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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 04 avr. 2019, 10:59
par TEEGER59
Bon, comme je tiens à mon "e" final, j'ai remplacé rappelée par souvenue. :tongue:
La 🍐est coupée en deux.

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 04 avr. 2019, 14:38
par yupanqui
Je suis toujours impressionné par le génie (avec un -e même si c’est masculin ! :x-): ) féminin ! Surtout pour trouver des solutions. :P

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 20 avr. 2019, 10:15
par TEEGER59
Suite...

La halte de Gérone.

Francesca avait éprouvé le même sentiment lorsqu'elle avait ferré le marin dans ses filets... Et Ulysse n'avait pu résister bien longtemps au chant de cette sirène.
Pourtant, il faudra bien un jour ou l'autre qu'elle le laisse partir... Qu'elle poursuive sans lui une vie qui lui était totalement étrangère.
La jeune femme ne s'était jamais crue aimée de personne. De l'être enfin ou d'imaginer qu'elle l'était augmenta les effets du choc causé par la chevelure noire et les yeux sombres du marin, des yeux fascinants où le rêve se mêlait à la fureur de vivre. Son être entier fut embrasé. Tout chez elle se rapporta désormais à ce déchaînement des sens et du cœur, tout ce qui ne le concernait pas devint irréel. Elle ne pouvait plus concevoir une limite à sa passion, moins encore la soumettre au moindre compromis. C'était se préparer des lendemains cruels...
Le temps à la mi-septembre se montra tout aussi clément que les jours précédents. Le soleil succéda chaque matin aux brumes de l'aube.
Alors que Tao et Jesabel s'apprêtaient à convoler en justes noces, un peu plus tôt dans la journée, Mendoza et Francesca cheminaient interminablement sous une chaleur de plomb, parcourant à pied de prodigieuses étendues en direction de Barcelone.
Deux jours plus tôt, après avoir quitté la commune de Portbou et longé pendant un temps la Costa Brava, ils avaient progressé sur les routes de la comarque de l'Alt Empordà, avaient franchi sur un pont de bois la Muga près de Peralada, puis avaient traversé forêts, marais et prés verts de la Catalogne.

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Pour éviter certains péages trop onéreux, mais aussi pour fuir les grandes voies, si fréquentées qu'il était toujours possible d'y rencontrer, en déplacement, quelques soldats du Tercio, le duo avait emprunté de préférence chemins creux et sentiers forestiers. Le risque de s'y trouver affronté à des malfaiteurs avait paru à Mendoza moins redoutable que celui de tomber sur des gens d'armes...
Si Francesca prenait du bon côté les incidents de ce périple, il n'en était pas de même pour le capitaine. L'angoisse grandissait en lui à mesure que diminuait la distance qui le séparait du but de son voyage.
Son humeur s'en ressentait. Il était devenu plus sombre et nerveux qu'à l'accoutumée. Le marin surprit plusieurs fois, posé sur lui, le regard énamouré de sa jeune compagne et son irritation s'en trouvait accrue.
:Mendoza: : Mais qu'est-ce qui m'a pris? Pourquoi l'ai-je embrassée une seconde fois? Je dois mettre les choses au clair... (Pensée).
Après Figueres, ils avaient coupé à travers la plaine Empordanaise pour se diriger tout droit vers la comarque du Gironès...
Comme partout ailleurs, c'était le temps des vendanges et des labours d'automne.
En voyant les vignes envahies par les vignerons, leurs femmes, leurs enfants, le capitaine eut une sorte de flash. Il se souvenait du temps où, il n'y a pas si longtemps que ça, aidé de plusieurs compagnons, il vendangeait.

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Il se revoyait, tranchant à petits coups de serpettes les grappes poissées de jus sucré ou recouvertes d'une buée bleutée, et s'en gorgeant, quand on ne le regardait pas, avant de les laisser tomber dans des seaux de bois posés entre les ceps. L'odeur miellée du raisin mûr, celle des femmes échauffées qui retroussaient leurs chemises de toile le plus possible, les âcres effluves de la sueur des hommes chargés de lourdes hottes attachées sur leur dos, lui remontaient aux narines.
Comme dans son souvenir, des chariots attelés de bœufs patients attendaient à l'extrémité des rangs que soient remplies les futailles qu'ils contenaient.
C'étaient, ailleurs, des paysans penchés sur le manche poli de leur charrue à roue et à versoir, tellement plus utiles que les araires du passé, qui lui rappelaient le pas lent, appuyé, des laboureurs Catalans suivant la marche puissante de leurs bœufs attelés l'un et l'autre par un joug frontal.
Dans les vestiges du passé qui émergeaient, ces travaux des champs comportaient une part de sensualité qui venait sans doute des senteurs vigoureuses dégagées par les feuilles de vigne froissées ou par celle de la terre grasse que le soc de la charrue ouvrait comme un ventre...
L'effort fourni par les corps dénudés et suants que le soleil avait hâlés jusqu'à les noircir, évoquait vaguement pour Juan d'autres efforts, nocturnes ceux-là, accomplis dans un lit où, subrepticement, il rejoignait une jolie brune au caractère bien trempé dont le prénom lui échappait encore, pour se livrer à d'ardentes besognes...
Un peu plus tard, près de la commune de Creixell, quand les deux voyageurs se retrouvèrent sous les frondaisons des grands chênes, des hêtres au fûts lisses comme des colonnes de marbre verdi, Juan éprouva une sensation de soulagement. La plaine cependant ne leur avait pas été néfaste. Mais, à l'abri des dômes feuillus, loin des regards curieux des paysans, il ressentit d'instinct le sentiment de protection que procure la sylve à ses familiers.
Son angoisse s'atténua. Il aimait la forêt.
Comme ses ancêtres, il conservait au fond de lui l'amour des arbres dont le bois, l'écorce, les fruits, les feuillages leur avaient donné au cours des âges charpentes, murs, palissades, charrettes, roues, tonneaux, navires, et aussi chauffage, cuisson des aliments, éclairage, nourriture, plantes salvatrices ainsi que beaucoup d'autres présents.
La mousse, la fougère procuraient des couches moelleuses et parfumées. Les alises, les prunelles et les airelles sauvages, les champignons, les noisettes er les châtaignes complétaient leur repas, quand ils ne les composaient pas.
Avec ses réserves innombrables de gibier, avec l'ombrage et la pâture, la litière et le fourrage qu'elle offrait aux animaux domestiques de tous poils, la forêt demeurait pour le Catalan, comme pour chacun qui vivaient hors des villes, la mère nourricière par excellence.
Mais c'était une mère mystérieuse. Un univers de sortilèges et de légendes où des présences invisibles frôlaient les simples mortels de leurs approches bénéfiques ou maléfiques... Sous les hautes branches de ses arbres, flottait un air plus odorant, plus balsamique, mais aussi plus étrange, qu'à découvert. Le duo y était sensible. En passant devant un amoncellement de rochers moussus aux formes de géants terrassés, Francesca se signa.
Pour la villageoise qu'elle était, ces immenses étendues boisées, majestueuses et fraîches, mais également enchevêtrées ou obscures, représentaient l'abri, le cheminement protégé, aussi bien que le domaine de puissances surnaturelles, souvent inquiétantes, quand ce n'était pas le repère de rôdeurs, détrousseurs et vagabonds de toutes sortes.
Heureusement, beaucoup de gens moins redoutables y circulaient et y vivaient.
À la lisière de la forêt, ils croisèrent des pâtres en train de surveiller leurs troupeaux, des enfants cueillant le houblon sauvage pour en manger les tendres grelots verts ou les mettre à fermenter afin d'obtenir de la cervoise, des paysannes qui ramassaient les faines tombées qu'elles écraseraient pour en tirer de l'huile.
Plus loin, ce furent des bûcherons, maniant la hache avec application; des charbonniers, dont la réputation n'était pas trop bonne à cause de la mine noire que le charbon de bois leur donnait; des arracheurs d'écorce qui en broyaient les lambeaux prélevés sur les troncs pour en extraire le tan utilisé dans le tannage des peaux; des chasseurs d'ours et de loups; des sabotiers en quête de bois dur; des bigres, des éleveurs d'essaims d'abeilles capturés à l'état sauvage, puis entretenus par leurs soins, dans le but d'en revendre la cire et le miel...
:Mendoza: : S'il n'y a pas ici autant de monde que sur les routes, nous sommes cependant loin d'y être seul! Prenons garde. Les rencontres fâcheuses y sont également à redouter.
Fran: Nous n'avons pas affaire aux mêmes gens. Les habitués des sous-bois sont moins bavards que les vignerons ou que les laboureurs. Le silence des futaies doit être contagieux!
:Mendoza: : Fasse Dieu que nous ne croisions pas de sergents forestiers! Ils fouinent partout, interrogent, suspectent et forcent souvent les boisilleurs ou les essarteurs à leur raconter ce qu'ils ont pu apercevoir.
La fin de l'étape du jour se termina pourtant sans incidents. Seuls des cerfs suivis de leur harde, des daims bondissant, plusieurs laies guidant leurs marcassins, des envols de faisans, de perdreaux ou de coqs de bruyère, ainsi que les courses échevelées de lièvres ponctuèrent le passage du couple.
Ce soir-là, ils mangèrent rapidement au pied d'un arbre, au bord d'un ruisseau, où ils ne tardèrent pas à s'endormir...

☼☼☼

L'aube n'était plus loin. Quelque part dans la campagne, un coq chanta, relayé par d'autres aux quatre points de l'horizon...
Depuis son retour de Lisbonne, Isabella n'était plus la même, et ceux qui vivaient à ses côtés avaient peine à la reconnaître quand elle apparaissait. En temps normal, l'aventurière ne souriait déjà pas beaucoup. Désormais, elle ne le faisait plus du tout. Pire, elle parlait à peine et passait de longues heures assise dans l'encoignure d'une fenêtre à regarder couler le Llobregat au bout de son petit domaine sans plus toucher aux travaux d'arts plastiques qui l'avaient distraite pendant sa dernière grossesse, ses longues mains oisives abandonnées sur le tissu noir de son pantalon. Elle n'avait apparemment plus de larmes et pas une seule fois elle ne prononça le nom de son époux. Bien plus, quand Carmina essaya d'approcher la blessure qu'elle devinait avec des mots apaisants, elle coupa court.
:Laguerra: : Non! Par pitié, ne me dites rien! Ne m'en parlez jamais. Il est loin de moi... et c'est entièrement ma faute! Jamais je n'aurais dû accepter de le laisser partir...
Elle quitta alors la salle comme on s'enfuit pour s'enfermer dans sa chambre. Les seuls instants de paix que le tourbillon de ses pensées lui laissait, Isabella les trouvait auprès de Javier. Devant lui, sa mère n'était plus qu'adoration et, quand elle le tenait dans ses bras, elle oubliait un instant de souffrir. Elle se penchait alors un moment près du berceau, barque fragile à laquelle, comme si elle était en train de se noyer, elle s'accrochait pour ne pas devenir folle.

