Suite.
L'heure du souper approchait et Dolorès attendait ses parents dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise sur une banquette à haut dossier, entourée de coussins, elle lisait un évangéliaire dans le religieux silence qu'imposait une telle activité.
La jeune fille n'entendit même pas le très léger grincement qu'émit la porte en s'ouvrant devant les trois hommes et sa cousine. Seule la servante leva la tête mais, d'un geste, Miguel lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composait la lectrice...
Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Dolorès, aux cassures des plis de sa robe de cendal d'un rouge profond. Ses cils, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et de ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches.
L'hidalgo aurait voulu retenir indéfiniment cette minute, cet instant de lumière mais sa fille, sentant qu'elle était observée, leva le nez de son livre et lui reprocha gaiement:
Dolorès: Papa, il me semble que tu remontes bien tard et que...
Entourant Elena, elle reconnut soudain l'élu et Mendoza, dont la haute taille dominait celle de son frère.
Dolorès: Oncle Juan! Estéban!
Les nouveaux venus la virent accourir, ses bras grands ouverts avec sur sa bonne figure un sourire qui l'illuminait littéralement. Des pieds à la tête, elle mesurait à peine sept empans, ce qui obligea l'Atlante à courber l'échine afin de pouvoir l'embrasser. De son côté, Mendoza saisit sa nièce par la taille, la souleva en l'air avec fougue.
: Bonjour Dolorès.
Dolorès: Bonjour, mon oncle. J'ignorais que nous eussions des hôtes. Tu aurais dû nous faire prévenir, papa.
Doucement, le capitaine dit:
: Notre visite est tout à fait impromptue, et je te supplie, Dolorès, de nous pardonner si elle te prend au dépourvu. D'ailleurs, nous ne vous dérangerons pas très longtemps.
Les yeux pleins de muette interrogation, Elena s'approcha de son père pour lui tenir le bras tandis que sa cousine fut reposée à terre.
: Tu es toute seule! Où sont donc ton frère et ta sœur?
Dolorès: Dans le jardin. Ils jouent à cligne-musette*.
: Ah!
Par la fenêtre, on pouvait en effet apercevoir Domingo fureter partout. Il s'amusait avec Cora, qui certes ne voulait pas qu'on la trouve, mais qui voulait du moins qu'on la cherche...
: Et tu ne joues pas avec eux?
Dolorès: Non, il fait trop chaud à l'extérieur. De plus, c'est un jeu pour les bébés. Je préfère lire.
Le témoignage d'intérêt pour les arrivants fut de courte durée. Dolorès retourna s'asseoir et rouvrit le livre qu'elle avait laissé sur la banquette lors des embrassades. Ses mains maniaient avec précaution le manuscrit enluminé dont sa mère avait elle-même orné les feuillets avant de lui en faire présent. Elle reprit sa lecture, inclinant vers le gros volume un front barré de rides d'expression.
Mendoza considéra un instant sa nièce avec perplexité, puis, la voyant repartie vers son monde intérieur, il tourna sur lui-même pour s'adresser à son frère:
: Catalina n'est pas ici?
MDR: Elle est à son travail. Comme elle passe ses journées dans l'atelier d'enluminure, parmi ses mines de plomb et ses pinceaux, je ne la vois guère. La comtesse Pimentel lui a confié le soin de confectionner un nouvel ouvrage auquel elle attache la plus grande importance: faire une copie du livre d'heure de Charles Quint... Cat ne reviendra qu'au coucher du soleil... Mais revenons à vous... Alors? Que me vaut l'honneur de votre visite?
Ce fut Estéban, une fois la servante congédiée, qui lui fit part de l'embarras dans lequel Mendoza et lui se trouvaient. L'élu se tut un moment voyant un nuage assombrir l'aimable visage de l'hidalgo. Ce dernier semblait écouter mourir en lui-même l'écho des dernières paroles du jeune homme. Tous deux s'observaient comme des duellistes, les yeux de l'un, dorés par le reflet des flammes, plongés dans ceux de l'autre, sombre et soucieux. Mais le silence qui régnait, coupé de loin en loin par le roulement d'une charrette, le pas d'un cheval ou les cris des enfants qui jouaient dans le jardin, ne dura guère. Miguel sourit et dit calmement:
MDR: Ta requête est parfaitement justifiée, Estéban. Rien n'est plus naturel chez un employé que de vouloir recevoir ses gages. J'aurais dû me douter qu'il ne restait rien des subsides versés en octobre dernier.
D'un geste affectueux, il leva la main et donna une tape amicale sur la nuque du jeune vigneron.
