Suite.
CHAPITRE 42.
Mendoza s'éveilla à l'heure prévue, frais et dispos. Excité même par ce qui l'attendait. Le dernier chapitre de ce qui serait soit son triomphe, soit sa déchéance.
Il redescendit de sa cachette, abandonnant derrière lui son sac. Il n'en avait plus besoin. Capuche sur sa tête inclinée, veillant à se tasser comme un vieillard, il sortit de la salle du trentenaire, traversa le patio et l'hôtel jusqu'à retrouver le flux de visiteurs venus assister au Jugement.
Le palais était bien réveillé, à présent. Telle une ruche bourdonnante, il débordait même d'activités. Pages, valets, servantes, adjoints, messagers, et une foule d'autres couraient d'une pièce à l'autre. Le mercenaire se servait toujours du flot des pèlerins pour masquer sa présence. Il y avait beaucoup trop de gardes à son goût. Mais comme il l'avait escompté, il y avait trop d'affluence, trop d'allers et retours, sans compter le manège tourbillonnant des serviteurs et celui plus posé des ambassadeurs et leurs escortes, invités et leurs suites. Malgré leurs instructions et leur vigilance, diacres et questeurs s'avouèrent vite dépassés. Comment retrouver un seul homme au sein de cette presse incessante, mouvante et bruyante? C'était là une tâche impossible.
Au premier étage, Mendoza pénétra donc sans mal dans le
salon des Cent, niché au centre du bâtiment.
Au milieu de la populace, il se tenait toujours penché, le visage camouflé sous son capuchon. Jouant des coudes, il parvint à se placer au deuxième rang, sur le côté gauche, de manière à voir tant le conseil que les voies d'accès.
Le mercenaire avait toujours comparé la salle du Jugement à la cathédrale
Santa Maria del Mar. De même apparence, mais aux proportions plus modestes, elle possédait des propriétés similaires sur l'âme des contemplatifs. Réalisée par le maître des travaux Pere Llobet en 1369, la pièce était rectangulaire avec un toit plat et composée de trois sections séparées par deux grandes arches d’un demi-point. Des tentures rouges et or recouvraient les murs jusqu'à mi-hauteur. La décoration du plafond caité fut commandée par Jaime Canalies, Francesc Jordi et Berenguer Lleonart en 1372.
Pour l'éclairage de la salle, quatre rosettes avaient été ouvertes, la plus grande construite sur l’entrée principale, tandis que les trois autres, plus petites, furent placées sur le mur face au patio de
los Naranjos*.
Composé de délicates tesselles, le sol était pavé de symboles représentant toutes les corporations des métiers de la ville. Le plus fier bastion du pouvoir des citoyens. Le capitaine aperçut, non sans mal, la dalle des marins, celle des boulangers, des poissonniers, des charpentiers...
Aux quatre coins de l'immense pièce, on avait disposé de grands trépieds de cuivre forgé où brûlaient des coupelles d'encens, diffusant une douce fragrance de jasmin. L'acoustique, minutieusement étudiée, faisait enfler et résonner les sons qui se mélangeaient pour le moment dans un ballet de tonalités diffuses. Cette marée sonore ajoutait au caractère impressionnant de l'endroit. Conforme à son souvenir, le salon avait donc bien conservé sa beauté majestueuse et impressionnante.
:
Tant mieux! (Pensée).
Sans trop savoir pourquoi, Juan s'était fait cette réflexion. Autour de lui, les gens s'installaient dans un brouhaha bon enfant. La salle se remplissait. Des gradins laqués garnis de coussins sur tout un mur attendaient les riches spectateurs. Une aire avait été dégagée et marquée par des cordes de velours rouge écarlate pour accueillir le tout-venant, dont le
Yeoman.
C'est qu'en ce jour saint, par respect des traditions, le public se massait pour voir officier le fameux conseil. Comble, la salle d'audience recevait un large éventail de visiteurs de tous bords, pour la plupart de modeste condition. Des croyants venus, comme chaque année, assister au Jugement comme à une messe, des curieux désireux de découvrir l'événement, des promeneurs ayant tout simplement suivi la foule. Parmi elle, nombre de femmes, jeunes ou non, ne venaient que pour contempler l'archevêque de Tarragone, l'éblouissant Pedro Folc de Cardona. Toujours célibataire, selon les commérages en vigueur au sein de la gente féminine, ce qui n'avait rien de surprenant pour un homme d'église...
