Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.
Posté : 25 févr. 2019, 22:17
Suite.
La forêt de Garraf.
Tirant vigoureusement sur le drap qu'elle était en train de plier avec Isabella, Carmina bougonna:
Carmina: Lisbonne, Lisbonne! Et pourquoi pas Sines, Sagres ou Tavira... ou Dieu sait où?
: Je vous l'ait dit, Carmina: parce que dans sa dernière lettre, c'était Lisbonne la prochaine étape.
Carmina: Mais il y a des mois de cela! Il peut être n'importe où!
: Oui... Peut-être même plus près que l'on ne pense...
Carmina récupéra le drap, acheva de le plier et le posa sur une pile qui attendait un ultime passage du fer avant d'aller reposer dans une armoire avec des sachets de menthe et de pin odorants. Elle en prit un autre dans la grande corbeille qui attendait et lança l'une des extrémités à Isabella:
Carmina: Cessez donc de faire marcher votre imagination, señora. Si votre époux était venu par ici, nous le saurions: il avait trop fière mine pour passer inaperçu et, apprenant la naissance de Javier, il n'aurait pas pu ne pas venir à l'hacienda.
: Un prisonnier évadé, Carmina! Peut-être à bout de souffle. Sans argent, sans secours possible... et puis tellement orgueilleux! Je l'imagine mal venant ici demander de l'aide!
Carmina imita son employeur:
Carmina: Je l'imagine mal venant rôder autour du domaine! La seule chose sensée, pour lui, était d'essayer de rejoindre l'Espagne et la cour de l'Empereur. Il est son gendre, après tout! En tout cas, je regrette de ne pas avoir assisté à votre entretien avec le roi. Il me semble que j'aurai posé des questions plus pertinentes que les vôtres. Tirez, que diable! Ce drap va ressembler à un chiffon!
: Vous n'auriez guère eu de peine! J'étais tellement bouleversée que je n'avais plus ma tête à moi! Mais... quelles questions auriez-vous posées?
Carmina: Eh bien, il me semble que j'aurais essayé de savoir ce qu'il était advenu du manoir de Corçà? Ce García Álvarez de Tolède a-t-il fait main basse dessus ou votre père a-t-il pris soin de vous le conserver?
: En fait, je n'en sais rien. Il m'a seulement dit qu'il avait envoyé surveiller les alentours du village pour savoir si Juan ne s'y était pas réfugié.
Carmina: Bon. Il y a là tout de même une demi-réponse: si le cousin du duc d'Albe s'en était emparé, il ne serait pas nécessaire d'épier les abords pour tenter d'en retrouver le maître légal.
: C'est juste! De toute façon, il est trop tard pour poser la question au roi...
En effet, Isabella avait eu beaucoup de chance de le voir car il n'était revenu à Barcelone que pour peu de temps et, le lendemain même du fameux souper, avait quitté la cité pour Rome. La longue errance royale avait repris, mais sur une galère, cette fois. La grossesse de Marguerite d'Autriche, la seconde fille illégitime de l'Empereur, touchait à sa fin. Sa délivrance était imminente et le baptême aurait lieu à Sant'Eustachio, en présence de dix-neuf cardinaux et de deux parrains d'exception: Charles Quint et sa sœur Éléonore, la reine de France. La seule chose que tout le monde ignorait, c'est que la duchesse de Parme et Plaisance attendait des jumeaux.
Quoi qu'il en soit, le roi d'Espagne serait sans doute longtemps absent et, en attendant, la capitale de la Catalogne s'était rendormie sous la protection de son vice-roi. Ayant fini de plier les draps, Carmina les transporta jusqu'à un grand coffre posé dans une petite pièce proche de la cuisine. Puis elle rejoignit Isabella qui était allée s'asseoir près de Paloma, devant l'âtre. L'aventurière avait pris une pomme: Luis en avait déposé un grand panier sur la table une heure plus tôt.
Sa femme en prit une, elle aussi, la frotta sur son devantier pour la faire briller et mordit dedans, sans pouvoir retenir une grimace: ses dents n'étaient plus assez solides pour cet exercice, et elle alla quérir un couteau pour venir à bout du fruit. L'aventurière, assise sur la pierre, les coudes aux genoux et tournant le dos aux flammes, avait les yeux dans le vague...
La cuisine était paisible, presque silencieuse. Jesabel était partie pour le marché en compagnie de Miranda et Consuelo. Mais dans la chambre parentale, Elena affrontait une colère du petit Javier. Sa dernière tétée l'avait laissé insatisfait. Isabella pensa que, avec les événements récents, elle se montrait peu prodigue du précieux liquide maternel et qu'il faudrait avoir recours à une nourrice si l'on ne voulait pas l'entendre hurler jour et nuit. Cette perspective désespérait la jeune mère.
Ces pensées tournaient également dans la tête de la vieille servante et la distrayaient un peu des graves problèmes qui encombraient l'esprit d'Isabella, mais celle-ci y revenait:
: Dans combien de temps aurons-nous des nouvelles du Portugal?
Elle jeta dans le feu le trognon de sa pomme.
Carmina: Comment pourrais-je vous le dire? C'est loin, Lisbonne?
: Un peu moins de deux cent cinquante lieues...
L'aventurière n'en dit pas plus mais Carmina comprit qu'elle se livrait à un petit calcul mental. Deux cent cinquante lieues divisées par vingt-cinq jours, cela faisait dix, et dix lieues en une journée, ce n'était pas grand-chose pour un bon cheval. Pour prévenir une nouvelle désillusion, la mère de Jesabel reprit:
Carmina: Et que voulez-vous faire? Vous jeter sur les routes comme vous l'avez fait par le passé?
Isabella se tourna vers sa petite fille et, d'un geste affectueux, elle lui caressa les cheveux:
: Va jouer avec tes frères, ma colombe.
Quand Paloma fut sortie, sa mère reprit:
: Il faut pourtant que je sache! Je ne peux pas rester là sans rien faire, ni rien savoir de mon époux.
Carmina: Señora, ce serait une folie. Et le mariage de Jesabel et Tao? Vous ne reviendrez jamais à temps!
: Il y a toujours le condor...
Carmina: Vous n'allez pas encore solliciter Estéban... ce jeune homme a d'autres priorités depuis la naissance d'Agustín... Écoutez, l'été s'achève, nous allons vers la mauvaise saison. Accordez-vous le temps du repos et de la réflexion.
: Si je reste ici, jamais je ne le retrouverai!
Carmina: Remettez-vous à Dieu, pour une fois, et pensez un peu à vos enfants! À défaut de père, ils ont le droit d'avoir une mère comme les autres!
Isabella savait que Carmina parlait avec la voix de la sagesse, mais elle ne supportait pas l'idée d'ignorer où se trouvait Juan. Devant son mutisme éloquent, la servante reprit:
Carmina: Vous n'êtes pas encore convaincue, n'est-ce pas? Alors, je vais aller plus loin: vous ignorez où se trouve le señor Mendoza, mais lui sait parfaitement où vous êtes. S'il ne revient pas, c'est qu'il ne vous aime pas!
Le mot frappa la jeune femme au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé:
: Ou qu'il ne m'aime plus... C'est peut-être vrai... mais, Carmina, je n'arrive pas à le croire... Quand je lis ses deux dernières lettres...
Impitoyable, la servante la coupa:
Carmina:Vous avez cependant toutes les raisons d'y croire. Pensiez-vous à lui dans les bras du señor Berenguer?
Il y eut un silence et Isabella détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient:
: Vous êtes cruelle, Carmina. Je ne l'aurais jamais cru de vous... Vous savez bien que je n'éprouvais rien pour Jaume... C'est lui qui...
Carmina: Je sais... Je voulais être sûre de vos sentiments envers cet homme.
Un instant plus tard, la servante était assise auprès d'elle sur la pierre de l'âtre et l'entourait de ses bras pour l'obliger à poser sa tête sur son épaule:
Carmina: Je sais bien que je vous fais mal, señora, mais c'est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu'à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d'âmes. Où qu'il soit, laissez donc à votre époux l'initiative! Par le passé, vous lui aviez demandé, comme une preuve d'amour, de venir jusqu'à vous? Eh bien, attendez qu'il vienne!
: Et s'il est au bout du monde?
Carmina: Cela ne change rien: attendez qu'il en revienne! Tenez! J'entends les mules et voilà vos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un brin de toilette! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que votre père vous donne des nouvelles... s'il lui en vient.
: Soit! Je veux bien attendre, chère Carmina, mais pas trop longtemps!
Carmina: Que ferez-vous donc, alors?
: Je crois que j'irai à Corçà. Peut-être Juan s'y cache-t-il sans que les espions de notre Sire le sachent. Ensuite, si vraiment il n'y est pas... j'écrirai à ma tante Marie. Je ne pense pas que mon père ait eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis sa nièce préférée, et elle me répondra.
Carmina: Autrement dit, il ne vous a pas convaincue?
: De la profondeur de ses recherches? Sûrement pas! Et puis, vous admettrez que j'ai, moi sa femme, plus de chance de le faire sortir de sa cachette...
Carmina se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche le fruit mordu et s'efforçait à nouveau d'y planter les dents. L'opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle l'envoya d'un geste plein de rancune aux flammes de la cheminée d'où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s'emplissait de bruit et de gaieté: Jesabel, Miranda et sa fille Consuelo revenaient du marché.
☼☼☼
Ce même jour, dans l'après-midi, comme Isabella se disposait à partir pour une visite au monastère de Sant Joan Despí avec ses enfants, le chemin pierreux s'emplit d'une troupe de cavaliers entourant une litière qu'elle reconnut au premier coup d'œil.
Que venait faire le pape chez elle?
Néanmoins, il était là, et il convenait de l'accueillir courtoisement. Aussi, remettant Javier aux bras empressés d'Elena, Isabella s'avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s'arrêter devant le portail.
Elle s'agenouilla quand le vieil homme mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu'il leur tendait.
: Ma modeste demeure est grandement honorée de recevoir Sa Sainteté!
Paul III: La propriété est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur.
Il parlait en toute simplicité quand soudain, il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Diego.
Paul III: Je vous dérange, peut-être? Vous alliez sortir?
: Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d'église, Monseigneur. Mais puisque l'Église vient à nous... Veuillez prendre la peine d'entrer.
Tandis que l'aventurière précédait l'hôte inattendu vers la grande salle, Carmina préparait une collation pour lui, alors que son époux installait l'escorte à l'ombre du petit bois et annonçait qu'il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.
À l'invitation de son hôtesse, Alessandro prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Carmina entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l'humidité habituelle aux demeures bâties près du Llobregat. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d'un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle. Les yeux vifs du pape avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Isabella: le vin Xarel-lo et les massepains aux amandes que Carmina réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu'il se décida à parler. Il en avait d'ailleurs exprimé le désir et la servante, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.
