Suite.
Chassé-croisé.
Surnommée la ville aux sept collines*, Lisbonne bénéficiait d’une topographie atypique qui permettait d’avoir de nombreux points de vue sur son ensemble. De cette magnifique cité, connue pour ses sols pavés qui embellissaient chacune de ses ruelles, se dégageait une ambiance très agréable et se balader en son sein était une expérience véritablement idyllique. Isabella put s'en convaincre en remontant, botte à botte avec Miguel et Estéban, la longue rue qu'elle n'avait fait qu'entrevoir la veille puisque le monastère était voisin de la
Cerca Moura (muraille Maure). De magnifiques palais, tous entourés de jardins, la bordaient, certains en parfait état, d'autres menaçant ruine, suite au séisme de 1531. Le tremblement de terre avait déclenché des émeutes contre les
conversos, ce qui avait déterminé le roi Jean III à demander secrètement au pape Clément VII l’autorisation d’établir l’Inquisition au Portugal.
Quelques-uns de ces palais avaient la sévérité de leurs homologues Espagnols, avec une petit quelque chose en plus. Il suffisait d'une fenêtre à colonnette, d'une longue "amande" de pierre sertie de vitraux colorés, d'un rosier grimpant obstiné à panser les plaies d'une façade lépreuse, d'un buisson de myrte, d'une vigne exubérante ou d'un acacia embaumé pour que tout ne soit qu'amabilité souriante. Des orangers, des citronniers débordaient des jardins, entretenus ou non, et les grandes armoiries de pierre qui dominaient chaque portail gardaient des traces des couleurs ou de l'or qui les enluminaient jadis. Enfin, coiffant tout ce qui n'était pas toit en terrasse enguirlandé de jasmin ou de petit lierre pâle, les tuiles roses, rondes et presque charnues, posaient leur lisière tendre contre le bleu éclatant du ciel.
Ce dimanche, c'était jour de marché. Sur la petite place ombragée de platanes dont les larges feuilles, d'un vert changeant, apportaient leur fraîcheur, des paysannes en coiffes aériennes se tenaient assises, droites et fières comme des statues grecques au milieu de paniers plats où piaillaient des volailles et de corbeilles où, auprès de grosses olives juteuses, s'étaient déversées toute les richesses de la campagne et des jardins. Groupés sous les arbres, de petits ânes débâtés attendaient placidement qu'il fût l'heure de rentrer à l'écurie. Les voix joyeuses se renvoyaient des plaisanteries et, quelque part, une chanson voltigeait, soutenue par un air de flûte...
Prise d'une soudaine fringale, Isabella acheta un fromage de chèvre qu'on lui offrit sur une belle feuille de vigne et une grosse grappe de raisin doré qu'elle partagea généreusement avec ses compagnons. En riant, Miguel lui demanda:
MDR: As-tu peur qu'on ne nous nourrisse pas à l'auberge? Si la cuisine est restée ce qu'elle était lors de ma venue, tu n'auras pourtant pas à te plaindre...
: Je ne sais pas pourquoi, mais je meurs de faim. Au fait, qu'est-ce que tu es venu faire par ici?
Volontairement évasif, l'hidalgo répondit:
MDR: Oh, rien d'extraordinaire. Une petite mission dont ton père m'avait chargé. Je suis resté un mois, mais cela n'a pas été le plus désagréable de ma vie.
Isabella ne chercha pas à en savoir davantage. Brusquement, par la magie de cette terre qui, par bien des côtés lui rappelait son pays Castillan, l'épuisante course à la recherche d'une ombre venait de prendre la couleur aimable d'un loisir, d'un voyage de découverte où le temps s'oublie pour le plus grand plaisir des yeux et de l'odorat. Les heures cruelles s'étaient effacées devant une certitude: Juan était vivant. Isabella, dès lors, pouvait s'accorder le droit de respirer un peu...