En face du public, l'estrade officielle sur laquelle se tenaient les membres du Conseil, impeccables et dignes dans leurs costumes chamarrés. À leurs pieds, au centre de la pièce, on avait placé pour l'occasion un pupitre en cèdre clair pour les plaignants, défendeurs et témoins des affaires à juger. Au mur, derrière les pairs, resplendissaient les étendards géants de Sant Jordi et de la ville, aux couleurs avivées par la lumière, et ceux des seigneurs de l'Empire.
Mendoza examina les drapeaux. Le Lion d'or couronné sur fond rouge représentant l'Ordre saint de l'archevêque de Saragosse, Fadrique de Portugal. Les cinq Lions d'or couronnés sur fond bleu du marquis de Camarasa, Francisco de Los Cobos y Molina. La croix fleur-de-lysée de sinople pour Don Luis de Ávila y Zúñiga et l'Ordre d'Alcántara. La Tour blanche sur fond rouge du cartel des Marchands pour le canon et prieur de Tortosa, Francesc Oliver et Boteller. L'écartelé d'argent à la croix de gueules et d'or à quatre pals de gueules pour le cardinal de Barcelone, Juan de Cardona. Enfin, le blason
Ora et labora (Prie et travaille) de l'Ordre de Saint-Benoît pour Pedro Folc de Cardona.
En voyant ce dernier arborer le surcot blanc à liseré azur dévolu à son ancien rang de vice-roi de Catalogne, surcot que Mendoza aurait dû porter un jour, le mercenaire serra les poings et les mâchoires. Pour cela aussi, cet imposteur de Pedro allait payer!
L'Espagnol, cependant, se morigéna. L'heure n'était pas à de tels égarements et il contint sa colère. Durant son exil, il avait maintes fois passé la scène à venir en esprit. Imaginant cent variantes. Il ne devait absolument pas perdre son sang-froid. Aujourd'hui, il allait enfin connaître le véritable dénouement.
Il ne lui restait qu'un dernier barrage à franchir pour atteindre la petite estrade, barrage formé par deux diacres revêtus de leur robe mauve. Une fois cet obstacle, il verrait alors la valeur de son plan.
:
Allez, il ne te reste plus qu'un pas, Juan. Le dernier! (Pensée).
C'est alors que trompettes et cors retentirent, annonçant le début de la séance. Tout d'abord, la prière. Chacun s'agenouilla pour écouter l'évêque Fadrique entamer la litanie familière. Nombre de gens la murmurèrent avec une dévotion marquée. Puis l'officier intercesseur du conseil, vêtu d'une tunique pourpre à liserés d'or, ordonna le début de séance.
Mendoza se contraignit à une patience nécessaire. Il devait encore attendre. Son dessein requérait l'effet de surprise. Et cet effet serait renforcé s'il survenait lors de la toute dernière session du conseil. Lors du rite du droit de Justice. Tout reposait là-dessus...
☼☼☼
Bercé par les voix des officiants, Pedro réprima un bâillement. Ce genre de cérémonie l'ennuyait terriblement. Il ne siégeait aujourd'hui que par souci du décorum. Sa nomination provisoire au conseil ne comptait que pour la question de la conquête à venir. Aucune affaire ne demanderait d'arbitrage de sa part. Le député se replongea dans ses pensées.
Il avait suffisamment ressassé la mort d'Alfonso. Il n'était que trop temps de se ressaisir. Aussi, il préféra se concentrer sur ce qu'il réservait à l'assassin de son meilleur ami. Lorsqu'il tiendrait
Moustique entre ses mains.
Moustique ou son usurpateur. Il songea qu'il devait également rencontrer l'
Autre et définir d'une ligne de conduite générale. Pour la guerre et pour le reste. L'
Autre lui devait bien ça. Qui s'était sali les mains, cette nuit fatidique, sinon Pedro? Qui l'avait couvert et détourné les soupçons? L'
Autre. En vérité, c'était l'
Autre l'instigateur de tout ce qui s'était produit ce soir-là. Pedro n'avait fait qu'exécuter ses suggestions.
PFC: Allez, dépêchez-vous! (Pensée).
Pedro n'en pouvait plus de rester assis. Sa migraine l'avait harcelé toute la matinée et lorsqu'elle disparut, elle fut aussitôt remplacée par le souffle rance et moite de la peur. Le député gardait ses gants pour cacher ses ongles, rongés jusqu'au sang depuis son réveil.
☼☼☼
L'après-midi s'achevait. Après avoir jugé les affaires communes, le conseil abordait la dernière partie de la séance. Pour la forme, le héraut demanda clairement si quelqu'un voulait réclamer le droit de Justice.
La tradition, toujours la tradition, en cette période particulière. Elle requérait que chacun, quelle que soit son extraction, puisse en ce jour précis demander réparation. Même si, depuis plusieurs années déjà, le droit de Justice n'était plus invoqué.
