Suite.
Deux jours plus tard, sur les deux rives de la Manche, stationnaient constamment de nombreux lamaneurs. Ces relais échelonnés devaient, à l’instar des maîtres de poste, se passer, avec une fidélité scrupuleuse, les flottilles marchandes de main en main. Tel pilote prenait les vaisseaux sur la côte de Flandre et les conduisait soit à Folkestone, Douvres ou Ramsgate. Tel autre les ramenait le long de la côte d’Angleterre, au nord des bancs de Yarmouth.
Muni de patentes brutes, le galion arriva à l'embouchure de la Tamise avec Londres pour destination. Mais dans l'univers maritime où les maladies sévissaient à l’état endémique, la quarantaine immobilisa le navire, l'équipage et les marchandises. Le vaisseau suspecté de véhiculer un genre de peste, dut d'abord purger ce confinement à Stendgate-creeck, sur l'île de Sheppey, à soixante miles de la capitale.
☼☼☼
C'était le temps des fièvres récurrentes. La peste faisait rage à Marseille et dans certains ports de la façade Atlantique. Aucun pays ne fut épargné. Le galion anglais avait mouillé à divers endroit et le mal s'y était invité. Il ne frappait pas que dans la cale des navires mais se propageait partout, notamment dans les prisons, un terrain d'élection tant les cachots malsains et crasseux étaient infestés par les poux.
À chaque départ, rats et puces embarquèrent donc en même temps que l'équipage pour la suite du voyage. La mer sur laquelle naviguait le voilier était le berceau des brumes et de la pestilence engendrée par elles. Cette insalubrité, avivée par la douceur de l'automne, s'insinua à bord, fit pénétrer l'haleine d'un mal inconnu dans le moindre recoin et, avant la venue de l'hiver, transforma le navire en hôpital flottant.
Les carences alimentaires et les rhumes mal soignés avaient prédisposé la plupart des hommes à être contaminés: sur les vingt-huit, plus de la moitié se retrouvèrent alités et un marin venait de succomber après une forte fièvre. D'épaisses peaux blanches qui s'étaient reformées au fond de sa gorge au fur et à mesure qu'on les crevait l'avaient empêché de respirer... Il avait crié, suffoqué et avait fini par périr étouffé dans d'atroces douleurs. Ne sachant pas précisément où ce matelot avait pu être infecté, le barbier-chirurgien estima que la période d'incubation se situait entre une et trois semaines.
Du fait des variations inter-individus, ces cycles étaient toujours sous la forme d'intervalles.
Cela assujettit le
Trinity Gilbert, arrivant sur les côtes Anglaises après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-huit jours. Le navire se vit attribuer un mouillage et fut aussitôt visité par les intendants de santé qui prirent connaissance des patentes et repérèrent les hommes les plus souffrants. Ils donnèrent le choix à l'équipage de rester à bord ou d'être conduits au lazaret. Tous choisirent la seconde option car l’espace étroit et sombre de la cale, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, leur firent préférer le sanitat, à tout risque.
Le site avait trois portes principales : deux qui donnaient sur la rade avec le débarcadère, et l'autre, située au sud, qu'on appelait
"la grille", donnait vers le faubourg de Blue Town. À côté de
"la grille" se trouvait le logement des concierges et la
"chambre aux parfums" où étaient désinfectés par fumigation documents et courrier.
L'établissement était divisé en deux parties : le Grand Enclos, dont les bâtiments accueillaient équipages, passagers et marchandises de navires
"sous patentes nettes", c'est à dire provenant d’un pays sain, tandis que le Petit Enclos était réservé à ceux
"sous patentes brutes", autrement dit provenant d’un pays contaminé. Le Grand Enclos, subdivisé en quatre parties avec
"galeries de passagers", permettait d’accueillir une trentaine de malades en chambres séparées. Trois autres enclos disposant de dix-huit chambres étaient réservés aux personnes saines et aux marchandises en purge. Il possédait une chapelle, un hôpital et un parloir. Chaque enclos était équipé d'une fontaine ou un puits, d'un lavoir, d'un cimetière et de
"chambres de correction" pour les quarantenaires en état d’arrestation. Il y avait aussi des entrepôts immenses et des séchoirs pour les marchandises en attente. Une double enceinte de murs très élevés le clôturait.
Les navires sous patentes brutes ou susceptibles de présenter un danger, comme le