À l'abri de la citadelle de Belém dont la tour carrée semblait protéger la ville comme une poule ses poussins, l'auberge du
Lion d'Or ouvrait sur le Rossio ses salles fraîches qui sentaient la verveine et les herbes aromatiques. Derrière, un jardin foisonnant de lauriers-roses, d'orangers, de myrtes, de cyprès, de pins, de rosiers, de jasmins et de bien d'autres plantes rejoignait le pied de la colline
São Jorge. Là, s'étalait sur la freguesia de Castelo, la muraille du château de Saint-Georges. Situé en position dominante, il donnait aux visiteurs une des plus belles vues sur la cité et l'estuaire. À l'extérieur des remparts de la ville, le monastère Saint-Vincent de Fora lui faisait face. Cet ensemble formait l'un de ces lieux où la beauté de la nature rehausse le charme du travail des hommes et où toutes choses se joignent pour le contentement des yeux et la paix de l'âme.
Au temps où, dans leur moutier, les moines de l'ordre de Saint-Augustin se plaisaient à recevoir les grands de ce monde, l'hôtellerie accueillait les seigneurs, leurs suites et portaient secours aux cuisines parfois défaillantes du palais. D'autre part, ils franchissaient volontiers la poterne pour goûter un moment de fraîcheur sous les ombrages du jardin, et surtout pour savourer les délicatesses d'une cuisine célèbre à vingt lieues à la ronde.
Avec l'installation de la famille royale dans le nouveau palais de la Rive, le départ de la cour aurait pu porter un coup fatal au
Lion d'Or, il n'en fut rien. Lisbonne avait hérité d'une population cosmopolite qui en fit une grande place d'affaires où banques et maisons de commerces possédaient des comptoirs, alors même que Marseille n'en avait pas encore. En fait, la capitale du Portugal demeurant le principal relais entre la mer et les marchés des Indes et de l'Extrême-Orient, continua à profiter d'une situation aussi exceptionnelle et le Lion d'Or ne perdit rien de sa renommée. Bien au contraire, car ses propriétaires, l'albergeur* Manuel et sa femme Faustina, possédaient au plus haut degré l'art difficile d'accueillir chacun, d'où qu'il vienne, de la façon qui lui conviendrait le mieux. Le sourire de l'hôtelière aurait désarmé une douairière et fait s'épanouir d'aise un anachorète avant qu'elle ne laisse son époux le soin de le faire plonger jusqu'à la damnation finale au plus savoureux du péché de gourmandise.
La maison n'était pas très grande, mais elle possédait tout le raffinement du voisinage, avec en plus, un certain art de vivre qui sentait bon le soleil Lisboète. En y entrant, Isabella eut l'impression qu'une main invisible ôtait de ses épaules le poids de la fatigue et d'angoisse qui les accablait depuis des semaines et, tandis que Miguel, l'œil allumé par le souvenir de délices passées, s'arrêtait dans la cuisine, elle se laissa conduire dans une chambre dallée de grès rose, dont les murs blancs mettaient en valeur les meubles bien cirés et un grand bouquet multicolore disposé devant une petite statue de la Vierge. La chanson claire d'une fontaine entrait par la fenêtre ouverte sur le jardin...
Prenant juste le temps d'arracher ses bottes et de se retirer sa chasuble de l'Ordre du sablier, l'aventurière s'étendit sur le lit drapé de bleu tendre qui fleurait bon la résine de pin et de lavande. Elle s'y endormit comme une masse.
*Le nom des sept collines: São Jorge, Estrela, Santa Catarina, São Pedro de Alcantra, Graça, Senhora do Monte et Penha de França.
*Albergeur = aubergiste.