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Dès qu'elle s'en écartait, les pensées amères affluaient.
Ce matin-là, Isabella descendit au jardin pour aller s'asseoir sous un petit berceau de roses mousseuses, chef-d'œuvre de Luis. Celui-ci n'était pas loin, occupé à nettoyer un massif de giroflées que des chats avaient mis à mal en s'y battant la nuit dernière. Son premier mouvement fut de venir vers elle, mais il aperçut son visage immobile, son regard sans vie, et il n'osa pas, craignant une rebuffade qui l'eût blessé. La jeune femme semblait avoir perdu son âme.
C'était vrai, en un sens. Elle accrochait ses regrets à cet instant démentiel, insensé, où Juan s'était arraché de ses bras pour s'éloigner d'elle, muré qu'il était dans son orgueil de mâle. Il prétendait continuer à mener sa vie habituelle, vouée toute entière à l'aventure, après avoir reléguée sa famille à l'hacienda, comme un bagage encombrant.
Depuis le mariage de Tao et Jesabel, elle avait accoutumé son entourage à rester seule et silencieuse. Le lendemain de la cérémonie, Estéban avait fait un saut jusqu'à Compostelle avec le condor, histoire d'y glaner quelques informations, mais personne n'avait aperçu un homme correspondant au signalement de Mendoza.
Encore une désillusion...
Miguel, de passage au domaine pour une visite de courtoisie, comprit en la voyant qu'elle sombrait dans un désespoir sans nom. Il remarqua de grosses larmes rouler silencieusement sur son visage dépourvu d'expression. Elles débordaient de ses grands yeux sombres, largement ouverts, et coulaient une à une en suivant le dessin délicat de ses traits. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter et marmonna:
MDR: Il faut que cela cesse!
Mettant pied à terre, il héla Diego en lui ordonnant de s'occuper de son cheval puis, prenant le bras de l'aventurière qui n'opposa aucune résistance et semblait frappée de stupeur, il la conduisit jusqu'à la grande salle, y entra avec elle, la fit asseoir, alla refermer la porte et revint s'agenouiller devant elle, prenant entre les siennes deux mains qui lui parurent froides comme la glace:
MDR: Isa! Ressaisis-toi!
Comme sortant d'un rêve, elle posa sur son beau-frère un regard qui ne le voyait pas:
:Laguerra: : Le faut-il vraiment?
MDR: Quelle question! Bien sûr qu'il le faut! Pense à tes enfants. Pense à tes proches. Tu sais à quel point je te suis dévoué, et je refuse de te laisser souffrir seule et en silence. Si Cat était là - je n'ai jamais tant regretté qu'elle n'y soit pas, mais avec son travail à l'atelier... - aurait-elle droit, elle aussi, à ton mutisme? Non, n'est-ce pas? Tu te confierai à elle... Oh, je sais que je ne peux pas la remplacer, mais dis-moi comment t'aider, comment te rendre moins malheureuse, puisqu'il est évident que tu l'es?
Isabella hocha la tête et, d'un doigt léger, caressa la joue de l'hidalgo:
:Laguerra: : Quelles instructions pourrais-je te donner alors que, moi-même, je ne sais plus que faire? Relève-toi, Mig'! Et va nous chercher quelque chose à boire, mais pas de vin, je t'en prie. Apporte-nous de la cervoise et puis, ensemble, nous essaierons de dresser un plan, de prendre une décision...
MDR: Tu veux te rendre en Galice, c'est ça?
:Laguerra: : Non, Estéban en revient. Personne n'a vu Juan.
MDR: En Flandre alors?
:Laguerra: : Non plus... De toute façon, je ne crois pas que cela servira à grand-chose.
MDR: Où veux-tu aller, dans ce cas?
:Laguerra: : À Corça. Il serait peut-être temps que j'aille jusqu'au manoir. J'y suis passée... Oh juste un moment, après la naissance de Joaquim, il y a presque six ans.
MDR: Tu n'y es jamais retournée?
:Laguerra: : Non. C'est étrange, n'est-ce pas? Je possède un domaine et je n'y mets jamais les pieds.
Une heure plus tard, stimulés par la fraîcheur d'une excellente bière, Isabella et Miguel décidaient d'un commun accord qu'une visite là-bas s'imposait.
MDR: C'est le seul endroit où aller parce que c'est, je le crois bien, le dernier refuge possible pour J-C... S'il s'en souvient.
:Laguerra: : Les hommes de mon père surveillent sans doute les lieux.
MDR: Peut-être, mais il reste le village et tout le pays alentour. Si mon frère était aimé là-bas...
:Laguerra: : Je le crois. C'est du moins le souvenir que j'en ai...
MDR: Eh bien alors? Je t'avoue que je ne comprends pas même pas que nous ne soyons pas déjà en route? Ni pourquoi tu sembles tellement désemparée?
:Laguerra: : C'est difficile à expliquer, Mig', mais j'ai l'impression de courir après une ombre...
Elle n'ajouta pas qu'elle était lasse de ces chemins, petits ou grands, dans lesquels on s'engage l'espoir au cœur et qui ne mènent nulle part sinon à un peu plus de déception, à un peu plus de chagrin; de tous ces chemins sans issue qui avaient jalonné sa vie. Elle allait en suivre un de plus, mais pour apprendre quoi, à l'arrivée? Que si elle ne retrouvait pas Juan à Corça, sa vie de femme mariée allait s'achever?
L'hidalgo se hâta de l'aider à se mettre en selle et plaça doucement les rênes entre ses mains gantées.
:Laguerra: : Éclaire-moi! Le chemin est-il long d'ici à Corça? J'ai oublié...
MDR: Une vingtaine de lieues.
:Laguerra: : Ce qui n'est pas grand-chose pour les bonnes jambes de nos chevaux.
MDR: Tu as l'intention d'aller vite, me semble-t-il? Nous pouvons y être dans trois heures...
:Laguerra: : C'est parfait!
MDR: Es-tu bien sûre de pouvoir soutenir le train que je t'imposerai?
:Laguerra: : Aucun problème!
Sautant sur sa propre monture, il précéda la jeune femme pour lui faire ouvrir le portail, s'écarta afin de lui laisser le passage et se mit à sa suite...

☼☼☼

En dépit de ce que l'aventurière avait affirmé à Miguel, jamais elle n'avait voyagé à pareille allure sur une aussi longue distance et, plus d'une fois, il lui fallut serrer les dents pour ne pas s'avouer vaincue et demander grâce. Quand l'hidalgo croyait déceler sur le visage de la jeune femme une certaine lassitude, il utilisait une façon bien à lui de ressusciter son courage:
MDR: Ce que le cheval qui te porte peut faire, tu peux bien le faire aussi!
Isabella, oubliant son séant douloureux, ses cuisses brûlantes et ses reins moulus, opinait du bonnet et continuait l'infernale chevauchée qui, d'ailleurs, n'ajoutait pas une ride au visage de son beau-frère. Cet homme était bâti d'acier et, surtout, il connaissait comme personne les routes, chemins et sentiers de Catalogne.
Si la jeune mère souffrit mort et martyre durant la première heure, elle réussit à s'endurcir suffisamment pour que la fin du trajet fût non seulement moins dure, mais presque agréable. Cette course folle à travers les campagnes dorées, roussies, rougies par le début d'automne, sous un ciel doux dont le bleu léger avait perdu la teinte blafarde des grandes chaleurs d'été, ne manquait pas de charme. Aucune pluie ne vint transformer les chemins en bourbiers et, sous les sabots des bêtes, la terre renvoyait un son mat presque musical.
À l'étape, tandis que l'aventurière, éreintée, se traînait jusqu'à sa chambre, se lavait à grande eau puis se jetait dans son lit où son repas lui était apporté par l'unique domestique vivant au domaine, Miguel commençait par soigner les chevaux, les bouchonnait, les étrillait, baignait dans du vin leurs jambes fatiguées puis leur faisait donner double ration d'avoine dont il surveillait la qualité avant de s'occuper de lui-même. Il avait choisi en personne, dans l'écurie royale, la monture d'Isabella, la sienne étant au-dessus de tout éloge. Charles Quint, en effet, était pour ses chevaux d'une extrême exigence et, alors qu'il était si peu soucieux de sa propre apparence, il n'achetait jamais que des bêtes de première qualité, dût-il les payer une fortune. Mais il y tenait, et Miguel savait que le roi lui pardonnerai n'importe quoi, même un retard ressemblant presque à une désertion, pourvu qu'il lui ramenât ses chevaux en bon état. D'ailleurs, l'échevin les aimait trop lui-même pour qu'il en allât autrement.

☼☼☼

À presque cinq lieues de là, vers l'ouest, se trouvait la capitale de la comarque voisine. Mendoza et Francesca venaient d'y entrer. À Gérone, ils rencontrèrent le cours de l'Onyar. La couleur de bronze de la rivière, les aulnes et les saules penchés qui ombrageaient ses bords, le glissement ondoyant de son eau sur les algues molles qui en peuplaient le fond, réveillèrent chez le mari d'Isabella d'autres réminiscences. Tout ce paysage portait pour lui le sceau indéfinissable de ce qui demeurait à jamais lié à treize ans de sa vie...
Il ne restait plus aux deux voyageurs qu'à suivre le courant qui coulait vers le sud. Mendoza s'arrêta un instant pour examiner Le Call Jueu. C'était un enchevêtrement de rues médiévales de la vieille ville. C'est là que vivait la communauté juive de la cité avant le décret d'expulsion des Juifs d'Espagne de 1492. Il s'agissait de l'un des quartiers médiévaux les mieux conservés d'Europe, et du plus grand de la péninsule Ibérique. On y trouvait notamment une synagogue. Le Call avait abrité l'école kabbalistique entre le XIIIème et XIVème siècles. Au nord du quartier se dressait Montjuïc.
:Mendoza: : Montjuïc... (Pensée).
Francesca s'approcha de lui et leva les yeux vers l'ancien temple avec un froncement de sourcils.
Fran: Jusqu'où devons-nous aller?
:Mendoza: : Je désire me rendre à l'église Sant Féliu.
Fran: Pourquoi?
:Mendoza: : À côté de l'édifice se trouve la célèbre lionne, un des symboles de la ville. Il s'agit d'une statue représentant le félidé grimpé sur une colonne.
Fran: Et?
:Mendoza: : La légende veut que tout bon Gironais partant en voyage, ou tout voyageur de passage rentrant chez lui, se doit d'embrasser son derrière pour que la chance lui sourie.
Le capitaine n'avait rien vu de plus amusant, parmi tous les visages qui étaient gravés dans sa mémoire, que la figure de Francesca qui l'observait à cet instant avec cet air effaré.
:Mendoza: : Quoi?
Fran: Non, rien... Seulement, la mémoire est une chose curieuse! Tu ne te rappelles pas de ta vie d'antan, mais tu te souviens de ça...
:Mendoza: : Je veux le faire.
Fran: Pas de problème!
La jeune femme semblait d'excellente humeur. Elle parlait peu mais fredonnait et sifflotait en sourdine. Juan, lui, ne tenait pas en place. Il se sentait impatient. Il étudia les voies possibles, cherchant les obstacles, les corniches, les pierres susceptibles de se détacher au cours de la montée. Puis, il se remit en route. Ses bottes s'enfonçaient dans la terre meuble. Ils avançaient doucement et avec difficulté sur le talus, dans un sentier à peine tracé où, à chaque pas, ils butaient contre des racines d’arbres à fleur de terre. À quelques toises de la muraille, Mendoza s'arrêta devant une pierre inhabituelle qui pointait sous la végétation. Il donna un petit coup de pied, récupérant deux éclats qu'il glissa dans son aumônière.
Fran: Tu joues avec les pierres, comme les petits garçons. Je parie que tu avais une collection de cailloux quand tu étais minot.
Le marin eut un geste d'ignorance, ne pouvant répondre par oui ou par non.
:Mendoza: : Aucune idée! Et vous, vous accumuliez quoi? Les noyaux d'olives?
Faussement indignée, elle rétorqua:
Fran: J'avais une collection très éclectique: des nids d'oiseaux, des peaux de serpent, des tarentules sechées, des os, des papillons, des scorpions, une chouette morte, des bestioles bizarres retrouvées inertes sur les chemins... Tu vois le genre.
:Mendoza: : Des tarentules sechées?
Fran: Oui. Tu sais que j'ai passé mon enfance au pied des Pyrénées. À l'automne, les grosses tarentules mâles venaient sur la route pour se chercher des petites copines. J'en avais une trentaine fixées sur des planches. Mais notre andouille de chien a avalé toute ma collection.
:Mendoza: : Il en est mort?
Fran: Même pas. Comme quoi, il n'y a pas de justice. À sa décharge, il a tout vomi sur le lit de mes parents au milieu de la nuit.
Francesca conclut avec un gloussement:
Fran: Un grand moment comique dans l'histoire de la famille Montero.
Ils firent une pause. La pente s'élevait plus abrupte devant eux mais un escalier du côté ouest permettait de compenser le dénivelé entre l'église et la grève de l'Onyar.
:Mendoza: : À part les tarentules, qu'est-ce que vous collectionniez encore?
Fran: Des spécimens qui auraient fait le bonheur d'un zoologiste.
:Mendoza: : Plaît-il?
Fran: Un anatomiste qui étudie toutes sortes d'animaux, comme le faisait Léonard de Vinci. Moi, j'aimais les amphibiens et les reptiles.
:Mendoza: : Pourquoi?
Fran: Parce que je les trouvais intéressants. Ils étaient plats, secs, faciles à classer et à garder. J'en avais d'assez rares.
:Mendoza: : Vos parents devaient adorer!
Fran: Ils n'étaient pas au courant, tu penses!
Ils continuèrent en silence. Leur souffle dans l'air du soir laissait de petites traînées blanches derrière eux. Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent en haut de l'escalier et Mendoza proposa une nouvelle pause.
:Mendoza: : Pfff! Je n'ai plus la forme après ces quatre mois de marche.
Fran: Tu ne t'en es pas trop mal sorti l'autre nuit, señor Mendoza!
Elle sourit, puis rougit soudain en détournant la tête.
:Mendoza: : Mais... il ne s'est rien passé, Francesca...
Fran: Comment ça, "il ne s'est rien passé"? Pourquoi me suis-je réveillée dans tes bras, alors?
:Mendoza: : Eh bien, après s'être embrassés une seconde fois, vous m'avez effectivement invité dans votre lit, mais une fois allongée, vous vous êtes aussitôt endormie.
Fran: Endormie? En faisant l'amour?
:Mendoza: : Nous n'avons pas fait l'amour.
Fran: Tu es sûr?
:Mendoza: : Évidemment que je suis sûr! J'ai peut-être oublié les événements survenus avant le départ du monastère, mais je suis tout à fait capable de me souvenir ce que j'ai fait ou non, il y a deux jours... Ce qui n'est pas votre cas. En ce qui vous concerne...
Il s'interrompit brusquement. Le regard de la jeune femme se durcit.
Fran: Oui? Et bien?
:Mendoza: : Il semblerait que l'alcool vous fasse affabuler, señorita.
Fran: Pourquoi es-tu resté avec moi, dans ce cas?
:Mendoza: : Il y avait du grabuge en bas, ce soir là. Je n'ai pas voulu vous laisser seule.
Elle fronça les sourcils d'un air consterné.
:Mendoza: : Écoutez, nous avons passé un moment agréable, mais restons-en à ces deux baisers.
Il toucha son alliance.
:Mendoza: : Nous savons tous les deux qu'il y quelqu'un d'autre. Je ne tiens pas à transgresser la loi de Dieu, je ne veux pas mettre mon âme en péril pour vous et encore moins jouer avec vos sentiments. Pour moi, ça serait comme si je vous mentais... Et je ne peux pas faire ça... Vous êtes plus qu'une simple compagne de voyage, Francesca, vous êtes devenue une amie. Et je ne peux pas mentir à l'une de mes amie...Donc, ça n'ira pas plus loin, d'accord?
Elle cligna des yeux rapidement, puis hocha la tête avec un petit sourire qui ne parvint pas à cacher la déception qui assombrit un instant son visage. Celle-ci avait été trop brutale lorsque, après avoir cru à un élan partagé, la jeune femme s'était aperçue du contraire. Elle resta d'autant plus marquée qu'en amour elle exigeait l'absolu, l'union totale de l'âme et du corps. Ce n'était apparemment pas possible. Regardant ailleurs, elle dit:
Fran: D'accord.
Mendoza l'enlaça et lui leva gentiment le menton.
:Mendoza: : Ça va?
Elle hocha encore la tête.
Fran: Ne t'inquiète pas. Je connais la chanson. On s'habitue.
:Mendoza: : Ça veut dire quoi?
Elle haussa les épaules.
Fran: Rien. Je suppose que je ne suis pas très douée pour ce genre de chose.
Ils restèrent enlacés quelques instants. Mendoza regardait les mèches folles qui volaient dans le vent. Peu après, Francesca se dégagea de son étreinte en soupirant:
Fran: Viens! Le dernier arrivé devant la statue paiera un verre à l'autre...

