pour courir vers sa mère. Lentement, le capitaine mit un genou en terre et tendit le bras:
: Sur mon honneur et le nom que je porte, Sire. J'en fais serment.
C.Q: Nous vous en remercions! Eh bien, Isabelle, te voilà en famille. C'est à toi que nous confions ce rebelle! C'est toi qui en sera la gardienne et nous ne doutons pas...
: Non, père, par pitié! Je ne veux pas de cette responsabilité...
C.Q: Tu en feras ce que tu veux! Nous vous donnons le bonsoir.
Se tournant vers Jeanne, il ajouta:
C.Q: Eh bien, ma fille, êtes-vous contente de nous?
Jeanne: Oui, Sire! En vérité, je n'ai jamais douté de votre justice. Mais pourquoi avoir infligé à ma sœur cette longue pénitence, cette angoisse aussi de craindre pour sa vie? Aviez-vous vraiment besoin d'en appelez à Dieu?
Tout en parlant, elle et le monarque s'éloignaient vers le logis royal. Charles Quint sourit et, baissant la voix, se pencha pour être mieux entendu:
C.Q: Bien sûr que non! J'ai vite compris que votre sœur était victime d'une conspiration, mais il fallait que tous la crussent en danger de mort pour obtenir de son entêté de mari qu'il sorte de sa tanière...
Jeanne: Mais elle? Pourquoi ne pas l'avoir avertie?
C.Q: Parce que, tout de même, cette malheureuse a commis assez de sottises pour mériter une petite leçon. Et je vous défends bien de lui dire quoi que ce soit. Je n'aime pas beaucoup expliquer les méandres de mes pensées! À présent, ma fille, allons nous mettre à table! En vérité, tout ceci m'a donné grand appétit!
☼☼☼
Isabella, avec Juan, ses enfants, Zia et Carmina, revenaient à cheval vers l'hacienda, mais les deux époux n'avaient pas encore échangé une seule parole. Mendoza tenait Javier et ne se lassait pas de le contempler. Néanmoins, Isabella se sentait triste car son époux n'avait pas eu le moindre élan vers elle. Avec le petit, il semblait s'enfermer dans un monde à lui, un monde où il n'y avait guère de place pour elle...
Aussi, quand on atteignit l'allée de chênes moussus qui menait au domaine, elle se rapprocha de lui. D'une voix qui ne trembla pas, ce dont elle lui fut reconnaissante, elle dit:
: Juan! Avant que tu ne pénètres dans cette maison et puisque le roi m'a donné tous pouvoirs sur ton destin, je veux te dire...
: Quoi donc?
: Je veux dire que tu es libre, entièrement libre! Si tu veux retourner à Gérone, tu n'auras aucune explication à me donner!
: Si je comprends bien, tu ne tiens pas à m'offrir l'hospitalité?
: Tu es fou! Bien sûr que si! C'est mon vœu le plus cher!
: Mais tu entends en jouir seule, comme d'ailleurs du manoir et aussi de cet adorable bout d'homme? Tu me chasses, en quelque sorte? Il est vrai que je l'ai largement mérité et que tu as tout les droits de refuser de vivre avec moi.
Il avait mis pied à terre et, confiant Javier à Carmina, il offrait la main à Isabella pour l'aider à descendre de cheval. Elle eut comme un éblouissement. Il la regardait comme autrefois avec, dans ses yeux noisette, cette tendresse un peu railleuse qu'elle aimait à y voir et, surtout, surtout, il lui souriait...
: Je n'ai jamais souhaité que vivre auprès de toi, Juan!
Il ne lâcha pas sa main et l'attira à lui:
: Tu sais que je suis un homme impossible?
: Je le sais, mais je ne suis pas, moi non plus, un modèle de patience...
: Je crois m'en souvenir. Veux-tu tout de même que nous essayions de reformer un couple et de vivre ensemble... jusqu'à ce que la mort nous sépare?
Pour toute réponse, elle se blottit contre lui, tandis que Tao, Estéban et les habitants de l'hacienda accouraient joyeusement pour souhaiter à tout le monde la bienvenue.
: Jusqu'à ce que la mort nous sépare...
Isabella répéta avec ferveur.
: Crois-tu que nous pourrions y arriver?
: Je viens de te le dire: on peut toujours essayer...
Et, serrés l'un contre l'autre, ils pénétrèrent dans le logis embaumé par l'odeur des gâteaux que Jésabel venait de sortir du four...
À suivre... ou pas...