Page 8 sur 14

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 25 févr. 2019, 22:17
par TEEGER59
Suite.

La forêt de Garraf.

Tirant vigoureusement sur le drap qu'elle était en train de plier avec Isabella, Carmina bougonna:
Carmina: Lisbonne, Lisbonne! Et pourquoi pas Sines, Sagres ou Tavira... ou Dieu sait où?
:Laguerra: : Je vous l'ait dit, Carmina: parce que dans sa dernière lettre, c'était Lisbonne la prochaine étape.
Carmina: Mais il y a des mois de cela! Il peut être n'importe où!
:Laguerra: : Oui... Peut-être même plus près que l'on ne pense...
Carmina récupéra le drap, acheva de le plier et le posa sur une pile qui attendait un ultime passage du fer avant d'aller reposer dans une armoire avec des sachets de menthe et de pin odorants. Elle en prit un autre dans la grande corbeille qui attendait et lança l'une des extrémités à Isabella:
Carmina: Cessez donc de faire marcher votre imagination, señora. Si votre époux était venu par ici, nous le saurions: il avait trop fière mine pour passer inaperçu et, apprenant la naissance de Javier, il n'aurait pas pu ne pas venir à l'hacienda.
:Laguerra: : Un prisonnier évadé, Carmina! Peut-être à bout de souffle. Sans argent, sans secours possible... et puis tellement orgueilleux! Je l'imagine mal venant ici demander de l'aide!
Carmina imita son employeur:
Carmina: Je l'imagine mal venant rôder autour du domaine! La seule chose sensée, pour lui, était d'essayer de rejoindre l'Espagne et la cour de l'Empereur. Il est son gendre, après tout! En tout cas, je regrette de ne pas avoir assisté à votre entretien avec le roi. Il me semble que j'aurai posé des questions plus pertinentes que les vôtres. Tirez, que diable! Ce drap va ressembler à un chiffon!
:Laguerra: : Vous n'auriez guère eu de peine! J'étais tellement bouleversée que je n'avais plus ma tête à moi! Mais... quelles questions auriez-vous posées?
Carmina: Eh bien, il me semble que j'aurais essayé de savoir ce qu'il était advenu du manoir de Corçà? Ce García Álvarez de Tolède a-t-il fait main basse dessus ou votre père a-t-il pris soin de vous le conserver?
:Laguerra: : En fait, je n'en sais rien. Il m'a seulement dit qu'il avait envoyé surveiller les alentours du village pour savoir si Juan ne s'y était pas réfugié.
Carmina: Bon. Il y a là tout de même une demi-réponse: si le cousin du duc d'Albe s'en était emparé, il ne serait pas nécessaire d'épier les abords pour tenter d'en retrouver le maître légal.
:Laguerra: : C'est juste! De toute façon, il est trop tard pour poser la question au roi...
En effet, Isabella avait eu beaucoup de chance de le voir car il n'était revenu à Barcelone que pour peu de temps et, le lendemain même du fameux souper, avait quitté la cité pour Rome. La longue errance royale avait repris, mais sur une galère, cette fois. La grossesse de Marguerite d'Autriche, la seconde fille illégitime de l'Empereur, touchait à sa fin. Sa délivrance était imminente et le baptême aurait lieu à Sant'Eustachio, en présence de dix-neuf cardinaux et de deux parrains d'exception: Charles Quint et sa sœur Éléonore, la reine de France. La seule chose que tout le monde ignorait, c'est que la duchesse de Parme et Plaisance attendait des jumeaux.
Quoi qu'il en soit, le roi d'Espagne serait sans doute longtemps absent et, en attendant, la capitale de la Catalogne s'était rendormie sous la protection de son vice-roi. Ayant fini de plier les draps, Carmina les transporta jusqu'à un grand coffre posé dans une petite pièce proche de la cuisine. Puis elle rejoignit Isabella qui était allée s'asseoir près de Paloma, devant l'âtre. L'aventurière avait pris une pomme: Luis en avait déposé un grand panier sur la table une heure plus tôt.
Sa femme en prit une, elle aussi, la frotta sur son devantier pour la faire briller et mordit dedans, sans pouvoir retenir une grimace: ses dents n'étaient plus assez solides pour cet exercice, et elle alla quérir un couteau pour venir à bout du fruit. L'aventurière, assise sur la pierre, les coudes aux genoux et tournant le dos aux flammes, avait les yeux dans le vague...

57..PNG

La cuisine était paisible, presque silencieuse. Jesabel était partie pour le marché en compagnie de Miranda et Consuelo. Mais dans la chambre parentale, Elena affrontait une colère du petit Javier. Sa dernière tétée l'avait laissé insatisfait. Isabella pensa que, avec les événements récents, elle se montrait peu prodigue du précieux liquide maternel et qu'il faudrait avoir recours à une nourrice si l'on ne voulait pas l'entendre hurler jour et nuit. Cette perspective désespérait la jeune mère.
Ces pensées tournaient également dans la tête de la vieille servante et la distrayaient un peu des graves problèmes qui encombraient l'esprit d'Isabella, mais celle-ci y revenait:
:Laguerra: : Dans combien de temps aurons-nous des nouvelles du Portugal?
Elle jeta dans le feu le trognon de sa pomme.
Carmina: Comment pourrais-je vous le dire? C'est loin, Lisbonne?
:Laguerra: : Un peu moins de deux cent cinquante lieues...
L'aventurière n'en dit pas plus mais Carmina comprit qu'elle se livrait à un petit calcul mental. Deux cent cinquante lieues divisées par vingt-cinq jours, cela faisait dix, et dix lieues en une journée, ce n'était pas grand-chose pour un bon cheval. Pour prévenir une nouvelle désillusion, la mère de Jesabel reprit:
Carmina: Et que voulez-vous faire? Vous jeter sur les routes comme vous l'avez fait par le passé?
Isabella se tourna vers sa petite fille et, d'un geste affectueux, elle lui caressa les cheveux:
:Laguerra: : Va jouer avec tes frères, ma colombe.
Quand Paloma fut sortie, sa mère reprit:
:Laguerra: : Il faut pourtant que je sache! Je ne peux pas rester là sans rien faire, ni rien savoir de mon époux.
Carmina: Señora, ce serait une folie. Et le mariage de Jesabel et Tao? Vous ne reviendrez jamais à temps!
:Laguerra: : Il y a toujours le condor...
Carmina: Vous n'allez pas encore solliciter Estéban... ce jeune homme a d'autres priorités depuis la naissance d'Agustín... Écoutez, l'été s'achève, nous allons vers la mauvaise saison. Accordez-vous le temps du repos et de la réflexion.
:Laguerra: : Si je reste ici, jamais je ne le retrouverai!
Carmina: Remettez-vous à Dieu, pour une fois, et pensez un peu à vos enfants! À défaut de père, ils ont le droit d'avoir une mère comme les autres!
Isabella savait que Carmina parlait avec la voix de la sagesse, mais elle ne supportait pas l'idée d'ignorer où se trouvait Juan. Devant son mutisme éloquent, la servante reprit:
Carmina: Vous n'êtes pas encore convaincue, n'est-ce pas? Alors, je vais aller plus loin: vous ignorez où se trouve le señor Mendoza, mais lui sait parfaitement où vous êtes. S'il ne revient pas, c'est qu'il ne vous aime pas!
Le mot frappa la jeune femme au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé:
:Laguerra: : Ou qu'il ne m'aime plus... C'est peut-être vrai... mais, Carmina, je n'arrive pas à le croire... Quand je lis ses deux dernières lettres...
Impitoyable, la servante la coupa:
Carmina:Vous avez cependant toutes les raisons d'y croire. Pensiez-vous à lui dans les bras du señor Berenguer?
Il y eut un silence et Isabella détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient:
:Laguerra: : Vous êtes cruelle, Carmina. Je ne l'aurais jamais cru de vous... Vous savez bien que je n'éprouvais rien pour Jaume... C'est lui qui...
Carmina: Je sais... Je voulais être sûre de vos sentiments envers cet homme.
Un instant plus tard, la servante était assise auprès d'elle sur la pierre de l'âtre et l'entourait de ses bras pour l'obliger à poser sa tête sur son épaule:
Carmina: Je sais bien que je vous fais mal, señora, mais c'est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu'à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d'âmes. Où qu'il soit, laissez donc à votre époux l'initiative! Par le passé, vous lui aviez demandé, comme une preuve d'amour, de venir jusqu'à vous? Eh bien, attendez qu'il vienne!
:Laguerra: : Et s'il est au bout du monde?
Carmina: Cela ne change rien: attendez qu'il en revienne! Tenez! J'entends les mules et voilà vos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un brin de toilette! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que votre père vous donne des nouvelles... s'il lui en vient.
:Laguerra: : Soit! Je veux bien attendre, chère Carmina, mais pas trop longtemps!
Carmina: Que ferez-vous donc, alors?
:Laguerra: : Je crois que j'irai à Corçà. Peut-être Juan s'y cache-t-il sans que les espions de notre Sire le sachent. Ensuite, si vraiment il n'y est pas... j'écrirai à ma tante Marie. Je ne pense pas que mon père ait eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis sa nièce préférée, et elle me répondra.
Carmina: Autrement dit, il ne vous a pas convaincue?
:Laguerra: : De la profondeur de ses recherches? Sûrement pas! Et puis, vous admettrez que j'ai, moi sa femme, plus de chance de le faire sortir de sa cachette...
Carmina se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche le fruit mordu et s'efforçait à nouveau d'y planter les dents. L'opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle l'envoya d'un geste plein de rancune aux flammes de la cheminée d'où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s'emplissait de bruit et de gaieté: Jesabel, Miranda et sa fille Consuelo revenaient du marché.