☼☼☼
Elle dormit ainsi une bonne partie de la journée et le soir tombait, bleu et mauve, quand elle rejoignit Estéban et Miguel dans la grande salle voûtée où s'élaboraient les mystères de la cuisine. Assis auprès de la vaste cheminée blanche où rôtissait un quartier de mouton, l'élu et l'hidalgo buvaient du vin blanc en dévorant un gros morceau de pain, fourré d'oignon, d'olives noires, de piment et d'anchois, qui visiblement dégoulinait d'huile. À l'autre bout de la table de chêne longue et étroite, Maître Manuel battait des œufs sous une sorte de couronne barbare faite d'un cercle de futaille auquel étaient pendus des grappes de raisin de l'année précédente, des saucisses presque aussi sèches et de gros oignons violets.
En s'asseyant près de ses compagnons, elle demanda:
: Eh bien, avez-vous appris quelque chose?
MDR: Rien du tout! Je pense que mon frère a dû partir avec les pèlerins et, dans ce cas, comment le distinguer des autres?
: Pendant que tu dormais, nous nous sommes promenés dans la ville, nous sommes aussi allés bavarder avec les soldats de la garde et nous avons posé des questions. Tous bien sûr connaissaient l'histoire de l'homme recueilli par les moines, mais, heureusement, aucun n'a imaginé qu'il pût être venu d'Emden.
MDR: De toute façon, personne ne l'a vu et donc personne ne pouvait le reconnaître quand il est parti. Tiens, goûte donc ça!
: Non, merci. C'est dégoûtant!
MDR: À cause de l'huile? Mais c'est délicieux!
Miguel lui en coupa un morceau et le lui tendit à plat sur sa main. Ce que voyant, Maître Manuel planta là ses œufs, prit une grande serviette blanche et vint, avec un sourire encourageant, la nouer au cou de la jeune femme.
Manuel: Cela vous paraîtra tout de suite meilleur!
C'était en effet un régal et Isabella, découvrant une fois de plus qu'elle était affamée, redemanda de cet en-cas. Elle s'entendit répondre que l'heure du souper n'était plus éloignée et qu'il lui fallait garder un peu de faim. Pour se venger, elle avala un bon tiers du pichet de Miguel, sans pour autant perdre de vue la pensée qui l'occupait.
: Qu'allons-nous faire à présent? Avez-vous une idée?
MDR: Je pense que nous pouvons rester trois ou quatre jours afin de battre un peu les environs. À moins qu'il n'ait eu l'intention d'aller jusqu'à Compostelle, J-C a certainement faussé compagnie aux pèlerins...
: Peut-être quelqu'un l'a-t-il remarqué, ce qui nous donnerait au moins une direction où chercher.
Bien qu'elle connaissait bibliquement son époux, Isabella devait s'avouer qu'elle ne pouvait deviner ses réactions et son état d'esprit au moment où il s'était enfui du monastère des Hiéronymites. Qu'il ait parlé d'elle dans son délire était réconfortant, mais comment un homme amnésique pouvait-il rentrer chez lui alors qu'il ne se souvenait de rien?
Voyant s'assombrir le visage de sa belle-sœur, Miguel posa sur son bras une main amicale:
MDR: Essaye de ne pas trop te tourmenter!
: Oui, Isa. Accorde-toi un peu de repos! Le principal est acquis, puisqu'il est vivant!
: En êtes vous certains? Que peut-il faire sans armes et sans argent? S'il veut quitter la péninsule, il n'a aucun moyen de payer un passage sur un bateau et l'imaginer errant, seul et misérable, au long des chemins est une pensée cruelle...
MDR: Hé! Ce n'est pas une faible femme. Je connais mon frère et, un homme de cette trempe ne se laisse pas mourir de misère au coin d'un bois. Je suis certain que tu le retrouveras un jour. Nous allons faire ce que nous avons dit et, au retour, nous pourrions écrire à l'Empereur Charles pour lui demander de l'aide. Il est assez puissant pour le retrouver n'importe où!
: À condition qu'il se laisse prendre. Devant n'importe quel soldat ou tout autre serviteur du roi, il fuira ou se battra s'il a vu les placards le concernant. Comment pourrait-il penser que mon père ne lui veut aucun mal?
MDR: Nous verrons cela en temps voulu! Pour l'instant, pense donc un peu à toi!