Après leur départ, il y eut un silence. Le souverain pontife mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Isabella dégustait l'aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l'interrogea:
Paul III: Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l'autre soir, señora?
: Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.
Paul III: Sans doute, sans doute, mais ce n'était qu'un préambule et je vous ai dit aussi qu'à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.
: Je me souviens, en effet, mais j'avoue n'avoir pas bien compris ce que Sa Sainteté entendait par là.
Paul III: J'entendais... et j'entends toujours que nous pourrions unir nos efforts afin d'être utiles aux intérêts de l'Église.
: Un rôle intéressant, je n'en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer?
Paul III: Vous avez l'oreille de votre père. La paix entre les peuples est un but digne d'être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers les protestants qu'il traite fort mal.
: Beaucoup moins mal, semble-t-il que mon oncle François, le roi de France, ne les a traités par le passé!
En juin 1535, les atrocités commises sur la place Maubert à Paris avaient fini par émouvoir le pape qui lui avait écrit:
"Adverty de l'exécrable et horrible justice que le roy François 1er faisoit en son royaume sur les luthériens, Paul III luy manda qu'il pensoit bien qu'il le fist en bonne part, néanmoins que Dieu, le créateur, a usé de plus de miséricorde que de rigoureuse justice, et que c'était une cruelle mort de faire brusler vif un homme; donc, le requéroit de vouloir apaiser sa fureur et rigueur de justice, en leur faisant grâce et pardon".
Malgré cela, aux nombreux carrefours Parisiens, durant toute l'année, flotta l'âcre fumée des chairs brûlant sur les bûchers. Mais dans le tréfonds de son cœur, François demeurait malgré tout fidèle à l'humanisme et garda des amis parmi les réformistes.
: Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi: pour lutter contre l'empire des Habsbourg, il a, une fois de plus, fait volte-face et mis en place des alliances avec des pays considérés comme des ennemis héréditaires de la France ou des alliances jugées contraires aux intérêts chrétiens dont il est censé être le garant: les princes protestants de l'Empire et le sultan Ottoman, Soliman.
Paul III: C'est vrai! De son côté, votre père a développé son propre programme, sur plusieurs points essentiels en porte-à-faux avec les miens. Puisque les réformistes répudient un concile présidé par moi-même, il est résolu à soumettre les princes protestants par les armes. Je ne m’y opposa pas et je lui ai même promis de l’aider avec trois cent mille ducats. Mais j'ai ajouté une condition: il ne devra conclure aucun traité séparé avec les hérétiques et ne passer aucun accord préjudiciable à la Foi et aux droits du Saint-Siège.
Isabella considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage émacié et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l'orbite qu'une grande tristesse.
Paul III: De plus, prévoyant que la lutte avec les prédicateurs de l’hérésie sera plus obstinée que le conflit avec les princes, il me presse d’éviter de formuler des dogmes de foi pour le présent et de confiner les travaux du futur concile au renforcement de la discipline. Je ne peux souscrire à aucune de ces demandes... Peut-être pourriez-vous m'apporter votre aide?
: Comment?
Avec beaucoup de simplicité, Alessandro Farnese alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s'asseoir.
Paul III: Pourquoi ne pas m'écrire une lettre? Une lettre dans laquelle vous m'exprimeriez votre amitié. Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider la cause du Vatican...
Isabella se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage:
: Parlons clair, Monseigneur. Vous souhaitez que je me dresse contre mon père!
Paul III: Non, ne vous fâchez pas! Je ne vous demanderai rien d'aussi affreux. Ce que je vous demande n'est pas grand-chose: une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Charles envers moi sans même renoncer à son alliance avec Maurice de Saxe. Son attitude actuelle me cause un grave préjudice...
: Pécuniaire? Je n'en doute pas! Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n'est pas l'Empereur qui a déclaré la guerre. Et d'autre part, pour que je croie à la bonne volonté de Sa Sainteté, il faudrait qu'Elle fasse un geste... de père.
Paul III: Je pourrais, en plus des trois cent mille ducats, ajouter vingt mille hommes de pied... Écrirez-vous cette lettre?
: Elle sera mensongère. Le roi d'Espagne est loin et je ne sais quand il rentrera.
Paul III: Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterai de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d'autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J'ai à faire avec l'archevêque de Barcelone.
Il se levait, en effet, pris d'une sorte de hâte que l'aventurière trouva suspecte, et se dirigea vers la porte. En se retournant, il ajouta aimablement:
Paul III: Bien sûr, nous nous reverrons. J'ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.
: Veuillez m'accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m'intéresse si fort?
Paul III: Ce n'est qu'un bruit qui est arrivé jusqu'à moi. Malheureusement, je n'ai plus le temps de vous en faire part. Ce sera pour ma prochaine visite: disons... dans deux ou trois jours?
: Comptez-vous rester à Barcelone longtemps encore?
Paul III: Non, hélas... Bien que je m'y plaise fort et que l'on insiste pour m'y garder. Il me faudra dans peu de temps repartir...
Comprenant qu'il n'avait pas l'intention d'en dire plus, Isabella raccompagna le pape jusqu'à sa litière, d'où il lui donna une bénédiction sous laquelle il fallut bien qu'elle s'inclinât.
Perplexe, elle regarda l'imposant équipage disparaître sous la verdure dense du chemin ombreux menant à la sortie de son domaine. Le cortège disparu, elle descendit au jardin où elle marcha le long des allées bien ratissées avant de regagner la cour et s'asseoir sur le banc situé sous le jacaranda. Carmina, elle le sentait, devait être aux aguets dans la maison, débordante de questions et, justement, Isabella souhaitait rester seule un moment afin d'essayer de tirer au clair cette curieuse visite. Pourtant, la démarche de Paul III ne lui semblait point sotte. Il fallait, en effet, très bien connaître Charles Quint, cet homme secret dont on disait que ses sœurs portaient tout son conseil, pour savoir qu'elles occupaient un rôle politique essentiel aux côtés du roi. Il pouvait se laisser influencer par les prières d'une femme, fût-elle même l'objet de ses entrailles.
La mémoire d'Isabella lui fit revoir le visage du pape au moment où il parlait des hérétiques: un visage tendu, un masque presque douloureux. Peut-être aimait-il vraiment les Hommes, quelle que soit leur religion et, en ce cas, était-il prêt à toutes les folies pour leur venir en aide. Ne l'avait-il pas prouvé avec la bulle pontificale Sublimis Deus? S'il aimait l'humanité, il devenait beaucoup plus sympathique à Isabella et elle en vint à penser qu'après tout, cette lettre qu'on lui demandait était peu de choses: il suffirait de la tourner avec assez d'habileté pour qu'elle ne compromette pas l'aventurière. Et puis, il y avait cette phrase mystérieuse que le visiteur avait refusé d'éclairer et dont on parlerait "la prochaine fois".
À cet instant, Isabella regretta amèrement l'absence de son père. Eût-il été là qu'elle fût allée tout droit au palais lui raconter les événements et lui demander conseil. Ce maître diplomate, ce prince de toutes les astuces qui connaissait mieux que quiconque l'art de rédiger lettres et traités aurait su comment agir et il aurait certainement réussi à obtenir du pape la révélation de ce qu'il avait caché à Isabella. Mais il était loin et il fallait essayer de s'en tirer seule.
☼☼☼
Ce soir-là, quand les enfants furent couchés et jusque tard dans la nuit, Isabella, assise dans son lit, s'exerça à écrire une lettre capable de donner satisfaction à tout le monde. Elle découvrit vite que la chose n'était pas facile. Le début allait de soi, bien sûr: il s'agissait seulement d'adresser au pape une action de grâce pour avoir permis à une femme de sa condition de passer un peu de temps avec un homme d'une telle importance, en des termes élogieux. Mais tout se compliquait dès qu'il fallait parler du roi et des prières à lui adresser. C'était même tellement difficile qu'elle finit par abandonner le problème. Isabella rangea son écritoire, souffla sa chandelle et laissa le sommeil s'emparer d'elle. Bien souvent, en effet, elle avait remarqué que la réponse à une question épineuse lui était apportée au réveil.
Celui-ci fut tardif car elle s'était endormie bien après minuit. En ouvrant les yeux, elle aperçut Carmina, postée au pied de son lit et lisant avec intérêt ses divers essais.
Carmina: Vous tenez vraiment à écrire cette lettre? Vous devriez pourtant vous souvenir de ce que disait votre ancien tuteur, don Luis de Quijada: "Il faut faire très attention à ce que l'on écrit et la sagesse consiste même à écrire le moins possible!"
: Croyez-vous que je n'y pense pas? Mais je voudrais tellement ajouter ma pierre à l'édifice!
Carmina: Et savoir ce que ce vieil homme vous tient en réserve! Je reconnais qu'il est habile et que son histoire a été menée de main de maître! Il a su parfaitement jouer de vos bons sentiments et piquer la curiosité si naturelle aux filles d'Eve.
: Mais... comment savez-vous cela? Je ne me souviens pas vous l'avoir conté?
La servante eut un large sourire qui découvrit ses dents un peu clairsemées, mais encore bien blanches:
Carmina: Bien qu'il n'y paraisse plus guère, je suis moi aussi une fille d'Eve, ma chère Isabella. J'ai écouté à la porte, simplement! Je vais voir si votre bain est prêt.
La sortie de Carmina sous les ailes blanches de sa haute coiffe qui battaient au vent de sa marche fut un chef-d'œuvre de dignité que l'aventurière admira sans réserve. Ce fut seulement quand elle quitta son lit, un instant plus tard, qu'elle s'aperçut que la domestique avait emporté tous ses brouillons.
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Néanmoins, lorsque le prince de l'Église opéra, deux jours plus tard, sa deuxième apparition à l'hacienda, la lettre était prête et Isabella la lui tendit dès qu'il eut pris place près de la cheminée.
À dire vrai, la jeune femme n'en était pas mécontente. L'ayant beaucoup travaillée en compagnie de Carmina, elle pensait qu'en toute équité, elle devait satisfaire les intéressés et ne mécontenter personne. En effet, après quelques lignes empreintes de chaude amitié et de profonde reconnaissance, Isabella assurait le pape de son grand souhait de voir la paix régner à nouveau entre Rome, l'Espagne et le Saint-Empire, ainsi qu'avec cette terre de France qui lui était chère... Après tout, ses grands-parents maternels, Jean de Foix et Marie d'Orléans, n'étaient-ils pas Français?