☼☼☼

Ce même jour, dans l'après-midi, comme Isabella se disposait à partir pour une visite au monastère de Sant Joan Despí avec ses enfants, le chemin pierreux s'emplit d'une troupe de cavaliers entourant une litière qu'elle reconnut au premier coup d'œil.
Que venait faire le pape chez elle?
Néanmoins, il était là, et il convenait de l'accueillir courtoisement. Aussi, remettant Javier aux bras empressés d'Elena, Isabella s'avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s'arrêter devant le portail.
Elle s'agenouilla quand le vieil homme mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu'il leur tendait.
:Laguerra: : Ma modeste demeure est grandement honorée de recevoir Sa Sainteté!
Paul III: La propriété est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur.
Il parlait en toute simplicité quand soudain, il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Diego.
Paul III: Je vous dérange, peut-être? Vous alliez sortir?
:Laguerra: : Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d'église, Monseigneur. Mais puisque l'Église vient à nous... Veuillez prendre la peine d'entrer.
Tandis que l'aventurière précédait l'hôte inattendu vers la grande salle, Carmina préparait une collation pour lui, alors que son époux installait l'escorte à l'ombre du petit bois et annonçait qu'il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.
À l'invitation de son hôtesse, Alessandro prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Carmina entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l'humidité habituelle aux demeures bâties près du Llobregat. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d'un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle. Les yeux vifs du pape avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Isabella: le vin Xarel-lo et les massepains aux amandes que Carmina réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu'il se décida à parler. Il en avait d'ailleurs exprimé le désir et la servante, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.
Après leur départ, il y eut un silence. Le souverain pontife mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Isabella dégustait l'aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l'interrogea:
Paul III: Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l'autre soir, señora?
:Laguerra: : Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.
Paul III: Sans doute, sans doute, mais ce n'était qu'un préambule et je vous ai dit aussi qu'à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.
:Laguerra: : Je me souviens, en effet, mais j'avoue n'avoir pas bien compris ce que Sa Sainteté entendait par là.
Paul III: J'entendais... et j'entends toujours que nous pourrions unir nos efforts afin d'être utiles aux intérêts de l'Église.
:Laguerra: : Un rôle intéressant, je n'en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer?
Paul III: Vous avez l'oreille de votre père. La paix entre les peuples est un but digne d'être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers les protestants qu'il traite fort mal.
:Laguerra: : Beaucoup moins mal, semble-t-il que mon oncle François, le roi de France, ne les a traités par le passé!
En juin 1535, les atrocités commises sur la place Maubert à Paris avaient fini par émouvoir le pape qui lui avait écrit:

"Adverty de l'exécrable et horrible justice que le roy François 1er faisoit en son royaume sur les luthériens, Paul III luy manda qu'il pensoit bien qu'il le fist en bonne part, néanmoins que Dieu, le créateur, a usé de plus de miséricorde que de rigoureuse justice, et que c'était une cruelle mort de faire brusler vif un homme; donc, le requéroit de vouloir apaiser sa fureur et rigueur de justice, en leur faisant grâce et pardon".

Malgré cela, aux nombreux carrefours Parisiens, durant toute l'année, flotta l'âcre fumée des chairs brûlant sur les bûchers. Mais dans le tréfonds de son cœur, François demeurait malgré tout fidèle à l'humanisme et garda des amis parmi les réformistes.
:Laguerra: : Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi: pour lutter contre l'empire des Habsbourg, il a, une fois de plus, fait volte-face et mis en place des alliances avec des pays considérés comme des ennemis héréditaires de la France ou des alliances jugées contraires aux intérêts chrétiens dont il est censé être le garant: les princes protestants de l'Empire et le sultan Ottoman, Soliman.
Paul III: C'est vrai! De son côté, votre père a développé son propre programme, sur plusieurs points essentiels en porte-à-faux avec les miens. Puisque les réformistes répudient un concile présidé par moi-même, il est résolu à soumettre les princes protestants par les armes. Je ne m’y opposa pas et je lui ai même promis de l’aider avec trois cent mille ducats. Mais j'ai ajouté une condition: il ne devra conclure aucun traité séparé avec les hérétiques et ne passer aucun accord préjudiciable à la Foi et aux droits du Saint-Siège.
Isabella considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage émacié et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l'orbite qu'une grande tristesse.
Paul III: De plus, prévoyant que la lutte avec les prédicateurs de l’hérésie sera plus obstinée que le conflit avec les princes, il me presse d’éviter de formuler des dogmes de foi pour le présent et de confiner les travaux du futur concile au renforcement de la discipline. Je ne peux souscrire à aucune de ces demandes... Peut-être pourriez-vous m'apporter votre aide?
:Laguerra: : Comment?
Avec beaucoup de simplicité, Alessandro Farnese alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s'asseoir.
Paul III: Pourquoi ne pas m'écrire une lettre? Une lettre dans laquelle vous m'exprimeriez votre amitié. Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider la cause du Vatican...
Isabella se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage:
:Laguerra: : Parlons clair, Monseigneur. Vous souhaitez que je me dresse contre mon père!
Paul III: Non, ne vous fâchez pas! Je ne vous demanderai rien d'aussi affreux. Ce que je vous demande n'est pas grand-chose: une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Charles envers moi sans même renoncer à son alliance avec Maurice de Saxe. Son attitude actuelle me cause un grave préjudice...
:Laguerra: : Pécuniaire? Je n'en doute pas! Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n'est pas l'Empereur qui a déclaré la guerre. Et d'autre part, pour que je croie à la bonne volonté de Sa Sainteté, il faudrait qu'Elle fasse un geste... de père.
Paul III: Je pourrais, en plus des trois cent mille ducats, ajouter vingt mille hommes de pied... Écrirez-vous cette lettre?
:Laguerra: : Elle sera mensongère. Le roi d'Espagne est loin et je ne sais quand il rentrera.
Paul III: Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterai de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d'autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J'ai à faire avec l'archevêque de Barcelone.
Il se levait, en effet, pris d'une sorte de hâte que l'aventurière trouva suspecte, et se dirigea vers la porte. En se retournant, il ajouta aimablement:
Paul III: Bien sûr, nous nous reverrons. J'ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.
:Laguerra: : Veuillez m'accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m'intéresse si fort?
Paul III: Ce n'est qu'un bruit qui est arrivé jusqu'à moi. Malheureusement, je n'ai plus le temps de vous en faire part. Ce sera pour ma prochaine visite: disons... dans deux ou trois jours?
:Laguerra: : Comptez-vous rester à Barcelone longtemps encore?
Paul III: Non, hélas... Bien que je m'y plaise fort et que l'on insiste pour m'y garder. Il me faudra dans peu de temps repartir...
Comprenant qu'il n'avait pas l'intention d'en dire plus, Isabella raccompagna le pape jusqu'à sa litière, d'où il lui donna une bénédiction sous laquelle il fallut bien qu'elle s'inclinât.
Perplexe, elle regarda l'imposant équipage disparaître sous la verdure dense du chemin ombreux menant à la sortie de son domaine. Le cortège disparu, elle descendit au jardin où elle marcha le long des allées bien ratissées avant de regagner la cour et s'asseoir sur le banc situé sous le jacaranda. Carmina, elle le sentait, devait être aux aguets dans la maison, débordante de questions et, justement, Isabella souhaitait rester seule un moment afin d'essayer de tirer au clair cette curieuse visite. Pourtant, la démarche de Paul III ne lui semblait point sotte. Il fallait, en effet, très bien connaître Charles Quint, cet homme secret dont on disait que ses sœurs portaient tout son conseil, pour savoir qu'elles occupaient un rôle politique essentiel aux côtés du roi. Il pouvait se laisser influencer par les prières d'une femme, fût-elle même l'objet de ses entrailles.
La mémoire d'Isabella lui fit revoir le visage du pape au moment où il parlait des hérétiques: un visage tendu, un masque presque douloureux. Peut-être aimait-il vraiment les Hommes, quelle que soit leur religion et, en ce cas, était-il prêt à toutes les folies pour leur venir en aide. Ne l'avait-il pas prouvé avec la bulle pontificale Sublimis Deus? S'il aimait l'humanité, il devenait beaucoup plus sympathique à Isabella et elle en vint à penser qu'après tout, cette lettre qu'on lui demandait était peu de choses: il suffirait de la tourner avec assez d'habileté pour qu'elle ne compromette pas l'aventurière. Et puis, il y avait cette phrase mystérieuse que le visiteur avait refusé d'éclairer et dont on parlerait "la prochaine fois".
À cet instant, Isabella regretta amèrement l'absence de son père. Eût-il été là qu'elle fût allée tout droit au palais lui raconter les événements et lui demander conseil. Ce maître diplomate, ce prince de toutes les astuces qui connaissait mieux que quiconque l'art de rédiger lettres et traités aurait su comment agir et il aurait certainement réussi à obtenir du pape la révélation de ce qu'il avait caché à Isabella. Mais il était loin et il fallait essayer de s'en tirer seule.