La soirée fut charmante. Fait extraordinaire, il y avait peu de voyageurs ce soir et Maître Manuel vint bavarder un moment avec eux tandis que Faustina essayait de venir à bout d'une señora qui prétendait réquisitionner toute l'hôtellerie pour son seul service, ne se montrait satisfaite de rien et discutait le moindre prix avec une âpreté de vieil usurier. Ses glapissements devaient s'entendre jusqu'au
Terreiro do Paço. En riant, Miguel demanda:
MDR: Est-ce que vous ne devriez pas aider votre femme? Cette aimable jeune dame aux prises avec une pareille harpie!
Manuel: Elle s'en tirera certainement beaucoup mieux sans moi. Si je m'en mêlais, je jetterais cette mégère dehors sans autre forme de procès. Faustina a l'étoffe d'un vieux diplomate et, en ce moment, les temps sont un peu difficiles...
En effet la guerre entre la France et l'Angleterre se répercutait fâcheusement sur la vie à Lisbonne. L'alliance Anglo-Portuguaise et leurs échanges traditionnels de morue, textile, vin, mais aussi liège, sel et huile se voyaient perturbés depuis lors. Levant la tête vers le ciel, Isabella souffla:
: Comment croire que cette guerre stupide et criminelle se fasse sentir jusque dans ce doux pays? L'île de Wight est loin, Boulogne tout autant et cependant...
La nuit méridionale, en effet, enveloppait le jardin où les pins et cyprès essayaient vainement d'assombrir le ciel. L'air nocturne était d'une pureté de cristal et le ululement serein d'une chouette y prit une tonalité aimable. La dame Espagnole ayant consenti à se taire, Maître Manuel souhaita la bonne nuit à ses trois clients et rejoignit sa femme en courant. Isabella, Estéban et Miguel revinrent à pas lents vers l'hôtellerie et, tout naturellement, pour la guider dans le chemin obscur, l'hidalgo prit le bras de la jeune femme. Ce n'était pas la première fois qu'il osait ce geste, mais elle ne l'arrêta pas. C'était bon de sentir auprès de soi cette force tranquille dont elle savait mieux que personne qu'elle pouvait se changer, contre un ennemi, en une sorte de fureur sacrée.
MDR: Tu te sens bien?
: Très bien. La nuit est si belle! Cela va être délicieux de faire halte ici un moment...
Prenant la main de sa belle-sœur, il y posa ses lèvres un court instant avant de courir s'enfermer dans la chambre qu'il partageait avec Estéban. Cette retraite ressemblait tellement à une fuite que l'aventurière se mit à rire silencieusement. Miguel le galant deviendrait-il sentimental? Les responsables en étaient sans doute le charme de cette maison, la beauté de cette nuit... et peut-être aussi la traîtrise de ce vin blanc que Maître Manuel leur avait fait boire. Ayant dormi une partie de la journée, elle-même n'avait pas sommeil et elle resta un long moment accoudée à la balustrade de la galerie qui courait le long des chambres pour jouir un peu plus longtemps de cette nuit sorcière qui changeait les foudres de guerre en soupirants, et qui faisait monter vers elle tous les parfums de cette douce terre.
Miguel, pour sa part, s'était endormi dans une euphorie totale. Il était heureux d'avoir pu revenir ici et, s'il était décidé à poursuivre quelques recherches, il n'anticipait pas moins joyeusement les heures qui allaient venir. Ces quelques jours au
Lion d'Or auprès d'Isabella seraient le plus joli cadeau que pouvait lui faire le Ciel...