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 08 mai 2019, 23:37
par TEEGER59
Suite.

En ce début d'automne, les nuits se faisaient maintenant fraîches, brumeuses. Les matinées s'étiraient entre nuées et soleil, mais les journées se paraient d'un éclat blond qui alanguissait la campagne.
À Corça, tandis que Miguel et Isabella la battaient en tous sens pour faire lever le gibier qu'était Juan, celui-ci arrivait enfin à destination. Trois jours après avoir quitté Gérone, Francesca et lui avaient atteint les portes de la cité couronnée, quand, tout à coup, le pays s'anima. Le palais royal, qui semblait un peu assoupi en l'absence de son maître, se réveilla. On faisait le ménage à fond et l'on réapprovisionnait les cuisines, tandis que commençaient à affluer des porteurs d'ordres et quelques chariots de meubles: en un mot, l'arrière petit-fils du Téméraire revenait à Barcelone, lui aussi.
On sut qu'il n'était plus loin quand débarquèrent les objets personnels qui ne le quittaient pratiquement jamais. Un nouvel article fit son apparition parmi ses bibelots.
À la mort de son épouse Isabelle, Charles Quint, qui ne possédait aucun portrait qu'il considérait digne d'elle, avait demandé à un de ses peintres préférés, Titien, de lui en faire un. Le maître, qui n'avait jamais vu l'Impératrice disparue, s'était basé sur une toile antérieure qui la représentait en costume noir.
Le roi des Espagnes revenait donc de Rome avec ce portrait qu'il affectionnait tant sous le bras.
On savait aussi quelle suite, quels équipages énormes accompagnaient le prince lors de ses déplacements. Tandis que les sept-cent-cinquante personnes de la cour itinérante pénétraient en ville, les habitants acclamaient leur souverain. Au même moment à la lisière de la forêt, le duo observait tout ce remue-ménage.
:Mendoza: : Diable! Les entrées sont toutes bien gardées.
Fran: En effet! Avec le retour de ton beau-père, il y a beaucoup de soldats. Tu ne vas pas pouvoir déambuler dans les rues à ta guise pour aller à la rencontre de tes souvenirs... La meilleure solution consiste à me laisser y aller seule et fureter de-ci de là.
:Mendoza: : Comment comptez-vous vous y prendre?
Fran: J'ai soif! Je n'ai aucune raison de me priver de courir les tavernes! C'est encore dans celles-ci que les commérages vont le meilleur train. Et je n'ai pas mon pareil pour m'y faire des amis et délier les langues. Peut-être apprendrai-je des choses fort utiles à ton sujet...
Avec un sourire amusé, Mendoza applaudit silencieusement. À présent, il connaissait assez bien la jeune femme pour savoir que sa volonté était inflexible: Francesca irait jusqu'au bout de la tâche qu'elle s'était assignée, quelles qu'en puissent être les conséquences.
Même s'il estimait de son devoir de garder un œil sur elle, cette fois, il devait la laisser faire.
:Mendoza: : Entendu. On se retrouvera où vous savez... Et buvez un verre à ma santé...

☼☼☼

Au début de l'après-midi, un page se rendit à l'hacienda de Rodas pour délivrer un message. Le roi désirait voir sa fille prestement. Ce fut Estéban qui accueillit la nouvelle. Aussitôt, sans prévenir personne, il sauta dans le condor pour aller la chercher.
Au manoir, l'aventurière accueillit cette invitation avec un certain plaisir. Miguel aussi, en fut très content, car la jeune femme lui demanda de se tenir prêt à l'accompagner tandis qu'elle même allait changer de tenue.
Une heure plus tard, Isabella trouva son père dans sa chambre, vaste pièce tendue de tapisseries représentant des sujets de chasse où une dizaine de chiens, épagneuls blonds et lévriers blancs, formaient sur les tapis un archipel soyeux. Assis dans un haut fauteuil de bois sculpté près de la grande cheminée de pierre blanche où brûlait un tronc d'arbre, le monarque semblait curieusement recroquevillé. Frileux à l'excès, il était vêtu comme en plein hiver d'un manteau chaud à ses couleurs, de brocart d'or, d'argent et d'écarlate constellé de joyaux. De son béret de velours noir à plume blanche, qui lui emboîtait bien les oreilles, pendait une énorme perle que soutenait un rubis. Auprès de lui, Sempere tendait son étroit museau vers les menus morceaux de biscuit que les mains fines, véritablement royales, peut-être la seule beauté de cet étrange souverain, offraient à sa gourmandise. Dans la lumière des flammes, les rubis sertis dans le haut collier d'or du chien brillaient comme une braise.
Un homme se tenait auprès de l'Empereur, penché vers lui pour recueillir chacune de ses paroles et Isabella, en l'apercevant, tressaillit. Elle n'avait vu qu'une fois ce visage de fouine, ces cheveux raides coupés courts et ces yeux glauques, mais elle reconnut leur propriétaire comme l'homme qui, sans qu'elle lui ait causé le moindre tort, était son ennemi juré, celui qui avait tenté de la faire assassiner en forêt de Garraf.

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C'était García Álvarez de Tolède, capitaine général de la mer et confident de Charles Quint, du moins autant que pouvait l'être un homme qui, en tant de guerre, passait le plus clair de son temps sur un navire.
Une chose paraissait certaine: il était fort en faveur et Isabella, quelque envie qu'elle en eût, ne pouvait l'accuser ouvertement.
Pour ne plus voir ce regard fielleux glissant sur elle sous la paupière tombante, elle salua profondément, attendant même que son père la relève de sa révérence. Ce qu'il fit sans tarder:
C.Q: Approche-toi, ma chère fille! Nous avons à parler, toi et moi! Laisse-nous, García!
Celui-ci sortit à regret, tandis que l'aventurière s'avançait vers la cheminée et le siège qu'on lui désignait. Elle aurait juré que l'autre allait écouter derrière la porte. Néanmoins, elle décida de ne plus y penser et s'assit sans rien dire, car c'était au roi de parler le premier. Comme il ne semblait pas pressé, elle l'examina discrètement et lui trouva mauvaise mine. Il avait le poil raide et rare. Son long nez paraissait aminci et le visage au menton proéminent fait de parchemin jauni. Souffrant des entrailles depuis l'âge de dix-huit ans, cela lui donnait une haleine de lion. Plusieurs dents gâtées n'arrangeaient pas son halitose, cependant qu'un tic nerveux contractait également la bouche au pli dédaigneux.
Sachant que son père souffrait des articulations, Isabella pensa qu'une fluxion goutteuse expliquait la contraction de ses traits. Elle en fut même certaine quand, remuant sur ses coussins, il ne put retenir un bref gémissement, aussitôt suivi d'un mouvement de colère et d'une question.
C.Q: Par la Pâques-Dieu! Où est-il, cet animal?
:Laguerra: : Qui donc, Sire?
C.Q: Mon médecin personnel, Alfaro d'Avila. Je n'ai pas compris pourquoi il n'a pas voulu m'accompagner à Rome. Mon service ne lui convient-il plus?
:Laguerra: : Le roi ne le pense pas, j'imagine, car Alfaro aime à le servir. Mais cet homme a vieilli et craint les longs voyages. Peut-être parce qu'il a trop couru le monde. Et puis la mauvaise saison arrive. À son âge...
C.Q: Oui! Le roi des Espagnes, lui, peut endurer mort et martyr pendant que son médicastre se dorlote au soleil en Castille-et-León. Eh bien, je lui écrirai pour qu'il m'envoie de sa pommade miracle! Et je le ferai venir au printemps. Parlons de toi, à présent! Tu en a mis du temps pour me rejoindre! Où étais-tu?
:Laguerra: : Au manoir de Can Casadella avec le señor de Rodas depuis trois jours. Nous t'avons emprunté deux montures pour nous y rendre.
C.Q: Oh! Dans ce cas, tu as fait vite pour revenir! J'imagine que le jeune Estéban est derrière tout ça! Il est venu vous chercher dans sa drôle de machine volante, n'est-ce pas?
:Laguerra: : C'est tout à fait ça, Sire.
C.Q: Donc, tu es allée gambader avec mon échevin favori?
:Laguerra: : Mon père pense-t-il vraiment que gambader soit le mot approprié? Le señor de Rodas et moi avons fait un voyage long et fatiguant alors que nous rentrions à peine d'un périple à Lisbonne...
C.Q: Bon, bon! Je retire gambader. Excuse moi, Isabelle! Je suis de très méchante humeur!
Comme se parlant à lui-même, il expliqua alors que, si une trêve existait entre François 1er et lui, ses affaires en Allemagne le taraudaient.
C.Q: Les princes protestants durcissent leur intransigeance sous l'impulsion de l'Électeur Jean Frédéric de Saxe et du Landgrave Philippe de Hesse. Ces deux-là, grands protecteurs de Luther, estiment n'avoir plus à me ménager. Je perds l'espoir d'un compromis. Il me faut trouver un moyen de les faire tenir tranquilles.
:Laguerra: : Et... le roi a trouvé ce moyen?
C.Q: Je travaille à diviser mes adversaires. Mais cela prend du temps!... Comment en sommes-nous venus à parler politique? Nous en étions, je crois, à votre équipée au Portugal? Il semblerait donc que ton époux, après avoir fui la forteresse d'Emden, ait repris la mer et, pour on ne sait quelle raison, ait trouvé asile au monastère des Hiéronymites?
:Laguerra: : Oui. Mig... Euh, le señor de Rodas a dû te le dire en entrant?
C.Q: En effet. Il aurait profité d'un pèlerinage pour fausser compagnie aux bons pères? Ce qui prouve, selon moi, qu'il avait perdu la mémoire beaucoup moins qu'on ne le pensait.
Scandalisée, Isabella protesta:
:Laguerra: : Père! Mon Juan, jouer un tel rôle?
C.Q: Et pourquoi pas? À Lisbonne où nous avons de la famille, il pouvait craindre de ne pas être en sûreté.
:Laguerra: : L'Ordre de Saint-Jérôme est un lieu d'asile!
C.Q: Sans doute, mais malgré ta trentaine d'années, tu agis encore comme une enfant. Tu n'imagines pas combien de lieux d'asile sont peu sûrs dès que certains intérêts sont en jeu. Ton mari est un homme intelligent. Je suis surpris que ta collaboration avec Ambroise de Sarle t'ait laissé tant d'innocence... Lui qui était le roi des manœuvres et des coups bas...
Isabella se sentit rougir et chercha une contenance en tordant le petit mouchoir qu'elle avait tiré de sa manche. Son père ne fit aucune allusion au cardinal Madruzzo et semblait tout ignorer de l'aventure tragique dans laquelle il l'avait entraînée malgré lui.
À nouveau le silence, troublé seulement par le crépitement du feu, s'établit entre eux. Que cachait le monarque derrière ce masque de pierre? La nature en effet avait hésité quant à la manière de lui appliquer les lois mystérieuses de l'atavisme. Elle ne s'était franchement décidée ni pour le digne héritier des grands Rois Catholiques, ni pour le descendant neurasthénique des princes de la mélancolie.
Il caressait la tête de son chien favori et cherchait une gâterie pour l'un des épagneuls qui, après s'être longuement étiré, s'approchait de lui et se couchait à ses pieds...
C.Q: Les chiens sont les meilleurs amis, les plus sûrs, les plus fidèles que puisse avoir un homme. À plus forte raison, un roi.
Il soupira.
C.Q: À présent, aurais-tu une idée de l'endroit où Mendoza a pu se rendre? Il semble que vous n'ayez pas cherché longtemps autour de Lisbonne?
:Laguerra: : Je pense que c'était inutile et j'espérais... j'espère encore qu'il se souviendra un jour que je vis en Catalogne. À moins qu'il n'ait choisi de partir au loin.
Se détournant, Charles prit sur une table un peu en retrait un message déplié dont le sceau rompu montrait qu'il avait été lu.
C.Q: Une chose est certaine: il n'est pas retourné en Angleterre. Henri VIII en personne nous écrit qu'aucun voyageur lui ressemblant n'a été vu sur l'île. Quant à ceux qui se sont embarqués pour combattre le Turc sur les galères de la flotte Portugaise, la liste que m'a fait parvenir Jean III le pieu en est courte et aucun de ces hommes ne peut être ton époux.
L'aventurière soupira:
:Laguerra: : Bien! Je remercie le roi de la peine qu'il a bien voulu prendre...
C.Q: Pâques-Dieu, ma chère fille! Laisse de côté ces phrases toutes faites! Il m'importe autant qu'à toi de remettre la main sur cette ombre qui te rend malheureuse. Nous allons reprendre les recherches pour le retrouver... Je vais faire imprimer d'autres affiches.
:Laguerra: : S'il te plaît, père... n'en fait rien!
Les yeux vifs du roi, toujours à demi recouverts par leurs lourdes paupières, s'ouvrirent tout au large:
C.Q: Ne veux-tu pas qu'on le retrouve?
:Laguerra: : Non, Sire. Pas de cette façon. Si tes hommes le cherchent, il les fuira ou les tuera. Je veux... Je souhaite même que tu fasses retirer tous les placards. J'espère qu'il reviendra vers moi de lui-même, sans qu'il soit besoin de lancer à ses trousses toute la maréchaussée du royaume.
C.Q: Il devrait être déjà là dans ce cas?
:Laguerra: : Ce n'est pas certain. Plus j'y pense, plus je me dis qu'en quittant le monastère, il a pu choisir de rester avec ces pèlerins qui l'ont aidé sans le savoir.
C.Q: Tu penses qu'il a pu les suivre jusqu'en Galice?
:Laguerra: : Pourquoi pas? La bure du fidèle constitue la meilleure protection que puisse trouver un fugitif. Et puis, la route est longue. Cela laisse aux choses le temps de s'apaiser. Enfin, il fallait qu'il vive car, si j'ai bien compris, il ne lui restait pas un sou vaillant.
Le roi n'avait plus l'air d'écouter. Ses yeux suivaient le dessin fantastique des flammes et il se mit à réfléchir à haute voix.
C.Q: S'il a quitté Lisbonne en mai, il devrait déjà être de retour. Sauf accident, bien sûr...
Déjà reprise par l'angoisse, Isabella murmura:
:Laguerra: : Accident?
C.Q: Le chemin de Saint-Jacques est long, pénible et dangereux. Tous ceux qui s'y engagent ne reviennent pas vivants. Je pense que nous pouvons, comme tu le souhaites, faire trêve à nos recherches. Nous les reprendrons si l'hiver ne le ramène pas auprès de toi. Mais prie le Seigneur Dieu et la benoite Sainte Vierge pour que cet homme entende la voix de la raison et revienne chercher la paix de son foyer.
Une menace informulée se cachait sous la voix pesante de Charles et Isabella s'en inquiéta assez pour oser demander:
:Laguerra: : Sinon? C'est le mot qui vient après, n'est-ce pas, père?
L'orgueilleux dynaste se mit à sourire en comparant sa descendance légitime à ses enfants naturels, dont il prenait grand soin. Son fils Philippe manquait singulièrement de génie, son petit-fils Don Carlos, bien que bébé, semblait vouer à devenir un infirme épileptique. En revanche, du côté des bâtards, la duchesse Marguerite de Parme, se montrait si habile en politique qu'elle deviendra probablement régente des Pays-Bas. Et Isabelle fut capable de régénérer la race mélancolique des Habsbourg, de lui donner une splendeur nouvelle! Décidément, les desseins de la Providence ne pouvaient être compris des humains.
C.Q: Oui. Sinon, je pourrais ne plus me souvenir que d'une chose: c'est qu'il est un rebelle, et ne plus accepter de le traiter autrement. Laisse-moi, à présent, ma chère fille! Je suis las et je voudrais sommeiller un peu.
L'aventurière se leva.
C.Q: Isabelle...
:Laguerra: : Oui, père?
C.Q: Tu n'oublieras pas mes chevaux?
:Laguerra: : J'avais l'intention de retourner à Corça pour les récupérer.
C.Q: Merci!... En priant ce soir Notre-Dame, je lui demanderai de t'accorder cette paix qui semble prendre plaisir à te fuir. Je n'irai pas jusqu'à prononcer le mot "bonheur", car c'est chose trop fragile... et dont, en vérité, personne ne peut dire avec assurance où elle réside...
Quelques minutes plus tard, c'est avec un cœur assez paisible que la fille de l'Empereur quittait le palais, sous la garde de Miguel, incapable de cacher sa joie. L'hidalgo, dont décidément le roi appréciait toujours davantage les services, devait s'acquitter d'une petite mission. Il devait accompagner l'aventurière au manoir pour qu'elle puisse continuer ses propres recherches...