☼☼☼

Ce soir-là, quand les enfants furent couchés et jusque tard dans la nuit, Isabella, assise dans son lit, s'exerça à écrire une lettre capable de donner satisfaction à tout le monde. Elle découvrit vite que la chose n'était pas facile. Le début allait de soi, bien sûr: il s'agissait seulement d'adresser au pape une action de grâce pour avoir permis à une femme de sa condition de passer un peu de temps avec un homme d'une telle importance, en des termes élogieux. Mais tout se compliquait dès qu'il fallait parler du roi et des prières à lui adresser. C'était même tellement difficile qu'elle finit par abandonner le problème. Isabella rangea son écritoire, souffla sa chandelle et laissa le sommeil s'emparer d'elle. Bien souvent, en effet, elle avait remarqué que la réponse à une question épineuse lui était apportée au réveil.
Celui-ci fut tardif car elle s'était endormie bien après minuit. En ouvrant les yeux, elle aperçut Carmina, postée au pied de son lit et lisant avec intérêt ses divers essais.
Carmina: Vous tenez vraiment à écrire cette lettre? Vous devriez pourtant vous souvenir de ce que disait votre ancien tuteur, don Luis de Quijada: "Il faut faire très attention à ce que l'on écrit et la sagesse consiste même à écrire le moins possible!"
:Laguerra: : Croyez-vous que je n'y pense pas? Mais je voudrais tellement ajouter ma pierre à l'édifice!
Carmina: Et savoir ce que ce vieil homme vous tient en réserve! Je reconnais qu'il est habile et que son histoire a été menée de main de maître! Il a su parfaitement jouer de vos bons sentiments et piquer la curiosité si naturelle aux filles d'Eve.
:Laguerra: : Mais... comment savez-vous cela? Je ne me souviens pas vous l'avoir conté?
La servante eut un large sourire qui découvrit ses dents un peu clairsemées, mais encore bien blanches:
Carmina: Bien qu'il n'y paraisse plus guère, je suis moi aussi une fille d'Eve, ma chère Isabella. J'ai écouté à la porte, simplement! Je vais voir si votre bain est prêt.
La sortie de Carmina sous les ailes blanches de sa haute coiffe qui battaient au vent de sa marche fut un chef-d'œuvre de dignité que l'aventurière admira sans réserve. Ce fut seulement quand elle quitta son lit, un instant plus tard, qu'elle s'aperçut que la domestique avait emporté tous ses brouillons.