À la dernière lecture, la servante fit une remarque:
Carmina: Peut-être le pape va-t-il trouver que vous ne vous engager pas suffisamment, mais vous verrez bien sa réaction et vous aurez sans doute le loisir de discuter avec lui.
Or, à la grande surprise de la rédactrice, Alessandro, après avoir lu attentivement, déclara excellente la prose de la jeune femme et lui exprima sa satisfaction. Cette lettre lui causa une grande joie car l'aventurière était prête à aider à une réconciliation générale...
Paul III: Vous voyez que je ne vous demandais rien de bien difficile, mais vous me rendez un grand service personnel et je vais essayer de vous en témoigner ma reconnaissance... Oh, de façon... modeste, je le crains, car ce que je vais vous narrer ne présente peut-être aucun intérêt.
Il prit un temps et détourna les yeux comme s'il hésitait, puis soupira:
Paul III: Oh, c'est stupide! Mon petit-fils... je veux dire le camerlingue Guido Sforza, me reproche toujours de trop parler et de ne pas maîtriser suffisamment mes impulsions. Voilà qu'à présent je crains de vous faire plus de mal que de bien.
: Ce que l'on fait dans une bonne intention, Monseigneur, ne saurait être néfaste. Me ferez-vous la grâce de me confier au moins de quoi il est question? Est-ce encore d'alliance politique?
Paul III: Non. C'est... de votre époux!
: Mon époux?!? Sauriez-vous quelque chose à son propos?
Paul III: Peut-être. Durant mon séjour ici, j'ai cherché à en apprendre sur vous plus que je n'en savais. À Rome, ce prisonnier n'a pas manqué de m'intriguer. J'ai su ainsi que le señor Mendoza, enfermé dans la forteresse d'Emden, s'en était évadé sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Est-ce exact?
: Tout à fait, Monseigneur. On sait seulement qu'il a pris une barque pour s'enfuir et je ne vous cache pas que cette circonstance m'effraie. On dit que le fleuve sur lequel il est parti, l'Ems je crois, n'est pas dangereux. J'ai tout de même peur qu'il se soit noyé.
Paul III: C'est une possibilité. Pourtant, lorsque j'ai entendu cette histoire, elle m'a rappelé un cas presque similaire qui a eu lieu voici quelques mois... au Portugal. Un événement mince en apparence, mais qui pourrait prendre pour vous une certaine signification.
: Dites vite, Monseigneur, je vous en prie! La moindre piste peut avoir de l'importance.
Paul III: Eh bien, voici! Comme la Rose d'or, un ornement destiné à honorer des souverains valeureux, n'a pas été attribuée depuis fort longtemps, je me suis rendu à Lisbonne en mars dernier pour visiter le dernier roi catholique l'ayant reçue. Peu après mon arrivée, les moines du monastère des Hiéronymites, qui se situe à l'ouest de la ville, à l'embouchure du fleuve Tage, ont trouvé, au fond d'une barque échouée dans les roseaux, un homme blessé et sans connaissance qui semblait avoir subi de rudes épreuves. Ils l'ont emporté chez eux et l'ont soigné, mais il a été impossible de lui faire dire son nom. Il ne sait plus rien de lui-même, et pas davantage d'où il vient ni ce qu'il a vécu.
: Il aurait perdu la mémoire?
Paul III: C'est ce qu'en a conclu le père abbé.
: Lisbonne... (Pensée).
Le cœur d'Isabella battait la chamade dans sa poitrine. Le sang lui était monté au visage et ses mains tremblaient.
: Mais comment était-il? Son visage... sa taille? L'avez-vous vu?
Paul III: Non, hélas. J'en sais seulement ce que le dom prieur en avait dit à mon chapelain. Une chose est certaine: cet homme n'avait rien d'un paysan. Il était grand, brun et les cicatrices de son corps semblaient indiquer un épéiste. Mais je vous vois émue à un point qui m'inquiète. Il se peut, je le répète, qu'il n'y ait aucun rapport avec...
: Je suis presque certaine qu'il en existe un. Cet homme est-il toujours là-bas?
Paul III: Bien sûr! Où voulez-vous qu'il aille, ne sachant plus rien de lui-même ni des autres? Cet état est dû, certainement, à une blessure reçue à la tête... Mais rassurez-vous, il a été bien soigné et il n'est pas malheureux. Les Hiéronymites sont de bons moines, généreux et hospitaliers. En outre, pour un prisonnier évadé, si c'est bien de lui qu'il s'agit, un couvent est le meilleur des asiles.
: Je n'en doute pas un instant, mais comment savoir, comment être certaine?
Elle s'était levée et marchait à travers la grande salle avec agitation, s'efforçant d'apaiser, sous sa main, les battements de son cœur qui l'étouffaient presque. La voyant pâlir et chanceler, Alessandro se précipita, la prit dans ses bras et l'obligea à s'étendre sur une bancelle garnie de coussins. Il était temps, ses jambes ne la portaient plus! Simultanément, il appela à l'aide et Carmina. Celle-ci, qui écoutait derrière la porte, apparut instantanément, armée d'une fiole de vinaigre et d'une serviette. Elle se mit en devoir de ranimer la jeune femme.
Le malaise ne tarda pas à se dissiper et bientôt Isabella, tout à fait rétablie, put offrir ses excuses à son hôte qui semblait sincèrement inquiet.
Paul III: Je crains de vous avoir fatiguée à l'excès. Le mieux est que je me retire à présent: je reviendrai demain. J'en avais d'ailleurs l'intention pour vous faire mes adieux...
Carmina: Votre Grandeur nous quitte déjà?
Paul III: Oui, il me faut retourner à Rome où de nombreuses affaires m'appellent.
Cinq jours auparavant, le dix-sept de ce mois, Paul III avait érigé le Duché de Parme en faveur de son fils Pier Luigi, de ses descendants mâles, et légitime par ordre de primogéniture.
Paul III: Je ferai mes adieux à Barcelone après-demain et reprendrai la mer.
Il se disposait à partir, mais Isabella le retint:
: Par pitié, Monseigneur! Parlez-moi encore de ce rescapé!...
Paul III: Que puis-je vous dire de plus? Vous en savez autant que moi... Écoutez! Puisque mon cardinal in pectoredoit retourner là-bas, voulez-vous qu'il se rende au monastère dès son arrivée afin de voir cet homme? Cristoforo Madruzzo est un aide fidèle des Habsbourg. Il a fait des missions pour votre père, notamment à la diète de Ratisbonne en 1541.
: Mais je suppose que lui non plus ne l'a jamais vu, Monseigneur. À quoi le reconnaîtra-t-il?
Paul III: Vous pourriez lui en faire une description détaillée. Évidemment, si vous n'étiez souffrante, il y aurait une solution, facile sans doute, mais peut-être fatigante...
Carmina, méfiante, grogna:
Carmina: Laquelle?
Mais l'aventurière avait déjà compris:
: Je pourrais l'accompagner! Il est certain que je suis seule capable de savoir ce qu'il en est. Et, si c'est mon mari, celle qui saurait le soigner...
La servante protesta:
Carmina: Señora Mendoza! Êtes-vous folle? Et le mariage?
: Tao et Jesabel comprendront. Et puis, je peux toujours leur demander de repousser la date s'ils sont prêts à m'attendre...
Carmina: Vous voulez vraiment partir au bout du monde?
Paul III: Lisbonne n'est pas au bout du monde, doña Carmina, et je ne vois pas quels dangers la señora pourrait courir sous la protection d'un légat du pape? Je peux même lui offrir une confortable litière.
Isabella semblait renaître. Elle avait retrouvé ses couleurs et dans ses yeux l'espérance faisait étinceler des étoiles. Elle se releva:
: Je ne peux pas refuser une pareille chance, chère Carmina, et mon absence ne sera pas longue. S'il s'agit bien de Juan, je le ramènerai avec moi, puis je ferai sa paix avec notre Sire, mon père. Oh, Monseigneur, vous n'imaginez pas la joie que vous me donnez!
Le pape se mit à rire, ce qui lui conféra une grande jeunesse. Il paraissait aussi heureux que la jeune femme:
Paul III: Eh bien, voilà qui est dit! Madruzzo vous enverra la litière en question. Les serviteurs auront les ordres et vous accompagnerez le Cardinal qui a prévu de partir au début du mois prochain. Vous le rejoindrez à la basilique Sainte-Marie-de-la-mer où je désire qu'il fasse oraison avant de partir. Ce délai vous laisse tout le temps pour vos préparatifs.
Suivi de l'aventurière, il se dirigea vers le jardin où ses équipages l'attendaient et remit à son secrétaire la lettre que lui avait donnée Isabella. Au moment de la quitter, il baissa la voix pour ajouter:
Paul III: Pour mes gens, vous serez une dame pèlerine qui souhaite aller se recueillir à Compostelle.
Carmina, qui n'avait pas quitté Isabella, intervint:
Carmina: J'ajoute que ce cardinal Madruzzo aura sous sa garde deux dames pèlerines. J'ai l'intention d'aller, moi aussi, faire mes dévotions. Et j'espère que personne n'y verra d'inconvénients!
Son œil dont l'azur candide gardait toute sa fraîcheur défiait quiconque tenterait de s'opposer à son projet. Mais personne n'y songeait. Alessandro lui sourit et Isabella, prenant son bras, le glissa sous le sien:
: Puisque nous voyagerons en litière, je serai heureuse de vous avoir avec moi.
Il fut plus difficile de faire comprendre à Jesabel qu'il ne pouvait être question de l'emmener de surcroît. La présence d'une autre jeune femme dans le cortège d'un prince de l'Église risquait de donner à l'ensemble une allure de harem plus que de pèlerinage.
: Ce ne sera pas long et j'ai besoin que quelqu'un veille bien sur mon petit Javier.
La fille de Carmina finit par comprendre qu'en lui confiant son plus jeune fils, de compte à demi avec Zia, qui fera office de nourrice, Isabella lui donnait une large marque de confiance. Elle cessa ses protestations.
Ce fut ensuite le tour de l'Atlante. L'idée de voir sa chère belle-mère quitter l'hacienda pour une destination éloignée alors que, tout comme Tao, il avait promis à Mendoza de garder un œil sur elle, lui était insupportable. Il prétendait l'escorter en tant qu'écuyer. Cette fois, Carmina intervint encore:
Carmina: Que pourrait-elle faire d'un cavalier alors qu'elle va voyager en litière?
: Mais je la protégerais des mauvaises rencontres...
Carmina: Des mauvaises rencontres? Alors que nous serons en compagnie d'un légat du pape? Ne rêvez pas, mon ami! D'autre part, si je vais là-bas, c'est uniquement pour veiller sur elle. Et vous savez bien qu'avec les vendanges qui arrivent, le señor De Rodas compte sur vous!
