Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

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Aurélien
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par Aurélien »

Je me demande par ailleur à quoi va ressembler le vrai Mendoza ! Si sa se trouve peut-être ressemblera-t-il dans quelques années au Père Rodriguez !
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Je n'ai pas modifié Mendoza. Il est toujours le même. (Sauf quand je lui colle le bouc de Charles Quint :tongue: ).

69.PNG
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par Aurélien »

Mine de rien j'ai hate de savoir que vas devenir Mendoza quand il sera mais vraiment vieux, genre dans une bonne 30 aines d'année de plus !
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Bien sympa ce père abbé.
Isa... Isa !

2 petites erreurs dans le même paragraphe : Cela SIMPLIFIERAIT les choses. Lui permettrait de FRANCHIR...
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Chassé-croisé.

Surnommée la ville aux sept collines*, Lisbonne bénéficiait d’une topographie atypique qui permettait d’avoir de nombreux points de vue sur son ensemble. De cette magnifique cité, connue pour ses sols pavés qui embellissaient chacune de ses ruelles, se dégageait une ambiance très agréable et se balader en son sein était une expérience véritablement idyllique. Isabella put s'en convaincre en remontant, botte à botte avec Miguel et Estéban, la longue rue qu'elle n'avait fait qu'entrevoir la veille puisque le monastère était voisin de la Cerca Moura (muraille Maure). De magnifiques palais, tous entourés de jardins, la bordaient, certains en parfait état, d'autres menaçant ruine, suite au séisme de 1531. Le tremblement de terre avait déclenché des émeutes contre les conversos, ce qui avait déterminé le roi Jean III à demander secrètement au pape Clément VII l’autorisation d’établir l’Inquisition au Portugal.
Quelques-uns de ces palais avaient la sévérité de leurs homologues Espagnols, avec une petit quelque chose en plus. Il suffisait d'une fenêtre à colonnette, d'une longue "amande" de pierre sertie de vitraux colorés, d'un rosier grimpant obstiné à panser les plaies d'une façade lépreuse, d'un buisson de myrte, d'une vigne exubérante ou d'un acacia embaumé pour que tout ne soit qu'amabilité souriante. Des orangers, des citronniers débordaient des jardins, entretenus ou non, et les grandes armoiries de pierre qui dominaient chaque portail gardaient des traces des couleurs ou de l'or qui les enluminaient jadis. Enfin, coiffant tout ce qui n'était pas toit en terrasse enguirlandé de jasmin ou de petit lierre pâle, les tuiles roses, rondes et presque charnues, posaient leur lisière tendre contre le bleu éclatant du ciel.
Ce dimanche, c'était jour de marché. Sur la petite place ombragée de platanes dont les larges feuilles, d'un vert changeant, apportaient leur fraîcheur, des paysannes en coiffes aériennes se tenaient assises, droites et fières comme des statues grecques au milieu de paniers plats où piaillaient des volailles et de corbeilles où, auprès de grosses olives juteuses, s'étaient déversées toute les richesses de la campagne et des jardins. Groupés sous les arbres, de petits ânes débâtés attendaient placidement qu'il fût l'heure de rentrer à l'écurie. Les voix joyeuses se renvoyaient des plaisanteries et, quelque part, une chanson voltigeait, soutenue par un air de flûte...
Prise d'une soudaine fringale, Isabella acheta un fromage de chèvre qu'on lui offrit sur une belle feuille de vigne et une grosse grappe de raisin doré qu'elle partagea généreusement avec ses compagnons. En riant, Miguel lui demanda:
MDR: As-tu peur qu'on ne nous nourrisse pas à l'auberge? Si la cuisine est restée ce qu'elle était lors de ma venue, tu n'auras pourtant pas à te plaindre...
:Laguerra: : Je ne sais pas pourquoi, mais je meurs de faim. Au fait, qu'est-ce que tu es venu faire par ici?
Volontairement évasif, l'hidalgo répondit:
MDR: Oh, rien d'extraordinaire. Une petite mission dont ton père m'avait chargé. Je suis resté un mois, mais cela n'a pas été le plus désagréable de ma vie.
Isabella ne chercha pas à en savoir davantage. Brusquement, par la magie de cette terre qui, par bien des côtés lui rappelait son pays Castillan, l'épuisante course à la recherche d'une ombre venait de prendre la couleur aimable d'un loisir, d'un voyage de découverte où le temps s'oublie pour le plus grand plaisir des yeux et de l'odorat. Les heures cruelles s'étaient effacées devant une certitude: Juan était vivant. Isabella, dès lors, pouvait s'accorder le droit de respirer un peu...
À l'abri de la citadelle de Belém dont la tour carrée semblait protéger la ville comme une poule ses poussins, l'auberge du Lion d'Or ouvrait sur le Rossio ses salles fraîches qui sentaient la verveine et les herbes aromatiques. Derrière, un jardin foisonnant de lauriers-roses, d'orangers, de myrtes, de cyprès, de pins, de rosiers, de jasmins et de bien d'autres plantes rejoignait le pied de la colline São Jorge. Là, s'étalait sur la freguesia de Castelo, la muraille du château de Saint-Georges. Situé en position dominante, il donnait aux visiteurs une des plus belles vues sur la cité et l'estuaire. À l'extérieur des remparts de la ville, le monastère Saint-Vincent de Fora lui faisait face. Cet ensemble formait l'un de ces lieux où la beauté de la nature rehausse le charme du travail des hommes et où toutes choses se joignent pour le contentement des yeux et la paix de l'âme.
Au temps où, dans leur moutier, les moines de l'ordre de Saint-Augustin se plaisaient à recevoir les grands de ce monde, l'hôtellerie accueillait les seigneurs, leurs suites et portaient secours aux cuisines parfois défaillantes du palais. D'autre part, ils franchissaient volontiers la poterne pour goûter un moment de fraîcheur sous les ombrages du jardin, et surtout pour savourer les délicatesses d'une cuisine célèbre à vingt lieues à la ronde.
Avec l'installation de la famille royale dans le nouveau palais de la Rive, le départ de la cour aurait pu porter un coup fatal au Lion d'Or, il n'en fut rien. Lisbonne avait hérité d'une population cosmopolite qui en fit une grande place d'affaires où banques et maisons de commerces possédaient des comptoirs, alors même que Marseille n'en avait pas encore. En fait, la capitale du Portugal demeurant le principal relais entre la mer et les marchés des Indes et de l'Extrême-Orient, continua à profiter d'une situation aussi exceptionnelle et le Lion d'Or ne perdit rien de sa renommée. Bien au contraire, car ses propriétaires, l'albergeur* Manuel et sa femme Faustina, possédaient au plus haut degré l'art difficile d'accueillir chacun, d'où qu'il vienne, de la façon qui lui conviendrait le mieux. Le sourire de l'hôtelière aurait désarmé une douairière et fait s'épanouir d'aise un anachorète avant qu'elle ne laisse son époux le soin de le faire plonger jusqu'à la damnation finale au plus savoureux du péché de gourmandise.
La maison n'était pas très grande, mais elle possédait tout le raffinement du voisinage, avec en plus, un certain art de vivre qui sentait bon le soleil Lisboète. En y entrant, Isabella eut l'impression qu'une main invisible ôtait de ses épaules le poids de la fatigue et d'angoisse qui les accablait depuis des semaines et, tandis que Miguel, l'œil allumé par le souvenir de délices passées, s'arrêtait dans la cuisine, elle se laissa conduire dans une chambre dallée de grès rose, dont les murs blancs mettaient en valeur les meubles bien cirés et un grand bouquet multicolore disposé devant une petite statue de la Vierge. La chanson claire d'une fontaine entrait par la fenêtre ouverte sur le jardin...
Prenant juste le temps d'arracher ses bottes et de se retirer sa chasuble de l'Ordre du sablier, l'aventurière s'étendit sur le lit drapé de bleu tendre qui fleurait bon la résine de pin et de lavande. Elle s'y endormit comme une masse.
*Le nom des sept collines: São Jorge, Estrela, Santa Catarina, São Pedro de Alcantra, Graça, Senhora do Monte et Penha de França.
*Albergeur = aubergiste.