Trinity Gilbert, devaient d'abord mouiller dans le petit port de l'île, où les documents portuaires étaient remis aux autorités. Puis la quarantaine s'effectuait au sanitat lui-même. La première moitié du confinement se passait dans le logement attribué. Pendant l'autre moitié, il était permis aux patients de se promener dans les avenues. En cas de maladie, l'isolation était de mise et les rapports des médecins du lazaret étaient rédigés quotidiennement, et envoyés à l'intendance immédiatement après chaque visite. Les cadavres étaient autopsiés.
Du débarcadère, les marins rejoignirent l'édifice principal, long d'une cinquantaine de mètres environ. Il était composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage.
À l’entrée des bâtiments de désinfection, les marins s’acquittèrent de la taxe sanitaire puis furent amenés dans une salle d'examen. Déshabillés rapidement par les infirmiers de service, ils furent examinés dans l'heure par le médecin présent. Les vêtements qu'ils portaient furent soumis à un nettoyage en règle. Désormais nus, les quarantenaires étaient eux-mêmes invités à se savonner de la tête aux pieds. Mendoza n'échappa à l'humiliation des ablutions collectives et de l'épouillage. On ne trouva rien sur lui.
En revanche, les porteurs de vermines passèrent aussitôt entre les mains des aides-soignants chargés de la toilette spéciale: le cuir chevelu et les cheveux furent imbibés largement de vinaigre d'alcool, tamponnés avec soin ainsi que la barbe et les sourcils. Les oreilles, la région cervicale n'échappèrent point à la friction.
Cela fait, les infirmiers procédèrent à la coupe de cheveux et de la barbe. Les poils coupés furent recueillis dans un réceptacle pour être emportés et brûlés dehors. Puis ils enveloppèrent le crâne (y compris les oreilles) des patients d'un serre-tête en toile, bien fixé par quelques épingles anglaises.
Toujours en tenue d'Adam, Mendoza et ses compagnons
"suspects" furent ensuite conduits dans le Petit Enclos. C'était un grand bâtiment à deux étages. Une minute plus tard, une porte située devant le groupe s'ouvrit et deux infirmiers rejoignaient leurs collègues de l'accueil. L'un d'eux fit signe au groupe de les suivre et les quarantenaires se retrouvèrent bientôt dans un couloir percé de fenêtres à travers lesquelles pénétrait à flots de soleil de ce début d'après-midi. L'endroit, avec ces paysages marins encadrés de ses rideaux de taffetas, était accueillant et gai. Le contraste n'en n'était que plus frappant avec les épais barreaux des fenêtres. Sendgate Creeck n'était ni une prison, ni un hôpital. C'était quelque chose entre les deux.
Ils firent halte devant une porte que l'homme de tête déverrouilla. Il ouvrit et fit signe aux nouveaux venus d'avancer. Ils entrèrent dans une large galerie soutenue par des colonnes. Entre chaque pilier, il y avait un logis qui consistait en une pièce carrée spacieuse et claire dont les fenêtres ouvertes, également protégées par des barreaux, offraient une vue spectaculaire sur la mer en contrebas. Un lit, une table de travail, une chaise, des étagères et une cheminée meublaient chaque chambre que complétaient deux cabinets au fond, le tout plafonné et bien blanchi à la chaux.
On en attribua une à Juan et on lui apporta bientôt un oreiller, des draps propres, sa cape, ses vêtements et son carnet de bord. On ferma ensuite sur lui de grosses portes, à grosses serrures, et il resta là, maître de se promener à son aise d'un bout à l'autre de son appartement.
Tout cela ne lui fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que le galion, et, comme un nouveau propriétaire, il se mit à arranger les lieux pour ses vingt-huit jours comme il l'aurait fait pour toute une vie. Il eut d’abord l’amusement d’aller une seconde fois à la chasse aux poux. Il trouvait que le personnel avait été trop vite en besogne. Malgré une inspection minutieuse, il ne décela rien non plus et se sentit net et soulagé. Quand il se fut rhabillé, il procéda à son installation. Juan prit l'oreiller et les draps et fit son lit. En guise de couverture, sa fidèle cape fera l'affaire. Il arrangea ensuite en manière de bibliothèque la douzaine de livres qu'il avait. Bref, il s’accommodait si bien, qu’il était presque aussi commodément chez lui qu’à l'hacienda De Rodas. Peu après, il tira du papier, une écritoire, et se mit à rédiger une lettre.