Aussi fut-il douloureusement surpris quand, au matin, ladite Isabella, blanche jusqu'aux lèvres, vint le secouer pour lui dire de se préparer à partir. Elle devait rentrer à l'hacienda sans perdre une minute et refusa de s'expliquer davantage. Que s'était-il passé? Il lui fut impossible de le savoir et il n'osa même pas poser une autre question lorsqu'un moment plus tard, il aida la jeune femme en prenant sa sacoche de voyage. Son visage fermé, ses yeux durs et le pli résolu de sa bouche décourageaient même la simple conversation. Et le malheureux en vint à se demander si ce n'était pas son geste de la veille, peut-être un tout petit peu trop affectueux, qui avait déchaîné cette humeur noire.
Incapable de supporter une idée qui lui ôtait toute présence d'esprit, il profita de l'absence d'Estéban, occupé à régler la note, pour se jeter à l'eau:
MDR: Pour l'amour du Ciel, Isa, dis-moi si je suis coupable de quoi que ce soit envers toi! Je ne voudrais pas que tu juges mal mon... attitude d'hier...
En dépit de l'angoisse évidente qui la tenaillait, Isabella réussit à sourire:
: Ne te tourmente surtout pas, Mig'! Tu n'es absolument pour rien dans ma décision de rentrer au plus vite, et je te demande pardon si j'ai pu te faire croire un moment que tu m'avais offensée. J'ai trop d'amitié envers toi pour laisser subsister entre nous le plus petit doute et c'est au nom de cette amitié que je te demande, ainsi qu'à Estéban, de me ramener chez moi aussi vite que vous le pourrez.
En sortant de l'auberge, l'hidalgo comprit le pourquoi du comment. En déambulant dans la ville, ils la trouvèrent pavoisée et son clergé en liesse: le cardinal Cristoforo Madruzzo faisait son entrée par le nord avec tout son monde et s'apprêtait à envahir l'endroit. Aussi, Isabella avait choisi à contrecœur cette alternative afin d'être certaine d'éviter les mauvaises rencontres: en dépit de ses protestations d'innocence, l'aventurière ne parvenait pas à accorder une créance totale au légat du pape Paul III. Elle préférait ne pas le croiser.
Heureusement pour les voyageurs, le temps demeura serein et ne leur opposa aucun obstacle. Le condor décolla sous un soleil radieux. Aussi fut-ce deux heures après avoir quitté Lisbonne que l'aventurière aperçut les tours de Barcelone et les ardoises bleues de sa maison par-dessus les frondaisons jaunies des arbres. Désolé de voir s'achever si vite un voyage qu'il trouvait si plaisant, Miguel soupira:
MDR: Nous voilà chez nous, Isa!
: Grâce à ta compréhension... et au condor.
À peine Isabella eut-elle touché le seuil de sa demeure et embrassé avec effusion ses habitants accourus à sa rencontre que, elle se précipita dans sa chambre pour prendre le petit Javier dans ses bras.
☼☼☼
La journée, pour ne pas faillir à la tradition en Espagne, avait débuté sous le double signe du soleil et de la chaleur avant de s'assombrir avec l'arrivée d'un orage. Au moment où Miguel faisait un baisemain à Isabella, quelque part en Catalogne, Francesca, debout face à la fenêtre de la chambre de son compagnon, observait le ballet des branches que secouaient les rafales de vent. La lune ce soir-là, restait cachée derrière une épaisse couverture nuageuse. De grosses gouttes de pluie frappaient les vitres. L'amnésique fit une remarque:
: Une tempête de nord-est caractéristique...
La jeune femme se retourna vers lui. À la fin du dîner, alors qu'ils s'apprêtaient à regagner chacun leur lit, Mendoza l'avait conviée à déguster une bouteille de vin d'Anjou.
Francesca éprouvait des sentiments contradictoires. Tout en étant flattée d'être invitée à goûter un cru aussi précieux, elle avait conservé le souvenir de l'effet produit par la dernière bouteille vidée à deux. Il n'était pas question de perdre à nouveau le contrôle d'elle-même.
Fran: Êtes-vous certain de vouloir déguster ce vin ce soir, señor Mendoza?
Grâce aux placards affichés dans toutes les communautés d'Espagne, elle connaissait désormais l'identité du frère innocent. Mais pourquoi sa tête était mise à prix? Ça, elle n'en avait aucune idée...