☼☼☼

Elle dormit ainsi une bonne partie de la journée et le soir tombait, bleu et mauve, quand elle rejoignit Estéban et Miguel dans la grande salle voûtée où s'élaboraient les mystères de la cuisine. Assis auprès de la vaste cheminée blanche où rôtissait un quartier de mouton, l'élu et l'hidalgo buvaient du vin blanc en dévorant un gros morceau de pain, fourré d'oignon, d'olives noires, de piment et d'anchois, qui visiblement dégoulinait d'huile. À l'autre bout de la table de chêne longue et étroite, Maître Manuel battait des œufs sous une sorte de couronne barbare faite d'un cercle de futaille auquel étaient pendus des grappes de raisin de l'année précédente, des saucisses presque aussi sèches et de gros oignons violets.
En s'asseyant près de ses compagnons, elle demanda:
:Laguerra: : Eh bien, avez-vous appris quelque chose?
MDR: Rien du tout! Je pense que mon frère a dû partir avec les pèlerins et, dans ce cas, comment le distinguer des autres?
:Esteban: : Pendant que tu dormais, nous nous sommes promenés dans la ville, nous sommes aussi allés bavarder avec les soldats de la garde et nous avons posé des questions. Tous bien sûr connaissaient l'histoire de l'homme recueilli par les moines, mais, heureusement, aucun n'a imaginé qu'il pût être venu d'Emden.
MDR: De toute façon, personne ne l'a vu et donc personne ne pouvait le reconnaître quand il est parti. Tiens, goûte donc ça!
:Laguerra: : Non, merci. C'est dégoûtant!
MDR: À cause de l'huile? Mais c'est délicieux!
Miguel lui en coupa un morceau et le lui tendit à plat sur sa main. Ce que voyant, Maître Manuel planta là ses œufs, prit une grande serviette blanche et vint, avec un sourire encourageant, la nouer au cou de la jeune femme.
Manuel: Cela vous paraîtra tout de suite meilleur!
C'était en effet un régal et Isabella, découvrant une fois de plus qu'elle était affamée, redemanda de cet en-cas. Elle s'entendit répondre que l'heure du souper n'était plus éloignée et qu'il lui fallait garder un peu de faim. Pour se venger, elle avala un bon tiers du pichet de Miguel, sans pour autant perdre de vue la pensée qui l'occupait.
:Laguerra: : Qu'allons-nous faire à présent? Avez-vous une idée?
MDR: Je pense que nous pouvons rester trois ou quatre jours afin de battre un peu les environs. À moins qu'il n'ait eu l'intention d'aller jusqu'à Compostelle, J-C a certainement faussé compagnie aux pèlerins...
:Esteban: : Peut-être quelqu'un l'a-t-il remarqué, ce qui nous donnerait au moins une direction où chercher.
Bien qu'elle connaissait bibliquement son époux, Isabella devait s'avouer qu'elle ne pouvait deviner ses réactions et son état d'esprit au moment où il s'était enfui du monastère des Hiéronymites. Qu'il ait parlé d'elle dans son délire était réconfortant, mais comment un homme amnésique pouvait-il rentrer chez lui alors qu'il ne se souvenait de rien?
Voyant s'assombrir le visage de sa belle-sœur, Miguel posa sur son bras une main amicale:
MDR: Essaye de ne pas trop te tourmenter!
:Esteban: : Oui, Isa. Accorde-toi un peu de repos! Le principal est acquis, puisqu'il est vivant!
:Laguerra: : En êtes vous certains? Que peut-il faire sans armes et sans argent? S'il veut quitter la péninsule, il n'a aucun moyen de payer un passage sur un bateau et l'imaginer errant, seul et misérable, au long des chemins est une pensée cruelle...
MDR: Hé! Ce n'est pas une faible femme. Je connais mon frère et, un homme de cette trempe ne se laisse pas mourir de misère au coin d'un bois. Je suis certain que tu le retrouveras un jour. Nous allons faire ce que nous avons dit et, au retour, nous pourrions écrire à l'Empereur Charles pour lui demander de l'aide. Il est assez puissant pour le retrouver n'importe où!
:Laguerra: : À condition qu'il se laisse prendre. Devant n'importe quel soldat ou tout autre serviteur du roi, il fuira ou se battra s'il a vu les placards le concernant. Comment pourrait-il penser que mon père ne lui veut aucun mal?
MDR: Nous verrons cela en temps voulu! Pour l'instant, pense donc un peu à toi!
La soirée fut charmante. Fait extraordinaire, il y avait peu de voyageurs ce soir et Maître Manuel vint bavarder un moment avec eux tandis que Faustina essayait de venir à bout d'une señora qui prétendait réquisitionner toute l'hôtellerie pour son seul service, ne se montrait satisfaite de rien et discutait le moindre prix avec une âpreté de vieil usurier. Ses glapissements devaient s'entendre jusqu'au Terreiro do Paço. En riant, Miguel demanda:
MDR: Est-ce que vous ne devriez pas aider votre femme? Cette aimable jeune dame aux prises avec une pareille harpie!
Manuel: Elle s'en tirera certainement beaucoup mieux sans moi. Si je m'en mêlais, je jetterais cette mégère dehors sans autre forme de procès. Faustina a l'étoffe d'un vieux diplomate et, en ce moment, les temps sont un peu difficiles...
En effet la guerre entre la France et l'Angleterre se répercutait fâcheusement sur la vie à Lisbonne. L'alliance Anglo-Portuguaise et leurs échanges traditionnels de morue, textile, vin, mais aussi liège, sel et huile se voyaient perturbés depuis lors. Levant la tête vers le ciel, Isabella souffla:
:Laguerra: : Comment croire que cette guerre stupide et criminelle se fasse sentir jusque dans ce doux pays? L'île de Wight est loin, Boulogne tout autant et cependant...
La nuit méridionale, en effet, enveloppait le jardin où les pins et cyprès essayaient vainement d'assombrir le ciel. L'air nocturne était d'une pureté de cristal et le ululement serein d'une chouette y prit une tonalité aimable. La dame Espagnole ayant consenti à se taire, Maître Manuel souhaita la bonne nuit à ses trois clients et rejoignit sa femme en courant. Isabella, Estéban et Miguel revinrent à pas lents vers l'hôtellerie et, tout naturellement, pour la guider dans le chemin obscur, l'hidalgo prit le bras de la jeune femme. Ce n'était pas la première fois qu'il osait ce geste, mais elle ne l'arrêta pas. C'était bon de sentir auprès de soi cette force tranquille dont elle savait mieux que personne qu'elle pouvait se changer, contre un ennemi, en une sorte de fureur sacrée.
MDR: Tu te sens bien?
:Laguerra: : Très bien. La nuit est si belle! Cela va être délicieux de faire halte ici un moment...
Prenant la main de sa belle-sœur, il y posa ses lèvres un court instant avant de courir s'enfermer dans la chambre qu'il partageait avec Estéban. Cette retraite ressemblait tellement à une fuite que l'aventurière se mit à rire silencieusement. Miguel le galant deviendrait-il sentimental? Les responsables en étaient sans doute le charme de cette maison, la beauté de cette nuit... et peut-être aussi la traîtrise de ce vin blanc que Maître Manuel leur avait fait boire. Ayant dormi une partie de la journée, elle-même n'avait pas sommeil et elle resta un long moment accoudée à la balustrade de la galerie qui courait le long des chambres pour jouir un peu plus longtemps de cette nuit sorcière qui changeait les foudres de guerre en soupirants, et qui faisait monter vers elle tous les parfums de cette douce terre.
Miguel, pour sa part, s'était endormi dans une euphorie totale. Il était heureux d'avoir pu revenir ici et, s'il était décidé à poursuivre quelques recherches, il n'anticipait pas moins joyeusement les heures qui allaient venir. Ces quelques jours au Lion d'Or auprès d'Isabella seraient le plus joli cadeau que pouvait lui faire le Ciel...
Aussi fut-il douloureusement surpris quand, au matin, ladite Isabella, blanche jusqu'aux lèvres, vint le secouer pour lui dire de se préparer à partir. Elle devait rentrer à l'hacienda sans perdre une minute et refusa de s'expliquer davantage. Que s'était-il passé? Il lui fut impossible de le savoir et il n'osa même pas poser une autre question lorsqu'un moment plus tard, il aida la jeune femme en prenant sa sacoche de voyage. Son visage fermé, ses yeux durs et le pli résolu de sa bouche décourageaient même la simple conversation. Et le malheureux en vint à se demander si ce n'était pas son geste de la veille, peut-être un tout petit peu trop affectueux, qui avait déchaîné cette humeur noire.
Incapable de supporter une idée qui lui ôtait toute présence d'esprit, il profita de l'absence d'Estéban, occupé à régler la note, pour se jeter à l'eau:
MDR: Pour l'amour du Ciel, Isa, dis-moi si je suis coupable de quoi que ce soit envers toi! Je ne voudrais pas que tu juges mal mon... attitude d'hier...
En dépit de l'angoisse évidente qui la tenaillait, Isabella réussit à sourire:
:Laguerra: : Ne te tourmente surtout pas, Mig'! Tu n'es absolument pour rien dans ma décision de rentrer au plus vite, et je te demande pardon si j'ai pu te faire croire un moment que tu m'avais offensée. J'ai trop d'amitié envers toi pour laisser subsister entre nous le plus petit doute et c'est au nom de cette amitié que je te demande, ainsi qu'à Estéban, de me ramener chez moi aussi vite que vous le pourrez.
En sortant de l'auberge, l'hidalgo comprit le pourquoi du comment. En déambulant dans la ville, ils la trouvèrent pavoisée et son clergé en liesse: le cardinal Cristoforo Madruzzo faisait son entrée par le nord avec tout son monde et s'apprêtait à envahir l'endroit. Aussi, Isabella avait choisi à contrecœur cette alternative afin d'être certaine d'éviter les mauvaises rencontres: en dépit de ses protestations d'innocence, l'aventurière ne parvenait pas à accorder une créance totale au légat du pape Paul III. Elle préférait ne pas le croiser.
Heureusement pour les voyageurs, le temps demeura serein et ne leur opposa aucun obstacle. Le condor décolla sous un soleil radieux. Aussi fut-ce deux heures après avoir quitté Lisbonne que l'aventurière aperçut les tours de Barcelone et les ardoises bleues de sa maison par-dessus les frondaisons jaunies des arbres. Désolé de voir s'achever si vite un voyage qu'il trouvait si plaisant, Miguel soupira:
MDR: Nous voilà chez nous, Isa!
:Laguerra: : Grâce à ta compréhension... et au condor.
À peine Isabella eut-elle touché le seuil de sa demeure et embrassé avec effusion ses habitants accourus à sa rencontre que, elle se précipita dans sa chambre pour prendre le petit Javier dans ses bras.