Mercredi 03 Décembre 1544, île de Sheppey, Angleterre.
Ma princesse.
Voilà bien des jours que je ne t’ai plus embrassée et la situation risque de durer encore un bon moment. Il faut que je t’informe: un incident fâcheux va nous retarder dans notre entreprise. Un matelot du bord (Dieu ait son âme) vient de mourir d'une forte fièvre. Pour lutter contre une éventuelle épidémie, les autorités Anglaises nous ont mis en quarantaine pour un mois environ. Enfin il faut prendre son parti et supporter courageusement tous les petits ennuis et toutes les épreuves que la Providence envoie.
Ici, au lazaret de Stendgate-Creeck, je n'entend parler que de malades et de morts subites. J'espère qu'il n'en est pas de même à Barcelone. Comme j'aimerai tant avoir de vos nouvelles.
Dans ce contexte particulier où je suis forcé de rester à demeure durant un long moment, tu pourras répondre à mon billet.
Allons, puisque je suis "prisonnier", je mettrai à jour mon carnet de bord: comment puis-je mieux employer mes instants de loisir! Il est aujourd’hui treize heures et personne n'a daigné à m'apporter de quoi me sustenter. Je sais que nous sommes en période de jeûne, mais tout de même! Je me damnerai pour un morceau de pain et un peu de vin.
Mes occupations seront quasi nulles. Hormis la rédaction de mon journal, la lecture ou la méridienne, il n'y aura pas grand-chose à faire. Quoique bien fatigué, je me porte bien et suis content, puisque je t'écris. Car le temps que j’aurais employé à tout autre chose ne se serait pas écoulé aussi agréablement, mais je n’ai rien de plus à te dire et suis toujours le même. C’est-à-dire fort bête quand j’ai une plume en main et que je ne la fais pas voler sur le papier.
Il y a trois semaines, quand je t'ai prise dans mes bras, c'était encore quelque chose d'autre que ce que ces douze années de mariage m'avaient apporté. J'étais si totalement joint à toi, si confondu qu'à l'heure où je trace ces lignes, je ressens encore la blessure physique d'un arrachement, lorsqu'il a fallu me détacher de toi. Je savais que cette absence me pèserai... Et je le vérifie depuis. Tu me manques tellement. Les enfants aussi.
J'ai le cœur si rempli d'une grande affection, sois bien sûre mon amour qu'il en reste une grande part pour ceux que j'aimais avant mon départ et que j'aime peut-être plus encore. Je crois qu'il y a des circonstances dans la vie où le cœur s'agrandit et devient de plus en plus chaud.
Que te dirai-je, maintenant? Qu'un poème de Ronsard me vient à l'esprit:
"Encore que la mer de bien loin nous sépare,
Si est-ce que l'éclair de votre beau soleil,
De votre œil qui n'a point au monde de pareil,
Jamais loin de mon cœur par le temps ne s'égare".
Je finis en vous embrassant tous, de toutes mes forces. Je t'aime, ma princesse.
Ton capitaine.
☼☼☼
On apporta dans la soirée de quoi calmer les estomacs qui criaient famine. Comme pour exaucer le souhait de Mendoza, une miche de pain composa sa pitance. Mais point de vin. Il fallait se contenter d'une cruche d'eau. Après avoir du pouce, tracé un signe de croix sur la croûte brune, il en arracha un morceau et mordit dedans. Le pain étant frais, il le mâcha lentement, le respira avec quelque plaisir. L'odeur du pain tout chaud sorti du four avait enchanté son enfance. Elle était restée l'une des senteurs qui lui étaient le plus agréables. La moitié de la miche y passa, accompagnée de quelques gorgées d'eau fraîche. Il convenait d'en garder pour le lendemain matin. La nuit s'installa et les heures commencèrent à couler. Juan avait envie de dormir, mais hésitait à se laisser aller au sommeil: un infirmier ne lui avait-il pas dit qu'un médecin viendrait l'examiner? Finalement, et comme le temps coulait sans amener personne, il s'étendit sur son lit, ferma les yeux et s'endormit.
☼☼☼
Une main qui secouait doucement son épaule le réveilla. Juan vit qu'un jour grisâtre glissait par la fenêtre et comprit qu'il avait dormi paisiblement cette nuit. La main appartenait à un homme d'une soixantaine d'années dont la blouse blanche était faite en cuir du Maroc, sous laquelle étaient portées une jupe, une culotte et des bottes, toutes en cuir et ajustées les unes aux autres. Encore englué dans le sommeil, Mendoza entendit une voix douce lui murmurer:

: Comment vous sentez-vous, aujourd'hui?
L'homme avait des yeux sombres, pleins de compassion, dans un visage que la maturité n'avait pas encore griffé. Le marin lui sourit.

: Fort bien! Mise à part cette toux, je ne me sens point malade, docteur.
Ce dernier lui demanda:

: Avez-vous des maux de tête?

: Non.

: Des douleurs diffuses?

: Non plus.

: Des nausées, des envies de vomir?
Mendoza répondit encore par la négative, puis le médecin l'examina scrupuleusement.

: Que cherchez-vous, docteur?

: Les symptômes du typhus. Certains de vos compagnons de voyage en sont atteints... Bien! Je ne vois pas d'éruption cutanée et vous n'avez pas de fièvre. Vous êtes sûrement passé à travers les mailles du filet. Mais cette toux m'inquiète. Ce qu'il vous faut, c'est du repos. Uniquement du repos. Je vais vous laisser des potions à vous faire boire... de quoi vous rendre des forces, rien de plus.

: Merci docteur...?

: Fracastoro. Girolamo Fracastoro.

: Vous êtes le fameux médecin Italien?
G.F: Fameux, je ne sais pas! Mais en effet, je suis né à Vérone.
Ce philosophe, poète et humaniste fut le premier à entrevoir que les maladies épidémiques pouvaient être provoquées par des agents extérieurs à l’organisme qui pouvaient être transmis par contact direct ou indirect.
G.F: Je vais vous laisser à présent car je dois continuer mes visites dans ce pavillon. En attendant, vous devez vous restaurer. On va vous apporter de la soupe. Après, vous dormirez.
Mendoza tenta de s'asseoir. Fracastoro s'empressa de l'aider.

: Quand pourrai-je sortir?
G.F: Pour prendre l'air? D'ici trois ou quatre jours. Si vous voulez dire quitter le lazaret, ce ne sera pas avant la fin de la quarantaine, j'en ai bien peur!

: Je vois! Puis-je vous demander une faveur?
G.F: Bien sûr!

: Pouvez-vous faire parvenir cette lettre pour moi?
G.F: Mais avec plaisir!
Fracastoro prit le pli et lu le nom sur l'enveloppe.
G.F: Qui est cette Isabella Mendoza? Votre mère?

: Non, c'est ma femme. Ma merveilleuse femme que je n'ai pas vue depuis trois longues semaines!
G.F: Elle vous manque à ce point?

: Oh oui! Elle est si douce et bien formée de corps, légère comme un papillon, vive comme l'éclair, chantant comme l'alouette! Mon Isa aime trop à se parer de beaux atours! Mais ils lui vont si bien! Si vous voyiez, docteur, ses petites mains si lestes à la caresse, vous leur interdiriez de toucher poêlon et coquasse. Le feu de la cuisine pourrait noircir son teint clair comme le jour. Et quels yeux! Je fonds en tendresse rien qu’à les regarder. Nos servantes, Carmina et Jesabel gardent pour elles toute besogne, afin de lui épargner le moindre travail ; elles balayent la maison, lavent la vaisselle et le linge qu'elles repassent, font le lit nuptial où ma princesse s’étend le soir lassée d’aise. Souvent, étant allée à la promenade, elle revient dîner trop tard, mais c’est pour moi si grande joie de la voir que je n'ose hausser le ton, bien heureux quand boudeuse, la nuit, elle ne me tourne point le dos. Ah! Si je pouvais seulement la retrouver!
Son plaidoyer lui valut une quinte de toux.
G.F: On est jeune tant qu'on aime, on est vieux dès qu'on n'aime plus.

: Ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle femme! Car, sachez-le bien, je ne suis ni ne serai jamais un mari trompé. Elle est pour ce, trop réservée et calme en ses manières. Elle fuit la compagnie des autres hommes. Si elle aime les beaux atours, c'est seulement par besoin féminin. Je suis son dévoué, son servant, son esclave, je le dis volontiers; que ne le suis-je derechef; mais je suis aussi son époux et maître.
G.F: C'est ce que nous croyons tous!
Remarquant que son patient pesait plus lourdement sur son bras, le docteur fit:
G.F: Vous êtes las, n'est-ce pas? Je vais vous laisser. Tranquillisez-vous, je me charge de votre courrier.