MDR: La chance conduit mes affaires mieux que je ne pourrais le souhaiter. Les bénéfices, qui dans mon négoce, forment votre part doivent vous être remis intégralement.
: Par les temps qui courent, il n'est pas prudent de voyager avec autant d'argent, Mig'. Pour le moment, nous nous contenterons du strict nécessaire.
MDR: C'est toi qui est seul juge, J-C. Combien désires-tu?
: Un escudo chacun pour commencer. Qu'en penses-tu, Estéban?
: Cela me paraît plus que raisonnable.
MDR: Entendu! Ne bougez pas, je reviens tout de suite!
Disparaissant dans l'escalier pour rejoindre son cabinet, le négociant revint un court instant plus tard en tenant deux sacs qui semblaient d'un bon poids.
MDR: Voilà un escudo comme convenu... Enfin, trois-cent-cinquante maravédis dans chaque bourse, devrais-je dire. Comme je l'avais dit naguère à Isabella, vous pourrez m'en demander chaque fois que cela sera nécessaire.
: Merci Miguel! C'est à toi que l'on aurait dû donner le surnom de Magnifique. Tu es l'homme le plus généreux de la terre.
MDR: Parce que j'ai donné ce dont vous aviez besoin? Mais en son temps, Laurent de Médicis, le vrai Magnifique l'aurait anticipé, ce besoin. Les choses sont donc bien comme elles sont. Bon! Maintenant que cette affaire est réglée, prenez place, je vous en prie. Vous allez bien dîner avec nous! On préparera aussi vos chambres...
Mais Juan émit de vives objurgations:
: N'en fais rien, Mig', je t'en prie. Ça aurait été avec plaisir, mais nos épouses ne savent rien de cette escapade et...
MDR: ... et vous souhaitez les rejoindre avant d'entendre corner les portes de la ville, c'est ça?
: Oui, nous ne souhaitons pas nous attarder car, comme je l'ai dit tantôt, même si le trajet n'est pas très long, il n'en est pas moins dangereux.
MDR: Si dangereux soit-il, tu as une arme et de l'or, à présent. C'est plus qu'il n'en faut pour te défendre en cas de besoin!
: Mig'...
MDR: Soit, soit! Vous disposez tout de même de cinq minutes pour prendre un rafraîchissement, non? Il fait si chaud dehors!
Serrant plus étroitement le bras de son père qu'elle avait repris, Elena fit:
Elena: Oh oui, papa! Vous venez d'arriver! Reste encore un peu, s'il te plaît!
L'Espagnol voulut refuser une nouvelle fois, mais il n'était pas de taille à contrarier sa fille une fois que celle-ci avait décidé de quelque chose. Donnant une œillade complice à sa nièce, l'hidalgo ajouta:
MDR: Moi qui suis du matin au soir entouré par la marmaille, une conversation d'adulte me fera le plus grand bien. Je t'en serai vraiment reconnaissant, p'tit frère.
Sa reconnaissance se traduisant de la seule manière qu'il connût. Miguel, grand buveur devant l'Éternel, les invita à s'asseoir pour les régaler de quelques pots de Rioja. Frappant soudain dans ses mains, il appela d'une voix forte:
MDR: Du vin! Que l'on apporte du vin!
Le meilleur fut servi. Celui que Mendoza avait décuvé et que son aîné avait laissé vieillir pendant des années. Estéban, qui était un cœur simple, savait reconnaître et apprécier les bienfaits de Dieu avec un faible pour le jus de la treille, ce divin breuvage sanctifié par le Seigneur lui-même au soir de la Cène. Au bout de la troisième chope, il avait oublié la raison de leur venue.
Tout comme Dolorès assise dans son coin, Elena ne se mêlait pas de la conversation joyeuse des hommes. Les sujets évoqués étaient toujours les mêmes: la vigne, les futures récoltes (seraient-elles bonnes ou mauvaises?) et le commerce du vin. Elle demeura silencieuse, appuyée sur l'épaule paternelle, sérieuse, ponctuant les plaisanteries et les éclats de rire des autres de sourires forcés.
Puis la discussion dévia sur l'agression du capitaine. En entendant cela, la jeune fille se signa puis, prenant son gobelet, elle but quelques gouttes de vin. Son visage, si pâle un instant plus tôt, y reprenait couleur mais sa main avait tremblé et il était visible que les larmes n'étaient pas loin.
: Préfères-tu prendre un peu de repos, Elena? J'ai peur que ce récit ne te soit encore pénible.
Elena: Non, non, ça va aller. Et puis cela doit te faire du bien d'en parler.
Pendant ce temps, les pichets ne restaient pas oisifs: ils passaient et repassaient à la ronde, remplissant les gobelets tantôt vides, tantôt pleins comme des godets de noria, si souvent qu'on en viendrait sans peine à bout.