:
Carpe diem! Qui sait ce que nous réserve l'avenir? Et puis ce cadre n'est-il pas idéal? L'orage qui gronde au-dehors, le plaisir de se trouver en si bonne compagnie?
Fran: Vous avez l'air de vraiment vous y connaître en vin...
: Oui... cela peut, peut-être, faire remonter mes souvenirs...
Fran: In vino veritas...
: Et
In aqua sanitas. Mais ce n'est pas en buvant de l'eau que nous en saurons plus sur mon passé...
Mendoza saisit la bouteille avec précaution, la déboucha et décanta le nectar dans une carafe avant de l'examiner par transparence à la lueur d'une bougie. L'opération terminée, il se versa une petite quantité de vin qu'il fit rouler entre les parois du verre avant de la mettre en bouche. Les yeux fermés, la tête en arrière, il afficha une expression de pur plaisir que Francesca ne lui connaissait pas. Elle finit par s'enquérir:
Fran: M'auriez-vous oubliée, señor?
Ses paupières s'écartèrent vivement.
: Ah, Francesca! Je m'assurais seulement qu'il n'avait pas tourné au vinaigre, afin de vous épargner un choc inutile. Je suis heureux de pouvoir vous rassurer sur ce point.
Il posa son verre et remplit celui de sa compagne avant de s'en verser une rasade.
: Nous allons devoir le boire rapidement.
Fran: Vous ne souhaitez pas l'aérer?
: Un vin aussi âgé, aux arômes aussi complexes, tourne vite. Après vous.
Il l'invita en privilégiant l'usage du français.
Elle prit son verre, et il s'empressa de l'imiter. Avec un petit rire nerveux, elle avoua:
Fran: Comment dois-je m'y prendre? Certes, ce n'est pas la première fois que je bois du vin, mais jamais il ne m'a été donné de goûter un tel cru.
: Commençons par trinquer.
Ils firent tinter leurs verres, les yeux dans les yeux, sans une parole.
: Buvons, à présent. Je vous invite à suivre mon exemple. La pompe qui accompagne la dégustation du vin est largement inutile.
Fran: Je n'ai même pas droit à une petite olive?
Il sourit.
: Croyez-moi! Le mieux est encore de le tourner dans votre verre, d'en humer les parfums, et d'en boire quelques gouttes, comme ceci...
Mendoza agita son verre, y porta le nez à deux reprises, fit à nouveau tournoyer le liquide, puis y trempa les lèvres...
Francesca l'imita. Elle trouva au vin un goût de... vin, ni plus, ni moins. Elle rougit à l'idée de n'être pas capable d'apprécier ce cadeau qu'il lui faisait.
: Señorita, ne vous inquiétez pas si vous ne savourez pas immédiatement tout ce que je découvre en buvant cette merveille, si vous n'éprouvez pas le même plaisir que moi. Le vin, à l'instar de bien des expériences rares, nécessite du temps et de l'expérience pour nous offrir tout son potentiel.
Il poursuivit son explication en lui montrant comment faire danser le liquide autour des parois du verre, en humer les parfums et le goûter en aspirant simultanément de l'air.
: Le vocabulaire de la dégustation est fort recherché. Il est l'expression de l'insuffisance du langage à décrire les arômes et les senteurs.
Fran: Expliquez-moi ce que vous sentez.
: Je dirais que ce vin caresse le palais à la façon d'un carré de soie au toucher velouté. Une impression due à son âge, le fruit et les tanins ayant subi une lente transformation.
Il s'autorisa une nouvelle gorgée.
: Je note des parfums d'épices, de truffe, de fleurs fanées, de feuilles d'automne, de terre et de cuir.
Francesca tenta une nouvelle expérience, sans rien découvrir de ce que lui décrivait son compagnon.
: Nous sommes en présence d'un vin austère et structuré d'une grande finesse, particulièrement long en bouche.