☼☼☼

Néanmoins, lorsque le prince de l'Église opéra, deux jours plus tard, sa deuxième apparition à l'hacienda, la lettre était prête et Isabella la lui tendit dès qu'il eut pris place près de la cheminée.
À dire vrai, la jeune femme n'en était pas mécontente. L'ayant beaucoup travaillée en compagnie de Carmina, elle pensait qu'en toute équité, elle devait satisfaire les intéressés et ne mécontenter personne. En effet, après quelques lignes empreintes de chaude amitié et de profonde reconnaissance, Isabella assurait le pape de son grand souhait de voir la paix régner à nouveau entre Rome, l'Espagne et le Saint-Empire, ainsi qu'avec cette terre de France qui lui était chère... Après tout, ses grands-parents maternels, Jean de Foix et Marie d'Orléans, n'étaient-ils pas Français?
À la dernière lecture, la servante fit une remarque:
Carmina: Peut-être le pape va-t-il trouver que vous ne vous engager pas suffisamment, mais vous verrez bien sa réaction et vous aurez sans doute le loisir de discuter avec lui.
Or, à la grande surprise de la rédactrice, Alessandro, après avoir lu attentivement, déclara excellente la prose de la jeune femme et lui exprima sa satisfaction. Cette lettre lui causa une grande joie car l'aventurière était prête à aider à une réconciliation générale...
Paul III: Vous voyez que je ne vous demandais rien de bien difficile, mais vous me rendez un grand service personnel et je vais essayer de vous en témoigner ma reconnaissance... Oh, de façon... modeste, je le crains, car ce que je vais vous narrer ne présente peut-être aucun intérêt.
Il prit un temps et détourna les yeux comme s'il hésitait, puis soupira:
Paul III: Oh, c'est stupide! Mon petit-fils... je veux dire le camerlingue Guido Sforza, me reproche toujours de trop parler et de ne pas maîtriser suffisamment mes impulsions. Voilà qu'à présent je crains de vous faire plus de mal que de bien.
:Laguerra: : Ce que l'on fait dans une bonne intention, Monseigneur, ne saurait être néfaste. Me ferez-vous la grâce de me confier au moins de quoi il est question? Est-ce encore d'alliance politique?
Paul III: Non. C'est... de votre époux!
:Laguerra: : Mon époux?!? Sauriez-vous quelque chose à son propos?
Paul III: Peut-être. Durant mon séjour ici, j'ai cherché à en apprendre sur vous plus que je n'en savais. À Rome, ce prisonnier n'a pas manqué de m'intriguer. J'ai su ainsi que le señor Mendoza, enfermé dans la forteresse d'Emden, s'en était évadé sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Est-ce exact?
:Laguerra: : Tout à fait, Monseigneur. On sait seulement qu'il a pris une barque pour s'enfuir et je ne vous cache pas que cette circonstance m'effraie. On dit que le fleuve sur lequel il est parti, l'Ems je crois, n'est pas dangereux. J'ai tout de même peur qu'il se soit noyé.
Paul III: C'est une possibilité. Pourtant, lorsque j'ai entendu cette histoire, elle m'a rappelé un cas presque similaire qui a eu lieu voici quelques mois... au Portugal. Un événement mince en apparence, mais qui pourrait prendre pour vous une certaine signification.
:Laguerra: : Dites vite, Monseigneur, je vous en prie! La moindre piste peut avoir de l'importance.
Paul III: Eh bien, voici! Comme la Rose d'or, un ornement destiné à honorer des souverains valeureux, n'a pas été attribuée depuis fort longtemps, je me suis rendu à Lisbonne en mars dernier pour visiter le dernier roi catholique l'ayant reçue. Peu après mon arrivée, les moines du monastère des Hiéronymites, qui se situe à l'ouest de la ville, à l'embouchure du fleuve Tage, ont trouvé, au fond d'une barque échouée dans les roseaux, un homme blessé et sans connaissance qui semblait avoir subi de rudes épreuves. Ils l'ont emporté chez eux et l'ont soigné, mais il a été impossible de lui faire dire son nom. Il ne sait plus rien de lui-même, et pas davantage d'où il vient ni ce qu'il a vécu.
:Laguerra: : Il aurait perdu la mémoire?
Paul III: C'est ce qu'en a conclu le père abbé.
:Laguerra: : Lisbonne... (Pensée).
Le cœur d'Isabella battait la chamade dans sa poitrine. Le sang lui était monté au visage et ses mains tremblaient.
:Laguerra: : Mais comment était-il? Son visage... sa taille? L'avez-vous vu?
Paul III: Non, hélas. J'en sais seulement ce que le dom prieur en avait dit à mon chapelain. Une chose est certaine: cet homme n'avait rien d'un paysan. Il était grand, brun et les cicatrices de son corps semblaient indiquer un épéiste. Mais je vous vois émue à un point qui m'inquiète. Il se peut, je le répète, qu'il n'y ait aucun rapport avec...
:Laguerra: : Je suis presque certaine qu'il en existe un. Cet homme est-il toujours là-bas?
Paul III: Bien sûr! Où voulez-vous qu'il aille, ne sachant plus rien de lui-même ni des autres? Cet état est dû, certainement, à une blessure reçue à la tête... Mais rassurez-vous, il a été bien soigné et il n'est pas malheureux. Les Hiéronymites sont de bons moines, généreux et hospitaliers. En outre, pour un prisonnier évadé, si c'est bien de lui qu'il s'agit, un couvent est le meilleur des asiles.
:Laguerra: : Je n'en doute pas un instant, mais comment savoir, comment être certaine?
Elle s'était levée et marchait à travers la grande salle avec agitation, s'efforçant d'apaiser, sous sa main, les battements de son cœur qui l'étouffaient presque. La voyant pâlir et chanceler, Alessandro se précipita, la prit dans ses bras et l'obligea à s'étendre sur une bancelle garnie de coussins. Il était temps, ses jambes ne la portaient plus! Simultanément, il appela à l'aide et Carmina. Celle-ci, qui écoutait derrière la porte, apparut instantanément, armée d'une fiole de vinaigre et d'une serviette. Elle se mit en devoir de ranimer la jeune femme.
Le malaise ne tarda pas à se dissiper et bientôt Isabella, tout à fait rétablie, put offrir ses excuses à son hôte qui semblait sincèrement inquiet.
Paul III: Je crains de vous avoir fatiguée à l'excès. Le mieux est que je me retire à présent: je reviendrai demain. J'en avais d'ailleurs l'intention pour vous faire mes adieux...
Carmina: Votre Grandeur nous quitte déjà?
Paul III: Oui, il me faut retourner à Rome où de nombreuses affaires m'appellent.
Cinq jours auparavant, le dix-sept de ce mois, Paul III avait érigé le Duché de Parme en faveur de son fils Pier Luigi, de ses descendants mâles, et légitime par ordre de primogéniture.
Paul III: Je ferai mes adieux à Barcelone après-demain et reprendrai la mer.
Il se disposait à partir, mais Isabella le retint:
:Laguerra: : Par pitié, Monseigneur! Parlez-moi encore de ce rescapé!...
Paul III: Que puis-je vous dire de plus? Vous en savez autant que moi... Écoutez! Puisque mon cardinal in pectoredoit retourner là-bas, voulez-vous qu'il se rende au monastère dès son arrivée afin de voir cet homme? Cristoforo Madruzzo est un aide fidèle des Habsbourg. Il a fait des missions pour votre père, notamment à la diète de Ratisbonne en 1541.
:Laguerra: : Mais je suppose que lui non plus ne l'a jamais vu, Monseigneur. À quoi le reconnaîtra-t-il?
Paul III: Vous pourriez lui en faire une description détaillée. Évidemment, si vous n'étiez souffrante, il y aurait une solution, facile sans doute, mais peut-être fatigante...
Carmina, méfiante, grogna:
Carmina: Laquelle?
Mais l'aventurière avait déjà compris:
:Laguerra: : Je pourrais l'accompagner! Il est certain que je suis seule capable de savoir ce qu'il en est. Et, si c'est mon mari, celle qui saurait le soigner...
La servante protesta:
Carmina: Señora Mendoza! Êtes-vous folle? Et le mariage?
:Laguerra: : Tao et Jesabel comprendront. Et puis, je peux toujours leur demander de repousser la date s'ils sont prêts à m'attendre...
Carmina: Vous voulez vraiment partir au bout du monde?
Paul III: Lisbonne n'est pas au bout du monde, doña Carmina, et je ne vois pas quels dangers la señora pourrait courir sous la protection d'un légat du pape? Je peux même lui offrir une confortable litière.
Isabella semblait renaître. Elle avait retrouvé ses couleurs et dans ses yeux l'espérance faisait étinceler des étoiles. Elle se releva:
:Laguerra: : Je ne peux pas refuser une pareille chance, chère Carmina, et mon absence ne sera pas longue. S'il s'agit bien de Juan, je le ramènerai avec moi, puis je ferai sa paix avec notre Sire, mon père. Oh, Monseigneur, vous n'imaginez pas la joie que vous me donnez!
Le pape se mit à rire, ce qui lui conféra une grande jeunesse. Il paraissait aussi heureux que la jeune femme:
Paul III: Eh bien, voilà qui est dit! Madruzzo vous enverra la litière en question. Les serviteurs auront les ordres et vous accompagnerez le Cardinal qui a prévu de partir au début du mois prochain. Vous le rejoindrez à la basilique Sainte-Marie-de-la-mer où je désire qu'il fasse oraison avant de partir. Ce délai vous laisse tout le temps pour vos préparatifs.
Suivi de l'aventurière, il se dirigea vers le jardin où ses équipages l'attendaient et remit à son secrétaire la lettre que lui avait donnée Isabella. Au moment de la quitter, il baissa la voix pour ajouter:
Paul III: Pour mes gens, vous serez une dame pèlerine qui souhaite aller se recueillir à Compostelle.
Carmina, qui n'avait pas quitté Isabella, intervint:
Carmina: J'ajoute que ce cardinal Madruzzo aura sous sa garde deux dames pèlerines. J'ai l'intention d'aller, moi aussi, faire mes dévotions. Et j'espère que personne n'y verra d'inconvénients!
Son œil dont l'azur candide gardait toute sa fraîcheur défiait quiconque tenterait de s'opposer à son projet. Mais personne n'y songeait. Alessandro lui sourit et Isabella, prenant son bras, le glissa sous le sien:
:Laguerra: : Puisque nous voyagerons en litière, je serai heureuse de vous avoir avec moi.
Il fut plus difficile de faire comprendre à Jesabel qu'il ne pouvait être question de l'emmener de surcroît. La présence d'une autre jeune femme dans le cortège d'un prince de l'Église risquait de donner à l'ensemble une allure de harem plus que de pèlerinage.
:Laguerra: : Ce ne sera pas long et j'ai besoin que quelqu'un veille bien sur mon petit Javier.
La fille de Carmina finit par comprendre qu'en lui confiant son plus jeune fils, de compte à demi avec Zia, qui fera office de nourrice, Isabella lui donnait une large marque de confiance. Elle cessa ses protestations.
Ce fut ensuite le tour de l'Atlante. L'idée de voir sa chère belle-mère quitter l'hacienda pour une destination éloignée alors que, tout comme Tao, il avait promis à Mendoza de garder un œil sur elle, lui était insupportable. Il prétendait l'escorter en tant qu'écuyer. Cette fois, Carmina intervint encore:
Carmina: Que pourrait-elle faire d'un cavalier alors qu'elle va voyager en litière?
:Esteban: : Mais je la protégerais des mauvaises rencontres...
Carmina: Des mauvaises rencontres? Alors que nous serons en compagnie d'un légat du pape? Ne rêvez pas, mon ami! D'autre part, si je vais là-bas, c'est uniquement pour veiller sur elle. Et vous savez bien qu'avec les vendanges qui arrivent, le señor De Rodas compte sur vous!
Estéban bougonna:
:Esteban: : Il se passait bien de moi quand je n'y étais pas!
La servante lui offrit son sourire le plus sardonique et déclara joyeusement:
Carmina: Voilà ce que l'on obtient en se rendant indispensable!