☼☼☼

La journée, pour ne pas faillir à la tradition en Espagne, avait débuté sous le double signe du soleil et de la chaleur avant de s'assombrir avec l'arrivée d'un orage. Au moment où Miguel faisait un baisemain à Isabella, quelque part en Catalogne, Francesca, debout face à la fenêtre de la chambre de son compagnon, observait le ballet des branches que secouaient les rafales de vent. La lune ce soir-là, restait cachée derrière une épaisse couverture nuageuse. De grosses gouttes de pluie frappaient les vitres. L'amnésique fit une remarque:
:Mendoza: : Une tempête de nord-est caractéristique...
La jeune femme se retourna vers lui. À la fin du dîner, alors qu'ils s'apprêtaient à regagner chacun leur lit, Mendoza l'avait conviée à déguster une bouteille de vin d'Anjou.

62.1.PNG

Francesca éprouvait des sentiments contradictoires. Tout en étant flattée d'être invitée à goûter un cru aussi précieux, elle avait conservé le souvenir de l'effet produit par la dernière bouteille vidée à deux. Il n'était pas question de perdre à nouveau le contrôle d'elle-même.
Fran: ­­Êtes-vous certain de vouloir déguster ce vin ce soir, señor Mendoza?
Grâce aux placards affichés dans toutes les communautés d'Espagne, elle connaissait désormais l'identité du frère innocent. Mais pourquoi sa tête était mise à prix? Ça, elle n'en avait aucune idée...
:Mendoza: : Carpe diem! Qui sait ce que nous réserve l'avenir? Et puis ce cadre n'est-il pas idéal? L'orage qui gronde au-dehors, le plaisir de se trouver en si bonne compagnie?
Fran: Vous avez l'air de vraiment vous y connaître en vin...
:Mendoza: : Oui... cela peut, peut-être, faire remonter mes souvenirs...
Fran: In vino veritas...
:Mendoza: : Et In aqua sanitas. Mais ce n'est pas en buvant de l'eau que nous en saurons plus sur mon passé...
Mendoza saisit la bouteille avec précaution, la déboucha et décanta le nectar dans une carafe avant de l'examiner par transparence à la lueur d'une bougie. L'opération terminée, il se versa une petite quantité de vin qu'il fit rouler entre les parois du verre avant de la mettre en bouche. Les yeux fermés, la tête en arrière, il afficha une expression de pur plaisir que Francesca ne lui connaissait pas. Elle finit par s'enquérir:
Fran: M'auriez-vous oubliée, señor?
Ses paupières s'écartèrent vivement.
:Mendoza: : Ah, Francesca! Je m'assurais seulement qu'il n'avait pas tourné au vinaigre, afin de vous épargner un choc inutile. Je suis heureux de pouvoir vous rassurer sur ce point.
Il posa son verre et remplit celui de sa compagne avant de s'en verser une rasade.
:Mendoza: : Nous allons devoir le boire rapidement.
Fran: Vous ne souhaitez pas l'aérer?
:Mendoza: : Un vin aussi âgé, aux arômes aussi complexes, tourne vite. Après vous.
Il l'invita en privilégiant l'usage du français.
Elle prit son verre, et il s'empressa de l'imiter. Avec un petit rire nerveux, elle avoua:
Fran: Comment dois-je m'y prendre? Certes, ce n'est pas la première fois que je bois du vin, mais jamais il ne m'a été donné de goûter un tel cru.
:Mendoza: : Commençons par trinquer.
Ils firent tinter leurs verres, les yeux dans les yeux, sans une parole.
:Mendoza: : Buvons, à présent. Je vous invite à suivre mon exemple. La pompe qui accompagne la dégustation du vin est largement inutile.
Fran: Je n'ai même pas droit à une petite olive?
Il sourit.
:Mendoza: : Croyez-moi! Le mieux est encore de le tourner dans votre verre, d'en humer les parfums, et d'en boire quelques gouttes, comme ceci...
Mendoza agita son verre, y porta le nez à deux reprises, fit à nouveau tournoyer le liquide, puis y trempa les lèvres...
Francesca l'imita. Elle trouva au vin un goût de... vin, ni plus, ni moins. Elle rougit à l'idée de n'être pas capable d'apprécier ce cadeau qu'il lui faisait.
:Mendoza: : Señorita, ne vous inquiétez pas si vous ne savourez pas immédiatement tout ce que je découvre en buvant cette merveille, si vous n'éprouvez pas le même plaisir que moi. Le vin, à l'instar de bien des expériences rares, nécessite du temps et de l'expérience pour nous offrir tout son potentiel.
Il poursuivit son explication en lui montrant comment faire danser le liquide autour des parois du verre, en humer les parfums et le goûter en aspirant simultanément de l'air.
:Mendoza: : Le vocabulaire de la dégustation est fort recherché. Il est l'expression de l'insuffisance du langage à décrire les arômes et les senteurs.
Fran: Expliquez-moi ce que vous sentez.
:Mendoza: : Je dirais que ce vin caresse le palais à la façon d'un carré de soie au toucher velouté. Une impression due à son âge, le fruit et les tanins ayant subi une lente transformation.
Il s'autorisa une nouvelle gorgée.
:Mendoza: : Je note des parfums d'épices, de truffe, de fleurs fanées, de feuilles d'automne, de terre et de cuir.
Francesca tenta une nouvelle expérience, sans rien découvrir de ce que lui décrivait son compagnon.
:Mendoza: : Nous sommes en présence d'un vin austère et structuré d'une grande finesse, particulièrement long en bouche.
Fran: En quoi est-il différent d'autres crus?
:Mendoza: : En tout. Chaque nouvelle gorgée est porteuse d'une saveur inédite, de caractéristiques inattendues.
Il porta le verre à ses lèvres.
:Mendoza: : Il est d'une complexité si merveilleuse, si équilibrée, que ses saveurs viennent frapper les papilles à tour de rôle. Il possède surtout ce que les Français nomment le goût du terroir, ce souvenir de la terre qui a permis au raisin de se développer. On y retrouve toute la richesse de ces coteaux de la vallée de la Loire.
Mendoza remplit les verres et Francesca s'appliqua à mieux le déguster. Elle le trouva plus doux que les grands crus dont elle avait conservé le souvenir, il en émanait une saveur délicate très plaisante. Elle se prit à vouloir apprendre, un jour, à savourer le vin comme le capitaine.
Tout en buvant, elle sentit sa bouche s'engourdir imperceptiblement tandis qu'un léger picotement de chaleur lui parcourait le ventre. Il lui semblait à présent détecter quelques notes de truffe et de cuir.
Mendoza, qui avait pris place sur le lit à côté d'elle, se leva et entama une ronde pensive à travers la pièce, son verre à la main. Boire un nectar aussi exquis l'avait mis d'excellente humeur, au point de le rendre presque volubile.