Fran: En quoi est-il différent d'autres crus?
: En tout. Chaque nouvelle gorgée est porteuse d'une saveur inédite, de caractéristiques inattendues.
Il porta le verre à ses lèvres.
: Il est d'une complexité si merveilleuse, si équilibrée, que ses saveurs viennent frapper les papilles à tour de rôle. Il possède surtout ce que les Français nomment le goût du terroir, ce souvenir de la terre qui a permis au raisin de se développer. On y retrouve toute la richesse de ces coteaux de la vallée de la Loire.
Mendoza remplit les verres et Francesca s'appliqua à mieux le déguster. Elle le trouva plus doux que les grands crus dont elle avait conservé le souvenir, il en émanait une saveur délicate très plaisante. Elle se prit à vouloir apprendre, un jour, à savourer le vin comme le capitaine.
Tout en buvant, elle sentit sa bouche s'engourdir imperceptiblement tandis qu'un léger picotement de chaleur lui parcourait le ventre. Il lui semblait à présent détecter quelques notes de truffe et de cuir.
Mendoza, qui avait pris place sur le lit à côté d'elle, se leva et entama une ronde pensive à travers la pièce, son verre à la main. Boire un nectar aussi exquis l'avait mis d'excellente humeur, au point de le rendre presque volubile.
: Je ne sais si vous serez d'accord avec moi, Francesca, mais la situation dans laquelle je me trouve est pleine d'ironie. D'un côté, je sais que je suis le gendre de l'Empereur grâce à la confidence que vous a faite cet Alberto et de l'autre, je dois me cacher car ma tête est mise à prix par mon beau-père! J'ai du faire une chose affreuse pour en arriver là...
Fran: Je ne pense pas avoir affaire à un hors-la-loi. Vous devez être un homme d'honneur.
: Vous avez des preuves?
Fran: Non... Seulement une certitude absolue. Venez vous asseoir, señor, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant vous un cercle de l'enfer que Dante a oublié...
Il reprit place sur le lit à côté de Francesca. Celle-ci lui raconta une fois de plus comment ils s'étaient rencontrés lorsque l'équipage de la
Nao Victoria avait arraché les femmes des griffes du navire Turc. Ensuite, elle retraça pour son auditeur ce qui s'était passé: le naufrage sur les côtes Portugaises, ce qu'avait été le calvaire des survivants et ce qu'il avait fait pour tenter de sauver encore une fois ces pauvres âmes... sans succès. Elle le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d'autant plus frappantes. Elle savait que l'imagination du marin ferait le reste. À la fin de son récit, elle demanda:
Fran: Vous ne vous souvenez vraiment plus de votre compagnon, Alberto?
Il secoua la tête.
: Que lui est-il arrivé?
Fran: Je vous l'ai déjà raconté. Il a perdu la vie en voulant sauver la mienne... Et ce jeune officier, le capitaine Bazán? Ce nom vous parle?
: Non... Ça ne me dit rien du tout... La seule chose qui me revienne clairement, c'est moi vous secouant énergiquement dans le phare. Avant cela, je ne me souviens de rien...
Francesca trempa ses lèvres dans son verre. Le hurlement du vent et la pluie qui tambourinait sur les carreaux, la lumière tamisée et le feu qui crépitait dans l'âtre contribuaient à la torpeur délicieuse de la chambre. Elle sentait la chaleur du corps de Mendoza contre le sien.
Elle remarqua qu'il l'observait. Elle n'aurait su dire s'il l'interrogeait des yeux, ou bien s'il était dans l'expectative...
: Oui, Francesca?
Sa voix était douce.
: Je sens que vous avez d'autres questions à me poser.
Fran: Oui! J'imagine...
Elle se tut aussitôt, dans l'espoir de rassembler ses pensées vagabondes.
Fran: J'imagine alors que vous n'avez aucun souvenir quant à notre rencontre. D'où vous veniez... ce que vous fîtes...