☼☼☼

Assise depuis des heures à la table qu'elle ne quittait plus, Francesca observait obstinément ce qui se passait dans cette énième taverne.

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Et, en vérité, ce n'était pas grand-chose: au milieu des consommateurs qui parlaient tous très fort, elle repéra d'emblée les deux hommes qui constituaient tout le personnel de l'établissement. Le premier, un rondouillard coiffé d'un bonnet rouge, était vraisemblablement parti au marché avec des paniers sous le bras. Le second, bien plus mince, se tenait derrière le comptoir et essuyait ses chopes en métal.
La jeune femme se morfondait tellement qu'elle ne résista pas à l'envie d'aller l'interroger. Elle s'apprêtait à le faire mais fut coupée dans son élan lorsqu'un petit garçon boiteux, revenant de chez le panetier, pénétra dans la salle comme un forcené. Après avoir fait du regard le tour des buveurs, il se précipita vers l'endroit où un jeune homme à la peau sombre prolongeait à sa manière le ban des vendanges.
Installé devant une table chargée d'écuelles contenant gaufres, amandes pelées, noix, épices et plusieurs fromages, il vidait gaiement son hanap de grenache. Sans même prendre le temps de le saluer, l'enfant s'écria:
:?: : Te voici enfin! Je t'ai cherché partout, Tao! Maintenant, laisse tout cela, laisse vite et viens sur l'heure avec moi!
Sans se départir de son calme, son interlocuteur demanda:
:Tao: : Où donc, grand Dieu?
:?: : Dans la forêt... Viens!
:Tao: : Pablo, permets-moi de te faire remarquer que j'ai mieux à faire que d'aller perdre mon temps à baguenauder.
Tapant du pied, l'estropié lança:
Pablo: Tu te trompes! Tu te trompes complètement! J'ai, au contraire, le plus pressant besoin de toi!
:Tao: : Et pourquoi donc?
Sans se soucier de la mine soudain attentive de la consommatrice près de lui, Pablo soupira d'un air excédé et croisa les bras sur sa poitrine.
Pablo: Parce que le sergent forestier y organise une battue.
:Tao: : Et alors?
Le naacal grommela ces mots, d'autant plus mal à l'aise que les occupants des tables voisines commençaient à prêter l'oreille aux paroles du fils Mendoza.
Pablo: Et alors? Le bruit court qu'un vieil homme aurait vu mon papa du côté de Sant Feliu de Llobregat.
:Tao: : Tu sais Pablo, ce n'est pas parce qu'un vieux moisi vient nous baver dans les étagères que ça vaut forcément quelque chose! Qui nous prouve qu'il s'agit bien de notre père? Je te rappelle que d'après les dires du prieur du monastère des Hiéronymites, il était amnésique... Amnésique, mais pas fou! Pourquoi reviendrait-il dans son pays natal, où il risque à chaque pas d'être découvert? Il faut qu'il ait une sérieuse raison pour rentrer chez nous.
Pablo: La raison, c'est maman! Dire qu'elle se trouve à Corça avec oncle Miguel...
Autour d'eux, tout le monde s'était tu pour suivre leur conversation. Francesca, elle, en avait assez entendu. Tiraillée entre l'envie de leur révéler où se trouvait Mendoza et le besoin urgent de le prévenir car il risquait d'être découvert, elle choisit la seconde option et s'éclipsa sans que quiconque ne s'en aperçoive. Un homme, qui était un ami du nouveau marié et coutelier de son état, lui dit:
:roll: : Écoute, Tao! Pablo n'a pas rêvé, que diable! S'il assure avoir entendu ces propos, c'est qu'il va y avoir une battue! Et s'il affirme que le gibier est son père, tu peux toujours y aller!
:Tao: : À pied jusqu'à Sant Feliu de Llobregat? Ça représente tout de même trois heures de marche, au bas mot! Et puis, rien ne nous dit qu'il s'y trouve encore...
Pablo: Allez, Tao!
:Tao: : Je n'ai pas envie de sortir avec la pluie qui menace! D'ailleurs, pourquoi n'as-tu pas prévenu Estéban? Ça t'aurait évité de courir jusqu'ici!
Pablo: Estéban n'est pas chez nous. Comme bien entendu, il ne travaille pas aujourd'hui, je suis allé le réclamer à Zia. Elle m'a dit qu'il n'était pas là.
Voyant qu'il se passait quelque chose d'inhabituel dans un coin de la salle, Pedro s'approcha de la table où on discutait. Il tenait deux chopines à la main et sentait la vinasse à une lieue.
:Pedro: : Tu n'es pas curieux de savoir si c'est vraiment Mendoza, Tao? À ta place, si mon commerce ne me retenait pas ici, j'y serais déjà! Et puis Sancho se plaindrait encore de faire marcher notre affaire tout seul!
Un second buveur se leva et renchérit:
;) : Il a raison. Il faut y aller, Tao. Inutile de lanterner, je t'accompagne.
C'était le savetier de la ville. Il passait pour sage et on l'écoutait volontiers. Quand il eut parlé, plusieurs autres consommateurs de cervoise et de vin gris se levèrent à leur tour. À bout de patience, Pablo s'écria:
Pablo: Alors? Tu viens, oui ou non?
:Tao: : On y va, on y va! Ce n'est pas si pressé...
Pablo: Mais si, mais si! Si nous le trouvons avant Ramon Gutiérrez, ce chien ne touchera pas un liard de la rançon promise par mon grand-père!
:Tao: : Bon, bon, je viens!
Vaincu par la logique de l'enfant et par les remontrances des autres buveurs, Tao venait de capituler. Au même instant, Sancho revenait du marché, les paniers remplis de victuailles.
:Sancho: : La nou... La nounou... La nouvelle de la récompense n'est plus de sai... de saison, les amis. Le roi vient d'ordonner d'arracher tout... toutes les affiches concernant Mendo... Mendodo... Mendoza!
Pablo: Mais pourquoi?
:Sancho: : Aucune idée!
:roll: : Peut-être l'ont-il déjà trouvé!
Le savetier, qui s'amusait manifestement, lui assura:
;) : On va te soutenir dans cette dure épreuve, Tao! Ce n'est pas si souvent qu'il se passe quelque chose d'intéressant dans ce pays!
Incapable de réfréner plus longtemps son excitation, Pablo se précipita vers la sortie. Suivi d'un petit groupe de curieux, le naacal lui emboîta le pas.

☼☼☼

À suivre...
P.S: J'ai glissé une réplique de Léodagan (de la série Kaamelott) dans le texte. Sauriez-vous capable de la retrouver? ;) En même temps, elle n'est pas trop difficile à repérer quand on connaît l'univers d'Alexandre Astier et le phrasé imagé de son père Lionel. :x-):

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 09 mai 2019, 23:02
par yupanqui
Merci pour ce beau récit.
Hâte de la suite.

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 21 mai 2019, 23:26
par TEEGER59
Suite.

Au milieu des rafales qui faisaient tourbillonner la poussière en cette fin d'après-midi, le petit groupe quittant la taverne de chez Sancho et Pedro descendit la rue, sortit de la ville, puis se dirigea vers le village de Sant Feliu, à l'ouest. À cette heure du jour, le soleil commençait à décliner et on le voyait baisser à l'horizon, par-delà le massif montagneux de Montserrat.
Pendant ce temps, Mendoza, campé sur la colline dominant la cité couronnée et donc bien plus près que ce que l'on pouvait croire, attendait le retour de Francesca.