Estéban bougonna:
: Il se passait bien de moi quand je n'y étais pas!
La servante lui offrit son sourire le plus sardonique et déclara joyeusement:
Carmina: Voilà ce que l'on obtient en se rendant indispensable!
☼☼☼
Deux semaines étaient passées depuis le départ de Paul III. Au matin du mardi huit septembre 1545, jour de la nativité de la Vierge, Isabella et Carmina étaient prêtes à partir. Après avoir confié les enfants à Jesabel ainsi qu'à Zia, dont la présence quotidienne rassura l'aventurière, bien qu'elle ne laissât pas sans appréhension Javier encore si petit, elles quittèrent l'hacienda dans l'un de ces vastes chariots bien pourvus de coussins, de rideaux, de matelas et de mantelets de cuir qui permettaient d'accomplir à peu près confortablement les plus longs trajets et d'affronter les pires intempéries. Deux puissants chevaux y étaient attelés et un grand diable moustachu répondant au nom de Pompeo les tenait en main. Le temps était un peu frais, mais promettait une journée ensoleillée propice au voyage. Pourtant, quand le lourd véhicule s'ébranla, Carmina esquissa une grimace et marmonna:
Carmina: Je me demande si nous ne faisons pas une sottise.
: Une sottise? Alors que nous allons peut-être tirer mon époux d'une situation pénible? L'imaginez-vous enfermé dans ce couvent, ne sachant plus qui il est ni d'où il vient? Livré au bon vouloir de moines qui ne sont peut-être pas tous de saints hommes?
Carmina: Nous ne sommes pas sûres que ce soit lui...
: J'en demeure d'accord, mais avouez qu'il existe un ensemble de coïncidences troublantes. Craignez-vous que je sois deçue?
Carmina: Peut-être...
: Alors, rassurez-vous. J'y suis préparée et je pense qu'il vaut mieux faire ce voyage pour rien que rester ici et abandonner Juan à un sort dont personne ne pourrait le libérer.
La belle sérénité de la jeune femme était réconfortante et Carmina ne dit plus rien, mais elle ne parvenait pas à se tranquilliser. Le cardinal Madruzzo constituait la cause principale de son inquiétude: elle répugnait à lui accorder une entière confiance. Carmina se le reprochait, puisque cet homme était "dans le cœur" du Saint-Père, mais Tridentinus était un politicien avant tout! Sa piété profonde, sa foi totale et l'amour sincère qu'elle vouait à Dieu, à Notre-Dame et au Christ n'en avaient pas été entamés, cependant elle déplorait au fond de son cœur que Rome et son prince ne soient même pas capable d'inspirer le respect. Bien sûr, elle n'ignorait pas qu'il y avait eu, au cours des siècles, des pontifes plus ou moins discutables, mais cet ancien moine qui, en coiffant le Trirègne, n'avait vu là qu'une occasion d'enrichir scandaleusement sa nombreuse famille et n'hésitait pas à déclarer une guerre, n'avait aucun droit à la considération des fidèles et surtout pas la sienne. Tout ce qui concernait la Ville Éternelle était désormais, pour elle, sujet de méfiance, et l'aimable pape n'échappait pas à ce jugement définitif.
Comme il était convenu, on rejoignit le cardinal sur le parvis de la basilique où sa suite fastueuse tenait toute la place. Les deux femmes descendirent de voiture pour entendre la messe, prier un instant, puis l'on se disposa à quitter la cité couronnée au milieu d'un grand concours de peuple qui acclamait l'illustre étranger. Chevauchant fièrement un superbe destrier noir sur la croupe duquel sa simarre pourpre s'étalait avec magnificence, le cardinal Germano-Italien de trente-trois ans distribuait les bénédictions tandis que ses serviteurs faisaient largesse en son nom.
Avec ses équipages, ses secrétaires, ses serviteurs, ses chevaux et ses mules, ses gardes aussi et ses chariots de bagages, le train du légat était considérable et atteignait presque les murs de la ville alors que la fin du cortège quittait tout juste le parvis. La voiture d'Isabella et Carmina y prit place vers la fin, un peu avant les domestiques et les chariots portant le mobilier et les bagages, car il ne convenait pas que des femmes fusent mêlées aux ecclésiastiques. Auprès d'elles, une poignée de pèlerins se rendant à Compostelle et autorisés à profiter d'une aussi auguste compagnie se mirent en marche avec des montures variées ou à pied...
Par l'ancienne grande voie Cardo Maximus, où l'on passa devant une suite de fidèles à genoux dans la poussière pour se faire bénir, on cheminait vers le bourg El Prat de Llobregat en passant par la Porta Principalis Dextra, défendue par une puissante bastille et tournée vers le sud.
Passé le pont qui enjambait le fleuve et de nombreux marécages formés par d'anciens bras du Llobregat, la longue file atteignit le faubourg et commença à s'élever le long des coteaux couverts de vignes où les vendangeurs étaient déjà au travail. Après un été chaud, le raisin était mûr: une pleine corbeille en fut offerte au cardinal par de jeunes paysannes aux jambes nues. Celui-ci les récompensa de quelques pièces d'argent qui lui valurent de nouvelles acclamations. Carmina grommela:
Carmina: Si nous nous arrêtons toutes les cinq minutes, nous n'arriverons jamais! Et quelle distance devons-nous parcourir, déjà? Deux cent cinquante lieues?
: Si nous arrivons à en faire une dizaine par jour, nous ne serons guère que trois semaines en chemin. Évidemment, nous irions plus vite à cheval, mais il me semble que vous n'aimez pas cette façon de voyager. Pour vous consolez, pensez donc à toutes ces abbayes dans lesquelles nous ferons étape! Vous allez pouvoir prier presque tous les saints d'Espagne!
Néanmoins quand, vers le milieu du jour, elle vit apparaître les hauts toits du monastère de Sant Genís de Rocafort à Martorell où le prêtre, en grand habit et crosse en main, attendait le cardinal entouré d'un essaim d'ouailles, elle ne put retenir un soupir. S'arrêter chaque soir dans un couvent n'avait rien d'affligeant, mais si, en outre, il fallait visiter toutes les maisons religieuses que l'on rencontrerait, les trois semaines risquaient de se changer en deux ou trois mois. Et l'impatience de Carmina la gagnait déjà.
Tandis que, devant le portail de l'église, on échangeait saluts, génuflexions, baisements d'anneau et autres civilités, elle interrogea son cocher. Savait-il où le cardinal souhaitait faire étape ce soir? L'homme répondit que ce serait à Sant Sadurní d'Anoia. Le trajet du jour couvrirait donc les dix lieues mais encore fallait-il y arriver avant la nuit car l'arrêt à Martorell risquait d'être assez long...
Et, en effet, le soleil disparaissait quand on atteignit le parc du Garraf. À mesure que l´on s´y enfonçait, la garrigue cédait la place aux forêts où se distinguaient, par leur nombre et leur élégance, les chênes et les pins d´Alep. Au-delà s'érigeait la prochaine commune de la comarque d'Alt Penedès, Gelida. Fatiguée, Isabella somnolait dans le nid qu'elle s'était préparée parmi les coussins tandis qu'auprès d'elle, Carmina disait son chapelet. Le chemin forestier était assez doux et les cahots pas trop sensibles. Derrière la voiture, on entendait chanter les pèlerins, peut-être pour se donner du courage car l'ombre verte des arbres devenait grise et les fourrés semblaient s'épaissir à mesure que l'on avançait. On n'entendait plus les oiseaux et l'oppression naturelle pour qui voyage sous bois au crépuscule enveloppait le cortège.
Soudain, à un tournant du chemin, une secousse projeta les deux femmes l'une contre l'autre en même temps que la litière prenait de la vitesse. Le chemin, pourtant, était beaucoup plus rude et les roues du véhicule allaient d'une ornière à l'autre. Arrachée à ses prières, Carmina se pencha au-dehors et cria au cocher:
Carmina: Que se passe-t-il?
Mais ce dernier ne répondit pas. Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu'ils aillent encore plus vite.
Carmina: Il va nous tuer! Mais ce n'est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège!
À son tour, Isabella se pencha. Effectivement, il n'y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu'un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée: on leur avait tendu un piège et celui-ci était en train de se refermer sur elles.
De toutes ses forces, Isabella ordonna à Pompeo, en italien, de s'arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, l'aventurière songea à s'emparer du sien, mais elle ne l'avait pas pris avec elle... ni le reste de ses armes, d'ailleurs. Elle pensa alors à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Carmina ne pourrait l'imiter sans se briser. En outre, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s'animer. Des ombres se levaient d'ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l'équipage qui ne ralentit pas pour autant.
Carmina: Que Dieu nous protège! J'ai peur que ceci ne soit notre perte.
Isabella ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pû être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d'un illustre inconnu? Comment avait-elle plus croire qu'il désirait l'aider?
Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s'ouvrit et des mains sans douceur s'emparèrent d'Isabella et de Carmina qu'elles tirèrent au-dehors. Elles virent alorsque l'on se trouvait dans une clairière qu'un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d'entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d'un grand trou plus long que large qu'ils venaient sans doute de creuser.
Ce fut devant ce trou que l'on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu'il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les supprimer.
: Qui êtes vous? Que nous voulez-vous?
Celui qui paraissait être le chef ne daigna pas répondre. S'avançant dans la lumière dansante d'une torche que l'un de ses compagnons venait d'allumer, il jeta une bourse au cocher qui l'attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite:
: Bon travail, l'ami! Passe par là! Tu rejoindras le cortège avant Sant Sadurní d'Anoia...
À nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L'attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L'homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. L'aventurière se débattaient furieusement, mais la servante, accablée par un coup aussi inattendu, s'était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n'attendant plus rien que l'instant fatal.
D'un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête d'Isabella.
: J'avais pensé vous enterrer toute vive, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j'ai bien fait mon travail.
: Pour qui ce travail? Ne me dites pas que c'est pour le roi? Je croirais plutôt qu'il vous le fera payer très cher quand il saura...
: Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.
: Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue? Le pape? Ou alors c'est le cardinal Madruzzo qui vous paye?
: Eux? Il n'en savent pas davantage. Tridentinus pensait simplement qu'un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu'on lui a demandé, c'était de vous emmener avec lui.
: Qui, "on"?
: Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.
L'un des bandit s'approcha:
: Si on expédiait l'autre pendant ce temps?
: Bonne idée! Elle doit être prête. Elle a bien assez prié.
Désespérée, Isabella cria:
: Laissez-moi au moins l'embrasser!
: Cela me paraît inutile. Dans cette fosse, vous pourrez vous embrasser autant que vous voudrez...
: Carmina, pardonnez-moi!