☼☼☼

Deux semaines étaient passées depuis le départ de Paul III. Au matin du mardi huit septembre 1545, jour de la nativité de la Vierge, Isabella et Carmina étaient prêtes à partir. Après avoir confié les enfants à Jesabel ainsi qu'à Zia, dont la présence quotidienne rassura l'aventurière, bien qu'elle ne laissât pas sans appréhension Javier encore si petit, elles quittèrent l'hacienda dans l'un de ces vastes chariots bien pourvus de coussins, de rideaux, de matelas et de mantelets de cuir qui permettaient d'accomplir à peu près confortablement les plus longs trajets et d'affronter les pires intempéries. Deux puissants chevaux y étaient attelés et un grand diable moustachu répondant au nom de Pompeo les tenait en main. Le temps était un peu frais, mais promettait une journée ensoleillée propice au voyage. Pourtant, quand le lourd véhicule s'ébranla, Carmina esquissa une grimace et marmonna:
Carmina: Je me demande si nous ne faisons pas une sottise.
:Laguerra: : Une sottise? Alors que nous allons peut-être tirer mon époux d'une situation pénible? L'imaginez-vous enfermé dans ce couvent, ne sachant plus qui il est ni d'où il vient? Livré au bon vouloir de moines qui ne sont peut-être pas tous de saints hommes?
Carmina: Nous ne sommes pas sûres que ce soit lui...
:Laguerra: : J'en demeure d'accord, mais avouez qu'il existe un ensemble de coïncidences troublantes. Craignez-vous que je sois deçue?
Carmina: Peut-être...
:Laguerra: : Alors, rassurez-vous. J'y suis préparée et je pense qu'il vaut mieux faire ce voyage pour rien que rester ici et abandonner Juan à un sort dont personne ne pourrait le libérer.
La belle sérénité de la jeune femme était réconfortante et Carmina ne dit plus rien, mais elle ne parvenait pas à se tranquilliser. Le cardinal Madruzzo constituait la cause principale de son inquiétude: elle répugnait à lui accorder une entière confiance. Carmina se le reprochait, puisque cet homme était "dans le cœur" du Saint-Père, mais Tridentinus était un politicien avant tout! Sa piété profonde, sa foi totale et l'amour sincère qu'elle vouait à Dieu, à Notre-Dame et au Christ n'en avaient pas été entamés, cependant elle déplorait au fond de son cœur que Rome et son prince ne soient même pas capable d'inspirer le respect. Bien sûr, elle n'ignorait pas qu'il y avait eu, au cours des siècles, des pontifes plus ou moins discutables, mais cet ancien moine qui, en coiffant le Trirègne, n'avait vu là qu'une occasion d'enrichir scandaleusement sa nombreuse famille et n'hésitait pas à déclarer une guerre, n'avait aucun droit à la considération des fidèles et surtout pas la sienne. Tout ce qui concernait la Ville Éternelle était désormais, pour elle, sujet de méfiance, et l'aimable pape n'échappait pas à ce jugement définitif.
Comme il était convenu, on rejoignit le cardinal sur le parvis de la basilique où sa suite fastueuse tenait toute la place. Les deux femmes descendirent de voiture pour entendre la messe, prier un instant, puis l'on se disposa à quitter la cité couronnée au milieu d'un grand concours de peuple qui acclamait l'illustre étranger. Chevauchant fièrement un superbe destrier noir sur la croupe duquel sa simarre pourpre s'étalait avec magnificence, le cardinal Germano-Italien de trente-trois ans distribuait les bénédictions tandis que ses serviteurs faisaient largesse en son nom.
Avec ses équipages, ses secrétaires, ses serviteurs, ses chevaux et ses mules, ses gardes aussi et ses chariots de bagages, le train du légat était considérable et atteignait presque les murs de la ville alors que la fin du cortège quittait tout juste le parvis. La voiture d'Isabella et Carmina y prit place vers la fin, un peu avant les domestiques et les chariots portant le mobilier et les bagages, car il ne convenait pas que des femmes fusent mêlées aux ecclésiastiques. Auprès d'elles, une poignée de pèlerins se rendant à Compostelle et autorisés à profiter d'une aussi auguste compagnie se mirent en marche avec des montures variées ou à pied...
Par l'ancienne grande voie Cardo Maximus, où l'on passa devant une suite de fidèles à genoux dans la poussière pour se faire bénir, on cheminait vers le bourg El Prat de Llobregat en passant par la Porta Principalis Dextra, défendue par une puissante bastille et tournée vers le sud.
Passé le pont qui enjambait le fleuve et de nombreux marécages formés par d'anciens bras du Llobregat, la longue file atteignit le faubourg et commença à s'élever le long des coteaux couverts de vignes où les vendangeurs étaient déjà au travail. Après un été chaud, le raisin était mûr: une pleine corbeille en fut offerte au cardinal par de jeunes paysannes aux jambes nues. Celui-ci les récompensa de quelques pièces d'argent qui lui valurent de nouvelles acclamations. Carmina grommela:
Carmina: Si nous nous arrêtons toutes les cinq minutes, nous n'arriverons jamais! Et quelle distance devons-nous parcourir, déjà? Deux cent cinquante lieues?
:Laguerra: : Si nous arrivons à en faire une dizaine par jour, nous ne serons guère que trois semaines en chemin. Évidemment, nous irions plus vite à cheval, mais il me semble que vous n'aimez pas cette façon de voyager. Pour vous consolez, pensez donc à toutes ces abbayes dans lesquelles nous ferons étape! Vous allez pouvoir prier presque tous les saints d'Espagne!
Néanmoins quand, vers le milieu du jour, elle vit apparaître les hauts toits du monastère de Sant Genís de Rocafort à Martorell où le prêtre, en grand habit et crosse en main, attendait le cardinal entouré d'un essaim d'ouailles, elle ne put retenir un soupir. S'arrêter chaque soir dans un couvent n'avait rien d'affligeant, mais si, en outre, il fallait visiter toutes les maisons religieuses que l'on rencontrerait, les trois semaines risquaient de se changer en deux ou trois mois. Et l'impatience de Carmina la gagnait déjà.
Tandis que, devant le portail de l'église, on échangeait saluts, génuflexions, baisements d'anneau et autres civilités, elle interrogea son cocher. Savait-il où le cardinal souhaitait faire étape ce soir? L'homme répondit que ce serait à Sant Sadurní d'Anoia. Le trajet du jour couvrirait donc les dix lieues mais encore fallait-il y arriver avant la nuit car l'arrêt à Martorell risquait d'être assez long...
Et, en effet, le soleil disparaissait quand on atteignit le parc du Garraf. À mesure que l´on s´y enfonçait, la garrigue cédait la place aux forêts où se distinguaient, par leur nombre et leur élégance, les chênes et les pins d´Alep. Au-delà s'érigeait la prochaine commune de la comarque d'Alt Penedès, Gelida. Fatiguée, Isabella somnolait dans le nid qu'elle s'était préparée parmi les coussins tandis qu'auprès d'elle, Carmina disait son chapelet. Le chemin forestier était assez doux et les cahots pas trop sensibles. Derrière la voiture, on entendait chanter les pèlerins, peut-être pour se donner du courage car l'ombre verte des arbres devenait grise et les fourrés semblaient s'épaissir à mesure que l'on avançait. On n'entendait plus les oiseaux et l'oppression naturelle pour qui voyage sous bois au crépuscule enveloppait le cortège.
Soudain, à un tournant du chemin, une secousse projeta les deux femmes l'une contre l'autre en même temps que la litière prenait de la vitesse. Le chemin, pourtant, était beaucoup plus rude et les roues du véhicule allaient d'une ornière à l'autre. Arrachée à ses prières, Carmina se pencha au-dehors et cria au cocher:
Carmina: Que se passe-t-il?
Mais ce dernier ne répondit pas. Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu'ils aillent encore plus vite.
Carmina: Il va nous tuer! Mais ce n'est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège!
À son tour, Isabella se pencha. Effectivement, il n'y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu'un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée: on leur avait tendu un piège et celui-ci était en train de se refermer sur elles.
De toutes ses forces, Isabella ordonna à Pompeo, en italien, de s'arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, l'aventurière songea à s'emparer du sien, mais elle ne l'avait pas pris avec elle... ni le reste de ses armes, d'ailleurs. Elle pensa alors à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Carmina ne pourrait l'imiter sans se briser. En outre, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s'animer. Des ombres se levaient d'ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l'équipage qui ne ralentit pas pour autant.
Carmina: Que Dieu nous protège! J'ai peur que ceci ne soit notre perte.
Isabella ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pû être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d'un illustre inconnu? Comment avait-elle plus croire qu'il désirait l'aider?
Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s'ouvrit et des mains sans douceur s'emparèrent d'Isabella et de Carmina qu'elles tirèrent au-dehors. Elles virent alorsque l'on se trouvait dans une clairière qu'un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d'entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d'un grand trou plus long que large qu'ils venaient sans doute de creuser.
Ce fut devant ce trou que l'on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu'il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les supprimer.
:Laguerra: : Qui êtes vous? Que nous voulez-vous?
Celui qui paraissait être le chef ne daigna pas répondre. S'avançant dans la lumière dansante d'une torche que l'un de ses compagnons venait d'allumer, il jeta une bourse au cocher qui l'attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite:
:?: : Bon travail, l'ami! Passe par là! Tu rejoindras le cortège avant Sant Sadurní d'Anoia...
À nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L'attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L'homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. L'aventurière se débattaient furieusement, mais la servante, accablée par un coup aussi inattendu, s'était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n'attendant plus rien que l'instant fatal.
D'un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête d'Isabella.
:?: : J'avais pensé vous enterrer toute vive, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j'ai bien fait mon travail.
:Laguerra: : Pour qui ce travail? Ne me dites pas que c'est pour le roi? Je croirais plutôt qu'il vous le fera payer très cher quand il saura...
:?: : Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.
:Laguerra: : Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue? Le pape? Ou alors c'est le cardinal Madruzzo qui vous paye?
:?: : Eux? Il n'en savent pas davantage. Tridentinus pensait simplement qu'un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu'on lui a demandé, c'était de vous emmener avec lui.
:Laguerra: : Qui, "on"?
:?: : Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.
L'un des bandit s'approcha:
:twisted: : Si on expédiait l'autre pendant ce temps?
:?: : Bonne idée! Elle doit être prête. Elle a bien assez prié.
Désespérée, Isabella cria:
:Laguerra: : Laissez-moi au moins l'embrasser!
:?: : Cela me paraît inutile. Dans cette fosse, vous pourrez vous embrasser autant que vous voudrez...
:Laguerra: : Carmina, pardonnez-moi!

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 26 févr. 2019, 16:41
par yupanqui
Je me disais bien que c’était un peu trop calme.
« J’aime vraiment pas trop beaucoup ça... »
Teeger a encore frappé.
Et bien sûr, comme elle est sadique, elle nous arrête juste avant la « fin ».
Ben moi je veux pas qu’elles meurent Carmina et Isa.
Y a que celles qui veulent que Mendoza soit veuf qui se réjouissent...