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Lorsque celle-ci revint, il reçut contre sa poitrine une créature agitée qui répétait son nom comme une litanie.
Fran: Juan! Juan! Juan!
Ses cheveux répandus sur sa nuque, ses joues en feu après sa course folle, la panique encore présente au fond de ses prunelles contribuaient à la faire paraître encore plus fragile, plus jeune, plus vulnérable qu'à l'ordinaire.
:Mendoza: : Que s'est-il passé?
S'accrochant aux épaules du capitaine, elle souffla:
Fran: Il ne faut pas rester ici, Juan. Je te conterai plus tard ce que j'ai appris. Viens, viens vite!
:Mendoza: : Mais pourquoi?
Fran: Il ne convient pas de rester à découvert, on pourrait t'apercevoir. Gagnons la forêt.
Se tenant par la main, ils dévalèrent en courant la colline de Montjuïc par un sentier qui cheminait entre les hauts fûts des hêtres aux troncs lissent et mats comme des colonnes d'argent bruni. Ils le quittèrent bientôt pour progresser au jugé sous les frondaisons, afin de ne pas laisser d'empreintes derrière eux.
Une odeur familière de fougères, de feuilles, de terreau, soulevée par leurs pas, emplissait leurs poitrines. La fraîcheur régnant sous les branches des beaux arbres tutélaires leurs faisait l'effet d'un souffle lustral et purificateur.
Redoutant de tomber à l'improviste sur des gardes forestiers, la jeune femme, aux aguets, entraînait son compagnon afin qu'il ne ralentit pas son allure. À part quelques hardes de cerfs et de biches, une laie suivie de ses marcassins, d'innombrables rongeurs qui fuyaient à leur approche, et, quand ils traversaient des taillis, l'envol fracassant, en grands claquements d'ailes, de faisans, de coqs de bruyère ou de ramiers, ils ne rencontrèrent personne.
Au bout d'un moment, Francesca ralentit la cadence. On ne pouvait plus maintenant relever leurs traces. Le plus important était donc bien accompli. Il ne restait plus qu'à s'orienter convenablement grâce à la mousse des arbres et, surtout, à être fixé sur le lieu de leur prochain séjour. Tout en marchant, le capitaine demanda:
:Mendoza: : Alors? Allez-vous me dire ce que vous avez appris?
Fran: Le bruit qu'un vieil homme nous aurait vu court les parvis et les marchés aussi vite que le vent d'antan. Une battue est sur le point d'être organisée. Les commères doivent en avoir pour leur argent...
:Mendoza: : On arrête pas le bouche à oreille! D'où tenez-vous cela, exactement?
Fran: De la dernière taverne de mariniers où je suis entrée. J'ai commandé à boire et j'ai vidé deux gobelets coup sur coup comme quelqu'un qui en avait grand besoin. Il ne se passait pas grand-chose jusqu'au moment où un jeune garçon est entré. C'est lui qui a annoncé ceci à la cantonade. Apparemment, il s'agissait de ton fils car il a dit que son papa était recherché du côté de Sant Feliu de Llobregat.
Mendoza s'arrêta et resta là, figé sur place.
:Mendoza: : Mon... fils?
Le mot et plus encore l'idée cheminèrent lentement dans l'esprit du Catalan cependant si vif. Il n'avait guère jusqu'ici arrêté sa pensée à cette éventualité, jamais songé aux enfants qu'il avait eu de son mariage. Francesca respecta sa rêverie durant quelques instants mais, comme il semblait s'éterniser, elle s'approcha de lui:
Fran: Ça va?
:Mendoza: : Très bien... Comment est-il?
Fran: C'est un petit bonhomme brun qui doit avoir huit ou neuf ans. Il te ressemble beaucoup.
:Mendoza: : C'est vrai?
Fran: Oui, c'est ton portrait craché... avec une légère infirmité...
:Mendoza: : Laquelle?
Fran: Il... il boite.
:Mendoza: : J'ai un fils...
Fran: Deux, d'après ce que j'ai compris... Pablo, c'est son nom, s'adressait à un jeune homme à la peau sombre. Il s'appelle... Tao. Celui-ci a même mentionné un certain Estéban...
:Mendoza: : Pablo... Tao... Estéban... (Pensée).
Mendoza hocha la tête puis se remit à avancer lentement, un pas après l'autre. Au fur et à mesure de sa quête, il apprenait les noms de ses familiers et essayait de mettre un visage dessus.
:Mendoza: : Qu'avez-vous fait, ensuite? Vous les avez abordés?
Fran: Non... Ce n'est pas l'envie qui me manquait, mais il y avait plus urgent à faire...
Surveillant le capitaine du coin de l'œil, elle ajouta:
Fran: Sois tranquille, je n'ai pas commis d'erreur. Personne ne m'a suivie.
Sur ces entrefaites, ils parvinrent à une clairière dont l'herbe drue donnait envie de s'y vautrer pour la nuit.
:Mendoza: : Nous voici parvenus au moment de prendre une décision. Je veux bien être pendu si j'ai la moindre idée de l'endroit où nous réfugier à présent!... Francesca, vous qui avez vu mes gamins, ont-ils évoqué l'endroit où nous vivons?
Craignant que son compagnon ne fût déçu par sa réponse négative, elle n'osait pas se retourner vers lui pour lui faire part de son ignorance.
Fran: Tout ce que je sais... et je le tiens de Pablo, c'est que sa maman se trouve à Corça.
:Mendoza: : À Corça? Pour y faire quoi?
Fran: Il ne l'a pas dit.
:Mendoza: : Corça... Nous en étions si proche quand nous avons fait étape à Gérone.
Fran: Ce n'est pas tout. Elle est accompagnée d'un homme...
:Mendoza: : Un homme? A-t-il au moins précisé son nom?
Fran: Je ne sais pas si cela te sera utile, mais ton fils a spécifié "Oncle Miguel".
:Mendoza: : Miguel... (Pensée).
Mendoza ne dit plus rien. Il se sentait désorienté... Se pouvait-il que son épouse, se croyant abandonnée, avait choisi délibérément la première planche de salut qui s'offrait à elle?
:Mendoza: : Repartons là-bas!
Fran: Tu veux y retourner? Maintenant?
Elle lui faisait face, plongeait dans le sien qui la fuyait un regard direct, interrogateur.
:Mendoza: : Par mon âme! Est-ce que j'ai le choix?
Fran: Ça serait folie! Il vaudrait peut-être mieux rester ici. Tu es si près de chez toi! Attendons qu'elle revienne.
:Mendoza: : Je ne peux pas!
Avec angoisse, Francesca pria:
Fran: N'y vas pas! Quelque chose me dit que tu serais en danger. Tu vois, c'est moi qui, ce soir, ai un pressentiment.
:Mendoza: : Ça m'est égal! Je dois la retrouver!
La jeune femme tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Mendoza.
Fran: Jamais je n'arriverais à détruire les sentiments qu'il a pour sa moitié. Amnésique ou pas, il ne détachera jamais son esprit d'elle et jamais il ne m'appartiendra. Son cœur est trop fort... (Pensée).
Suivant le cheminement de sa pensée, elle soupira:
Fran: Restons ici, je t'en prie! Laissons finir le jour et passer la nuit. Toi qui jamais ne te laisses gagner par l'impatience, je ne te reconnais plus.
Le capitaine haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il se dirigea vers un arbre et s'y appuya comme s'il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis se retournant, il capitula:
:Mendoza: : De toute façon, il nous est impossible de nous lancer à sa poursuite ce soir...
Ensemble, ils regardaient la nuit tomber sur la plaine dont les lointains se perdaient dans une brume glacée. Une cloche sonna au loin. Les portes de la ville se refermèrent sur trois retardataires. Barcelone, confiante dans la solidité de ses remparts, se disposait à passer une nuit tranquille.

☼☼☼

Tandis que Mendoza attendait près de la tour à signaux, le condor venait d'atterrir aux abords du village de Corça. Passée l'enceinte fortifiée, de justesse avant la fermeture des portes, le trio découvrit que la place était très animée, singulièrement encombrée de valets, de chevaux et de chariots à bagages. Le tout débordait de l'hôtellerie où visiblement, l'établissement s'efforçait d'accueillir dans ses murs le train d'un grand seigneur.
:Esteban: : Quelle foule! Impossible de mettre un pied devant l'autre! Il ne peut être question de rejoindre le manoir pour le moment. Que faisons-nous?
MDR: Il vaut mieux aller de l'avant, Estéban. Nous arriverons bien à passer et, de toute façon, nous irons plus vite qu'en faisant un détour.
:Esteban: : Tu as sans doute raison.
MDR: Allons donc! Tu viens Isa?
L'aventurière ne répondit pas. Elle regardait avec intérêt un page, suivit de deux valets, qui transportaient l'un une cassette et les autres un coffre en direction de l'auberge. Tous trois portaient le tabard aux armes de leur maître et, justement, ces armes-là, Isabella se souvenait de les avoir vues bien souvent lorsque ses pas étaient attachés à ceux de son père: c'étaient, frappées d'un craquelé d'or et d'argent à l'aigle monocéphale noir étalé; à la membrane; à la chienne; à la langue et au sacré rouge, les armes de la maison de Doria.
Elle n'eut pas le temps de se poser la moindre question à ce sujet: un homme de haute taille, portant avec élégance et majesté une large soixante-dizaine, venait d'apparaître, son chaperon à la main, sortant de l'église et salué très bas par le clergé. Isabella, presque machinalement, s'avança pour en faire de même: c'était celui que toute l'Italie appelait l'Imperatore, Andrea Doria, autrefois commandant des galères Françaises au service de François 1er, pour lequel il avait combattu la flotte de Charles Quint sur les côtes de Provence. Mais, s'apercevant qu'il fut l'objet de la jalousie des ministres, Anne de Montmorency en tête, et que le prince Valois avait tardé à ratifier les promesses qu'il avait faites en faveur de Gênes, le Censeur s'était tourné vers le roi des Espagnes, en stipulant la restauration de la liberté de sa cité. À l'aide de la flotte impériale, il avait chassé les Français de la ville.
Ce chevalier de l'ordre de la Toison d'or reconnut la fille de l'Empereur du premier coup d'œil et, soudain souriant, s'avança vers elle les deux mains tendues:
A.D: Señorita Isabelle? Mais quelle heureuse fortune me vaut de vous rencontrer ici?
:Laguerra: : La fortune des grands chemins, Amiral. Je m'apprêtai à rentrer chez moi, à Barcelone après un petit séjour ici, dans mon manoir.
A.D: Ah! Une petite escapade romantique entre époux?
:Laguerra: : Hélas, non. Voilà presque un an que je n'ai pas vu mon mari. Le destin s'est plu à nous séparer...
A.D: Mais comment cela?
:Laguerra: : C'est une longue et triste histoire, bien difficile à raconter sur une place publique.
A.D: Sans doute... mais pas autour d'une table. Vous me ferez, je l'espère, l'honneur de souper avec moi? Il semble que nous ayons bien des choses à nous dire.
:Laguerra: : Ce serait avec un vrai plaisir, Amiral, mais nous venons d'arriver, le señor de Rodas, ce jeune homme et moi-même, et...
A.D: Non, non! Vous ne m'échapperez pas. Je vous tiens, je vous garde!
:Laguerra: : Eh bien... entendu.
Tout en pénétrant dans l'hostellerie, l'hidalgo murmura à l'oreille de l'aventurière:
MDR: Je me demande vraiment ce que fait ici ce grand seigneur Génois?
Isabella l'apprit quelques minutes plus tard en montant dans la chambre du condottière. Assise en face de lui, Isabella dégustait un pâté de brochet, l'un de ses plats préférés. Ils soupaient seuls, servis par l'un des pages qui prenait les plats à mesure que l'aubergiste les faisait monter et les portait sur la table. Devinant que sa belle-sœur pouvait avoir certaines révélations à faire, Miguel avait choisi de demeurer en bas avec Estéban, ce dont Isabella lui fut reconnaissante. Pour la mettre en confiance, Doria commença par expliquer ce qu'il faisait ici: il se rendait à Barcelone pour s'entretenir avec le roi. Celui-ci voulait le voir.
Après la paix de Crépy, l'Amiral espérait finir ses jours dans la tranquillité. Malheureusement, jouissant d'un grand pouvoir et d'une énorme richesse, le vieil homme avait de nombreux ennemis cachés. On projetait de l'assassiner, ainsi que quelques membres de sa famille, puis d'élire Barnabas Adorno en politique étrangère, pour former une alliance avec le roi de France. Un cardinal Italien, Ercole Gonzaga, également légat apostolique auprès de l'Empereur, avait informé Charles Quint de ce qui se tramait. Craignant de perdre Gênes, ce dernier avait averti le condottière du danger qu'il courait et réclamait maintenant sa présence.
A.D: Je ne crois pas avoir mal choisi en reconnaissant votre père comme maître. Lors de sa capture à Pavie, le roi de France n'était plus qu'un oison décoratif. C'est madame Louise de Savoie, sa mère, qui régentait alors son royaume. L'Empereur, lui, est un grand souverain, même avec tous ses défauts et le señor Mendoza l'a toujours su! Vous me disiez donc ne pas l'avoir vu depuis presque un an. Que s'est-il donc passé? Vous disposez à présent du temps nécessaire pour nous conter cette longue histoire, et croyez que je ne suis poussé par aucune curiosité déplacée, mais bien par l'amitié que j'ai toujours portée à votre époux et par l'estime qu'au cours de cette dernière année je peux concevoir pour votre courage. Quel âge avez-vous, doña Isabelle?
:Laguerra: : Trente-trois ans, señor Doria.
A.D: Je vais sur mes soixante-dix-neuf. Je pourrais être votre grand-père et, si je tiens à le souligner, c'est pour que vous sachiez que vous pouvez attendre de moi compréhension... et indulgence.
:Laguerra: : J'en aurai besoin car si mon homme m'a abandonnée, je crains d'en être la responsable. Alors que j'espérais en avoir fini avec ces nombreuses séparations qui n'avaient que trop duré lors des guerres d'Italie, il ne songeait qu'à m'enfermer chez nous pendant qu'il continuerait à voyager. Je pense qu'il se sentait étouffé. Il ne le supportait pas et...
A.D: La dernière séparation s'est éternisée. Je vous ai promis indulgence, ma chère, mais la femme est avant tout la gardienne du foyer. Peretta, ma belle épouse, n'a guère quitté, durant ces années difficiles notre château de Vernazza, dans la région de Ligurie. Elle y a élevé Giovanni, Benedetta et Marcantonio, ses enfants nés d'un premier lit... mais je vous demande excuses: c'est à vous de parler et peu vous importent les histoires d'un vieil homme.
Ainsi mise en confiance, Isabella parla longtemps, sans chercher à minimiser ses torts envers son époux, mais en prenant soin tout de même de passer sous silence " l'épisode Jaume". Son histoire s'arrêta au monastère des Hiéronymites...
:Laguerra: : La trace de Juan s'efface au seuil du couvent et nul n'a pu nous dire ce qu'il est advenu. Vous l'avouerai-je: je crains fort qu'il ne soit perdu à jamais. A-t-il suivi les pèlerins jusqu'au bout? Est-il revenu avec eux? Mais ensuite, où serait-il allé? Quelqu'un aurait-il eu pitié de cet homme sans mémoire? La pensée qu'il ait pu mourir de misère sur quelque chemin perdu a hanté mes nuits bien souvent... Mais après Corça, où chercher à présent?
Le page serveur ayant été renvoyé depuis un moment, le Censeur emplir la coupe d'Isabella, se servit et, plongeant dans les grands yeux couleur de nuage son regard souriant, proposa:
A.D: Pourquoi pas à Bruges?
:Laguerra: : À Bruges? Mais il n'y a jamais mis les pieds! Tout du moins, il me semble.
A.D: Une excellente raison pour y aller. C'est une fort belle cité, qui vous plairait, je pense...
Le cœur serré, l'aventurière, déçue et vaguement indignée, posa sur lui un regard assombri:
:Laguerra: : C'est mal, señor Doria, de vous moquer de moi.
A.D: Mais je ne me moque pas de vous. Je considère même notre rencontre comme plus heureuse encore que je ne le pensais, et Dieu doit y être pour quelque chose. Je peux vous assurer, de source sûre, que le capitaine Mendoza voulait se rendre à Bruges. Peut-être s'y trouve-t-il encore...
:Laguerra: : Ce n'est pas possible!
A.D: Pourquoi donc?
:Laguerra: : Parce que, étant recherché dans tout le royaume, il risquait d'être conduit en prison! En Flandres plus qu'ailleurs.
A.D: Pourtant, quelqu'un qui me touche de près l'a rencontré à Santander et lui a même parlé. Je vous assure qu'il semblait en pleine possession de sa mémoire, encore qu'il n'ait pas été très loquace, à ce que l'on m'a dit.
:Laguerra: : Mais qui l'a vu? Cette personne a pu être abusée par une ressemblance.
A.D: Il aurait fallu pour cela ne pas le connaître. Or, Álvaro de Bazán le jeune, qui est le fils d'un de mes vieux compagnons d'armes, le connait. Il l'a trouvé pâle et sombre et je dois dire qu'il n'a guère répondu à ses questions. Il est vrai que ce jeune marquis est assez bavard, mais je peux vous assurer que c'était bien lui.
Sidérée, Isabella balbutia:
:Laguerra: : Juan se rendant à Bruges! C'est invraisemblable...
A.D: Peut-être, mais cela est! Álvaro a été si fort impressionné par cette rencontre qu'il s'est hâté de rentrer chez ses parents pour la conter à son père... qui me l'a répété ensuite. Mais qu'avez-vous?
Renversée dans les coussins qui garnissaient son siège, Isabella, le nez pincé, les yeux clos et les joues pâles, semblait en train de perdre connaissance. En fait, elle luttait contre deux sentiments contradictoires: la joie et la colère. La joie pour cette certitude que Juan était redevenu lui-même, la colère parce qu'à peine sorti du cauchemar qui avait failli l'ensevelir, il n'avait rien eu de plus pressé que de repartir à l'aventure, dans la direction opposée! Et cela signifiait sans doute que jamais il ne reviendrait vers elle et qu'il avait définitivement tourner la page où s'inscrivait le nom d'Isabella...
Une fraîcheur sur son front l'incita à rouvrir les yeux. Andrea Doria était en train de lui bassiner les tempes à l'aide d'une serviette mouillée, étreint d'une inquiétude si visible qu'elle la fit sourire:
:Laguerra: : Grand merci Amiral, mais ce n'est rien... Rien que la joie! C'est Dieu en effet qui m'a fait vous rencontrer.
A.D: Je le crois aussi, mais buvez donc un peu de ce vin d'Italie dont j'emporte toujours quelques flacons lorsque je voyage! Il vous fera du bien et le Seigneur n'y verra pas d'inconvénients.
L'aventurière but, mais, comme sa colère s'en trouvait augmentée, elle demanda la permission de se retirer, alléguant un besoin de repos trop naturel. Courtoisement, le condottière la reconduisit jusqu'à la porte, en la tenant par la main.
A.D: Ferons nous route ensemble demain, puisque nous suivons le même chemin?
Cette simple question modifia sur-le-champ les projets immédiats d'Isabella qui, d'ailleurs, ne savait plus très bien où elle en était l'instant présent.
:Laguerra: : Non, Amiral, et j'en ai regret, mais je veux me rendre à Bruges.
A.D: Croyez-vous prudent de vous lancer ainsi sur les grands chemins?
:Laguerra: : Le señor de Rodas me suffira comme garde, et je ne compte pas être longtemps absente.
Il fut plus difficile de faire accepter à Miguel ce changement de programme. L'hidalgo jeta feux et flammes, adjurant la jeune femme de renoncer à ce projet insensé, mais il la connaissait trop pour ne pas savoir que rien ne modifierait sa décision et qu'elle était prête à faire au besoin le tour de la terre pour mener à bien son entreprise quelque peu vengeresse.
MDR: Tu es contente, mais tu es encore plus en colère, n'est-ce pas?
:Laguerra: : C'est vrai! Il est grand temps que Juan se souvienne que j'existe et qu'il lui faut choisir, et sans plus tarder, entre sa vie d'aventurier et moi!
MDR: Il n'est jamais bon de poser un ultimatum à un homme, surtout de ce caractère. Tu regrettais déjà suffisamment le dernier.
:Laguerra: : Oui, mais je croyais encore à son amour...
:Esteban: : Isabella... Souviens-toi de son délire quand il était malade au monastère!
L'aventurière eut un petit rire triste, vite balayé par une nouvelle flambée de colère:
:Laguerra: : Eh bien, il faut croire que mon souvenir est tout juste bon à peupler ses cauchemars, Estéban! Seulement, à présent, j'ai un autre petit garçon, que j'aime et que j'ai dû priver trop tôt de mon lait. Alors, j'entends qu'au moins ce sacrifice serve à quelque chose. Il est plus que temps que j'aie avec Juan une explication définitive...
:Esteban: : Si définitive que cela? Dis-lui donc, surtout, qu'il a un autre fils! Je serais fort étonné que cette nouvelle ne change pas sa façon de voir les choses! Mais... envisageons le pire: que feras-tu s'il te repousse?
Isabella ne répondit pas tout de suite. La question dans sa brutalité l'avait frappée de plein fouet et la douleur qu'elle en ressentit lui fit comprendre que jamais elle ne pourrait chasser de son cœur l'image de Juan. Pourtant, à cet instant, elle eût mieux aimé mourir que d'en convenir. Avec une soudaine violence, elle lança:
:Laguerra: : En ce cas, rien ne me retiendrait à Barcelone! Je prendrais mes cinq enfants avec moi et nous repartirions pour mon manoir avec Carmina et Luis, s'ils y consentent, bien sûr. Au moins, je serais entourée de gens qui m'aiment!
Le lendemain matin, laissant Estéban repartir vers l'hacienda, Isabella, suivie d'un Miguel bougon, reprenait à grande allure la route de Paris qu'elle voulait traverser le plus rapidement possible afin de gagner les Flandres.