Achevant son histoire et décrétant que son gendre et lui avaient assez bu, Mendoza lui rappela qu'il était temps de rentrer. La voix était courtoise mais le ton sans réplique. Estéban n'insista pas, se leva et se tourna vers son hôte. Après un salut qui le courba légèrement, les mains croisées sur la poitrine, il s'éloigna cependant que Juan rejoignait son frère:
: Mig', je ne saurais assez te rendre grâce pour toutes les bontés dont ma fille, Estéban et moi-même avons été gratifiés dans ta demeure, et dont je te serai redevable jusqu'à la fin de mes jours.
D'un ton badin, l'aîné fit:
MDR: Je n'ai que faire de ta redevabilité, J-C. Vous travaillez pour moi, je vous paye un salaire, point. Quant à ma nièce, eh bien je suis heureux de l'avoir avec nous car j'éprouve une joie profonde à la regarder grandir et s'épanouir dans le nid provisoire que je lui offre.
Miguel avait cette hospitalité espagnole, généreuse et sans réserve. Elena, qui avait suivi ce court dialogue, se tourna vers son père. Ne voulant pas paraître ingrate envers l'hidalgo, elle lui chuchota à l'oreille:
Elena: J'aimerai tant retourner à l'hacienda avec Estéban et toi.
Sur le même ton, il répondit.
: Non ma fille, ce n'est pas concevable pour le moment.
Elena: Mais pourquoi?
: Parce que je préfère te savoir ici, là où la nourriture y est plus abondante qu'à la maison. La moitié des choux que nous avions en réserve se sont transformés en cataplasme pour soigner les rhumatismes de Carmina, tu sais. Donc, nous ne mangeons pas toujours à notre faim. Et n'oublie pas que toi, tu dois le faire pour deux!
Elena: Mais, papa...
: N'insiste pas, ma petite salamandre! Tu ne me feras pas changer d'avis. Allez, on se reverra très bientôt.
Elena présenta son front au baiser de son père. D'un pas aussi leste que s'il n'eût absorbé que deux doigts de clairet, il se dirigea ensuite vers l'escalier. Cinq minutes plus tard, toute la compagnie fut dans la rue.
La présence du négociant incitait les saluts empressés, respectueux ou amicaux. Miguel y répondait avec affabilité et courtoisie, heureux de mesurer à cette aune l'ampleur de sa réputation.
Pendant ce temps, le Catalan posait le bout de sa botte sur l'étrier que lui tenait son frère. C'était sa propre monture qu'il lui donnait, comme l'élu recevait un cheval frais. Bien plus frais que lui, d'ailleurs!
Domingo, las de chercher après Cora, resta planté sur le pas de la porte, un doigt dans la bouche, en contemplation muette devant toute cette agitation. Non sans regrets, à ses côtés, Elena exhibait des yeux rougis par la fatigue plus encore que par les larmes. Elle enveloppa son père d'un regard pitoyable... que Mendoza ne soupçonna même pas, tout occupé qu'il était à remercier une dernière fois son aîné.
Une chose était certaine: elle avait le cœur gros de le voir partir sans elle.
Jouant son va-tout, elle pleura, pria, supplia, mais rien n'y fit jusqu'à ce que Miguel la prenne à part pour lui déclarer de sa voix tranquille:
MDR: On te fait beaucoup d'honneur en te traitant comme une adulte. Mais si tu veux rentrer chez toi, je peux peut-être obtenir de ton père qu'il laisse la gamine pleurnicheuse que tu es retourner sangloter dans les coterons de sa mère.
Ce fut magique. Elena devint très pâle et revint en silence saluer une dernière fois ses proches. Elle leur lança un regard si désespéré que l'Atlante, une fois parti, s'exclama:
: Ton frère est parfois assommant avec ses plaisanteries graveleuses, mais c'est un homme généreux qui, toutefois, ne se laisse pas mener par le bout du nez avec les gamins... contrairement à toi. Tu as failli encore céder! Avoue-le.
: C'est vrai! Tu n'imagines pas comme je trouve le comportement de Miguel inspirant, quelquefois!
☼☼☼
Les deux hommes partirent par les rues, à travers le bruit et l'agitation d'une ville dont les habitants vivaient plus volontiers dehors qu'à l'intérieur de leurs maisons. Les femmes causaient d'une fenêtre à l'autre ou sur le pas des portes. Les hommes, quand le jour tirait vers sa fin, sortaient afin de se réunir entre eux pour discuter des affaires de la cité, se raconter des histoires ou échanger des plaisanteries. Les marchands et les artisans se groupaient au marché de
la Palla*, les jeunes élégants de la ville aux
Drassanes* d'où ils regardaient le jour s'éteindre dans les eaux Méditerranéennes.