Le silence se fit. Personne ne répondait. Au moment où l'officier allait clore la séance, un début de désordre à l'entrée suspendit son geste.
Deux diacres voulaient empêcher un individu de monter sur l'estrade. Vêtu d'une robe de missionnaire, ce dernier ne s'en laissa pas conter. Quelques mouvements rapide de sa part et les deux clercs s'écrasèrent à terre, sous les rires de la populace, toujours prête à se divertir.
L'inconnu rejeta sa capuche pour se dévoiler: un homme élancé aux cheveux bruns, au port de guerrier, au visage dur. Son profond regard noir balaya l'estrade des pairs du conseil. Il s'avança vers l'assemblée, les mains grandes ouvertes selon l'habitude consacrée pour signifier que ses intentions étaient pacifiques.
Juan-Carlos Mendoza rentrait d'exil. Un exil long de dix années.
☼☼☼
L'intervention du mercenaire prit tout le monde au dépourvu. Et la surprise provoquée lui octroya le temps nécessaire pour lancer d'une voix claire et décidée:
: Messeigneurs, je suis Juan-Carlos Mendoza et je réclame mon droit de justice! Injustement accusé d'être un assassin, j'ai été spolié de mes droits, de mes biens et laissé pour mort. Comme me l'autorise la loi, je demande réparation par le Jugement des armes. Que Dieu soutienne ma demande!
Sans attendre la réponse du conseil, il s'agenouilla et, bras écarté, prit la posture du suppliant, respectant à la lettre la formule originelle.
Dans sa condition, il disposait d'une immunité temporaire, certes, mais bien réelle.
Un silence général, épaissi par la stupéfaction, s'établit dans la grande salle.
Mendoza maintenait la position consacrée. Interloqués par cette demande passée de mode, les membres du conseil, le public, la garde, personne ne bougeait. L'ébahissement était total. Le
Yeoman avait tout misé sur cet état de fait. À présent, il devait attendre, espérer une réaction favorable des nobles seigneurs Espagnols. Lui, plus à l'aise avec les armes qu'avec les mots, devait absolument les convaincre. La vengeance, la mission, sa survie, tout en dépendait.
La voix chargée d'indignation, crevant le silence et la stupeur, Pedro Folc de Cardona clama:
PFC: Impossible, ce ne sont que des mensonges! Juan-Carlos de Mendoza est mort!
Un brouhaha enfiévré suivit sa déclaration. La foule n'y comprenait rien. Qui aurait pu se souvenir de faits survenus si longtemps auparavant et dont l'ampleur avait été étouffée par décision du conseil? La grosse voix de Don Luis de Ávila y Zúñiga dut s'élever pour ramener un semblant de calme. Des diacres furent convoqués pour contenir le public derrière le cordon. Le secrétaire d'État Francisco de los Cobos y Molina intervint:
Cobos: Que savons-nous de cette prétendue mort? Le cadavre de Juan-Carlos Mendoza n'a jamais été retrouvé.
Parlant du capitaine, le cardinal de Barcelone siffla:
Juan: Je pense pour ma part que cet homme ment. Ce n'est qu'un misérable usurpateur! Envoyé par nos ennemis, sans aucun doute. Je propose d'organiser un autodafé pour s'assurer de lui.
Cobos tempéra:
Cobos: Du calme. Il m'apparaît à moi que cet homme semble tout prêt à s'expliquer. Il ne sera donc nul besoin de faire appel aux inquisiteurs, mon cher Juan. Et puis, l'Inquisition ne dépend pas de notre ville, pas même du roi. Elle n'obéit pas aux ordres du
Conseil des Cent, ni au viguier, ni au bailli. Elle ne nomme pas ses membres. C'est le pape qui les désigne, un pape étranger intéressé seulement par l'argent. Enfin, les réponses qu'ils obtiennent sont parfois indéchiffrables, dirais-je.
Un rire moqueur parcourut la foule. Juan de Cardona contint son énervement. L'affront était trop mineur pour qu'il le relève. Décidé à soutenir le secrétaire, le président de la Généralité renchérit avec l'accent du bon sens:
Francesc: Écoutons-le au moins! Nous n'y perdrons rien. Si les propos de cet homme ne nous satisfont pas, il sera toujours temps de s'occuper de lui. Mais au contraire, s'il est bien Juan-Carlos Mendoza, il serait particulièrement intéressant d'apprendre sa version des faits, ne croyez-vous pas?
Le canon et prieur de Tortosa marqua une pause avant d'ajouter:
Francesc: Curieuse attitude pour un traître, je trouve, venir de lui-même se mettre à notre merci!