☼☼☼
À suivre...
La forêt de Garraf.
Tirant vigoureusement sur le drap qu'elle était en train de plier avec Isabella, Carmina bougonna:
Carmina: Lisbonne, Lisbonne! Et pourquoi pas Sines, Sagres ou Tavira... ou Dieu sait où?
: Je vous l'ait dit, Carmina: parce que dans sa dernière lettre, c'était Lisbonne la prochaine étape.
Carmina: Mais il y a des mois de cela! Il peut être n'importe où!
: Oui... Peut-être même plus près que l'on ne pense...
Carmina récupéra le drap, acheva de le plier et le posa sur une pile qui attendait un ultime passage du fer avant d'aller reposer dans une armoire avec des sachets de menthe et de pin odorants. Elle en prit un autre dans la grande corbeille qui attendait et lança l'une des extrémités à Isabella:
Carmina: Cessez donc de faire marcher votre imagination, señora. Si votre époux était venu par ici, nous le saurions: il avait trop fière mine pour passer inaperçu et, apprenant la naissance de Javier, il n'aurait pas pu ne pas venir à l'hacienda.
: Un prisonnier évadé, Carmina! Peut-être à bout de souffle. Sans argent, sans secours possible... et puis tellement orgueilleux! Je l'imagine mal venant ici demander de l'aide!
Carmina imita son employeur:
Carmina: Je l'imagine mal venant rôder autour du domaine! La seule chose sensée, pour lui, était d'essayer de rejoindre l'Espagne et la cour de l'Empereur. Il est son gendre, après tout! En tout cas, je regrette de ne pas avoir assisté à votre entretien avec le roi. Il me semble que j'aurai posé des questions plus pertinentes que les vôtres. Tirez, que diable! Ce drap va ressembler à un chiffon!
: Vous n'auriez guère eu de peine! J'étais tellement bouleversée que je n'avais plus ma tête à moi! Mais... quelles questions auriez-vous posées?
Carmina: Eh bien, il me semble que j'aurais essayé de savoir ce qu'il était advenu du manoir de Corçà? Ce García Álvarez de Tolède a-t-il fait main basse dessus ou votre père a-t-il pris soin de vous le conserver?
: En fait, je n'en sais rien. Il m'a seulement dit qu'il avait envoyé surveiller les alentours du village pour savoir si Juan ne s'y était pas réfugié.
Carmina: Bon. Il y a là tout de même une demi-réponse: si le cousin du duc d'Albe s'en était emparé, il ne serait pas nécessaire d'épier les abords pour tenter d'en retrouver le maître légal.
: C'est juste! De toute façon, il est trop tard pour poser la question au roi...
En effet, Isabella avait eu beaucoup de chance de le voir car il n'était revenu à Barcelone que pour peu de temps et, le lendemain même du fameux souper, avait quitté la cité pour Rome. La longue errance royale avait repris, mais sur une galère, cette fois. La grossesse de Marguerite d'Autriche, la seconde fille illégitime de l'Empereur, touchait à sa fin. Sa délivrance était imminente et le baptême aurait lieu à Sant'Eustachio, en présence de dix-neuf cardinaux et de deux parrains d'exception: Charles Quint et sa sœur Éléonore, la reine de France. La seule chose que tout le monde ignorait, c'est que la duchesse de Parme et Plaisance attendait des jumeaux.
Quoi qu'il en soit, le roi d'Espagne serait sans doute longtemps absent et, en attendant, la capitale de la Catalogne s'était rendormie sous la protection de son vice-roi. Ayant fini de plier les draps, Carmina les transporta jusqu'à un grand coffre posé dans une petite pièce proche de la cuisine. Puis elle rejoignit Isabella qui était allée s'asseoir près de Paloma, devant l'âtre. L'aventurière avait pris une pomme: Luis en avait déposé un grand panier sur la table une heure plus tôt.
Sa femme en prit une, elle aussi, la frotta sur son devantier pour la faire briller et mordit dedans, sans pouvoir retenir une grimace: ses dents n'étaient plus assez solides pour cet exercice, et elle alla quérir un couteau pour venir à bout du fruit. L'aventurière, assise sur la pierre, les coudes aux genoux et tournant le dos aux flammes, avait les yeux dans le vague...
La cuisine était paisible, presque silencieuse. Jesabel était partie pour le marché en compagnie de Miranda et Consuelo. Mais dans la chambre parentale, Elena affrontait une colère du petit Javier. Sa dernière tétée l'avait laissé insatisfait. Isabella pensa que, avec les événements récents, elle se montrait peu prodigue du précieux liquide maternel et qu'il faudrait avoir recours à une nourrice si l'on ne voulait pas l'entendre hurler jour et nuit. Cette perspective désespérait la jeune mère.
Ces pensées tournaient également dans la tête de la vieille servante et la distrayaient un peu des graves problèmes qui encombraient l'esprit d'Isabella, mais celle-ci y revenait:
: Dans combien de temps aurons-nous des nouvelles du Portugal?
Elle jeta dans le feu le trognon de sa pomme.
Carmina: Comment pourrais-je vous le dire? C'est loin, Lisbonne?
: Un peu moins de deux cent cinquante lieues...
L'aventurière n'en dit pas plus mais Carmina comprit qu'elle se livrait à un petit calcul mental. Deux cent cinquante lieues divisées par vingt-cinq jours, cela faisait dix, et dix lieues en une journée, ce n'était pas grand-chose pour un bon cheval. Pour prévenir une nouvelle désillusion, la mère de Jesabel reprit:
Carmina: Et que voulez-vous faire? Vous jeter sur les routes comme vous l'avez fait par le passé?
Isabella se tourna vers sa petite fille et, d'un geste affectueux, elle lui caressa les cheveux:
: Va jouer avec tes frères, ma colombe.
Quand Paloma fut sortie, sa mère reprit:
: Il faut pourtant que je sache! Je ne peux pas rester là sans rien faire, ni rien savoir de mon époux.
Carmina: Señora, ce serait une folie. Et le mariage de Jesabel et Tao? Vous ne reviendrez jamais à temps!
: Il y a toujours le condor...
Carmina: Vous n'allez pas encore solliciter Estéban... ce jeune homme a d'autres priorités depuis la naissance d'Agustín... Écoutez, l'été s'achève, nous allons vers la mauvaise saison. Accordez-vous le temps du repos et de la réflexion.
: Si je reste ici, jamais je ne le retrouverai!
Carmina: Remettez-vous à Dieu, pour une fois, et pensez un peu à vos enfants! À défaut de père, ils ont le droit d'avoir une mère comme les autres!
Isabella savait que Carmina parlait avec la voix de la sagesse, mais elle ne supportait pas l'idée d'ignorer où se trouvait Juan. Devant son mutisme éloquent, la servante reprit:
Carmina: Vous n'êtes pas encore convaincue, n'est-ce pas? Alors, je vais aller plus loin: vous ignorez où se trouve le señor Mendoza, mais lui sait parfaitement où vous êtes. S'il ne revient pas, c'est qu'il ne vous aime pas!
Le mot frappa la jeune femme au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé:
: Ou qu'il ne m'aime plus... C'est peut-être vrai... mais, Carmina, je n'arrive pas à le croire... Quand je lis ses deux dernières lettres...
Impitoyable, la servante la coupa:
Carmina:Vous avez cependant toutes les raisons d'y croire. Pensiez-vous à lui dans les bras du señor Berenguer?
Il y eut un silence et Isabella détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient:
: Vous êtes cruelle, Carmina. Je ne l'aurais jamais cru de vous... Vous savez bien que je n'éprouvais rien pour Jaume... C'est lui qui...
Carmina: Je sais... Je voulais être sûre de vos sentiments envers cet homme.
Un instant plus tard, la servante était assise auprès d'elle sur la pierre de l'âtre et l'entourait de ses bras pour l'obliger à poser sa tête sur son épaule:
Carmina: Je sais bien que je vous fais mal, señora, mais c'est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu'à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d'âmes. Où qu'il soit, laissez donc à votre époux l'initiative! Par le passé, vous lui aviez demandé, comme une preuve d'amour, de venir jusqu'à vous? Eh bien, attendez qu'il vienne!
: Et s'il est au bout du monde?
Carmina: Cela ne change rien: attendez qu'il en revienne! Tenez! J'entends les mules et voilà vos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un brin de toilette! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que votre père vous donne des nouvelles... s'il lui en vient.
: Soit! Je veux bien attendre, chère Carmina, mais pas trop longtemps!
Carmina: Que ferez-vous donc, alors?
: Je crois que j'irai à Corçà. Peut-être Juan s'y cache-t-il sans que les espions de notre Sire le sachent. Ensuite, si vraiment il n'y est pas... j'écrirai à ma tante Marie. Je ne pense pas que mon père ait eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis sa nièce préférée, et elle me répondra.
Carmina: Autrement dit, il ne vous a pas convaincue?
: De la profondeur de ses recherches? Sûrement pas! Et puis, vous admettrez que j'ai, moi sa femme, plus de chance de le faire sortir de sa cachette...
Carmina se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche le fruit mordu et s'efforçait à nouveau d'y planter les dents. L'opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle l'envoya d'un geste plein de rancune aux flammes de la cheminée d'où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s'emplissait de bruit et de gaieté: Jesabel, Miranda et sa fille Consuelo revenaient du marché.
☼☼☼
Ce même jour, dans l'après-midi, comme Isabella se disposait à partir pour une visite au monastère de Sant Joan Despí avec ses enfants, le chemin pierreux s'emplit d'une troupe de cavaliers entourant une litière qu'elle reconnut au premier coup d'œil.
Que venait faire le pape chez elle?
Néanmoins, il était là, et il convenait de l'accueillir courtoisement. Aussi, remettant Javier aux bras empressés d'Elena, Isabella s'avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s'arrêter devant le portail.
Elle s'agenouilla quand le vieil homme mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu'il leur tendait.
: Ma modeste demeure est grandement honorée de recevoir Sa Sainteté!
Paul III: La propriété est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur.
Il parlait en toute simplicité quand soudain, il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Diego.
Paul III: Je vous dérange, peut-être? Vous alliez sortir?
: Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d'église, Monseigneur. Mais puisque l'Église vient à nous... Veuillez prendre la peine d'entrer.
Tandis que l'aventurière précédait l'hôte inattendu vers la grande salle, Carmina préparait une collation pour lui, alors que son époux installait l'escorte à l'ombre du petit bois et annonçait qu'il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.
À l'invitation de son hôtesse, Alessandro prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Carmina entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l'humidité habituelle aux demeures bâties près du Llobregat. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d'un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle. Les yeux vifs du pape avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Isabella: le vin Xarel-lo et les massepains aux amandes que Carmina réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu'il se décida à parler. Il en avait d'ailleurs exprimé le désir et la servante, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.