Il n'était pas rare, quand le temps était beau comme aujourd'hui, de voir sortir devant les maisons des tables où l'on s'installait pour jouer aux échecs. Cependant, les femmes vaquaient au repas du soir ou causaient entre elles quand la besogne était achevée. Quant aux enfants- uniquement les garçons, bien sûr- leurs cris et le bruit de leurs jeux emplissaient les rues et les places... Puis, à l'appel de l'Angélus du soir, qui sonnait à la volée pour la plus grande gloire de Dieu, chacun rentrait chez soi car il ne faisait pas bon errer, à la nuit close, hors de son logis.
La Barcelone respectable s'endormirait entre ses murailles aux soixante-seize tours de guet ou de défense, gardée par ses soldats tandis que l'autre, celle du plaisir et du crime, celle des filles publiques et des coupe-jarrets commencerait à vivre, sortirait de ses repaires et s'infiltrerait comme une marée trouble au long des rues à peine éclairées, de loin en loin, par un brûlot de fer pendu sur la façade d'une habitation.
Hors de l'enceinte, ce serait la paix de la douce vallée d'Urgell, le vent léger de la nuit aux branches d'un cyprès, la prière nocturne d'un oiseau dans les olivaies ou dans les vignes de Sant Joan Despí et de Sant Boi de Llobregat, répondant à la cloche grêle d'un monastère de campagne mais, dans la cité couronnée, la débauche, la terreur et la mort rôderaient jusqu'à ce que le chant des coqs chassât les oiseaux de nuit et les rejetât, apeurés et clignant des yeux, dans leurs trous équivoques. Et si, pendant les heures nocturnes, un cri déchirait l'ombre entre les rondes des soldats, les bourgeois de la municipalité n'en dormiraient pas d'un sommeil moins paisible, confiants en la puissance de leur ville et en la protection de Sainte Eulalie, sa patronne: le sang du ruisseau ne ferait pas plus rouge les barres d'Aragon, présentes sur le blason de Barcelone.
Cette Barcelone-là, ni la fille ainée du capitaine ni celles de Miguel ne la soupçonnaient, abritées qu'elles étaient par les murs épais de la demeure gardée par de nombreux serviteurs. Elles n'en connaissaient que l'aimable image diurne, que les heures de soleil qui chauffait les pierres de l'admirable basilique Sainte-Marie-de-la-Mer.
Mais on en était pas encore là.
Pour l'heure, Mendoza et Estéban passèrent la porte nord-est de la
Boqueria où les producteurs des
masias, les fermes catalanes, vendaient leurs produits pour éviter de payer les taxes intra-murales.
L'élu allait sur son palefroi*, comme s'il était le patriarche, avec son bissac* plein, impatient de retourner auprès de Zia.
Dans la chaleur de cette fin d'après-midi encore pénible, l'air vibrait au ras de l'eau dans laquelle glissait une couleuvre. Tout était silence quand, soudain, un éclair zébra le ciel... Le jeune homme soupira:
: Si seulement nous pouvions avoir un bel orage! Rien ne me plairait autant qu'une grosse ondée...
: À toi peut-être mais sûrement pas aux paysans! Cela pourrait gâter les foins.
Ils en étaient là de leur entretien quand soudain, à un détour du chemin, ils virent se profiler devant eux la colline de Montjuïc.
Un moment plus tard, ils galopèrent sur la
Via Morisca, qui suivait au flanc du promontoire le tracé d'une ancienne voie Romaine et rejoignait la
Via Augusta un peu plus loin. Cette dernière, la mieux connue depuis l'Antiquité car elle apparaissait dans des témoignages antiques comme les Gobelets de Vicarello, partait des Pyrénées pour rejoindre Cadix, en longeant la Mer Méditerranée.
Les deux hommes n'avaient pas l'intention de refaire le chemin parcouru à l'aller et de repasser par le Tibidabo puisque cet itinéraire était bien plus long et plus dangereux. Mendoza s'y refusera tant que personne n'aurait purgé cette montagne des bandits, dont la rumeur disaient qu'elle en était infestée.
À suivre...
*
Cligne-musette: Cache-cache.
Marché de la Palla: Marché de la paille. À ses débuts, au XIIIe siècle, il n’était pas reconnu.
Drassanes: Arsenaux royaux de la ville où l'on construisait des galères.
Palefroi: cheval de parade.
Bissac: Long sac ouvert par le milieu de façon à constituer un double sac.