:Mendoza: : Je ne sais si vous serez d'accord avec moi, Francesca, mais la situation dans laquelle je me trouve est pleine d'ironie. D'un côté, je sais que je suis le gendre de l'Empereur grâce à la confidence que vous a faite cet Alberto et de l'autre, je dois me cacher car ma tête est mise à prix par mon beau-père! J'ai du faire une chose affreuse pour en arriver là...
Fran: Je ne pense pas avoir affaire à un hors-la-loi. Vous devez être un homme d'honneur.
:Mendoza: : Vous avez des preuves?
Fran: Non... Seulement une certitude absolue. Venez vous asseoir, señor, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant vous un cercle de l'enfer que Dante a oublié...
Il reprit place sur le lit à côté de Francesca. Celle-ci lui raconta une fois de plus comment ils s'étaient rencontrés lorsque l'équipage de la Nao Victoria avait arraché les femmes des griffes du navire Turc. Ensuite, elle retraça pour son auditeur ce qui s'était passé: le naufrage sur les côtes Portugaises, ce qu'avait été le calvaire des survivants et ce qu'il avait fait pour tenter de sauver encore une fois ces pauvres âmes... sans succès. Elle le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d'autant plus frappantes. Elle savait que l'imagination du marin ferait le reste. À la fin de son récit, elle demanda:
Fran: Vous ne vous souvenez vraiment plus de votre compagnon, Alberto?
Il secoua la tête.
:Mendoza: : Que lui est-il arrivé?
Fran: Je vous l'ai déjà raconté. Il a perdu la vie en voulant sauver la mienne... Et ce jeune officier, le capitaine Bazán? Ce nom vous parle?
:Mendoza: : Non... Ça ne me dit rien du tout... La seule chose qui me revienne clairement, c'est moi vous secouant énergiquement dans le phare. Avant cela, je ne me souviens de rien...
Francesca trempa ses lèvres dans son verre. Le hurlement du vent et la pluie qui tambourinait sur les carreaux, la lumière tamisée et le feu qui crépitait dans l'âtre contribuaient à la torpeur délicieuse de la chambre. Elle sentait la chaleur du corps de Mendoza contre le sien.
Elle remarqua qu'il l'observait. Elle n'aurait su dire s'il l'interrogeait des yeux, ou bien s'il était dans l'expectative...
:Mendoza: : Oui, Francesca?
Sa voix était douce.
:Mendoza: : Je sens que vous avez d'autres questions à me poser.
Fran: Oui! J'imagine...
Elle se tut aussitôt, dans l'espoir de rassembler ses pensées vagabondes.
Fran: J'imagine alors que vous n'avez aucun souvenir quant à notre rencontre. D'où vous veniez... ce que vous fîtes...
La phrase était sortie toute seule. Il s'agissait moins d'affirmer une vérité que de meubler un silence embarrassé.
:Mendoza: : C'est le trou noir, effectivement.
Mendoza vida son verre avant de le remplir à nouveau, après avoir resservi Francesca. La carafe était quasiment vide. La jeune femme déposa son gobelet sur la table.
Fran: Je me demande ce qu'il est devenu...
:Mendoza: : Qui? Bazán? Quelle importance?
Elle ne répondit pas. Le capitaine posa sa main sur la sienne.
:Mendoza: : Oubliez-le. Il a agi d'instinct, je ne peux le blâmer pour ça... C'est humain...
Francesca, toujours silencieuse, n'écoutait plus. Les battements de son cœur s'étaient accélérés, sa poitrine se contractait. Un picotement inaccoutumé la parcourut de la tête aux pieds. La paume de Mendoza sur ses doigts était brûlante. Les émotions qui s'étaient emparées d'elle menaçaient de la submerger. Presque inconsciemment, comme mue par une autre volonté que la sienne, elle dégagea sa main et d'un geste lent et délibéré, elle prit celle de son compagnon et la plaça sur son genou.
Le marin se tétanisa. Il la sonda du regard, le reflet dansant du feu dessinant des échardes argentées dans ses yeux. Le Catalan se savait marié à une autre mais étant donné qu'il n'avait pas touché une femme depuis belle lurette, il ne pouvait se retenir de regarder sa jeune compagne, qui à son tour, ne cessa de lui envoyer des regards aux mille mots.
Toujours aussi lentement et délibérément, elle guida sa main sous sa robe.
L'horloge du temps se figea. À cet instant, il se tourna vers elle si soudainement que son verre lui échappa et vola en éclats sur le parquet. Puis, lui agrippant d'une main l'intérieur de la cuisse, il saisit le devant de la robe avec une telle brusquerie qu'il en arracha l'unique bouton et lui écrasa les lèvres des siennes... Puis, tout aussi subitement, il recula. Avant qu'elle ait pu comprendre ce qui lui arrivait, il s'était levé d'un mouvement souple et s'employait à ramasser les morceaux de verre dont il se débarrassait dans la corbeille d'une main qui tremblait légèrement. Francesca, hébétée, la tête vide, l'observait.
:Mendoza: : Je suis infiniment désolé, señorita. J'ai bien peur d'avoir abîmé votre robe.
Et elle, tétanisée, ne retrouvait toujours pas la parole.
:Mendoza: : Vous devez me comprendre. Je suis un homme, vous êtes une femme... Je vous porte davantage d'affection que n'importe qui d'autre en ce bas monde... Mais avec ce que vous m'avez appris, je sais que je ne suis pas libre...
Tout en parlant, il continuait de ramasser les débris du verre. Elle retrouva enfin sa voix.
Fran: Pas tant de discours.
Il s'immobilisa, debout entre la table et le feu qui se mourait dans la cheminée, le visage cramoisi.
:Mendoza: : Même si pour le moment, je n'ai aucun souvenir de ma vie maritale, il me semble que mon statut nous empêche de laisser libre cours à des sentiments que nous pourrions...
Fran: Je vous ai demandé de vous taire!
Les mots se figèrent dans la gorge de Mendoza qui la regardait, raide comme un piquet. Francesca se leva. À la confusion et à la gêne succédèrent l'humiliation et la colère. Elle se planta devant lui, tremblant de tous ses membres.
:Mendoza: : Francesca...
D'un violent revers de la main, elle fit voler le second verre, posé sur la table, qui s'écrasa contre la paroi de l'âtre.
Fran: Ramassez donc les morceaux de celui-ci aussi, tant que vous y êtes.
L'instant suivant, elle gagnait la porte à grandes enjambées et l'ouvrait à la volée. Il tenta de l'arrêter:
:Mendoza: : Attendez! Ne partez...
La porte, en claquant rageusement dans le silence de la nuit, l'empêcha d'achever sa phrase tandis que la jeune femme regagnait sa chambre en courant.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 22 mars 2019, 09:55, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Eh bien ! Quel final !
Je croyais que le vin réjouissait le cœur de l’homme...
Mais c’est la musique qui adoucit les mœurs !
Mendoza a réussi à résister...