Corrections :
- Elle s’était levée et MARCHAIT.
- Il APPELA Carmina à l’aide.
- Esteban : quand je n’y ÉTAIS pas.

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 26 févr. 2019, 17:44
par TEEGER59
:tongue:
Merci pour les corrections. J'ai vraiment un problème avec la conjugaison des verbes.
Pourtant, ce n'est pas faute de vérifier avant d'écrire et de publier...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 26 févr. 2019, 21:57
par TEEGER59
Pour ne point trop faire attendre mon fan numéro 1, (il se reconnaîtra :tongue: ), voici la (petite)...

Suite.

La trace d'une ombre.

:Laguerra: : Carmina!
Un cri de douleur lui répondit. L'homme qui avait proposé d'occire la vieille femme venait de lui arracher sa coiffe et l'empoignait par les cheveux, les tirant sauvagement pour l'obliger à lever la tête et à dégager la gorge qu'il allait trancher. Mais il n'eut pas le temps d'approcher son couteau de la peau. Parti de l'ombre, un carreau d'arbalète lui traversa le cou et il s'écroula sur la servante. En même temps, des cavaliers enveloppaient la clairière. La lumière incertaine de la torche fit luire des cottes de mailles, sous des demi-cuirasses et des chapeaux de fer. Une voix rauque tonna:
:!: : De par le roi! Qu'on s'empare de ces gens et qu'on les branche sur-le-champ à ce gros arbre!
:?: : Gardez-en au moins deux, messire du Rœulx! Il serait bon d'entendre ce qu'ils ont à dire.
Sans attendre la réponse, l'homme sauta à bas de son cheval et courut vers Isabella qui, les jambes fauchées, s'était laissée tomber à genoux quand les bras qui la maintenaient l'avaient lâchée. Il la releva d'une poigne vigoureuse sans qu'elle fît rien pour l'aider. Ses prunelles largement dilatées, elle le regardait avec une sorte d'émerveillement, comme si, au lieu d'un solide gaillard, il était le lumineux représentant de quelque cohorte angélique...
Quand il l'eut remise sur ses pieds, il demanda sobrement:
:?: : Ça va?
:Laguerra: : Je crois... oui. Oh Mig'! Je commence à croire que tu es pour moi une espèce d'ange gardien... Mais qu'est-ce que tout cela signifie?
MDR: Je t'expliquerai, mais je peux te dire que je n'ai jamais eu si peur! J'ai bien cru que nous n'arriverions pas à temps...
Puis, sans plus s'occuper d'elle, il se tourna vers Carmina. Un garde l'aidait à se débarrasser du corps tombé sur elle et l'envoya directement dans le trou. Isabella le rejoignit aussitôt et ne put retenir un cri d'horreur. Couverte de sang, la pauvre femme offrait une image effrayante. Mais, déjà remise de ses émotions, elle crachait comme un chat en colère:
Carmina: Où y a-t-il de l'eau? Je ne peux pas rester ainsi. Ce sang poisseux...
MDR: Il vaut tout de même mieux que ce ne soit pas le vôtre. Venez, il y a un petit ruisseau un peu plus loin.
Des torches avaient été allumées par les fantassins espagnols et, à présent, la clairière était assez éclairée pour que nul ne perdît rien du spectacle dramatique dont elle était le théâtre. Les bandits, dépouillés l'un après l'autre de leurs masques, furent jetés à genoux devant celui que Miguel avait appelé "Messire du Rœulx".
On l'appelait ainsi plutôt que Croÿ. Adrien de Croÿ, seigneur de Beauraing puis seigneur et comte du Rœulx. Au service de l'Empereur depuis vingt ans, c'était lui que l'on avait envoyé à Pizzighettone, auprès de François 1er afin de lui faire part des conditions établies par Charles Quint pour sa libération suite à la défaite de Pavie.
Rœulx, un homme entre deux âges, au visage dur orné d'une moustache et d'une courte barbe. Les années semblaient n'avoir ôté aucune vigueur à son corps maigre: celui-ci supportait avec aisance le poids de l'armure qui l'habillait à l'exception du casque, remplacé par un chaperon noir où brillait une large médaille en argent. Comme tous les hommes trop grands, il se tenait un peu voûté sur son cheval, qu'il maniait d'ailleurs avec dextérité. Il incarnait aux yeux des sujets du royaume l'image d'une justice sévère, souvent expéditive, mais rarement illégitime, qui inspirait aux truands de tout poil une crainte salutaire. Dévoué au roi comme un limier à son maître, ce silencieux volontiers taciturne ignorait la fatigue autant que la pitié et tout criminel pouvait être sûr qu'il le poursuivrait jusqu'à son expiation. Du fond de ses orbites creuses dont des sourcils broussailleux accentuaient la profondeur, le chevalier de la Toison d'or posait sur les hommes un regard gris aussi dur que du granit.
Ses hommes lui obéissaient avec une extrême promptitude et, en un instant, une demi-douzaine de bandits qu'il avait d'ailleurs reconnus et appelés par leur nom, se balancèrent aux branches d'un vieux chêne. Leurs cris et leurs supplications n'avaient même pas fait ciller l'impassible justicier. Seul le chef, qui répondait apparemment au nom poétique de Bousseraille, vivait encore et attendait son sort à genoux et en chemise près des jambes du cheval de Messire du Rœulx. L'un des soldats, debout à son côté, tenait dans sa main le bout de la corde qu'on lui avait tout de même passée au cou...
Tout en aidant Carmina à se laver autant que possible dans le petit ruisseau, Isabella ne pouvait se défendre d'observer avec une certaine crainte cette statue de fer qui, en dehors de l'ordre initial, n'avait pas articulé une parole.
Mais, lorsque le dernier corps eut été précipité dans le vide, Rœulx fit lentement manœuvrer sa monture de façon à tenir Bousseraille sous son regard:
Rœulx: À toi, à présent! Qui t'a donné l'ordre de tuer ces deux femmes?
Bousseraille: Je ne sais pas, Monseigneur! Je ne le connais pas, je vous le jure!
Rœulx: Vraiment?
Sur un simple geste du chevalier, l'un des hommes s'approcha avec une torche, alors que deux autres s'emparaient du misérable et le couchaient sur l'herbe. La flamme s'approcha suffisamment de ses pieds nus pour déclencher un hurlement désespéré:
Bousseraille: Noooooooon!
Rœulx: Alors, parle!
Bousseraille: Sur mon salut... éternel... Je jure... que je dis la vérité... Un homme masqué est venu me voir... avant hier... dans une taverne qui se trouve... près de l'eau...
Un nouveau hurlement déchira la nuit et Isabella se boucha les oreilles:
:Laguerra: : Faut-il vraiment faire cela?
Avec un haussement d'épaule, Miguel fit:
MDR: Cet homme voulait vous égorger, toi et doña Carmina. Je te trouve un peu sensible.
Le supplicié, pour tenter d'attendrir son bourreau, prenait à témoin tous les saints du Paradis et jurait qu'il ne pouvait rien ajouter à ce qu'il avait déjà révélé: l'homme masqué lui avait remis une belle somme en or et promis la même quand l'ouvrage serait achevé. On devait attendre, dans cette clairière, certain chariot contenant deux femmes qui seraient amenées vers la fin du jour. Il fallait en outre creuser une fosse assez vaste pour contenir deux corps et y ensevelir les deux femmes en question. Bousseraille remettrait au cocher une bourse puis reviendrait à Barcelone recevoir le reste du prix convenu.
Un violent froissement de feuilles et une galopade venue du sous-bois interrompirent la confession haletante de l'homme: les gardes du chevalier ramenaient le chariot qu'ils avaient arrêté avant qu'il ne rejoignît la route de Gelida et la caravane du légat. Un soldat conduisait les chevaux et Pompeo, solidement ligoté, fut sorti de la voiture sans douceur et jeté devant Messire du Rœulx. La bourse qu'il avait reçue un moment plus tôt rejoignit celles des truands qui formaient un petit tas dans l'herbe.
Comme il feignait de ne pas comprendre les questions que Rœulx lui posait, Bousseraille se chargea de la traduction, sans que l'aventurière, médusée, fût requise comme interprète.