Après leur départ, il y eut un silence. Le souverain pontife mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Isabella dégustait l'aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l'interrogea:
Paul III: Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l'autre soir, señora?
: Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.
Paul III: Sans doute, sans doute, mais ce n'était qu'un préambule et je vous ai dit aussi qu'à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.
: Je me souviens, en effet, mais j'avoue n'avoir pas bien compris ce que Sa Sainteté entendait par là.
Paul III: J'entendais... et j'entends toujours que nous pourrions unir nos efforts afin d'être utiles aux intérêts de l'Église.
: Un rôle intéressant, je n'en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer?
Paul III: Vous avez l'oreille de votre père. La paix entre les peuples est un but digne d'être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers les protestants qu'il traite fort mal.
: Beaucoup moins mal, semble-t-il que mon oncle François, le roi de France, ne les a traités par le passé!
En juin 1535, les atrocités commises sur la place Maubert à Paris avaient fini par émouvoir le pape qui lui avait écrit:
"Adverty de l'exécrable et horrible justice que le roy François 1er faisoit en son royaume sur les luthériens, Paul III luy manda qu'il pensoit bien qu'il le fist en bonne part, néanmoins que Dieu, le créateur, a usé de plus de miséricorde que de rigoureuse justice, et que c'était une cruelle mort de faire brusler vif un homme; donc, le requéroit de vouloir apaiser sa fureur et rigueur de justice, en leur faisant grâce et pardon".
Malgré cela, aux nombreux carrefours Parisiens, durant toute l'année, flotta l'âcre fumée des chairs brûlant sur les bûchers. Mais dans le tréfonds de son cœur, François demeurait malgré tout fidèle à l'humanisme et garda des amis parmi les réformistes.
: Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi: pour lutter contre l'empire des Habsbourg, il a, une fois de plus, fait volte-face et mis en place des alliances avec des pays considérés comme des ennemis héréditaires de la France ou des alliances jugées contraires aux intérêts chrétiens dont il est censé être le garant: les princes protestants de l'Empire et le sultan Ottoman, Soliman.
Paul III: C'est vrai! De son côté, votre père a développé son propre programme, sur plusieurs points essentiels en porte-à-faux avec les miens. Puisque les réformistes répudient un concile présidé par moi-même, il est résolu à soumettre les princes protestants par les armes. Je ne m’y opposa pas et je lui ai même promis de l’aider avec trois cent mille ducats. Mais j'ai ajouté une condition: il ne devra conclure aucun traité séparé avec les hérétiques et ne passer aucun accord préjudiciable à la Foi et aux droits du Saint-Siège.
Isabella considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage émacié et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l'orbite qu'une grande tristesse.
Paul III: De plus, prévoyant que la lutte avec les prédicateurs de l’hérésie sera plus obstinée que le conflit avec les princes, il me presse d’éviter de formuler des dogmes de foi pour le présent et de confiner les travaux du futur concile au renforcement de la discipline. Je ne peux souscrire à aucune de ces demandes... Peut-être pourriez-vous m'apporter votre aide?
: Comment?
Avec beaucoup de simplicité, Alessandro Farnese alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s'asseoir.
Paul III: Pourquoi ne pas m'écrire une lettre? Une lettre dans laquelle vous m'exprimeriez votre amitié. Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider la cause du Vatican...
Isabella se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage:
: Parlons clair, Monseigneur. Vous souhaitez que je me dresse contre mon père!
Paul III: Non, ne vous fâchez pas! Je ne vous demanderai rien d'aussi affreux. Ce que je vous demande n'est pas grand-chose: une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Charles envers moi sans même renoncer à son alliance avec Maurice de Saxe. Son attitude actuelle me cause un grave préjudice...
: Pécuniaire? Je n'en doute pas! Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n'est pas l'Empereur qui a déclaré la guerre. Et d'autre part, pour que je croie à la bonne volonté de Sa Sainteté, il faudrait qu'Elle fasse un geste... de père.
Paul III: Je pourrais, en plus des trois cent mille ducats, ajouter vingt mille hommes de pied... Écrirez-vous cette lettre?
: Elle sera mensongère. Le roi d'Espagne est loin et je ne sais quand il rentrera.
Paul III: Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterai de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d'autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J'ai à faire avec l'archevêque de Barcelone.
Il se levait, en effet, pris d'une sorte de hâte que l'aventurière trouva suspecte, et se dirigea vers la porte. En se retournant, il ajouta aimablement:
Paul III: Bien sûr, nous nous reverrons. J'ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.
: Veuillez m'accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m'intéresse si fort?
Paul III: Ce n'est qu'un bruit qui est arrivé jusqu'à moi. Malheureusement, je n'ai plus le temps de vous en faire part. Ce sera pour ma prochaine visite: disons... dans deux ou trois jours?
: Comptez-vous rester à Barcelone longtemps encore?
Paul III: Non, hélas... Bien que je m'y plaise fort et que l'on insiste pour m'y garder. Il me faudra dans peu de temps repartir...
Comprenant qu'il n'avait pas l'intention d'en dire plus, Isabella raccompagna le pape jusqu'à sa litière, d'où il lui donna une bénédiction sous laquelle il fallut bien qu'elle s'inclinât.
Perplexe, elle regarda l'imposant équipage disparaître sous la verdure dense du chemin ombreux menant à la sortie de son domaine. Le cortège disparu, elle descendit au jardin où elle marcha le long des allées bien ratissées avant de regagner la cour et s'asseoir sur le banc situé sous le jacaranda. Carmina, elle le sentait, devait être aux aguets dans la maison, débordante de questions et, justement, Isabella souhaitait rester seule un moment afin d'essayer de tirer au clair cette curieuse visite. Pourtant, la démarche de Paul III ne lui semblait point sotte. Il fallait, en effet, très bien connaître Charles Quint, cet homme secret dont on disait que ses sœurs portaient tout son conseil, pour savoir qu'elles occupaient un rôle politique essentiel aux côtés du roi. Il pouvait se laisser influencer par les prières d'une femme, fût-elle même l'objet de ses entrailles.
La mémoire d'Isabella lui fit revoir le visage du pape au moment où il parlait des hérétiques: un visage tendu, un masque presque douloureux. Peut-être aimait-il vraiment les Hommes, quelle que soit leur religion et, en ce cas, était-il prêt à toutes les folies pour leur venir en aide. Ne l'avait-il pas prouvé avec la bulle pontificale Sublimis Deus? S'il aimait l'humanité, il devenait beaucoup plus sympathique à Isabella et elle en vint à penser qu'après tout, cette lettre qu'on lui demandait était peu de choses: il suffirait de la tourner avec assez d'habileté pour qu'elle ne compromette pas l'aventurière. Et puis, il y avait cette phrase mystérieuse que le visiteur avait refusé d'éclairer et dont on parlerait "la prochaine fois".
À cet instant, Isabella regretta amèrement l'absence de son père. Eût-il été là qu'elle fût allée tout droit au palais lui raconter les événements et lui demander conseil. Ce maître diplomate, ce prince de toutes les astuces qui connaissait mieux que quiconque l'art de rédiger lettres et traités aurait su comment agir et il aurait certainement réussi à obtenir du pape la révélation de ce qu'il avait caché à Isabella. Mais il était loin et il fallait essayer de s'en tirer seule.
☼☼☼
Ce soir-là, quand les enfants furent couchés et jusque tard dans la nuit, Isabella, assise dans son lit, s'exerça à écrire une lettre capable de donner satisfaction à tout le monde. Elle découvrit vite que la chose n'était pas facile. Le début allait de soi, bien sûr: il s'agissait seulement d'adresser au pape une action de grâce pour avoir permis à une femme de sa condition de passer un peu de temps avec un homme d'une telle importance, en des termes élogieux. Mais tout se compliquait dès qu'il fallait parler du roi et des prières à lui adresser. C'était même tellement difficile qu'elle finit par abandonner le problème. Isabella rangea son écritoire, souffla sa chandelle et laissa le sommeil s'emparer d'elle. Bien souvent, en effet, elle avait remarqué que la réponse à une question épineuse lui était apportée au réveil.
Celui-ci fut tardif car elle s'était endormie bien après minuit. En ouvrant les yeux, elle aperçut Carmina, postée au pied de son lit et lisant avec intérêt ses divers essais.
Carmina: Vous tenez vraiment à écrire cette lettre? Vous devriez pourtant vous souvenir de ce que disait votre ancien tuteur, don Luis de Quijada: "Il faut faire très attention à ce que l'on écrit et la sagesse consiste même à écrire le moins possible!"
: Croyez-vous que je n'y pense pas? Mais je voudrais tellement ajouter ma pierre à l'édifice!
Carmina: Et savoir ce que ce vieil homme vous tient en réserve! Je reconnais qu'il est habile et que son histoire a été menée de main de maître! Il a su parfaitement jouer de vos bons sentiments et piquer la curiosité si naturelle aux filles d'Eve.
: Mais... comment savez-vous cela? Je ne me souviens pas vous l'avoir conté?
La servante eut un large sourire qui découvrit ses dents un peu clairsemées, mais encore bien blanches:
Carmina: Bien qu'il n'y paraisse plus guère, je suis moi aussi une fille d'Eve, ma chère Isabella. J'ai écouté à la porte, simplement! Je vais voir si votre bain est prêt.
La sortie de Carmina sous les ailes blanches de sa haute coiffe qui battaient au vent de sa marche fut un chef-d'œuvre de dignité que l'aventurière admira sans réserve. Ce fut seulement quand elle quitta son lit, un instant plus tard, qu'elle s'aperçut que la domestique avait emporté tous ses brouillons.
☼☼☼
Néanmoins, lorsque le prince de l'Église opéra, deux jours plus tard, sa deuxième apparition à l'hacienda, la lettre était prête et Isabella la lui tendit dès qu'il eut pris place près de la cheminée.
À dire vrai, la jeune femme n'en était pas mécontente. L'ayant beaucoup travaillée en compagnie de Carmina, elle pensait qu'en toute équité, elle devait satisfaire les intéressés et ne mécontenter personne. En effet, après quelques lignes empreintes de chaude amitié et de profonde reconnaissance, Isabella assurait le pape de son grand souhait de voir la paix régner à nouveau entre Rome, l'Espagne et le Saint-Empire, ainsi qu'avec cette terre de France qui lui était chère... Après tout, ses grands-parents maternels, Jean de Foix et Marie d'Orléans, n'étaient-ils pas Français?
À la dernière lecture, la servante fit une remarque:
Carmina: Peut-être le pape va-t-il trouver que vous ne vous engager pas suffisamment, mais vous verrez bien sa réaction et vous aurez sans doute le loisir de discuter avec lui.