Petite erreur à corriger : « Esteban, occupé à RÉGLER la note »

Bravo pour les belles descriptions des paysages, des ambiances et des sentiments.
Je pense qu’avec un vin de Bourgogne, il aurait retrouvé la mémoire !
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Prenant le temps de réfléchir sur ce qui venait de se produire, Mendoza s'était allongé. Dehors, le cri perçant d'un freux qui s'envolait d'un buisson le tira de son amère songerie. Il se redressa soudainement, se glissa hors du lit, enfila prestement ses bottes et s'élança à son tour dans le couloir. Il se figea devant la porte de la jeune femme, hésita un instant, et frappa.
:Mendoza: : Francesca? Ouvrez-moi, je vous prie.
Personne ne répondit. Elle ne dormait certainement pas: elle lui avait dit que, depuis quelques années, elle ne s'était pas couchée une seule fois avant deux heures du matin.
Il tambourina encore.
:Mendoza: : Francesca. Je suis absolument désolé de ce qui s'est passé, mais l'heure n'est pas aux réactions mélodramatiques. Je...
Il fut interrompu par une tempête de cris au rez-de-chaussée, une cacophonie de hurlements auxquels se mêmaient des bruits de chaises renversées, de verres brisés, de pieds martelant le parquet. Les consommateurs de l'auberge devaient être bien avinés ce soir...
Le marin en profita pour frapper de plus belle. La porte non verrouillée céda sous la pression de son poing.
:Mendoza: : Francesca?... C'est Mendoza.
La pièce était vide, le lit intact. Il entra, curieux malgré lui. Il n'avait jamais pénétré dans aucune des chambres de la jeune femme. Il régnait à l'intérieur un ordre méticuleux. Pendant quelques instants, le capitaine se demanda si elle logeait ici, lorsqu'il aperçut un petit tas de noyaux d'olives disposés dans un récipient sur la table. Attendri, il s'en approcha. Machinalement, ses yeux se posèrent sur une feuille, qui traînait là, et furent arrêtés par son nom, bien visible car écrit en caractères gras. Se saisissant du papier, il commença à lire:

Mercredi 20 mai 1545, Labruja (Portugal).
À mesure que nous approchons de la frontière qui sépare le Portugal de l'Espagne et que nous franchirons probablement demain, le capitaine est toujours mitigé en ce qui concerne ce pèlerinage. Il a l'air de plus en plus nerveux et me dit qu'il ne sait pas pourquoi. Pourtant, il m'a promis de m'accompagner jusqu'au bout... J'essaye de le faire sortir de sa coquille mais il est aussi taciturne que le jour de notre rencontre. Je m'interroge sur son amnésie. A-t-il vraiment perdu la mémoire? Je ne suis pas sûre qu'il soit totalement franc avec moi, mais je préfère ne pas le pousser dans ses retranchements...

Jeudi 21 mai 1545, Tui (Espagne).
Aujourd'hui, confronté à la découverte des affiches concernant le capitaine, nous avons été dans l'obligation de fausser compagnie aux autres voyageurs. Maintenant, je connais son nom. (Il ne me l'avait jamais dit, Alberto non plus).
Qu'a-t-il pu bien faire pour être recherché? Je l'ignore mais il est probable que JUAN-CARLOS MENDOZA va retourner sur ses pas pour aller se cacher au Portugal. Rester en Espagne, c'est comme se jeter dans la gueule du loup.
Comment dois-je réagir? Est-ce que je voyage avec un criminel depuis tout ce temps? Je n'ai constaté chez lui aucun signe qui va dans ce sens... c'est même tout le contraire. Dans ce cas, dois-je le livrer aux gens d'armes? Notre relation s'est construite sur le décorum, l'étiquette et la confiance. Que faire? Dois-je lui dire que la destination finale de son voyage était Barcelone? (Je le suppose car Bazán devait s'y rendre). Dois-je lui rappeler qu'il est le gendre de l'Empereur? Le roi ne lui veut probablement aucun mal... Il doit vouloir seulement le retrouver. Depuis combien de temps est-il sur les routes?
Je lui expliquerai mon point de vue demain. Et s'il faut le remettre aux autorités, je le ferai mais pas maintenant... Plus tard, quand je l'aurai convaincu de me raccompagner chez moi, à Portbou, en Catalogne...


Mendoza resta longtemps hypnotisé par les derniers mots qu'il venait de lire. En bas, le vacarme était à son comble. Il entendit pourtant la porte se refermer, quelqu'un prendre une longue respiration derrière lui. Le marin se tourna. Francesca se tenait dos à la porte, encore vêtue de sa robe malmenée, sur laquelle elle avait passé une chaisne pour se rendre aux cuisines. Elle était en train de sortir de sa poche un petit sac contenant des olives lorsqu'elle aperçut la feuille entre ses mains. Aussitôt, elle se raidit.
Pendant quelques instants, ils se contentèrent de se regarder. Lentement le sac retomba dans la poche. Le capitaine se sentait plus abattu que furieux. L'accumulation des chocs avait émoussé sa capacité à s'émouvoir.
:Mendoza: : Ma foi, on dirait que je ne suis pas le seul à avoir des secrets, ici. Seulement, je ne dissimule pas les miens intentionnellement...
La jeune femme lui rendit son regard, le visage blême.
Fran: C'est dans votre habitude de vous introduire chez les gens pour fouiller dans leurs affaires?
Le Catalan sourit froidement. Il posa la feuille manuscrite sur la table et lui donna une chiquenaude.
:Mendoza: : Désolé, mais ceci n'est pas très satisfaisant. Se jeter ne prend qu'un "t". Je ne vous donnerai pas de bon point ce soir.
Il avança vers la porte dont elle barrait toujours l'accès.
:Mendoza: : Juste une chose: je vais me répéter mais sachez que mon amnésie n'est pas feinte... Avant de voir ceci, j'ignorais encore où je vivais... Maintenant, je sais où je dois me rendre. Laissez-moi passer, Francesca.
Elle hésita, baissa les yeux, mais ne bougea pas.
Fran: Attendez.
:Mendoza: : Je vous ai demandé de me laisser passer.
Elle désigna un tiroir du menton.
Fran: Pas avant que vous n'ayez lu le reste... Enfin, le début, devrai-je dire.
Une bouffée de rage l'envahit et il leva la main pour la pousser. Puis, se maîtrisant, il la laissa retomber.
:Mendoza: : J'en ai lu plus qu'assez. Écartez-vous!
Fran: Lisez l'intégralité. Après vous pourrez partir.
Francesca se mordit les lèvres, fermement campée sur ses pieds. Il soutint son regard pendant une minute ou deux. Puis il haussa les épaules et alla chercher le préquel des réflexions de la jeune diariste, notées dans un carnet, tenu de façon plus ou moins régulière. Il entama la lecture du texte rédigé quatre mois plus tôt:

Lundi 11 mai 1545, Carregado (Portugal).
Ce matin, c'était le premier jour des Rogations et à ma grande surprise, jai vu sortir le capitaine du monastère. Je ne regardais pas spécialement le portail latéral sud, pourtant je vis distinctement sa silhouette parmi la foule et me suis souvenue irrésistiblement le moment où je l'avais vue pour la dernière fois. C'était dans cette barque, alors que nous venions de traverser le Tage. Pendant que j'arrimais l'embarcation, il me regardait avec des yeux qui révélaient un cœur débordant de gratitude. Un cœur aux émotions duquel j'avais part. Comme j'étais devenue proche du capitaine courage à cet instant! Puis j'étais partie chercher de l'aide... En revenant, l'esquif avait disparu. Que s'était-il produit dans l'intervalle qui fût de nature à changer mon regard sur lui? Et pourtant, que nous étions éloignés à présent, à quel point nous étions détachés l'un de l'autre! Tellement détachés que je ne m'attendais pas à ce qu'il vînt me parler. Intérieurement, je me disais:
"Se souvient-il encore de moi? Il est resté enfermé pendant trois mois entiers, et il m'a complètement oublié, j'en jurerais"...
Je ne fus donc pas surprise quand, sans me regarder, il alla de l'autre côté de la rue. Plusieurs hommes se mirent à converser avec lui.
À peine eus-je vu que son attention s'était fixée sur ces inconnus et que je pouvais le contempler sans risque d'être observée que mes yeux furent attirés malgré moi vers son visage. Je n'exerçais plus aucun empire sur mes paupières car elles se soulevaient d'elles-mêmes et mes prunelles se fixaient sur lui. Je le dévorais du regard et j'en éprouvais un plaisir intense... un plaisir précieux et en même temps poignant; de l'or pur, mais avec une pointe acéré de souffrance; un plaisir comme pourrait en éprouver l'homme mourant de soif, qui sait que le puits vers lequel il s'est traîné est empoisonné, mais qui se penche pourtant et avale de grisantes gorgées d'eau.
Comme il est vrai que "la beauté réside dans le regard de qui la contemple". Le visage sans éclat du señor à la cape bleue, son front sévère, ses sourcils noirs et épais, ses traits marqués, sa bouche ferme et pleine de décision, d'énergie, de volonté, il n'y avait dans tout cela, d'après les règles, aucune douceur, mais ces traits possédaient pour moi bien plus. Ils étaient empreints d'un intérêt, d'une influence qui me subjuguaient complètement, qui me privaient de tout pouvoir sur mes propres sentiments pour les livrer au capitaine. Je n'avais pas voulu l'aimer. Qui sait quel rude effort j'avais fourni pour extirper de mon âme les germes d'amour que j'y avais décelés. Et voilà qu'à la première vision nouvelle que j'avais de lui, ces germes reprenaient vie spontanément, plus jeunes et vigoureux que jamais! Il me forçait à l'aimer sans même me regarder.
Sachant qu'il ne se souvenait de rien suite au coup reçu à la tempe, (la balle n'avait fait que "glisser" sur son crâne), je me décidais encore à le suivre pour l'aider. Après tout, je lui avait fait une promesse en lui disant qu'il retrouverait les siens... Mais il faudra que j'étouffe mes espérances, il faudra que je me souvienne qu'il ne peut guère se soucier de moi. Il faudra donc que je me répète sans cesse que nous sommes à tout jamais séparés... et cependant, tant que je vivrai et que je penserai, je ne pourrais faire autrement que de l'aimer en secret...
Je rejoignis alors le groupe...

Mardi 19 mai 1545, paroisse de Coronado (Portugal).
Je suis seule, près du feu, retenue dans ma chambre par une fraîcheur très piquante survenue dans la nuit. Puisque je n'ai rien de mieux à faire, que je suis incapable en ce moment de me livrer à aucune étude suivie, il faut que je m'amuse à réfléchir sur ma position actuelle, sur l'état de mon cœur, dans cette époque de ma vie…
Depuis la fuite du monastère des Hiéronymites, le señor et moi-même nous sommes joints aux errants de Dieu qui s'en allaient vers la lointaine Galice. Bien que réticent au début, le groupe s'est rapidement habitué à ma présence. D’une façon générale, ni l’Église ni les hommes n’encourageaient les femmes à courir les routes, par crainte de débordements contraires à la morale... Mais les pèlerins sont ma seule chance de subsister. N'ayant pas un liard en poche, le capitaine et moi pouvons vivre de charité grâce à eux. Après neuf jours de marche, je ne sais que penser de lui. Son attrait pour le vin ne fait que croître, et il en parle comme le ferait un vigneron, avec un vocabulaire spécifique, ce qui sous-entend qu'il est peut-être plus qu'un simple marin. Nous ne discutons quasiment que de cela quand nous marchons. Il semblerait qu'il se soit pris d'affection pour moi et je recommence à nourrir des espoirs que je n'ai pas le droit de concevoir. Mais qu'y a-t-il de plus impétueux que la jeunesse? De plus aveugle que l'inexpérience? Celles-ci m'affirment que c'est déjà un plaisir suffisant d'avoir le privilège d'être à ses côtés, qu'il me regarde ou non. Elles ajoutent:
"Hâte-toi! Hâte-toi! Sois avec lui tant que tu le peux encore... Mais dans quelques jours, dans quelques semaines au plus, tu seras séparée de lui pour toujours!"
Je dois maintenant étouffer une douleur naissante, créature difforme que je ne peux me résoudre à reconnaître et à nourrir. Le capitaine Courage ne répondra-t-il donc jamais à mes questions? Je crois entendre ses pleurs me parvenir, à travers sa porte verrouillée. Quelles souffrances endure-t-il donc, et pourquoi refuse-t-il que je l'aide?
Cette nuit, je dois résolument fermer les yeux du côté de l'avenir. Je dois me boucher les oreilles pour ne pas entendre la voix qui m'avertit sans cesse de la séparation prochaine et des chagrins imminents...
Demain, nous poursuivrons notre route vers Compostelle...


Francesca tira de sa poche un autre papier.
Fran: Et voici la fin.
Le capitaine parcourut la courte note.

Vendredi 22 mai 1545, Arbo (Espagne).
Contre toute attente, Mendoza a accepté de me suivre jusqu'à Portbou.
Que Dieu me pardonne d'avoir eu ce genre de pensées. Elles sont indignes d'un bon chrétien. Un rai de lumière a traversé l'obscurité dans laquelle je me débattais. Après ce qu'il a fait pour toutes ces femmes, pour moi, je ne peux me résoudre à faire ce que j'avais prévu... Ce sera donc la dernière fois que je livre mes impressions sur lui. Ma conscience m'interdit de continuer. Une chose est sûre: cet homme a un bon fond et je ne peux pas à la fois l'aimer et m'en méfier...


Mendoza tira la chaise qui se trouvait devant la table et s'assit, sans lâcher le papier qui crissait entre ses doigts. Sa colère s'était dissipée, mais il se sentait animé de sentiments confus et contradictoires.
Pendant un moment interminable, personne ne dit mot. Le marin entendait au loin le grondement étouffé des vagues puis il leva les yeux vers la jeune femme.
Fran: C'était une idée comme ça. Vous étiez un homme si mystérieux à bord de la Nao Victoria... et vous l'êtes encore. Vous êtes si imprévisible et les gens imprévisibles me rendent nerveuse. Je gardais donc un œil sur vous et je l'écrivais dans mon journal.
Elle s'interrompit, attendant une réaction qui ne vint pas.
Fran: Puis, petit à petit, l'idée a commencé à me déplaire au plus haut point.
Elle soupira profondément et sa voix s'enroua.
Fran: Depuis le départ de Lisbonne... Je ne sais pas...
Elle secoua la tête.
Fran: En écrivant ça... J'ai compris que je ne pouvais pas continuer. Je vous aime, Mendoza.
Elle se tut brusquement, regardant le sol. Malgré ses efforts pour se maîtriser, son menton trembla. Une larme perla sur son visage, laissant une traînée irrégulière sur sa joue.
Le capitaine se précipita vers elle pour la rassurer. Il posa les mains sur sa taille tandis qu'elle murmurait:
Fran: Señor, je suis vraiment désolée.
:Mendoza: : Ce n'est pas grave.
Une seconde larme roula sur sa joue. Il se pencha pour l'essuyer, mais elle leva la tête au même moment et leurs lèvres se rencontrèrent de nouveau.