58..PNG

Bousseraille: J'avais ordre de lier connaissance très vite avec l'un des palefreniers ou des cochers du cardinal pour m'entendre avec lui, mais je connaissais déjà celui-là. L'idée de gagner un peu d'or lui a plu tout de suite. D'autant que c'était sans danger... Il suffisait de faire un crochet, puis de revenir dans l'escorte. À la tombée du jour, personne n'y verrai grand-chose...
Miguel intervint alors:
MDR: Cesse de te moquer de nous, l'ami. Le légat n'aurait-il pas trouvé étrange qu'en arrivant à l'étape finale, le chariot des señoras soit vide?
L'hidalgo avait tiré son épée et en appuyait la pointe sur la gorge de Pompeo qui, de mauvaise grâce, parce qu'il venait de lire sa mort dans les yeux de ce bretteur, finit par répondre:
Bousseraille: C'était facile. Je devais dire qu'ayant rencontré des amies à Gelida, elles avaient décidé de ne pas repartir. Je devais donner de grands remerciements et...
MDR: Et garder le contenu de la voiture? Ou ton maître le cardinal est complice de ce mauvais coup ou c'est un imbécile. Ce que j'ai peine à croire....
Bousseraille: Je jure qu'il ne sait rien. C'est un homme de Dieu, un vrai prince de l'Église...
MDR: C'est ce qu'il faudra éclaircir, Messire du Rœulx.
Miguel retira son épée et fit signe d'écarter le prisonnier.
MDR: Le cardinal Madruzzo doit être à Sant Sadurní d'Anoia, maintenant. Vous devriez aller lui poser quelques questions...
Rœulx: C'est mon intention. Je suppose que vous ramenez ces dames chez elles?
MDR: Si elles s'en sentent le courage. Autrement, elles pourraient demander l'asile d'une nuit au château ou à l'église de Gelida. L'Empereur y fait assez grandes largesses pour que sa fille et ses serviteurs soient reçus convenablement.
:Laguerra: : Je crois que nous choisirons Gelida. Ma chère Carmina n'en peu plus, et j'avoue que j'apprécierais de prendre un peu de repos.
S'avançant jusqu'au flanc du cheval de Messire du Rœulx, elle lui tendit une main qui tremblait encore un peu:
:Laguerra: : Grand merci à vous, Messire! J'ignore encore par quel miracle vous avez pu nous sauver, mais soyez sûr que je ne l'oublierai jamais et que je dirai au roi...
Rœulx: Vous ne direz rien, señora!
D'un mouvement d'une rapidité et d'une souplesse inattendues, Adrien de Croÿ avait mis pied à terre pour pouvoir saluer la jeune femme.
:Laguerra: : Comment?
Rœulx: Si j'ai acquis quelques droits à votre reconnaissance, señora, je vous demande en grâce, pour vous plus encore que pour nous, de ne rien dire à votre père de ce qui s'est passé ce soir.
:Laguerra: : Mais... pourquoi?
Miguel intervint:
MDR: Il a raison, toute vérité n'est pas bonne à dire. Si celui auquel nous pensons tous deux est bien à l'origine de cette machination, nous ne serons pas entendus, le roi refusera de nous croire...
Rœulx: Oui, il nous faudrait des preuves...
:Laguerra: : Des preuves?
Isabella s'étrangla presque.
:Laguerra: : Mais en manque-t-il autour de cette clairière? Il y a ces deux hommes! Il y a ce que vous dira peut-être le cardinal. Il y a ma parole, enfin, et celle de doña Carmina...
Mi-figue mi-raisin, Rœulx fit:
Rœulx: Vous avez eu raison de mentionner cela en dernier. C'est ce qui comptera le moins pour le roi. Pour lui, les femmes sont d'incurables bavardes douées d'une imagination diabolique... même si vous êtes sa fille... et le personnage est de ses familiers.
Isabella qui venait d'avoir une idée, commença:
:Laguerra: : Vous pensez que c'est...
Mais le comte lui imposa le silence:
Rœulx: Pas de noms, señora! Laissez-moi mener cette affaire à ma guise et recevez mes salutations. Voulez-vous un de mes hommes pour vous conduire?
MDR: Inutile! Je m'en charge... et vous remercie de m'avoir cru, Messire du Rœulx! Et aussi de m'avoir aidé.
L'ombre d'un sourire détendit fugitivement le visage sévère d'Adrien.
Rœulx: Je n'ai fait qu'accomplir les devoirs de ma charge, señor De Rodas, mais j'avoue être sensible à l'amitié. Jadis... il y a longtemps, je me suis dévoué, comme vous, au service d'une dame... très belle!
MDR: Vous, Messire! Une señora?
Rœulx: Cela vous surprend, n'est-ce pas? Le grand justicier, le maître des geôliers, des gens de police, des bourreaux? Elle s'appelait... Oh! J'ai oublié son nom, mais rassurez-vous! Ce n'était pas moi qu'elle aimait. Puis j'ai fait la connaissance de Claude qui est devenue ma femme. Partez à présent! Je vous reverrai à Barcelone!
Miguel aida Carmina et sa belle-sœur à reprendre place dans la voiture puis, après avoir attaché son cheval à l'arrière, il sauta sur le siège du cocher. Tandis qu'il faisait tourner le lourd chariot pour reprendre le chemin déjà parcouru, Isabella jeta un dernier regard à la sinistre clairière où la fosse encore ouverte gardait la trace de l'horreur qu'elle et Carmina venaient d'y vivre. Deux soldats étaient en train de la refermer. Au milieu du double cercle des torches et des armures, le chevalier de la Toison d'or, à nouveau en selle, les regardait faire, aussi immobile qu'une statue équestre. Devant les sabots de sa monture, Pompeo et l'autre bandit tremblaient et pleuraient, mais elle n'éprouva aucune pitié. Son esprit et son cœur n'étaient que glace. Elle ne ressentait même pas de peur rétrospective. Tout ce qui surnageait dans son esprit, c'était une immense déception. Le rêve caressé depuis quelques jours, cet espoir de retrouver Juan, même malade, même inconscient, et de le ramener auprès de ses enfants venait de s'achever dans une sinistre dérision. On s'était joué d'elle et, à présent, elle retournait vers son logis, l'âme pleine d'amertume et les mains vides...
:Laguerra: : Suis-je vraiment pauvre d'esprit au point que l'on puisse encore me berner si facilement?
Elle avait murmuré sans se rendre compte qu'elle venait de penser tout haut.
Carmina: Bien sûr que non!
La main de Carmina vint chercher la sienne.
Carmina: Mais tout ce qui s'adresse à votre cœur est sûr d'atteindre son but. Et vous souhaitez tellement revoir le señor Mendoza!
:Laguerra: : Me le reprochez-vous?
Carmina: Moi? À Dieu ne plaise! Vous savez bien que mon plus cher désir est de vous voir enfin heureuse. Mais je n'arrive pas à comprendre comment cet homme a pu savoir que votre époux s'est retrouvé à Lisbonne?
:Laguerra: : Cet homme? Vous voulez dire le pape?
Carmina: Oui, hélas! Je n'arrive pas à démêler la part qu'il a prise dans ce piège infâme.
:Laguerra: : D'après ses complices, il n'y est pour rien, ou presque rien. Encore que ce soit difficile à croire...
Carmina: De toute façon, nous ne possédons aucune réponse valable à cette question, comme à quelques autres, d'ailleurs. Le señor De Rodas pourra peut-être nous donner le mot de certaines et il se peut que ce Messire du Rœulx réussisse à confesser le cardinal.
:Laguerra: : Vous le croyez?
Carmina: La chose paraît possible, car c'est un homme terrible que ce comte. En outre, il doit disposer de tous les moyens désirables pour l'obliger à parler.
:Laguerra: : Vous perdez la tête, Carmina? Vous n'imaginez tout de même pas qu'il pourrait menacer un prince de l'Église de prison, ou même de...
Carmina s'épanouit en un large sourire:
Carmina: De la torture? Pourquoi pas? Les relations entre le roi et le pape se dégradent de jour en jour. Elles n'y perdraient pas grand-chose. Et si vous voulez m'en croire, je le soupçonne d'en être tout à fait capable.
:Laguerra: : Et... cela vous ferait plaisir?
Carmina: Vous n'imaginez pas à quel point.
Ce qui n'empêcha pas la servante, une fois installée dans la chambre que le frère hôtelier offrit aux voyageurs dans la maison des hôtes de Gelida, de se mettre à genoux au pied de son étroite couchette et de s'abîmer en une longue et profonde oraison. Dans la simplicité de son cœur, elle admettait que les brebis galeuses pussent s'être glissées dans le saint troupeau de l'Église mais Dieu ne pouvait, en toute justice, être tenu pour responsable des crimes de ses serviteurs.

☼☼☼

À suivre...

Mais là, il faudra s'armer de patience car je n'ai pas écrit la suite...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 26 févr. 2019, 23:25
par yupanqui
Je savais bien qu’Isa était immortelle !

Corrections :
- Elle avait MURMURÉ
- Vous savez bien que MON plus cher désir...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 01 mars 2019, 19:20
par TEEGER59
Suite.