: Merci...
Fracastoro sortit et, comme par magie, le malade cessa de tousser. Un moment plus tard, Mendoza avala sagement son breuvage avec le reste de la miche de la veille. Lorsqu'il eut fini, il se rallongea plus confortablement dans ce lit étranger, moelleux comme un cocon. Il attendait le sommeil que lui avait promis le médecin en lui faisant avaler un gobelet de lait additionné de quelques gouttes d'une liqueur inconnue. Et pourtant, il tardait à venir. Peut-être parce que le marin ne parvenait pas à surmonter sa déception. Bien sûr, il venait d'échapper à un grand mal, bien sûr, il était à l'abri, toutefois, il n'avait fait que passer d'une cabine luxueuse à une cellule qui ne semblait pas devoir donner davantage sur le grand air et sur la liberté.
La drogue commençait à agir. Le corps du capitaine se détendit en même temps que s'apaisait son cœur. En dépit de son sort, le visage fatigué et pâle mais cependant apaisé sombra dans un sommeil qui allait durer plus de douze heures.
☼☼☼
Les repas suivants furent servis avec beaucoup de pompe. Deux arquebusiers, arme à la main, escortaient les cantiniers jusqu'aux chambres. Ils déposaient les plateaux devant chaque porte puis se retiraient en sonnant une clochette pour avertir les pensionnaires de se mettre à table.
Mendoza mit quatre jours à guérir de son rhume et, durant tout ce temps, ne revit pas le médecin. Entre les repas, quand l'Espagnol ne lisait ni n’écrivait et qu'il avait besoin d'air et de solitude, il allait se promener dans le cimetière des protestants qui lui servait de cour. Elle était tout embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de mur, il se laissait envahir doucement par le vague parfum d'abandon qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes.
Les jours de grand vent ou pluvieux, il montait s'enfermer dans la tour-lanterne qui donnait sur le port et d'où il pouvait voir entrer et sortir les navires. Il y restait presque tout la journée, dans cette espèce de stupeur et d'accablement délicieux que donnait la contemplation de la mer.
Il appréciait cette jolie griserie de l'âme. Il ne pensait pas, ne rêvait pas non plus. Tout son être lui échappait, s'envolait, s'éparpillait. Le Catalan était la mouette qui plongeait, la poussière d'écume qui flottait au soleil entre deux vagues, le sillage de ce bateau qui s'éloignait, cette perle d'eau, ce flocon de brume, tout excepté lui-même. Il en passait, de ces belles heures de demi-sommeil et d'éparpillements...
Mendoza passa de la sorte vingt-deux jours, et il aurait passé les six derniers sans s'ennuyer un moment si la réapparition de cette mauvaise toux ne l'avait pas cloué au lit le lendemain de Noël.
☼☼☼
Alors que son père entrait au lazaret cinq jours auparavant, Pablo se trouvait seul un matin au logis et, s'y ennuyant, taillait dans un vieux soulier paternel pour en faire un petit navire. Il avait déjà planté le maître mât dans la semelle et troué l’empeigne pour y placer le beaupré, quand il vit à la demi-porte passer le buste d’un cavalier et la tête d’un cheval.

: Y a-t-il quelqu’un céans?
Pablo: Oui, il y a un homme et demi plus une tête de cheval.

: Comment?
Le petit garçon répondit:
Pablo: Parce que je vois ici un homme entier: c'est moi. La moitié d’un homme, c’est ton buste et une tête de cheval, celle de ta monture.

: Je cherche la señora Mendoza.
Pablo: Ma mère n'est pas là. Elle est partie avec ma jeune sœur se promener. Elles doivent être du côté de Sant Joan Despi en compagnie de Consuelo, notre petite gardeuse d'oies.
L’homme lui demanda alors par où il devait aller.
Pablo: Là où est la volaille.
L’homme s’en fut et revint au moment où Pablo faisait du second soulier une galère à rameurs.

: Tu m’as trompé! Où les oies sont, il n’y a que boues et marais où elles pataugent.
L'enfant répondit:
Pablo: Je ne t’ai point dit d’aller où les oies pataugent, mais où elles cheminent.

: Montre-moi du moins, un chemin qui aille à Sant Joan Despi.
Pablo: En Catalogne, ce sont les piétons qui vont et non les chemins. Pourquoi cherchez-vous ma mère?

: J'ai une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée à lui remettre.
Pablo: Donnez! Je m'en chargerai.

: As-tu de quoi payer, Mendoza fils?
Pablo: Non.
Un homme entra à pas de loup dans la cour et caressa la croupe du cheval, lui annonçant ainsi sa venue. Il dit au cavalier qui ne l'avait pas entendu arriver:

(2): Donnez-lui ce pli. Je vais vous régler.
Pablo: Merci, oncle Miguel!
☼☼☼
Papa n'a plus la pêche.
La veille de la saint Juan, un infirmier dépouilla le susnommé de ses vêtements humides, l'enveloppa dans un drap un peu rêche dont il le frictionna vigoureusement jusqu'à ce qu'il cesse de claquer des dents. Puis, l'aide-soignant accompagna le malade jusqu'à son lit. Mendoza eut l'impression de plonger dans de la plume quand on rabattit sur lui les draps. L'homme lui fit boire une tisane tenue au chaud près de la cheminée, alluma la veilleuse votive du chevet, souffla les chandelles et quitta la chambre sans faire le moindre bruit. Déjà l'Espagnol s'était endormi et volait à tire-d'aile vers cet ultime refuge des malheureux: le pays du rêve.
Quand il en redescendit vers le milieu du jour, il trouva la réalité amère car il ne se sentait pas bien du tout: des frissons couraient le long de son dos, sa gorge lui faisait mal et il se mit à éternuer une demi-douzaine de fois, ce qui attira auprès de lui l'homme qu'il avait vu la veille et qu'il avait fini par croire intégré à ses songes.
Une main fraîche se posa sur son front et celui-ci annonça d'un ton mécontent:

: C'est bien ce que je craignais! Tu as pris froid en dépit de mes soins et tu as de la fièvre. Le médecin ne sera pas content!

: Et alors?
Sa remarque s'acheva par un nouvel éternuement.

: Il n'aime pas trouver ses patients dans cet état.

: Après la nuit que j'ai passée, cela n'a rien d'étonnant. En outre, je ne suis pas
"dans cet état". J'ai un gros rhume et j'espère que, dans deux ou trois jours, il n'y paraîtra plus.

: J'ai peur que cela ne soit plus qu'un simple coup de froid. Regarde-toi!
Il tendit un miroir à main.

: Tu as le nez rouge et la figure enflammée!
Le capitaine grogna. Cet homme commençait à l'agacer et il détestait cette façon qu'il avait de le tutoyer.

: Il faut faire tout ce qu'il est possible pour te guérir.
Il se mit à la tâche sur l'heure et entreprit de noyer le malade dans les tisanes, le miel et le lait de poule, lui fit ingurgiter force pilules, l'obligea à prendre deux fumigations dont le malheureux marin émergea plus rouge que jamais et prétendit même lui administrer un clystère auquel Mendoza se refusa avec la dernière énergie. Il ignorait où en était sa fièvre, mais il se sentait à présent complètement abruti et, en outre, il avait mal au cœur.

: Laissez-moi tranquille! Vous allez me tuer à force de médecines car, sachez-le, je n'en prends jamais!
L'autre glapit:

: Quand on est malade, on se soigne! Tu dois avaler encore ce sirop bien propre à adoucir la gorge et...

: Je n'avalerai rien du tout! La seule chose dont j'ai besoin, c'est qu'on me laisse dormir en paix!
Empoignant draps et couvertures, il se disposait à disparaître dessous quand l'entrée du médecin mit fin à la scène. Juan ne le reconnut pas tout de suite. L'homme portait un élégant pourpoint court de velours noir brodé d'or, des chausses collantes qui rendaient pleine justice à ses jambes qu'il avait fort belles et, surtout, il était tête nue, ce qui permettait de constater qu'il avait encore une abondante chevelure.
En découvrant les deux hommes dressés face à face comme des coqs en colère, l'un rouge, échevelé et cramponné à ses draps, l'autre brandissant un flacon et une cuillère, Fracastoro s'emporta à son tour.
G.F: Vous ne pourriez pas crier moins fort? On vous entend jusqu'au bout du couloir.
Brandissant toujours sa fiole et sa cuillère, l'infirmier fonça sur Fracastoro comme s'il souhaitait le pourfendre.

: Cet homme est malade, docteur. Regardez-le! Il est à faire peur! J'ai fait tout ce que j'ai pu pour le soigner, mais il prétend m'en empêcher. Il se croit trop médecin pour écouter les avis qu’on veut lui donner!

: Je prétends surtout que cet homme arrête de m'empoisonner avec ses drogues. Mais il ne cesse de répéter que vous serez sûrement furieux d'apprendre que...
G.F: ... que vous avez pris froid hier? Je n'en suis pas surpris le moins du monde... ni furieux d'ailleurs. Ne vous agitez pas et recouchez-vous, señor Mendoza.
Celui-ci obéit.

: Je suis heureux de vous voir, docteur. Votre présence me fait du bien.
Peinant à parler, l'Espagnol suffoquait aussitôt. La fièvre le secouait et il était brûlant. Qu'en déduire? Sinon que lui aussi était rongé par ce mal. Fracastoro se pencha sur lui. Le malade balbutiait, gémissait. Un flot de sang jaillit soudain de sa bouche, coula de son menton sur sa gorge, tachant le drap blanc d'une traînée pourpre, tandis qu'il se renversait en arrière, sur son oreiller, avec la grâce fugitive d'un vêtement de soie qu'on abandonne.