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La jeune femme l'agrippa par le col de sa cape. Le capitaine hésita un instant, mais lorsqu'elle l'enlaça et caressa sa nuque, il sentit la pression de son corps, de ses seins, de ses hanches. Il glissa sa main sous sa robe et cette fois, remonta le long de sa cuisse en l'embrassant avec passion.

☼☼☼

Le surlendemain, à l'heure des vêpres, Jesabel, le cœur battant, attendait le moment où, pour jamais, elle serait unie à l'homme qu'elle aimait et qui était entré dans sa vie de la façon la plus discrète possible. C'était il y a plus de dix ans, le jour de la fête de la Toussaint. Mais en ce temps-là, elle était déjà promise à un autre...
Quand elle avait donné sa main à Tao, elle pensait qu'on allait célébrer leurs fiançailles et imaginait les noces fastueuses qui seraient celles de la fille unique du couple que formaient Luis et Carmina.
Et voilà que rien ne ressemblait à ses rêves d'enfance, que rien ne serait même conforme à la tradition. Il n'y aurait pas de grand souper pour la remise de l'anneau, symbole de l'engagement, et pas d'échange de cadeaux. Des jeunes gens ne viendraient pas tendre, devant l'hacienda, le ruban ou la guirlande de fleurs cependant que l'un d'eux, le plus beau, viendrait lui offrir un bouquet, après quoi le naacal pourrait rompre le fragile obstacle. Il n'y aurait pas de cavalcade de dames pour escorter la mariée jusqu'au monastère tandis que, près du Baptistère, les trompettes sonneraient le triomphe de l'amour. Il n'y aurait pas de grand banquet au son de la musique, pas de bal, pas de noix jetées sur le dallage près de la chambre nuptiale pour empêcher que l'on entende ce qui s'y passait, pas de plaisanteries, pas de rires, pas de chante-fables pour égayer la société, pas de romances...
Et tout ça à cause des origines du futur marié. Les appels à l'éradication de cette culture "exogène" par la toute puissante Église catholique étaient devenus permanents. Un curé extrémiste, pourtant Morisque lui aussi, le père Torrijos, recommandait ainsi qu'on interdise le mariage des "nouveaux chrétiens" pour les empêcher de procréer. Un autre religieux, le bénédictin Pedro Ponce de León, conseillait tout simplement aux autorités d'envoyer aux galères tous les hommes Marranes dont l'âge se situait entre dix-huit et quarante ans. Mais les plus radicaux étaient sans aucun doute les évêques de Segorbe et de Séville qui proposaient ni plus ni moins que leur castration. L'Empereur Charles avait refusé de suivre les recommandations très peu catholiques de son clergé. Cette main d'œuvre laborieuse et sérieuse était très prisée par l'aristocratie Espagnole qui s'opposait fermement à leur expulsion.
Tout allait donc se passer dans la grande demeure de Miguel, de nuit, et comme en secret pour que les gens de la cour royale ignorent ce mariage qui pouvait offenser leurs amitiés avec l'hidalgo. Et puis Tao était pressé. Il aimait trop Jesabel pour accepter qu'aucun autre homme, jamais, ne pourrait la lui prendre...
Depuis une heure, enfermée dans sa chambre, la future mariée était livrée aux soins des femmes. Isabella, le visage hermétique, et Carmina dont les doigts tremblaient d'excitation l'avaient revêtue d'une grande robe de satin blanc. Dans la masse de ses cheveux, haut coiffés, elles avaient tressé une fine guirlande d'or et, au bord du décolleté, entre les seins, l'aventurière avait agrafé une chimère aux yeux d'émeraudes dont les ailes étendues étaient diaprées des mêmes pierres. Tout à l'heure, elles poseraient sur la tête le grand voile que l'on avait fait bénir le matin même au monastère voisin, selon la règle...
Jesabel se laissa aller à la joie d'être bientôt à Tao. Mais, à mesure que l'heure en approchait, son cœur battait sur un rythme plus rapide...
Elle rêvait, debout auprès d'une fenêtre d'où l'on découvrait le jardin et, plus bas, la vallée entièrement étendue comme un tapis gris et rose. Le soleil s'était couché dans une gloire pourpre annonciatrice de vent dont il demeurait un reflet aux toits de la petite église Saint-Jean-Baptiste de Sant Joan Despí qui couronnait la colline. C'était dans sa chapelle qu'à la nuit close Jesabel et Tao seraient mariés par le vénérable père Marco, appelé au village pour la circonstance...
Longtemps, elle resta là, regardant mourir le jour et la nuit envahir peu à peu le merveilleux tableau ne laissant plus visibles que des points lumineux, feux sur les remparts ou lumières diverses. Ils composaient un prolongement du ciel où s'allumaient quelques étoiles. Ce soir qui tombait tirait un rideau sur ces jours d'attente et, demain, quand reviendrait le jour, il éclairerait un être nouveau, né de la mystérieuse magie de l'amour.
Comme la plupart des filles de son temps, Jesabel savait que ce n'était pas la bénédiction nuptiale qui faisait éclore la femme mais l'union de deux corps et que cette union, au début tout au moins, pouvait être douloureuse, insupportable parfois quand l'acte d'amour devenait brutal. Mais elle ne craignait rien de semblable de la part d'un homme qui l'aimait et auquel elle était heureuse de s'offrir puisqu'il lui avait suffi d'un baiser pour la conquérir.
L'entrée, silencieuse pourtant, de Carmina, vint mettre fin à sa rêverie. Sa mère apportait avec elle le voile dont elle enveloppa la jeune femme, et une grande mante noire à capuchon sous laquelle disparut la robe brillante.
Carmina: C'est l'heure! Viens, on nous attend...
Puis, brusquement, elle saisit Jesabel aux épaules et l'embrassa avec une grande tendresse.
Carmina: J'espère que tu seras heureuse, ma fille, et surtout que tu le seras longtemps.
Jesabel: Je n'ai jamais été aussi comblée, maman! Tao n'a-t-il pas tout ce qu'il faut pour assurer ce bonheur?
Carmina ne répondit pas, se contentant d'ouvrir la porte devant son enfant. Treize silhouettes noires, celle de Luis; de Tao et de son témoin, Estéban; de Zia; d'Isabella et de ses quatre aînés ainsi que Miguel et Catalina, accompagnés de leur deux filles, attendaient sous le portique d'entrée. Domingo et Javier, trop petits pour assister à la cérémonie, resteraient à l'hacienda, sous la garde de Miranda. Quand les deux femmes les rejoignirent, le jardinier prit la main de sa fille et se dirigea vers l'entrée des jardins plongés dans l'obscurité. Aucune lumière n'éclairait le chemin mais la nuit n'était pas trop sombre et permettait de se déplacer sans accidents.
Franchies les limites de la propriété, on trouva vite le sentier qui montait à l'église Saint-Jean-Baptiste. Aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne alentour était silencieuse comme si elle retenait son souffle. On n'entendait ni le vol d'un oiseau, ni l'aboiement d'un chien, ni le passage dans l'herbe d'un des nombreux habitants des champs. Dans les amples manteaux qui les recouvraient, les quinze promeneurs ressemblaient à une théorie de fantômes... Jesabel, elle, se déplaçait comme dans un rêve...
Comme dans un rêve, elle vit s'ouvrir la porte de la petite chapelle à peine éclairée par un gros cierge posé à terre dans un chandelier d'argent et par deux bougies à chaque bout de la vieille pierre d'autel recouverte d'une nappe immaculée. Il faisait sombre et froid. Aucun apparat pour cette messe nocturne, seuls les vases sacrés étaient de précieuses pièces d'orfèvrerie et la chasuble du père Marco, qui allait officier, était plus dorée encore que la robe de la mariée.
Comme dans un rêve, elle entendit se dérouler le rituel, elle offrit sa main au lourd anneau d'or qu'y passa le naacal. Les paroles du prêtre et les reniflements de Carmina qui se laissait aller à pleurer troublaient seuls le silence où s'enveloppait le couvent. La réalité revint avec, au sortir de l'église, le retour vers l'hacienda au bras de Tao et le visage crispé de Luis quand, à l'instant de monter, avec Carmina et Isabella, vers la chambre préparée pour la nuit de noces, Jesabel offrit son front à son baiser et à sa bénédiction... À l'instant où sa fille le quittait pour rejoindre non son lit de jeune fille mais celui d'un homme, le jardinier, pâle jusqu'aux lèvres, avait la figure d'un martyr dans les tourments. Mais quelles tortures pouvaient être pires que ce qu'il éprouvait?
À l'humiliation d'avoir dû renoncer au mariage prévu de longue date avec Ramon, se joignait une dévorante jalousie. À cet instant, Luis avait envie de tuer ce jeune homme trop séduisant qui n'avait eu besoin que d'un moment pour conquérir le cœur de Jesabel et qui, à présent, avait le droit d'entrer en maître dans sa chambre et de posséder son corps.
Parce ce qu'il était honnête, il se demanda si tous les pères éprouvaient cet affreux sentiment de frustration, cette douloureuse tension charnelle? Les souvenirs qu'il gardait d'autres épousailles lui répondirent par la négative et il eut honte des pensées qui l'avaient envahi, des images que son imagination enfiévrée lui avait montrées.
Cette nuit-là, le sage Luis but un peu plus que de raison en attendant le jour. Pendant ce temps, dans la grande chambre d'apparat doucement chauffée, parfumée et ornée de fleurs et de feuillages, Isabella et Carmina préparaient Jesabel pour la nuit. Elles défirent l'édifice compliqué de sa coiffure puis peignèrent, brossèrent, lustrèrent ses longs cheveux blonds jusqu'à ce qu'ils fussent aussi brillants, aussi doux que du satin. Elles la dépouillèrent de ses bijoux, de sa robe somptueuse, de son linge, massèrent doucement son corps et ses jambes d'une huile légère et parfumée qui sentait la forêt et l'herbe fraîchement coupée. Puis, la prenant chacun par une main, elles la conduisirent nue jusqu'au grand lit à colonnes drapé de velours pourpres à crépine d'or qui, massif comme un autel de sacrifices, occupait tout le centre de la pièce.
Elles l'étendirent entre les draps soyeux que l'on avait bassinés après avoir étalé, sur l'oreiller, ses cheveux en une claire et brillante auréole. Puis Carmina alluma la veilleuse du chevet, embrassa sa fille sur le front et ferma les rideaux du lit avant de se retirer avec Isabella qui chantonnait...
Le son de sa voix s'éteignit peu à peu et Jesabel, le cœur battant follement dans la poitrine, demeura seule dans la lueur rougeoyante de la veilleuse...
Elle n'eut pas longtemps à attendre. Il y eut le léger grincement de la porte, un bruit de pas atténué par les tapis, enfin le glissement des rideaux écartés à deux mains. Jesabel ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt ne voulant perdre aucune image de cette nuit unique. Elle vit Tao. Debout auprès du lit, les mains encore accrochées aux courtines de velours, il la regardait et ses yeux étincelaient dans son visage bronzé. À l'exception d'un court caleçon blanc, il était nu et la flamme vacillante de la lampe à huile faisait vivre les muscles puissants mais sans lourdeur de ses cuisses, de sa poitrine imberbe, et de ses bras.