Or, à la grande surprise de la rédactrice, Alessandro, après avoir lu attentivement, déclara excellente la prose de la jeune femme et lui exprima sa satisfaction. Cette lettre lui causa une grande joie car l'aventurière était prête à aider à une réconciliation générale...
Paul III: Vous voyez que je ne vous demandais rien de bien difficile, mais vous me rendez un grand service personnel et je vais essayer de vous en témoigner ma reconnaissance... Oh, de façon... modeste, je le crains, car ce que je vais vous narrer ne présente peut-être aucun intérêt.
Il prit un temps et détourna les yeux comme s'il hésitait, puis soupira:
Paul III: Oh, c'est stupide! Mon petit-fils... je veux dire le camerlingue Guido Sforza, me reproche toujours de trop parler et de ne pas maîtriser suffisamment mes impulsions. Voilà qu'à présent je crains de vous faire plus de mal que de bien.
: Ce que l'on fait dans une bonne intention, Monseigneur, ne saurait être néfaste. Me ferez-vous la grâce de me confier au moins de quoi il est question? Est-ce encore d'alliance politique?
Paul III: Non. C'est... de votre époux!
: Mon époux?!? Sauriez-vous quelque chose à son propos?
Paul III: Peut-être. Durant mon séjour ici, j'ai cherché à en apprendre sur vous plus que je n'en savais. À Rome, ce prisonnier n'a pas manqué de m'intriguer. J'ai su ainsi que le señor Mendoza, enfermé dans la forteresse d'Emden, s'en était évadé sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Est-ce exact?
: Tout à fait, Monseigneur. On sait seulement qu'il a pris une barque pour s'enfuir et je ne vous cache pas que cette circonstance m'effraie. On dit que le fleuve sur lequel il est parti, l'Ems je crois, n'est pas dangereux. J'ai tout de même peur qu'il se soit noyé.
Paul III: C'est une possibilité. Pourtant, lorsque j'ai entendu cette histoire, elle m'a rappelé un cas presque similaire qui a eu lieu voici quelques mois... au Portugal. Un événement mince en apparence, mais qui pourrait prendre pour vous une certaine signification.
: Dites vite, Monseigneur, je vous en prie! La moindre piste peut avoir de l'importance.
Paul III: Eh bien, voici! Comme la Rose d'or, un ornement destiné à honorer des souverains valeureux, n'a pas été attribuée depuis fort longtemps, je me suis rendu à Lisbonne en mars dernier pour visiter le dernier roi catholique l'ayant reçue. Peu après mon arrivée, les moines du monastère des Hiéronymites, qui se situe à l'ouest de la ville, à l'embouchure du fleuve Tage, ont trouvé, au fond d'une barque échouée dans les roseaux, un homme blessé et sans connaissance qui semblait avoir subi de rudes épreuves. Ils l'ont emporté chez eux et l'ont soigné, mais il a été impossible de lui faire dire son nom. Il ne sait plus rien de lui-même, et pas davantage d'où il vient ni ce qu'il a vécu.
: Il aurait perdu la mémoire?
Paul III: C'est ce qu'en a conclu le père abbé.
: Lisbonne... (Pensée).
Le cœur d'Isabella battait la chamade dans sa poitrine. Le sang lui était monté au visage et ses mains tremblaient.
: Mais comment était-il? Son visage... sa taille? L'avez-vous vu?
Paul III: Non, hélas. J'en sais seulement ce que le dom prieur en avait dit à mon chapelain. Une chose est certaine: cet homme n'avait rien d'un paysan. Il était grand, brun et les cicatrices de son corps semblaient indiquer un épéiste. Mais je vous vois émue à un point qui m'inquiète. Il se peut, je le répète, qu'il n'y ait aucun rapport avec...
: Je suis presque certaine qu'il en existe un. Cet homme est-il toujours là-bas?
Paul III: Bien sûr! Où voulez-vous qu'il aille, ne sachant plus rien de lui-même ni des autres? Cet état est dû, certainement, à une blessure reçue à la tête... Mais rassurez-vous, il a été bien soigné et il n'est pas malheureux. Les Hiéronymites sont de bons moines, généreux et hospitaliers. En outre, pour un prisonnier évadé, si c'est bien de lui qu'il s'agit, un couvent est le meilleur des asiles.
: Je n'en doute pas un instant, mais comment savoir, comment être certaine?
Elle s'était levée et marchait à travers la grande salle avec agitation, s'efforçant d'apaiser, sous sa main, les battements de son cœur qui l'étouffaient presque. La voyant pâlir et chanceler, Alessandro se précipita, la prit dans ses bras et l'obligea à s'étendre sur une bancelle garnie de coussins. Il était temps, ses jambes ne la portaient plus! Simultanément, il appela à l'aide et Carmina. Celle-ci, qui écoutait derrière la porte, apparut instantanément, armée d'une fiole de vinaigre et d'une serviette. Elle se mit en devoir de ranimer la jeune femme.
Le malaise ne tarda pas à se dissiper et bientôt Isabella, tout à fait rétablie, put offrir ses excuses à son hôte qui semblait sincèrement inquiet.
Paul III: Je crains de vous avoir fatiguée à l'excès. Le mieux est que je me retire à présent: je reviendrai demain. J'en avais d'ailleurs l'intention pour vous faire mes adieux...
Carmina: Votre Grandeur nous quitte déjà?
Paul III: Oui, il me faut retourner à Rome où de nombreuses affaires m'appellent.
Cinq jours auparavant, le dix-sept de ce mois, Paul III avait érigé le Duché de Parme en faveur de son fils Pier Luigi, de ses descendants mâles, et légitime par ordre de primogéniture.
Paul III: Je ferai mes adieux à Barcelone après-demain et reprendrai la mer.
Il se disposait à partir, mais Isabella le retint:
: Par pitié, Monseigneur! Parlez-moi encore de ce rescapé!...
Paul III: Que puis-je vous dire de plus? Vous en savez autant que moi... Écoutez! Puisque mon cardinal in pectoredoit retourner là-bas, voulez-vous qu'il se rende au monastère dès son arrivée afin de voir cet homme? Cristoforo Madruzzo est un aide fidèle des Habsbourg. Il a fait des missions pour votre père, notamment à la diète de Ratisbonne en 1541.
: Mais je suppose que lui non plus ne l'a jamais vu, Monseigneur. À quoi le reconnaîtra-t-il?
Paul III: Vous pourriez lui en faire une description détaillée. Évidemment, si vous n'étiez souffrante, il y aurait une solution, facile sans doute, mais peut-être fatigante...
Carmina, méfiante, grogna:
Carmina: Laquelle?
Mais l'aventurière avait déjà compris:
: Je pourrais l'accompagner! Il est certain que je suis seule capable de savoir ce qu'il en est. Et, si c'est mon mari, celle qui saurait le soigner...
La servante protesta:
Carmina: Señora Mendoza! Êtes-vous folle? Et le mariage?
: Tao et Jesabel comprendront. Et puis, je peux toujours leur demander de repousser la date s'ils sont prêts à m'attendre...
Carmina: Vous voulez vraiment partir au bout du monde?
Paul III: Lisbonne n'est pas au bout du monde, doña Carmina, et je ne vois pas quels dangers la señora pourrait courir sous la protection d'un légat du pape? Je peux même lui offrir une confortable litière.
Isabella semblait renaître. Elle avait retrouvé ses couleurs et dans ses yeux l'espérance faisait étinceler des étoiles. Elle se releva:
: Je ne peux pas refuser une pareille chance, chère Carmina, et mon absence ne sera pas longue. S'il s'agit bien de Juan, je le ramènerai avec moi, puis je ferai sa paix avec notre Sire, mon père. Oh, Monseigneur, vous n'imaginez pas la joie que vous me donnez!
Le pape se mit à rire, ce qui lui conféra une grande jeunesse. Il paraissait aussi heureux que la jeune femme:
Paul III: Eh bien, voilà qui est dit! Madruzzo vous enverra la litière en question. Les serviteurs auront les ordres et vous accompagnerez le Cardinal qui a prévu de partir au début du mois prochain. Vous le rejoindrez à la basilique Sainte-Marie-de-la-mer où je désire qu'il fasse oraison avant de partir. Ce délai vous laisse tout le temps pour vos préparatifs.
Suivi de l'aventurière, il se dirigea vers le jardin où ses équipages l'attendaient et remit à son secrétaire la lettre que lui avait donnée Isabella. Au moment de la quitter, il baissa la voix pour ajouter:
Paul III: Pour mes gens, vous serez une dame pèlerine qui souhaite aller se recueillir à Compostelle.
Carmina, qui n'avait pas quitté Isabella, intervint:
Carmina: J'ajoute que ce cardinal Madruzzo aura sous sa garde deux dames pèlerines. J'ai l'intention d'aller, moi aussi, faire mes dévotions. Et j'espère que personne n'y verra d'inconvénients!
Son œil dont l'azur candide gardait toute sa fraîcheur défiait quiconque tenterait de s'opposer à son projet. Mais personne n'y songeait. Alessandro lui sourit et Isabella, prenant son bras, le glissa sous le sien:
: Puisque nous voyagerons en litière, je serai heureuse de vous avoir avec moi.
Il fut plus difficile de faire comprendre à Jesabel qu'il ne pouvait être question de l'emmener de surcroît. La présence d'une autre jeune femme dans le cortège d'un prince de l'Église risquait de donner à l'ensemble une allure de harem plus que de pèlerinage.
: Ce ne sera pas long et j'ai besoin que quelqu'un veille bien sur mon petit Javier.
La fille de Carmina finit par comprendre qu'en lui confiant son plus jeune fils, de compte à demi avec Zia, qui fera office de nourrice, Isabella lui donnait une large marque de confiance. Elle cessa ses protestations.
Ce fut ensuite le tour de l'Atlante. L'idée de voir sa chère belle-mère quitter l'hacienda pour une destination éloignée alors que, tout comme Tao, il avait promis à Mendoza de garder un œil sur elle, lui était insupportable. Il prétendait l'escorter en tant qu'écuyer. Cette fois, Carmina intervint encore:
Carmina: Que pourrait-elle faire d'un cavalier alors qu'elle va voyager en litière?
: Mais je la protégerais des mauvaises rencontres...
Carmina: Des mauvaises rencontres? Alors que nous serons en compagnie d'un légat du pape? Ne rêvez pas, mon ami! D'autre part, si je vais là-bas, c'est uniquement pour veiller sur elle. Et vous savez bien qu'avec les vendanges qui arrivent, le señor De Rodas compte sur vous!