La phrase était sortie toute seule. Il s'agissait moins d'affirmer une vérité que de meubler un silence embarrassé.
: C'est le trou noir, effectivement.
Mendoza vida son verre avant de le remplir à nouveau, après avoir resservi Francesca. La carafe était quasiment vide. La jeune femme déposa son gobelet sur la table.
Fran: Je me demande ce qu'il est devenu...
: Qui? Bazán? Quelle importance?
Elle ne répondit pas. Le capitaine posa sa main sur la sienne.
: Oubliez-le. Il a agi d'instinct, je ne peux le blâmer pour ça... C'est humain...
Francesca, toujours silencieuse, n'écoutait plus. Les battements de son cœur s'étaient accélérés, sa poitrine se contractait. Un picotement inaccoutumé la parcourut de la tête aux pieds. La paume de Mendoza sur ses doigts était brûlante. Les émotions qui s'étaient emparées d'elle menaçaient de la submerger. Presque inconsciemment, comme mue par une autre volonté que la sienne, elle dégagea sa main et d'un geste lent et délibéré, elle prit celle de son compagnon et la plaça sur son genou.
Le marin se tétanisa. Il la sonda du regard, le reflet dansant du feu dessinant des échardes argentées dans ses yeux. Le Catalan se savait marié à une autre mais étant donné qu'il n'avait pas touché une femme depuis belle lurette, il ne pouvait se retenir de regarder sa jeune compagne, qui à son tour, ne cessa de lui envoyer des regards aux mille mots.
Toujours aussi lentement et délibérément, elle guida sa main sous sa robe.
L'horloge du temps se figea. À cet instant, il se tourna vers elle si soudainement que son verre lui échappa et vola en éclats sur le parquet. Puis, lui agrippant d'une main l'intérieur de la cuisse, il saisit le devant de la robe avec une telle brusquerie qu'il en arracha l'unique bouton et lui écrasa les lèvres des siennes... Puis, tout aussi subitement, il recula. Avant qu'elle ait pu comprendre ce qui lui arrivait, il s'était levé d'un mouvement souple et s'employait à ramasser les morceaux de verre dont il se débarrassait dans la corbeille d'une main qui tremblait légèrement. Francesca, hébétée, la tête vide, l'observait.
: Je suis infiniment désolé, señorita. J'ai bien peur d'avoir abîmé votre robe.
Et elle, tétanisée, ne retrouvait toujours pas la parole.
: Vous devez me comprendre. Je suis un homme, vous êtes une femme... Je vous porte davantage d'affection que n'importe qui d'autre en ce bas monde... Mais avec ce que vous m'avez appris, je sais que je ne suis pas libre...
Tout en parlant, il continuait de ramasser les débris du verre. Elle retrouva enfin sa voix.
Fran: Pas tant de discours.
Il s'immobilisa, debout entre la table et le feu qui se mourait dans la cheminée, le visage cramoisi.
: Même si pour le moment, je n'ai aucun souvenir de ma vie maritale, il me semble que mon statut nous empêche de laisser libre cours à des sentiments que nous pourrions...
Fran: Je vous ai demandé de vous taire!
Les mots se figèrent dans la gorge de Mendoza qui la regardait, raide comme un piquet. Francesca se leva. À la confusion et à la gêne succédèrent l'humiliation et la colère. Elle se planta devant lui, tremblant de tous ses membres.
: Francesca...
D'un violent revers de la main, elle fit voler le second verre, posé sur la table, qui s'écrasa contre la paroi de l'âtre.
Fran: Ramassez donc les morceaux de celui-ci aussi, tant que vous y êtes.
L'instant suivant, elle gagnait la porte à grandes enjambées et l'ouvrait à la volée. Il tenta de l'arrêter:
: Attendez! Ne partez...
La porte, en claquant rageusement dans le silence de la nuit, l'empêcha d'achever sa phrase tandis que la jeune femme regagnait sa chambre en courant.
☼☼☼
À suivre...