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Fascinée, Jesabel le regardait, pensant qu'il était plus beau encore que le David de Michel-Ange installé devant le Palazzo Vecchio à Florence mais, déjà, le naacal avait saisi le drap et la couverture et d'un geste vif les rejetait au pied du lit... Les joues soudain brûlantes, Jesabel referma les yeux attendant qu'il parlât, qu'il dît quelque chose, n'importe quoi, qu'il fît un geste mais Tao ne se pressait pas. Il avait pris la veilleuse et l'élevait au-dessus du corps nerveusement raidi de la jeune femme. Il vit qu'elle tremblait et sourit:
:Tao: : De quoi as-tu peur? Ton miroir ne t'a-t-il jamais dit que tu étais belle?... Si belle!... Si douce!...
Il reposait la veilleuse et, se laissant tomber à genoux, posa ses lèvres sur le ventre de Jesabel qu'un long frisson parcourut. Il le sentit et eut un rire léger:
:Tao: : Bel instrument!
Enveloppant d'une longue caresse la peau frémissante, il murmura:
:Tao: : Quel merveilleux chant d'amour je vais pouvoir jouer sur toi...
Sans quitter sa pose agenouillée, il couvrit tout son corps de baisers légers, mordillant doucement le lobe de son oreille pendant que ses mains exploraient les courbes des hanches, les plans soyeux du ventre tendu. Sa bouche suivait ses mains. Les yeux grands ouverts, le cœur affolé, Jesabel sentait s'éveiller en elle une tempête, une ardeur dont elle ignorait qu'elle fût capable... Tout son corps criait vers cet homme qui jouait en effet de lui comme d'un instrument, en arrachait des soupirs, des plaintes douces, qui appelaient elle ne savait encore quel accomplissement... Enfin, le naacal glissa sur elle, l'enferma dans ses bras et prit sa bouche qu'il fouilla d'un baiser dévorant sous lequel elle défaillit... Son corps se tendit, s'arqua comme s'il voulait échapper au poids qu'on lui imposait mais sans brutalité, Tao maîtrisa sa révolte et, soudain, elle sentit une brève, une légère douleur dont il étouffa le cri sous un baiser. Un moment, Tao resta immobile puis, les mains noyées dans les flots soyeux de sa chevelure dont le parfum l'enivrait, il commença doucement, tout doucement sa danse d'amour à laquelle bientôt Jesabel s'accorda passionnément... La vague brûlante les emporta puis retomba, les laissant haletants, naufragés sur la plage froissée des draps... Mais les bras de Tao ne desserrèrent pas leur étreinte...
Cet être neuf qu'il venait d'éveiller à l'amour venait de lui offrir sans le savoir la plus bouleversante des révélations: celle des profondeurs inattendues de son cœur. Il avait cru aimer Jesabel comme il avait déjà aimé chastement Maïna et Indali. Cette fois, le chasseur était pris à son propre piège et, de ce piège, il n'avait aucune intention de s'en éloigner.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 08 juin 2019, 01:00, modifié 3 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Très beau. Comme toujours.

Quelques corrections (toutes dans le meme passage) : lettre du 11 mai.
Je me suis rappelé (et non « rappeler »)
Je l’avais vu (sans -e, si c’est l’homme ou avec -e si c’est la silhouette)
Qu’il retrouverait les siens (et non « retrouvera »)
Je ne pourrai (sans -s final : futur et non conditionnel)
Je rejoigniS le groupe (et non « rejoignit »)
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

yupanqui a écrit : 03 avr. 2019, 23:21 Très beau. Comme toujours.
Merci!
yupanqui a écrit : 03 avr. 2019, 23:21 Quelques corrections (toutes dans le meme passage) : lettre du 11 mai.
Je me suis rappelé (et non « rappeler »)
Pour finir, j'ai ajouté un "e", vu que c'est Francesca.
yupanqui a écrit : 03 avr. 2019, 23:21 Je l’avais vu (sans -e, si c’est l’homme ou avec -e si c’est la silhouette)
C'est la silhouette...
yupanqui a écrit : 03 avr. 2019, 23:21 Je ne pourrai (sans -s final : futur et non conditionnel)
Si, si, c'est bien du conditionnel présent donc je garde mon "s" à la fin! :tongue:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Je me suis rappelé est sans -e final car c’est avec un COI.
J’ai rappelé à moi.
Même si c’est une femme.
Ce n’est pas comme « je me suis fatiguée » ou « je me suis trompée »

Bon. C’est pas grave.
L’essentiel est le récit.
Mais puisque tu as pris le risque de me demander de corriger... :tongue:
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