: Seigneur Dieu!
☼☼☼
Décembre toucha quasiment à sa fin. Le roi tint des assises solennelles auxquelles il convia son peuple. Des fêtes furent données à cette occasion, des conflits arbitrés, la justice rendue.
Isabella n'assista pas aux festivités mais se rendit tout de même à la messe de minuit. Elle s'appuyait au bras de Miguel en pensant à Juan qui était loin. Elle avait reçu sa lettre en provenance de Sendgate Creeck, et lui avait aussitôt répondu:
Lundi 08 Décembre 1544, Barcelone.
Mon chéri.
Tu sais que, chaque fois que je reçois une lettre de ton écriture, j'en éprouve un vif contentement. Je t'envoie donc tous mes remerciements pour celle que tu m'as écrite il y a quelques jours: toute heureuse de la posséder, je l'ai prise hier dimanche pour la montrer à notre bon Miguel. Mais je ne m'attendais pas à apprendre en arrivant chez lui que Dolorès et Cora avaient été prises d'une toux violente. Je suis restée auprès de nos chères petites nièces jusqu'au soir, maintenant les voilà en bonne voie de guérison et j'ai pu les quitter sans préoccupation sachant leur bon père auprès d'elles. À ce propos je te dirai que ton frère est combattu entre le désir de venir te voir et celui de ne pas quitter femme et enfants. Là-dessus je l'ai rassuré en lui certifiant que tu serais le premier à dire qu'il ne doit pas partir. Ton cœur si bon, si tendre comprendrait parfaitement notre agitation quand les petites ont quelque chose et que leur père n'est pas là.
En ce qui concerne ce voyage interrompu, je suis bien triste pour toi. C’est vraiment bien dommage que ce projet ne puisse s’exécuter quand tout était si bien combiné, mais je vois que tu y mets beaucoup de philosophie. Nous, nous allons y gagner de te revoir plus tard! La seule chose qui nous console c’est la pensée que tu seras fort occupé quand tu sortiras! Enfin mets-toi un peu à ma place et tu sauras tout ce que l'on souffre à être loin de celui que l'on aime. Je sais que pour toi le temps passera sans que souvent au moins tu n'auras que peu de temps, mais savoir comment tu vas est tout ce que je demande journellement si cela ne te contrarie pas trop. D'ailleurs, tu me donnes bien peu de détails dans ta lettre. J'espère que tu ne me caches rien sur ton état de santé.
Je n'ai rien de particulier à te marquer si ce n’est pour te dire que la distance rend l'amour plus cher et l'absence le rend plus doux. Mais depuis trois semaines que je ne t'ai pas vu, tu commences à me manquer. Avise donc de dissiper, mon beau soleil, les nuages de ces importuns obstacles qui séparent nos corps, mais qui ne pourront jamais séparer nos âmes unies d'un éternel destin et liées d'un éternel lien.
De mon côté, si je suis pauvre en nouvelles de chez nous, je suis riche en santé. Malgré les plaintes de Carmina je trouve que l’appétit ne laisse rien à désirer, quant au sommeil lorsque tout mon petit monde à la maison grelotte de froid, je dors paisiblement. Nos travaux de fabrique continuent, malheureusement pas sur une aussi grande échelle qu’on nous le demande. Nous ne réussirons pas à contenter tout le monde, j'en ai bien peur. Aujourd’hui il a plu à peu près toute la journée, c'est un temps fort désagréable. Il n'est pas favorable aux sorties, aussi dit-on que de l’autre côté du Llobregat il n’y a personne qui traîne dehors. Je ne sais pas trop ce que fait Carmina, elle doit s’occuper très probablement, mais ce n’est pas de ma compétence. Je pense que Jesabel nettoie les chambres, qu’elle prétend être très sales ; je veux bien la croire. Aussi est-elle à frotter à la lessive. Pour répondre à ta question, ici les santés sont toujours bonnes, et si je te parlais de tes chers enfants, j’aurais tant de charmantes choses à te dire que je risquerais de priver ces chers trésors de leur promenade quotidienne. Et oui, malgré la pluie, ils m’attendent, et ce sont de petits souverains devant lesquels, moi leur mère, tout en ne voulant pas l’avouer, s’incline, il faut bien en convenir.
L'heure me presse, mon Juan, il faut que de suite j'en vienne à ma demande qui est de te prier, quand tu le pourras, d'acheter pour notre Pablo un manteau et un manchon assorti; ce qu'il portait l'année dernière, passera cet hiver au petit Joaquim. Notre aîné étant grand, je crois que tu peux bien prendre le tout pour l'âge de dix ans. Ceci ne comptera point pour une lettre et je me ménage le plaisir de t'écrire bientôt plus longuement.
Au revoir mon chéri. Je t’embrasse de tout cœur. Tes enfants t’envoient les choses les plus tendres.
Ta princesse Isa.
Mais depuis trois semaines, plus rien. Cette attente était pesante et il ne faisait guère de doute qu'elle attendait de ses nouvelles. Elle lui avait bien demandé de lui écrire tous les jours. Malgré sa requête, ses espoirs restaient déçus. L'aventurière se demandait s'il s'apprêtait à suivre les offices de Noël en terre étrangère. Le plus dur, pour elle, c'était cette incertitude permanente dans laquelle elle vivait. Elle songeait également à Pablo, qui paraissait avoir reconquis une certaine paix intérieure après s'être confié à elle dernièrement.
Toute la famille rentrée au bercail, la jeune mère regagna sa chambre. Elle commença par sortir délicatement Bianca de sa poche avant de la mettre en cage puis erra longuement d'un bout à l'autre de la pièce en s'emparant machinalement des bibelots précieux qui lui tombaient sous la main avant de les reposer. Elle quitta les lieux pour retourner dans la grande salle où elle se servit un verre de vin avant d'y renoncer. Elle l'abandonna près de la cheminée.
Depuis quelque temps, les diversions qui lui avaient procuré tant de plaisir par le passé ne l'intéressaient plus. Elle fronça les sourcils. Par expérience, elle savait que les pensées les plus dérangeantes étaient aussi les plus obstinées. Le meilleur moyen de s'en débarrasser était encore de les laisser prendre toute leur place de façon à s'en vacciner.
Après un crochet par la cuisine où elle eut une brève conversation avec Carmina au sujet du préparatif du déjeuner du lendemain, elle se rendit dans la chambre de ses fils pour les embrasser. Elle fit de même pour ses filles. La servante les avait envoyé au lit dès le retour de la messe. Cela faisait un mois et demi que les enfants n'avaient pas vu leur père. Et ils le réclamaient. Depuis son départ, Isabella se sentait traversée par des émotions peu habituelles chez elle. À mesure que les jours s'étaient transformés en semaines et que se taisaient l'une après l'autre les voix qui résonnaient dans son crâne, il en restait une qui continuait à la bouleverser.
"Je reviendrai aussi vite que je peux. Tu sais que je ne sais pas faire longtemps sans mes gosses, sans Estéban, Tao, Zia et toi. Vous êtes ma tribu arc-en-ciel.... Je t'aime, princesse".
Elle fit taire la voix d'un tressaillement presque brutal et murmura:

: Moi aussi, je t'aime.
Elle se sentait lasse et avait bien besoin de se reposer, tant la chair que l'esprit. Elle regagna sa propre chambre pour y prendre l'une de ses tenues de coton habituelles. En temps ordinaire, elle aurait procédé à sa toilette du soir dans cette pièce, mais elle décida de faire entorse à ses habitudes en prenant un bain dans l'immense cuveau de l'étuve.
Sur un plateau en cuivre, elle saisit une ravissante boite en bois dans laquelle était alignées une demi-douzaine de flacons d'huile parfumée. Elle en sélectionna un et vida le contenu dans l'eau. Une forte odeur de lavande et de patchouli envahit la pièce.
Elle s'approcha d'un miroir en pied et contempla longuement sa silhouette nue avant de caresser doucement ses côtes et son ventre, puis elle se glissa dans son bain et s'y détendit voluptueusement. Savourant le contact de l'eau sur sa peau, celle-ci chassa une part de sa fatigue. Le repas de Noël et ce bain furent les seuls vrais plaisirs de la journée.
Un peu plus tard, elle finit par sortir du cuvier et se sécha avant de se préparer pour la nuit. Elle enfila sa chemise, mais une fois de retour dans sa chambre, elle l'enleva. Enfin prête, elle se faufila entre les draps frais, appréciant leur caresse sur son corps nu. Le sommeil se faisait capricieux ce soir. Elle considéra le visage spectral de Juan détaché au-dessus de son lit, éclairé par ce sourire si particulier, si magnétique.

:
Que fais-tu, mon chéri? Pourquoi suis-je sans nouvelles? (Pensée).
Elle avait trop songé à lui aujourd'hui pour s'endormir aussi facilement. Pourtant, elle s'obligea à fermer les yeux. Le monde onirique était la seule option pour être auprès de lui.
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À suivre...