☼☼☼

Bien qu'il ne fût pas beau, Ramon Gutiérrez ne comptait plus ses succès féminins.
Un large torse, mais des jambes courtes, des yeux bleus, petits et perçants, un nez trop gros, un front bas surmonté d'une chevelure brune assez mal plantée ne paraissaient pas au premier abord, le destiner à une carrière de séducteur. On le considérait pourtant comme tel à Barcelone et aux environs.
Dès que passait à sa portée une femme, belle ou laide, jeune où déjà sur le retour, avec laquelle il n'avait pas encore forniqué, une lueur gourmande, une manière très particulière "d'allumer" son regard, signalait à l'intéressée que le sergent fieffé l'avait remarquée.
Beaucoup s'y laissaient prendre. On chuchotait que telle ou telle s'était fait renverser par lui derrière une haie, dans le foin, sur une couche de feuilles sèches ou, plus banalement, chez elle, dans le lit conjugal.
Une fois où il était un peu éméché, il avait proclamé en présence de Jesabel, sa promise:
R.G: Je ne pense qu'aux femmes et au vin! Il n'y a rien d'autre sur terre qui mérite qu'on sans soucie!
Ce matin, outrepassant les nouvelles consignes du roi, il parcourait une fois de plus les combes, les éboulis, les clairières, les sentiers forestiers, toujours à la recherche du fugitif. Celui-ci, grisé par les violentes senteurs d'humus et de fougères, c'était endormi la veille sur la mousse rencontrée sous les ramures aux côtés de Francesca. À cette heure matinale, ils demeuraient encore allongés à l'abri du feuillage d'un hêtre déjà roux, quand un grand rire et des jurons paillards les arrachèrent à leur bien-être. Quelqu'un cria:
:?: : Par ma barbe! Les voilà! Regardez!
Tandis que le sergent forestier, suivi de deux gardes, écartait les branches, il annonça d'un air railleur:
E.G: Voici donc notre Catalan fornicateur en train de se reposer après l'effort! On ne nous avait pas menti! C'est bien pour courir la gueuse que ce marin d'eau douce a quitté femme et rejetons!
Sûr de lui, il se campa sur ses courtes jambes, une main sur le manche de sa dague. Dans l'autre, il tenait un gourdin en bois de houx. Ses hommes étaient armés comme lui. L'un des deux constata:
:x : À force de vous chercher partout, il fallait bien finir par vous trouver!
Sa première stupeur dissipée, Mendoza s'était relevé, puis avait aidé Francesca à en faire autant.
Il se plaça devant elle. D'une voix sèche, il demanda:
:Mendoza: : Avez-vous reçu mission de m'arrêter?
:x : Oui, par tous les diables! De vous prendre et de vous ramener mort ou...
Ramon lui fit signe de se taire.
R.G: De quoi vous mêlez-vous? J'ai tous les droits sur ces deux-là qui sont d'ailleurs damnés.
Vu de près, Ramon était affreux par la haine qui tordait diaboliquement son visage au teint jaune. Il suait le fiel par tous les pores de sa vilaine peau. Il ne lui manquait qu'une langue bifide jaillissant de sa bouche aux dents noircies pour ressembler tout à fait à un serpent. Une violente colère s'empara de Mendoza:
:Mendoza: : Damnés? Tous les droits? Seriez-vous Dieu par hasard?
Le sergent se rapprocha du marin. Sa figure devint encore plus jaune comme si la bile, quittant ses voies naturelles, s'infiltrait dans son sang. Ses yeux fulgurèrent et, d'un air menaçant, il fit:
R.G: En quelque sorte. Je ne vais pas vous livrer à la justice, chien de Catalan, mais vous allez subir la mienne. Nous allons régler tous deux un vieux compte qui n'a que trop traîné! Votre maudit fils adoptif vient de me voler ma fiancée en l'épousant! Votre femme a soutenu ce Morisque dans son forfait en lui donnant sa bénédiction. Comme je ne peux pas m'en prendre à la fille du roi, c'est vous qui allez payer! Et puis, de toute façon, j'ai le souvenir d'une vive altercation entre nous! Si on ne vous en avait pas empêché, vous m'auriez même volontiers occis, si j'ai bonne mémoire...
À l'heure actuelle, celle du marin lui faisait toujours cruellement défaut, mais il enregistrait ces nouveaux éléments.
R.G: Il va falloir payer tout ensemble, señor Mendoza. Le passif et l'actif!
Son rire gouailleur éclata comme un hallali. Tombant à genoux sur la mousse, Francesca gémit:
Fran: Au nom du Christ! Je vous en supplie, laissez-nous aller! Ayez pitié de nous!
Une lueur salace traversa le regard du sergent fieffé qui ricana:
R.G: Je m'occuperai de vous plus tard, ma belle catin. Mais il me faut d'abord...
Il ne put achever sa phrase car Mendoza se rua sur lui. Avec une fureur et une haine mutuelles, les deux hommes s'empoignèrent.
Plus grand, plus souple, le capitaine parvint à tordre le bras gauche de son adversaire, tout en immobilisant le droit. Le gourdin roula sur le sol.
La jeune femme, qui était toujours agenouillée, s'en empara aussitôt et le tendit à son compagnon. Celui-ci fit un bond en arrière, se saisit du bâton avant que les autres aient pu l'intercepter, et le brandit en faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Voyant Ramon dans l'impossibilité d'utiliser sa dague, les deux gardes attaquèrent alors le marin avec leurs propres gourdins.
Les coups sourds des triques de houx résonnèrent sinistrement dans l'air léger, rayé de soleil et blondi par l'automne.
Mendoza maniait son arme avec tant d'énergie qu'il brisa celle d'un de ses assaillants qui se trouva soudain, près de lui. Le malheureux n'avait plus qu'un court morceau de bois entre les mains. Avant qu'il ait pu se rejeter en arrière, il fut atteint de plein fouet par un des furieux moulinets du marin. Sa tête sonna comme un boisseau qui éclate. Il roula sur le sol, inerte. Ramon cria:
R.G: Sus! Sus! Chargeons-le comme un loup!
Le combat reprit entre les deux forestiers et le pseudo amant de Francesca. Celle-ci s'était un peu reculée. Les mains jointes, les yeux élargis, elle suivait d'un air épouvanté une lutte qui ne pouvait plus être que mortelle.
Mendoza continuait à se défendre avec emportement, mais le garde qui avait conservé son gourdin était un colosse, et le sergent, rendu enragé par sa première défaite, chargeait son ennemi ainsi qu'aurait pu le faire un sanglier furieux.
Chaque coup échangé était assené pour tuer. Tous trois le désiraient et la jeune femme ne voulait pas voir ça.
Pendant un temps, le sort demeura indécis.
Puis Ramon, atteint à l'épaule par une terrible volée, s'écroula sur le sol en hurlant.