Dressé sur l'estrade, le député ecclésiastique cracha encore:
PFC: Traître! Tu viens à nouveau manigancer un de tes tours! Messeigneurs, comment pouvons-nous écouter ce félon? Il est tout de même responsable de l'assassinat du président de la Généralité, Esteve de Garrett!
Juan: Il se pourrait qu'il prépare une vilenie. Je suis d'accord avec mon oncle. Méfions-nous! Laissez-moi m'en charger. Je connais un
alguazil*. Il saura lui faire cracher la vérité!
Fadrique de Portugal prit la parole:
Fadrique: J'avoue être troublé par l'intervention de cet homme. Peut-être devrions-nous ajourner la séance et nous concerner à huis clos sur cette affaire, mes amis...
À nouveau, le tumulte prit possession de l'assistance. Certains soutenaient l'idée du cardinal, mais la plupart, dévorés par la curiosité, brûlaient d'entendre le demandeur. À la surprise de ses confrères, Don Luis tonna:
Luis: Du calme, les Cardona!
Zúñiga intervenait rarement pour prendre position en dehors des questions militaires.
Luis: J'ai fort bien connu Esteve de Garrett. C'était un ami de mon père. Cette affaire m'intéresse donc au plus haut point. Les circonstances entourant sa mort sont restées partiellement inexpliquées et j'aimerais écouter ce que cet homme a à dire.
Francesc: Tout à fait! Le moins que nous puissions faire est de peser les faits, en tout état de cause, sans nous emporter. Nous avons pour responsabilité de démêler cette délicate situation. N'est-ce pas pour mener à bien cette tâche que nous sommes réunis en ce jour saint de Justice?
Les traits secs du cardinal de Barcelone étaient clairement réprobateurs, mais il n'argumenta pas plus avant. Le vice-roi pour sa part semblait indécis.
La voix sereine de Cobos s'éleva une nouvelle fois:
Cobos: Je suis tout à fait d'accord avec Don Luis et Francesc. De plus, à présent que j'ai eu le temps de l'examiner, je le reconnais. Cet homme est bien Juan-Carlos Mendoza. Bien que son apparence se soit quelque peu modifiée au fil des ans. Comme tout le monde, je le croyais mort...
Adressant un sourire franc au capitaine, presque paternel, le petit homme termina:
Cobos: Relève-toi, Mendoza. Par ma voix et mon honneur, que tout le monde te reconnaisse!
Sans s'émouvoir du désordre qu'il avait provoqué, le mercenaire se redressa. Il trouvait bien là le soutien qu'il espérait. Il n'avait pas oublié l'amitié qui liait Cobos à son oncle, le cardinal Íñigo López de Mendoza y Zúñiga.
Toujours hésitant, le vice-roi contempla le visage de ses pairs. Le secrétaire, le militaire et le président de la Généralité voulaient entendre cet homme. Seul Juan de Cardona semblait lui dénier le droit de s'expliquer. L'opinion de son oncle Pedro ne comptait pas, puisqu'il n'était que membre honoraire du conseil. Fadrique s'inclina et dit gravement:
Fadrique: Soit! La majorité l'emporte. Le demandeur sera écouté! Que la clairvoyance de l'Empereur nous inonde de son pouvoir infini.
Reprenant son office, le héraut reprit:
: Le Conseil va juger! Que l'on fasse silence! Dieu nous assiste!
La salle reprit en chœur la dernière phrase. Pedro le fit du bout des lèvres. Il s'était rassis et dévisageait Mendoza sans retenir sa haine, serrant les bras de son fauteuil de toutes ses forces.
Moustique était là, à quelques pas! Il n'avait plus rien de ses airs de jouvenceau, mais c'était bien lui. Le député ne comprenait toujours pas comment l'ancien écuyer pouvait être vivant.
Il l'avait pourtant bien éventré cette fameuse nuit, sur les conseils de l'
Autre...
Cobos demanda:
Cobos: Où étais-tu passé depuis cette regrettable affaire, Mendoza?
: Je reviens de la cour d'Angleterre où, durant toutes ces années, j'ai servi la maison Tudor en tant que capitaine de la garde.
:
Quoi?
:
Vous avez entendu?
:
L'Angleterre?
Dans le public, les questions fusèrent. Plusieurs cris également. Don Luis intima sévèrement:
Luis: Silence, ou je fais évacuer la salle!
Le cardinal ricana:
Juan: Vous voyez, cet homme avoue de lui-même travailler pour l'ennemi!
Cobos: Ennemi, ennemi... C'est vite dit. Je vous rappelle tout de même que jusqu'à présent, le roi Henri VIII est toujours l'oncle de notre Empereur.