Estéban bougonna:
: Il se passait bien de moi quand je n'y étais pas!
La servante lui offrit son sourire le plus sardonique et déclara joyeusement:
Carmina: Voilà ce que l'on obtient en se rendant indispensable!
☼☼☼
Deux semaines étaient passées depuis le départ de Paul III. Au matin du mardi huit septembre 1545, jour de la nativité de la Vierge, Isabella et Carmina étaient prêtes à partir. Après avoir confié les enfants à Jesabel ainsi qu'à Zia, dont la présence quotidienne rassura l'aventurière, bien qu'elle ne laissât pas sans appréhension Javier encore si petit, elles quittèrent l'hacienda dans l'un de ces vastes chariots bien pourvus de coussins, de rideaux, de matelas et de mantelets de cuir qui permettaient d'accomplir à peu près confortablement les plus longs trajets et d'affronter les pires intempéries. Deux puissants chevaux y étaient attelés et un grand diable moustachu répondant au nom de Pompeo les tenait en main. Le temps était un peu frais, mais promettait une journée ensoleillée propice au voyage. Pourtant, quand le lourd véhicule s'ébranla, Carmina esquissa une grimace et marmonna:
Carmina: Je me demande si nous ne faisons pas une sottise.
: Une sottise? Alors que nous allons peut-être tirer mon époux d'une situation pénible? L'imaginez-vous enfermé dans ce couvent, ne sachant plus qui il est ni d'où il vient? Livré au bon vouloir de moines qui ne sont peut-être pas tous de saints hommes?
Carmina: Nous ne sommes pas sûres que ce soit lui...
: J'en demeure d'accord, mais avouez qu'il existe un ensemble de coïncidences troublantes. Craignez-vous que je sois deçue?
Carmina: Peut-être...
: Alors, rassurez-vous. J'y suis préparée et je pense qu'il vaut mieux faire ce voyage pour rien que rester ici et abandonner Juan à un sort dont personne ne pourrait le libérer.
La belle sérénité de la jeune femme était réconfortante et Carmina ne dit plus rien, mais elle ne parvenait pas à se tranquilliser. Le cardinal Madruzzo constituait la cause principale de son inquiétude: elle répugnait à lui accorder une entière confiance. Carmina se le reprochait, puisque cet homme était "dans le cœur" du Saint-Père, mais Tridentinus était un politicien avant tout! Sa piété profonde, sa foi totale et l'amour sincère qu'elle vouait à Dieu, à Notre-Dame et au Christ n'en avaient pas été entamés, cependant elle déplorait au fond de son cœur que Rome et son prince ne soient même pas capable d'inspirer le respect. Bien sûr, elle n'ignorait pas qu'il y avait eu, au cours des siècles, des pontifes plus ou moins discutables, mais cet ancien moine qui, en coiffant le Trirègne, n'avait vu là qu'une occasion d'enrichir scandaleusement sa nombreuse famille et n'hésitait pas à déclarer une guerre, n'avait aucun droit à la considération des fidèles et surtout pas la sienne. Tout ce qui concernait la Ville Éternelle était désormais, pour elle, sujet de méfiance, et l'aimable pape n'échappait pas à ce jugement définitif.
Comme il était convenu, on rejoignit le cardinal sur le parvis de la basilique où sa suite fastueuse tenait toute la place. Les deux femmes descendirent de voiture pour entendre la messe, prier un instant, puis l'on se disposa à quitter la cité couronnée au milieu d'un grand concours de peuple qui acclamait l'illustre étranger. Chevauchant fièrement un superbe destrier noir sur la croupe duquel sa simarre pourpre s'étalait avec magnificence, le cardinal Germano-Italien de trente-trois ans distribuait les bénédictions tandis que ses serviteurs faisaient largesse en son nom.
Avec ses équipages, ses secrétaires, ses serviteurs, ses chevaux et ses mules, ses gardes aussi et ses chariots de bagages, le train du légat était considérable et atteignait presque les murs de la ville alors que la fin du cortège quittait tout juste le parvis. La voiture d'Isabella et Carmina y prit place vers la fin, un peu avant les domestiques et les chariots portant le mobilier et les bagages, car il ne convenait pas que des femmes fusent mêlées aux ecclésiastiques. Auprès d'elles, une poignée de pèlerins se rendant à Compostelle et autorisés à profiter d'une aussi auguste compagnie se mirent en marche avec des montures variées ou à pied...
Par l'ancienne grande voie Cardo Maximus, où l'on passa devant une suite de fidèles à genoux dans la poussière pour se faire bénir, on cheminait vers le bourg El Prat de Llobregat en passant par la Porta Principalis Dextra, défendue par une puissante bastille et tournée vers le sud.
Passé le pont qui enjambait le fleuve et de nombreux marécages formés par d'anciens bras du Llobregat, la longue file atteignit le faubourg et commença à s'élever le long des coteaux couverts de vignes où les vendangeurs étaient déjà au travail. Après un été chaud, le raisin était mûr: une pleine corbeille en fut offerte au cardinal par de jeunes paysannes aux jambes nues. Celui-ci les récompensa de quelques pièces d'argent qui lui valurent de nouvelles acclamations. Carmina grommela:
Carmina: Si nous nous arrêtons toutes les cinq minutes, nous n'arriverons jamais! Et quelle distance devons-nous parcourir, déjà? Deux cent cinquante lieues?
: Si nous arrivons à en faire une dizaine par jour, nous ne serons guère que trois semaines en chemin. Évidemment, nous irions plus vite à cheval, mais il me semble que vous n'aimez pas cette façon de voyager. Pour vous consolez, pensez donc à toutes ces abbayes dans lesquelles nous ferons étape! Vous allez pouvoir prier presque tous les saints d'Espagne!
Néanmoins quand, vers le milieu du jour, elle vit apparaître les hauts toits du monastère de Sant Genís de Rocafort à Martorell où le prêtre, en grand habit et crosse en main, attendait le cardinal entouré d'un essaim d'ouailles, elle ne put retenir un soupir. S'arrêter chaque soir dans un couvent n'avait rien d'affligeant, mais si, en outre, il fallait visiter toutes les maisons religieuses que l'on rencontrerait, les trois semaines risquaient de se changer en deux ou trois mois. Et l'impatience de Carmina la gagnait déjà.
Tandis que, devant le portail de l'église, on échangeait saluts, génuflexions, baisements d'anneau et autres civilités, elle interrogea son cocher. Savait-il où le cardinal souhaitait faire étape ce soir? L'homme répondit que ce serait à Sant Sadurní d'Anoia. Le trajet du jour couvrirait donc les dix lieues mais encore fallait-il y arriver avant la nuit car l'arrêt à Martorell risquait d'être assez long...
Et, en effet, le soleil disparaissait quand on atteignit le parc du Garraf. À mesure que l´on s´y enfonçait, la garrigue cédait la place aux forêts où se distinguaient, par leur nombre et leur élégance, les chênes et les pins d´Alep. Au-delà s'érigeait la prochaine commune de la comarque d'Alt Penedès, Gelida. Fatiguée, Isabella somnolait dans le nid qu'elle s'était préparée parmi les coussins tandis qu'auprès d'elle, Carmina disait son chapelet. Le chemin forestier était assez doux et les cahots pas trop sensibles. Derrière la voiture, on entendait chanter les pèlerins, peut-être pour se donner du courage car l'ombre verte des arbres devenait grise et les fourrés semblaient s'épaissir à mesure que l'on avançait. On n'entendait plus les oiseaux et l'oppression naturelle pour qui voyage sous bois au crépuscule enveloppait le cortège.
Soudain, à un tournant du chemin, une secousse projeta les deux femmes l'une contre l'autre en même temps que la litière prenait de la vitesse. Le chemin, pourtant, était beaucoup plus rude et les roues du véhicule allaient d'une ornière à l'autre. Arrachée à ses prières, Carmina se pencha au-dehors et cria au cocher:
Carmina: Que se passe-t-il?
Mais ce dernier ne répondit pas. Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu'ils aillent encore plus vite.
Carmina: Il va nous tuer! Mais ce n'est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège!
À son tour, Isabella se pencha. Effectivement, il n'y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu'un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée: on leur avait tendu un piège et celui-ci était en train de se refermer sur elles.
De toutes ses forces, Isabella ordonna à Pompeo, en italien, de s'arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, l'aventurière songea à s'emparer du sien, mais elle ne l'avait pas pris avec elle... ni le reste de ses armes, d'ailleurs. Elle pensa alors à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Carmina ne pourrait l'imiter sans se briser. En outre, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s'animer. Des ombres se levaient d'ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l'équipage qui ne ralentit pas pour autant.
Carmina: Que Dieu nous protège! J'ai peur que ceci ne soit notre perte.
Isabella ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pû être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d'un illustre inconnu? Comment avait-elle plus croire qu'il désirait l'aider?
Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s'ouvrit et des mains sans douceur s'emparèrent d'Isabella et de Carmina qu'elles tirèrent au-dehors. Elles virent alorsque l'on se trouvait dans une clairière qu'un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d'entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d'un grand trou plus long que large qu'ils venaient sans doute de creuser.
Ce fut devant ce trou que l'on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu'il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les supprimer.
: Qui êtes vous? Que nous voulez-vous?
Celui qui paraissait être le chef ne daigna pas répondre. S'avançant dans la lumière dansante d'une torche que l'un de ses compagnons venait d'allumer, il jeta une bourse au cocher qui l'attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite:
: Bon travail, l'ami! Passe par là! Tu rejoindras le cortège avant Sant Sadurní d'Anoia...
À nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L'attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L'homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. L'aventurière se débattaient furieusement, mais la servante, accablée par un coup aussi inattendu, s'était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n'attendant plus rien que l'instant fatal.
D'un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête d'Isabella.
: J'avais pensé vous enterrer toute vive, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j'ai bien fait mon travail.
: Pour qui ce travail? Ne me dites pas que c'est pour le roi? Je croirais plutôt qu'il vous le fera payer très cher quand il saura...
: Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.
: Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue? Le pape? Ou alors c'est le cardinal Madruzzo qui vous paye?
: Eux? Il n'en savent pas davantage. Tridentinus pensait simplement qu'un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu'on lui a demandé, c'était de vous emmener avec lui.
: Qui, "on"?
: Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.
L'un des bandit s'approcha:
: Si on expédiait l'autre pendant ce temps?
: Bonne idée! Elle doit être prête. Elle a bien assez prié.
Désespérée, Isabella cria:
: Laissez-moi au moins l'embrasser!
: Cela me paraît inutile. Dans cette fosse, vous pourrez vous embrasser autant que vous voudrez...
: Carmina, pardonnez-moi!
☼☼☼
À suivre...