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Sans s'en occuper, le capitaine continua de se battre avec le géant lorsqu'un cri de Francesca l'alerta aussitôt.
D'un geste précis de chasseur, le sergent, après avoir rampé jusqu'à l'homme qu'il haïssait, tenta de lui trancher d'un coup de dague le tendon d'Achille. Au dernier moment, le capitaine fit un pas de côté pour éviter la mutilation. Le bout de la lame atteignit tout de même la cheville en passant à travers la botte. Déséquilibré, Juan s'écroula à son tour comme un arbre sous la cognée. Avec une sourde exclamation, le colosse se jeta sur lui pour l'achever.
R.G: Attends, attends!
Triomphant, la pointe de son arme appuyée à présent sur la gorge de celui qu'il venait de blesser, Ramon ordonna:
R.G: Attache-lui les pieds. Je vais le maintenir pendant que tu opéreras. Attache-lui aussi les mains derrière le dos avec sa ceinture. Je ne veux pas qu'il puisse se déplacer en prenant appui sur ses avant-bras, mais il ne faut pas non plus qu'il meure tout de suite. Nous l'expédierons après... Auparavant, il assistera au spectacle que nous allons lui offrir...
Francesca avait compris. D'un bond, elle se releva de sa position implorante pour s'élancer vers le sous-bois.
Le garde n'eut qu'à lui jeter son gourdin dans les jambes pour la faire tomber à terre. Il marcha vers elle...
R.G: Moi le premier! Tu auras ton tour ensuite!
Perdant son sang, entravé par sa blessure et ses liens, cherchant vainement à se traîner vers le tas de feuilles sèches sur lequel le sergent renversait Francesca, Mendoza grondait comme un animal qu'on va égorger.
Plaquée au sol par la poigne du garde, la jeune femme se débattit autant qu'elle le put pour échapper aux deux brutes qui la maintenaient, en vain.
Giflée, forcée, elle fut contrainte de subir, sous les yeux du marin, la concupiscence de Ramon. Ivre de lubricité et de haine, le détrousseur se vengeait de ses humiliations passées, tout en assouvissant son inlassable appétit de jouissance.
Des bruits de branches cassées et de course, des appels retentirent, tout proches.
Haletant, une épée nue à la main, un homme émergea d'entre les troncs de hêtres. Décoiffé, le visage griffé par les branchages, les vêtements déchirés, le nouveau venu avait l'air d'un fou. Devant la scène qui s'offrait à lui, il s'immobilisa un instant.
Ramon se réajustait. Le garde s'étendait sur Francesca dont le bliaud déchiré, retroussé et souillé, laissait voir les cuisses blanches.
Avec un gémissement rauque, l'étranger se précipita vers le sergent et lui assena un si violent coup d'épée sur la tête, que le crâne chauve éclata sous le choc.
Lentement, le corps trapu s'écroula auprès de sa victime.
D'un bond, le colosse se redressa et se rua vers la futaie où il se perdit bientôt. Le bon samaritain ne le poursuivit pas.
Comme statufié, il regardait agoniser à ses pieds l'homme qu'il venait de frapper avec une sauvagerie qu'il ne se connaissait pas.
Le temps parut s'arrêter sous les feuillages immobiles qu'aucun souffle n'agitait.
Enfin, sans un coup d'œil vers la jeune femme qui, rabattant sur ses jambes robe et bliaud, se relevait en chancelant, le sauveur se dirigea vers le mari d'Isabella. D'une voix tremblante, il dit:
:?: : Je voulais me venger de cet être ignoble, nous venger tous, du mal qu'il nous a fait... Je voulais le châtier...
Il se pencha vers l'homme abattu qui le dévisageait sans paraître le reconnaître, d'un regard halluciné, et lui délia les quatre membres.
Mendoza se releva sur un coude en râlant:
:Mendoza: : Francesca!
L'autre se retourna. Une forme pâle disparaissait en courant dans le sous-bois.
:?: : Il est préférable pour toi de la laisser partir, Mendoza!
Avec une sorte de sanglot sec qui lui déchira la poitrine, le marin cria:
:Mendoza: : Mais il faut la retenir!
Il retomba en arrière et perdit connaissance. Arrachant des pans de sa propre tunique, le fermier se mit en devoir de bander la cheville sanglante de son voisin. Il prit ensuite le corps inerte sous les aisselles et tenta de le soulever. Mais il ne put y parvenir tant le négociant en vin était lourd.
Manolo songea alors aux compagnons d'un vieux maître verrier qui logeaient avec lui non loin de là.
Par un bûcheron qui renseignait Ramon sur ce qui se passait dans ce coin de forêt, les curieux du village de Sant Feliu de Llobregat avaient été prévenus du retour du capitaine... Mais il n'était pas seul. Les "on dit" lui avait alors prêté une aventure avec la femme qui l'accompagnait...
Il fallait aller demander du secours à la verrerie de l'étang...
Après s'être assuré que, des trois corps à terre, seul celui de Mendoza respirait toujours, Manolo s'éloigna en courant.
De vengeur, il était devenu meurtrier! Ce n'était plus par vindicte personnelle qu'il avait tué, mais pour mettre fin à une situation intolérable, et par pitié pour un homme qu'il croyait bon. Pleurant sur tout cet abominable gâchis, il se dirigea pourtant sans perdre de temps vers l'habitation du vieux verrier. Il y trouva ses deux employés occupés à écaler des noix.
Mis au fait de la tragédie qui venait de se dérouler dans la forêt, ils déclarèrent disposer d'un brancard de branches entrelacées sur lequel ils sortaient parfois leur maître.
Portant cette civière de fortune, ils repartirent tous trois dans la plus grande hâte, et en se lamentant, vers l'endroit où gisait Mendoza. Mais en arrivant sur les lieux, il n'y avait plus personne.
Ce fut Nino, l'un des ouvriers, qui remarqua un vol de corbeaux tournoyant en cercle au-dessus des arbres. Sombrement, il dit:
Nino: Ces maudites bêtes sont des suppôts de Satan! Elles se disputent les âmes de ceux qui meurent en était de péché mortel!
Manolo: Regardez! Ils se posent sur le sommet de ce chêne!
C'est alors qu'ils aperçurent, pendu par sa ceinture à une grosse branche de l'arbre, un corps humain. À demi dissimulé par le feuillage et par la chevelure brune dont les vagues argentées lui voilaient la face, le cadavre n'avait pas de visage.
Chaussés de fines bottes de cuir fauve, aux bouts arrondis, ses pieds se balançaient avec mollesse...

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 24 mai 2019, 21:14
par yupanqui
Je préfère ne pas faire de commentaire...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 24 mai 2019, 21:22
par TEEGER59
Pourquoi??? :x-):

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 24 mai 2019, 23:50
par TEEGER59
Suite.

À Bruges.

Si Estéban, en route vers l'hacienda, s'efforçait de calmer ses appréhensions en espérant que la longue course à travers la France calmerait la colère d'Isabella, il se trompait. Tandis que son cheval l'emportait vers les Pays-Bas Espagnols, la jeune femme ne cessait de remâcher ses griefs et sa déception. Cette fois, personne ne pouvait lui attribuer la moindre responsabilité dans l'étrange comportement de son époux. En fait, la vérité apparaissait, aveuglante de clarté, et tenait en quelques mots: Juan ne l'avait jamais aimée réellement!
À chaque retour de campagne, il l'avait désirée. Oui, de cela, elle en était sûre. Mais à présent? Eh bien à présent, suite à un énorme malentendu avec l'Empereur, il n'avait eu qu'une idée: fuir la péninsule Ibérique et rejoindre les Flandres. Mais pour y faire quoi? Se mettre au service de Marie de Hongrie? Impossible! La régente en aurait alors alerté par dépêche son frère, "son tout en ce Monde", qui, à son tour, en aurait touché deux mots à sa descendance lors de leur dernière entrevue...
Était-ce alors pour tenter de retrouver cette femme? Cette fille de gouverneur de prison qui l'avait aidé à s'échapper? Dans ce cas, Bruges n'était qu'une étape et tout portait à croire que Juan s'était hâté vers cette gourgandine dès qu'il avait pu fausser compagnie aux moines Lisboètes!
À mesure que passait le temps et que défilaient les lieues sous les sabots du cheval, cette idée s'ancrait dans l'esprit d'Isabella et devenait évidence, irritante comme une brûlure en voie de guérison: on la gratte et, du coup, elle se creuse, pour finir par s'envenimer...
De son côté, Miguel se sentait envahi d'une inquiétude qui allait grandissant. La femme au visage fermé, aux yeux durs, qui chevauchait auprès de lui tout le jour sans dire un mot, qui, le soir venu, s'enfermait dans une chambre d'auberge pour y prendre l'indispensable repos en le laissant libre de sa soirée, n'était plus, ne pouvait être cette femme qu'il adorait en silence. Aussi en venait-il à espérer et à craindre à la fois de voir surgir de l'horizon cette ville de Bruges qu'il connaissait un peu pour y avoir accompagné, jadis, l'Empereur venu pour affaires. Une chose paraissait claire: Isabella se rendait vers la petite Venise du Nord comme vers un ennemi.
Les relations entre eux s'étaient même dégradées. Une algarade avait eu lieu peu avant l'arrivée à Perpignan, quand la jeune femme avait refusé fermement la litière que l'hidalgo lui prédestinait et, écartant le bas de sa chasuble, avait désigné ses pantalons. Il avait fulminé:
MDR: C'est une señora que j'escorte! Pas un galopin!

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Tranquillement, elle lui avait déclaré:
:Laguerra: : Tu escortes l'infante Isabelle, et cela m'étonnerait beaucoup que le roi ait pris la peine de te dire comment je devais m'habiller et par quel moyen de locomotion je voyagerai. Je monte à cheval depuis ma plus tendre enfance et n'ai aucune envie de passer des heures secouée comme prunier en août dans cette espèce de boite! Nous irons d'ailleurs plus vite de cette façon!
Ce dernier argument avait emporté la décision mais, depuis, ils ne s'adressaient la parole que lorsque que c'était tout à fait indispensable. Matin et soir, ils se saluaient sans piper mot.
Néanmoins, elle fut bien forcée de reconnaître que la présence de son beau-frère n'avait rien de superflu. Il allait son chemin avec sûreté, sans jamais se tromper et quand, au passage d'un petit bois, une demi-douzaine de brigands tomba sur les voyageurs avec l'intention évidente de les soulager de leurs biens, elle fut obligée de constater que l'échevin valait une escouade à lui tout seul. À la vue de l'ennemi, il entra dans une espèce de fureur sacrée et, poussant un hurlement à faire tomber des murailles s'il y en avait eu en vue, il fondit sur eux, l'arbalète haute. En un clin d'œil, il en coucha trois à terre pour l'éternité, ce que voyant, les trois autres s'enfuirent sans demander leur reste poursuivis par les tonitruantes malédictions d'un gosier digne d'avoir vu le jour en Catalogne, berceau des de Rodas. Ces vociférations vouaient leurs descendances au pire destin après avoir émis des doutes insultants sur la qualité de leurs pères et mères. Isabella, aussi éberluée que les coupe-jarrets, n'avait même pas eu le temps de tirer sa propre rapière.
:Laguerra: : Si mon père en avait seulement une douzaine comme toi, il pourrait aplatir les armées ennemies en une seule bataille...
Redevenu instantanément aussi froid qu'il était bouillant la minute précédente, Miguel répondit avec une désarmante simplicité:
MDR: Je n'ai rien fait d'extraordinaire.
Puis, rajustant son bonnet qui avait résisté victorieusement à une hache envoyée perfidement et à tout hasard, il reprit le chemin un instant interrompu suivi avec une sorte de respect par sa compagne.

☼☼☼

Le bruit, parti de la forêt où les bûcherons s'affairaient, fila par les sentiers, atteignit d'abord la Junte de Catalogne, que l'on avait tout de suite appelée, et la Seigneurie puis tout le reste de la ville à la façon d'un brandon lancé dans une botte de paille: on avait découvert, tôt ce matin, trois cadavres dans la sylve. Celui d'un garde forestier et de son supérieur direct, Ramon Gutiérrez. Un peu plus loin, on avait décroché le corps d'une pauvre âme, pendu à un arbre.
Estéban, descendu faire le marché comme il le faisait trois fois la semaine, l'entendit alors qu'il achetait du fromage, le retrouva chez la marchande de volailles et en eut les oreilles emplies quand il atteignit l'étal du boucher mais avec des variantes car la fête au "on dit" était lancée. Chacun prétendait en savoir plus que son voisin et les versions les plus fantaisistes commençaient à circuler...
Le père d'Agustín n'aimait pas les bavardages. Dans le pays qui l'avait vu naître, ils avaient causé la mort de sa mère, accusée par son peuple d'avoir provoqué la colère du Dieu Soleil. Bien que vestale, la jeune femme fut offerte en sacrifice. La Capacocha était chez les Incas un événement unificateur et la pauvre pécheresse avait été conduite au bûcher. Son compagnon, désespéré, avait donné tout ce qu'il avait d'argent au prêtre pour qu'il l'étranglât avant les flammes... En vain...
Ensuite, Athanaos et son fils furent renvoyés sur le grand océan de l'ouest.
Mais leur bateau fut pris dans une tempête. La flotte de Magellan, qui naviguait dans les mêmes eaux, croisa leur route. N'écoutant que son courage, un jeune marin avait défié les éléments pour les secourir.

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Cependant, le dénommé Mendoza ne ramena que le bébé à bord de la Trinidad. Douze ans plus tard, ce dernier s'attira à tout jamais le dévouement et la reconnaissance du jeune garçon en lui confirmant l'histoire de l'homme chargé de son éducation, le père Rodriguez...
Non, Estéban n'aimait pas les commérages. Il les haïssait presque autant que les prêtres Incas qui avaient condamnés sa mère parce que les accusateurs croyaient dur comme fer que ce sacrifice apaiserait la colère du Dieu Inti.
Vivre aux côtés de Mendoza lui convenait tout à fait car, en dehors de menues besognes quotidiennes, il y avait trouvé une certaine forme de liberté: jamais le capitaine ne lui avait reproché d'aimer le vin et Zia et il les aimait autant que le combat et les armes qui avaient été sa vie depuis l'âge de douze ans...
Décidé à obtenir des informations aussi claires que possible, il confia sa mule déjà chargée à la taverne de Sancho et Pedro, puis se dirigea vers le palais de la Seigneurie, où l'on était toujours certain de trouver trois ou quatre notables en train de discuter. Cela lui permit de voir arriver leur voisin, le vieux Manolo. Celui-ci entra dans le palais, chargeant comme un taureau furieux. Il en ressortit un moment plus tard, escorté de l'alcade de la Casa y Corte et d'une escouade de gardes. Un frémissement courut alors sur la place: le fermier était-il arrêté? Mais ce ne fut qu'un instant. La troupe se dirigea vers le monastère. Estéban suivit avec la petite foule qui s'était aussitôt formée. Cela lui permit d'assister à l'arrestation d'un homme à son domicile. Apparemment, il s'agissait d'un garde fournissant une défense si vigoureuse qu'il fallut cinq hommes pour en venir à bout. On l'emmena finalement vers les Corts, les geôles de la ville, vociférant et hurlant des imprécations et des injures auxquelles les assistants se hâtèrent de répondre car, même lorsqu'ils ignoraient de quoi il était question, les Barcelonais ne laissaient jamais passer une occasion de se faire entendre et de manifester. Quand on emmenait quelqu'un en prison, on pouvait toujours crier "À mort!" à tout hasard avec une chance de ne se tromper qu'une fois sur deux.
:Esteban: : Une mauvaise graine de moins! (Pensée).
Beaucoup plus froid, Estéban jugea qu'il en avait assez vu et qu'il était grand temps pour lui d'aller prévenir ses amis de ce qui se passait, d'autant que le cortège s'était augmenté d'une unité: García Álvarez qui rejoignait le prévenu et se mit à son pas en lui parlant avec volubilité. Or, le jeune Catalan avait détesté d'instinct son compatriote qu'il jugeait faux, cruel et perfide, ce en quoi il ne se trompait pas de beaucoup. Le rapprochement de ces deux hommes lui parut des plus inquiétant... Surtout lorsque le prisonnier évoqua l'homme à la cape bleue...
Jouant des coudes pour se dégager de la foule, il alla rechercher sa mule au chargement de laquelle il ajouta une petite jarre d'huile, puis entra dans la taverne pour aller boire son coup de vin habituel afin de ne pas soulever de curiosité.
À l'intérieur, il trouva Pedro occupé à emballer soigneusement quelques vivres dans une toile de jute. Estéban embrassa d'un regard rapide ces préparatifs.
:Esteban: : Pedro, est-ce que tu t'apprêtes à partir?
:Pedro: : Il faut toujours être prêt à partir, mon garçon. Mais toi, dis-moi pourquoi tu es revenu plus vite que d'habitude? Je vois à ta mine que tu as quelque chose à raconter.
:Esteban: : C'est vrai et c'est vrai aussi que je suis inquiet.
L'Atlante n'était pas l'homme des grandes narrations. En quelques phrases, il eut rapporté ce qu'il avait vu et entendu, tout en guettant sur le visage du tavernier l'effet de ses paroles. Mais Pedro, qui avait fini de remplir son sac, se contenta de le fermer et de dire:
:Pedro: : Ah!
:Esteban: : Mendoza est de retour! C'est tout ce que cela t'inspire?
S'approchant du comptoir, le propriétaire se mit à l'essuyer. L'époux de Zia le regardait faire en silence, devinant qu'il réfléchissait. Au bout d'un moment, Pedro leva les yeux sur lui:
:Pedro: : Tout le monde en parle depuis hier soir... Ces quelques vivres sont pour moi. Je vais tenter de le retrouver et ça peut prendre un certain temps...