: Vous pouvez constater que je ne cache rien. Et j'ai beaucoup à dire. Mais il me faut tout d'abord retracer le contexte. Plaise au Conseil d'être patient et d'écouter mon histoire jusqu'au bout... Tout débute avec l'histoire d'un jeune homme de Navarcles... Un jeune marin pétri d'idéaux, plutôt naïf, qui rêvait depuis sa plus tendre enfance d'un héroïque destin: devenir chevalier! Grâce aux quelques relations de son oncle Íñigo, un homme respecté, le jeune provincial, après avoir bouclé le premier tour du monde de l'histoire, fut admis à entrer au service du seigneur Esteve de Garrett. Notre jeune aspirant ne tarda pas à faire ses preuves. Malgré sa jeunesse, il excellait dans bien des domaines. Toujours humble, toujours respectueux des usages et de ses camarades, il étudiait les arts militaires avec acharnement. Jamais il ne fit montre d'orgueil ou de paresse si bien qu'on le surnomma
Moustique. À l'époque, il y a dix ans, ce
Moustique fréquentait une bande d'amis, surnommée les
Compagnons, aspirants tout comme lui. Une saine concurrence l'opposait à l'un d'eux, son meilleur ami, Pedro Folc de Cardona. Du moins le pensait-il.
À l'évocation de son nom, le député tenta vainement de masquer sa nervosité. Le rappel de cette période enfouie par le temps n'annonçait rien de bon. Le passé le rattrapait et Pedro ne savait que trop bien où les menait ce récit. Impuissant devant ce déballage, il ne voyait pas comment intervenir sans s'attirer la suspicion des membres du conseil.
L'
Autre, quant à lui, laissait faire les choses. Il semblait aussi surpris que le reste de l'assistance.
Pedro se rassura. Quoi que Mendoza dévoile, ce serait sa parole contre la sienne. Il n'existait aucune preuve tangible. D'une voix pleine de gravité, le Catalan poursuivit:
: ... À la fin de son apprentissage, ce jeune homme- moi-même, vous l'aurez compris- termina favori parmi les varlets du seigneur Garrett. Juste derrière lui venait Pedro Folc de Cardona... Je me souviens de cette époque. Le monde me tendait les bras. Ivre de bonheur, j'allais pouvoir réaliser mon rêve: devenir chevalier car Esteve de Garrett m'avait choisi! Le soir des nominations, il y eut une grande cérémonie suivie d'un bal, ici-même, pour célébrer les affectations. Lors de ce bal, Catalina de Cardona, la propre demi-sœur de Pedro, m'aborda pour me féliciter et, à ma grande surprise, me donna rendez-vous dans le patio. Je dois préciser que j'étais follement amoureux d'elle, mais que je n'avais jamais eu l'occasion de lui déclarer ma flamme. Toujours est-il que je la suivis jusqu'au patio. Alors apparurent les
Compagnons, Pedro à leur tête. Sans raison, ils m'insultèrent, me frappèrent jusqu'à me plonger dans l'inconscience.
Pointant un doigt furieux sur son accusateur, le député vibra:
PFC: Calomnies! Allons-nous laisser ce suppôt de Satan débiter ses mensonges?
D'un ton sans réplique, Don Luis intervint:
Luis: Taisez-vous, Pedro! Le Conseil juge. Et je dois avouer que ce récit me paraît tout à fait passionnant... Continue, Juan-Carlos.
Ce dernier se retenait à grand-peine de sauter à la gorge du député ecclésiastique. Il se tempéra:
:
Encore un peu de patience... Un tout petit peu... (Pensée).
Il poursuivit:
: Je me suis réveillé dans une geôle. Un sinistre endroit, digne du pire cauchemar. Je ne comprenais rien à ce qui m'arrivait. Les
Compagnons ne tardèrent pas à me rendre visite, et sans répondre à mes questions, se mirent à me frapper tout en m'injuriant. Je m'évanouis une nouvelle fois... Je repris conscience baignant dans mon sang. Pedro était là, seul, assis à mes côtés. Il m'annonça que durant ma période d'inconscience, Garrett avait été assassiné avec ma propre épée. Que j'étais le coupable présumé. Depuis toujours au service de l'Angleterre, comme en attestait des lettres trouvées dans ma chambre. On me refusait le droit de me défendre devant le conseil, et on avait décidé ma mort. Et Pedro se chargea d'appliquer la sentence en m'éventrant...
À suivre...
*
*Patio de los Naranjos: Patio des orangers.
*Alguazil: Fonctionnaire subalterne de justice ou de police.