☼☼☼

Quand, au bout d'une plaine moirée de longs canaux dont l'eau irisée reflétait le ciel, piquée de moulins aux grandes ailes, Bruges apparut enfin, l'aventurière retint sa monture et s'arrêta pour mieux contempler la cité. Elle dut s'avouer qu'elle était bien belle, et sa rancune puisa de nouvelles forces dans cette admiration...
Bâtie sur l'eau de la Reye et sur un lac comme la Sérénissime sur sa lagune Italienne, l'ancienne reine des Flandres bordait le ciel changeant d'une dentelle de pierre blonde et rose. Sous la mince tour, un peu penchée, du beffroi où les veilleurs se trouvaient si haut qu'ils se croyaient à mi-chemin de la voûte céleste, ce n'étaient que pignons dorés dominant superbement les toits de tuiles couleur de chair qui, depuis le règne du duc Philippe le Bon, avaient remplacé le chaume et le bois pour une meilleure sécurité. Quant à la ceinture de défense posée sur l'eau profonde de la rivière, elle se parait de saules argentés, de lierre et de touffes de giroflées rousses. D'ailleurs, ainsi défendue par les eaux qui l'isolaient de la terre ferme, Bruges avait à peine besoin de ses murailles.
Dans le soleil déclinant, l'ensemble vivait, vibrait, chantait comme une forêt à l'automne. Le spectacle d'une beauté accablante que l'aventurière jugea insolente. Cette ville, qui fut l'une des plus riches du monde avant d'être supplantée par Anvers, se permettait d'être l'une des plus magnifiques. C'était toute la splendeur des anciens ducs de Bourgogne qui s'étalait ainsi, intacte en apparence. La légende semblait s'être pétrifiée...
MDR: C'est beau, n'est-ce pas?
:Laguerra: : Trop! Je comprends qu'on ait envie de venir ici, surtout quand tout vous y pousse. Mais ce n'est pas une raison suffisante...
Et, sur cette phrase sibylline qui acheva la déroute intellectuelle du malheureux Miguel, Isabella piqua des deux et fonça vers la cité comme si elle attendait la prendre d'assaut. La chevauchée dura jusqu'à la porte de Courtrai, qu'il fallut franchir à une allure plus paisible. Après quoi, Isabella s'arrêta carrément et, se tournant vers son compagnon:
:Laguerra: : Où allons-nous à présent?
MDR: Mais... est-ce que ce n'est pas toi qui devrais me le dire? J'ignore tout de tes projets, Isa...
:Laguerra: : Sans doute, mais j'ai cru comprendre que tu connaissais cette ville? Ce qu'il nous faut, pour ce soir, c'est un logis, une auberge, une hôtellerie. Je suppose qu'il en existe?
MDR: Bien sûr, et de très bonnes. J'ai beaucoup aimé la Ronce Couronnée qui se trouve dans la rue aux Laines, la Wollestraat comme on dit ici. Je crois même que c'est la meilleure.
:Laguerra: : Va pour la Ronce Couronnée! Prends la tête, Mig' et guide-moi!
Devant ce ton sans réplique, l'hidalgo pensa qu'il était heureux pour lui d'avoir une excellente mémoire, car Isabella ne semblait pas disposée à lui accorder un droit à l'erreur. Il retrouva son chemin sans trop de peine, ce qui était méritoire car Bruges, ancienne plaque tournante du commerce de l'Occident septentrional, grouillait encore d'activités en dépit de la guerre impitoyable que les vaisseaux français menaient à ses fournisseurs de laine anglaise ou de produits portugais.
Plus méritoire encore fut d'arracher au dernier descendant de la dynastie Cornélis qui, depuis plus de cent ans, veillait au renom de l'hôtellerie, un appartement digne d'elle pour la fille de l'Empereur et un logement convenable pour l'échevin de Barcelone. En effet, le commerce de la draperie retenait à Bruges bien des commerçants de passage, sans compter les voyageurs que l'on attendait.
Cornélis: Je ne peux garder la señora Mendoza que deux jours. Ensuite, je devrai la prier de libérer son logis pour un client qui l'a retenu.
Avec dédain, la jeune femme fit:
:Laguerra: : Bien que ce ne soit, j'imagine, qu'une question d'argent, je pense que deux jours devraient me suffirent. À présent, répondez à deux questions: où demeure l'archiduchesse d’Autriche Marie?
Les yeux de l'aubergiste s'arrondirent de surprise:
Cornélis: Au Prinzenhof! Tout le monde sait cela!
:Laguerra: : Pas moi, sinon pourquoi vous poserais-je la question? Et où se trouve ce... Prinzenhof?
Cornélis: Pas loin d'ici. Près de l'hôtel des monnaies.
:Laguerra: : Voilà qui m'éclaire! Passons à ma seconde question: qui dirige ici le comptoir de la banque Fugger?
Cornélis: Cela aussi, c'est facile: messire Lucas Rem. Il habite, dans la Naaldenstraat, l'ancien hôtel de Pierre Bladelin qui fut trésorier de l'ordre de la Toison d'or.
:Laguerra: : Voyez avec le señor de Rodas s'il connaît ce chemin-là! Je vais me rafraîchir un peu, puis me rendre chez messire Rem avant le souper.
Cornélis: Si je peux me permettre un conseil, noble dame, les affaires de messire Rem ne vont pas au mieux. Peut-être un autre banquier serait-il plus intéressant...
:Laguerra: : Qui vous dit que j'aie besoin d'un banquier "intéressant"? Le mandataire des Fugger est le seul qui me convienne.
Ainsi remisé, Cornélis s'inclina et conduisit lui-même sa cliente peu facile à sa chambre. Un moment plus tard, Isabella, débarrassée de la poussière de la route et sévèrement vêtue de drap gris et de renard roux, se faisait annoncer chez le banquier en tant que la señorita Isabella Laguerra.
À l'empressement avec lequel on la reçut, elle pensa d'abord que le nom de son défunt père adoptif représentait encore quelque chose chez les bourgeois, mais elle ne tarda pas à comprendre son erreur, et aussi que les potins barcelonais se répandaient à travers l'Europe avec une grande rapidité. De toute évidence, l'accueil de Lucas Rem s'adressait davantage à la femme dédaignée par son époux qu'à la fille de feu Fernando Laguerra.
Dans la grande pièce austère, habillée tout de même d'une tapisserie mais dont le meuble principal était un énorme coffre bardé de fer, la jeune femme vit s'incliner devant elle un gros homme aux cheveux rares et au teint brun, pourvu d'un double menton et dont le ventre emplissait une belle robe de fin drap ponceau garni de fourrure. Avançant un siège adouci de carreaux de velours bleu, celui-ci lui reprocha doucement:
L.R: Pourquoi ne m'avoir pas annoncé votre venue, doña Isabella? J'aurais eu le temps de mettre ma modeste maison en état de vous recevoir.
:Laguerra: : Une affaire m'a conduite ici de façon impromptue, mais, ne comptant pas séjourner longtemps, je viens vous voir dès mon arrivée. Non pour vous demander l'hospitalité, rassurez-vous, je me suis logée à la Ronce Couronnée. Cependant, vous pouvez tout de même me venir en aide.
L.R: Ah! C'est que...
Jetant un coup d'œil vers le coffre qui en disait plus qu'un long discours, il fit:
L.R: ... C'est que... je ne suis guère en fonds aujourd'hui.
Avec un visible embarras, il ajouta:
L.R: Vous devez comprendre qu'habitant Bruges, je ne peux me dispenser de contribuer à l'effort de guerre que l'on a exigé d'elle....
:Laguerra: : Et qu'elle a fermement refusé, ainsi que les autres cités flamandes!
Comme à l'époque de "l'Universelle Aragne", ces cités, farouchement particularistes, s'étaient opposées au dessein du roi de France, Louis XI, comme elles s'étaient opposées à celui du Téméraire. Leurs bourgeois, dont la puissance et la richesse fondées sur l'économie annonçaient le monde moderne, n'avaient pas voulu être soumis à un maître centralisateur.
:Laguerra: : ... Je le sais car il se trouve que j'ai approché Charles de Habsbourg dernièrement...
Le visage de Rem prit une curieuse couleur de vieille brique:
L.R: Moi, il m'était impossible de refuser, car je travaille pour la branche von der Lilie de la famille Fugger. Même si l'alliance avec l'Empereur est à double tranchant, mes employeurs ont toujours su garder d'étroits rapports avec lui.
:Laguerra: : Bien sûr... De toute façon, et si dépourvu que vous soyez, messire Rem, je suppose que vous pouvez tout de même honorer cette lettre de change.
L'aventurière tira de son escarcelle un papier soigneusement plié. Après la naissance de Javier, elle s'en était fait établir deux par Miguel, pensant qu'elle pourrait en avoir besoin car il n'était pas prudent de courir les routes avec beaucoup d'or.
Le banquier prit la lettre et la parcourut rapidement, après quoi son visage s'éclaira:
L.R: Cent ducats? C'est tout! Je m'attendais à un montant plus conséquent... Nos coffres contiennent toujours au moins cette somme.
:Laguerra: : C'est donc parfait, mais ce n'est pas tout. Il me faut une robe!
Sans cacher sa stupéfaction, son interlocuteur fit:
L.R: Une robe? C'est que je ne suis point tailleur...
:Laguerra: : Sans doute, mais vous connaissez bien cette ville et vous pourrez convaincre n'importe quelle faiseuse de travailler pour moi cette nuit. Quant au tissu, je suis persuadée qu'en bon Brugeois vous devez en posséder un certain choix...
C'était presque une tradition, en effet, chez les riches Flamands, de collectionner, à côté des objets précieux de toutes sortes, des étoffes rares que l'on gardait dans des coffres de sental ou de cèdre pour les exposer aux fenêtres les jours de grandes fêtes ou y tailler, à l'occasion, un vêtement de cérémonie...
L.R: Certes, certes... mais pourquoi cette nuit?
:Laguerra: : Parce que je ne désire pas m'attarder et que j'entends obtenir dès demain une audience de l'archiduchesse Marie...
Avec un petit sourire vaguement méprisant, le banquier s'exclama:
L.R: L'archiduchesse? Je ne vois quel genre de faveur vous pourriez en obtenir. Sa puissance est autant dire nulle ici. Elle n’est que la servante aveugle de l'Empereur!
:Laguerra: : C'est une idée répandue. Je sais qu'elle peut, en cas d’urgence, prendre des décisions elle-même, sans passer par les conseillers ou les gouverneurs. Je sais également qu'elle assiste au Conseil d’État et a le droit de le convoquer!
L.R: Vraiment? Quoi qu'il en soit, elle aime à résider de temps en temps ici et à y donner des fêtes. Elle est aimable et entretient une atmosphère élégante et joyeuse, aussi aime-t-on assez la voir. Cependant, nombreux sont ceux qui n'oublient pas la brutale férule de son frère Charles ni même la rudesse avec laquelle il avait réprimé la révolte de Gand.
Décidément, Rem n'aimait pas beaucoup les membres de la famille Habsbourg et il ignorait qu'il conversait avec l'un d'entre eux. Surtout, la curiosité le dévorait, et c'était pour inciter la visiteuse aux confidences qu'il venait de se livrer à ce long discours. En pure perte:
:Laguerra: : Je dois la voir pour une affaire d'ordre privé qui n'intéresse pas le pouvoir, mais que j'estime urgente. Or, je ne saurais me présenter à la Cour vêtue comme je suis...
L.R: Il vous serait, en effet, impossible d'obtenir une audience. Eh bien, si vous voulez m'accompagner, je crois que nous allons pouvoir vous donner satisfaction...

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 25 mai 2019, 22:45
par yupanqui
Tu veux que je te fasse plaisir en réagissant ?
Oui tu nous fais languir avec cette histoire interminable où les deux héros semblent condamnés à ne jamais se retrouver.
Sadique... pour eux et pour les lecteurs.
Je me plaindrai à Agatha Christie.

NB : j’espère quand même qu’il n’y a pas que moi qui profite de ta prose.
Il n’y a aucun autre forumeur qui réagit...