Seule consolation dans cette triste aventure: le retour au logis fut salué par un enthousiasme qui réchauffa le cœur d'Isabella, puis par une vive indignation lorsque l'on sut la vérité, ce qui réjouit celui de Carmina. Pourtant cette vérité n'apparut dans toute son évidence que lorsque, le surlendemain du retour, Miguel se présenta pour dîner à l'hacienda.
Tout en nettoyant l'un après l'autre plats et terrines en un lent, implacable et méthodique travail de mâchoires, l'hidalgo raconta comment il avait pu se trouver à point nommé dans la forêt de Garraf pour y soustraire ses amies à un sort tragique:
MDR: Au soir du fameux souper au palais de Barcelone, j'ai aperçu García Álvarez de Tolède en conversation avec le pape, conversation qui aurait pu être innocente car notre homme donnait tous les signes d'une profonde piété. Il semblait demander à Sa Sainteté sa protection pour acquérir des indulgences. Il s'inclinait, se signait, s'agitait en toutes sortes de mômeries. Voyez-vous ce que je veux dire?
Carmina: Tout à fait!
MDR: Seulement, moi, les conversations innocentes de cet homme, je n'y crois pas et, après vous avoir ramené, Estéban et toi, je me suis mis en quête de lui. Ce n'était pas très difficile, puisqu'il n'est jamais libre de ses actions avant le coucher de l'Empereur. J'ai même eu le temps de repasser chez moi pour endosser des vêtements noirs avant de me mettre à l'affût au-delà des murs d'enceinte. Je l'ai vu alors, sortir par la poterne, monté sur une mule, et gagner le port. Je l'ai suivi jusqu'à une taverne. Il fallait savoir que c'était lui car il portait un grand manteau, un bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils et un masque mais, ce mauvais gibier, je suis capable de le flairer sous n'importe quel déguisement, fût-il sorti habillé en chanoine comme cela lui arrive de temps en temps. Cette fois, pas question de jouer les hommes d'Église, étant donné le but de sa promenade... Je boirais bien encore un peu de ce vin, señorita Jesabel! C'est étonnant comme parler donne soif.
Ladite soif étanchée, Miguel reprit son récit:
MDR: L'un suivant l'autre, je l'ai vu entrer dans une taverne, où l'on trouve le plus bel assortiment de mauvais garçons de toute la région, et y prendre langue avec ce Bousseraille sur lequel je ne vous apprendrai rien de plus... sinon qu'en effet, il n'avait pas l'air de savoir à qui il parlait.
:Laguerra: : À quoi l'as-tu vu?
MDR: À une certaine façon d'être. Le truand montrait une méfiance telle que le cousin du duc a dû sortir de l'or pour le convaincre. Et c'est toujours dangereux de faire briller le métal jaune dans un tel endroit. Ils sont sortis ensemble et se sont si bien fondus dans la nuit que je n'ai pas pu les retrouver. Alors, je suis allé chez le comte pour lui dire ce que j'avais vu...
:Laguerra: : En pleine nuit?
MDR: C'est un homme qui ne dort guère! Je lui ai dit que je pensais parler au roi, il m'en a dissuadé. D'abord parce que je n'avais aucun grief sérieux à avancer. Ensuite à cause de cette confiance, quasi aveugle, que notre Sire lui porte. Celui-ci, bien sûr, allait quitter le palais avec lui et, comme on devait laisser au château une compagnie de la Garde, j'ai seulement demandé à rester moi aussi, sous le prétexte que je ne me sentais pas bien. Ce qui a beaucoup fait rire ton père...
:Laguerra: : Rire?
MDR: À un point que tu n'imagines pas. Il s'en étranglait presque.
:Laguerra: : Et à quel sujet, cette grande gaieté?
MDR: Eh bien... euh... il pensait que mon mal n'était pas bien grave et que... tu en étais à la fois la source et le... enfin... Quand il s'est arrêté de rire, il m'a dit: "Pâques Dieu, De Rodas, vous venez de me faire faire du bien bon sang! Mais n'y revenez pas! Je ne serai pas longtemps absent et c'est pourquoi je veux bien vous laisser ici pour cette fois... Vous êtes à mon service, pas à celui de ma fille!"
Rouge comme une écrevisse bien cuite, le pauvre hidalgo n'osait plus regarder Isabella en face et dut, pour reprendre ses esprits, avaler coup sur coup deux gobelets de vin qui, chose étrange, lui rendirent sa couleur normale...
MDR: Quoi qu'il en soit, et puisque le Messire du Rœulx se chargeait de surveiller Bousseraille, je me suis attaché au cardinal. Lorsque j'ai vu qu'il vous envoyait une voiture, j'ai compris qu'il se passait quelque chose de bizarre. J'ai passé la nuit près du domaine et, après votre départ, je suis venu interroger la señorita Jesabel.
Isabella bondit littéralement, et avec tant d'énergie qu'elle faillit renverser la table:
:Laguerra: : En voilà des procédés! Pourquoi, au lieu de te cacher, n'est-tu pas venu me voir, moi? Je t'aurais dit ce que je comptais faire!
MDR: Je n'en doute pas un seul instant, mais m'aurais-tu écouté si je t'avais conseillé de ne pas partir?
Carmina, qui n'avait pas dit trois paroles depuis le début du repas, marmonna:
Carmina: Sûrement pas! Pourquoi croyez-vous que je me sois lancée, rhumatisante comme me voilà, sur les mauvais chemins du beau royaume d'Espagne?
En se rasseyant, Isabella conclut:
:Laguerra: : Je vois! La suite?
MDR: C'est simple. Je vous ai rattrapées à la sortie de la ville et je vous ai suivies de loin. Jamais voyage ne m'a tant ennuyé! A-t-on idée d'aller aussi lentement?
Il s'interrompit pour jeter sur la servante un regard perplexe.
MDR: Mais ce jour-là, tout a failli manquer parce que Messire du Rœulx était en retard au rendez-vous que nous nous étions donné et que j'ai dû l'attendre.
:Laguerra: : Et tu comptais nous suivre longtemps?
MDR: Nous étions certains que ce ne serait pas nécessaire. Bousseraille n'aime pas s'éloigner de Barcelone où il vit à peu près tranquille, alors qu'à travers le royaume il a laissé certains souvenirs gênants. Il devait agir vite.
:Laguerra: : N'était-il pas plus simple d'arrêter ces gens avant qu'ils ne s'en prennent à nous?
MDR: Adrien de Croÿ est un rude justicier, mais il lui faut au moins un début de preuve. Il voulait prendre les truands la main dans le sac, si j'ose dire. J'ajoute qu'il espérait que la torture lui permettrait de s'en prendre à Álvarez qu'il déteste. Le comte rêve de pouvoir l'accuser ouvertement d'un forfait devant le roi, mais je ne sais si ce rêve se réalisera jamais. Sur le chevalet, Bousseraille n'a pu livrer aucun nom, pour l'excellente raison qu'il ignorait celui de son client. Il a été pendu sans rien nous apprendre. Quant au cocher Pompeo, le cardinal l'a fait abattre sous les yeux de Messire du Rœulx.
:Laguerra: : Comme c'est commode! Il a pris le meilleur moyen de le faire taire à jamais! J'aimerais bien savoir quelle explication, il a pu fournir au chevalier...
MDR: Aucune! Un prince de l'Église ne s'abaisse pas à donner des explications à un homme de police. Par contre, il se peut qu'il en donne là-dedans.
Et, dégrafant le col de son pourpoint de velours bleu, Miguel en tira une lettre frappée d'un grand sceau écarlate qu'il tendit à Isabella par-dessus la table.
:Laguerra: : C'est pour moi?
MDR: Bien sûr, le cardinal l'a remise à Messire du Rœulx qui me l'a portée ce soir même. Cette missive doit être remplie de belles phrases larmoyantes et fleuries... Mais elles sont de la main même du légat.
Sans répondre, l'aventurière brisa le cachet et déplia la grande feuille craquante où s'étalait largement une haute écriture, à la fois élégante et vigoureuse. Le texte, à dire vrai, en était court. S'exprimant dans un catalan d'une grande pureté, Cristoforo Madruzzo y affirmait sa complète ignorance du traquenard infâme dans lequel, sans le vouloir, il avait entraîné Isabella et sa suivante. D'autre part, il disait que le pape n'avait pas menti en rapportant l'histoire du rescapé. Isabella pouvait s'en assurer par une lettre au prieur, en mentionnant son nom. Alessandro, lui-même avait seulement rapproché ce fait de ce qu'il avait appris au palais concernant ce prisonnier dont on avait, naturellement, beaucoup parlé à Rome. Et il terminait en se disant prêt à aider autant qu'il le pourrait une jeune dame dont le souverain pontife avait pu apprécier le charme et la grande noblesse.
Carmina bougonna:
Carmina: Il n'a tout de même pas osé vous donner sa bénédiction?
Elle s'était emparé de l'épître cardinalice quand Isabella l'avait laissée tomber de ses doigts sur la table, mais personne ne lui fit écho.
Miguel cassait des amandes en regardant sa belle-sœur, qui elle, ne regardait rien... Les yeux perdus dans la verdure du jardin que la fenêtre ouverte encadrait comme une précieuse tapisserie, elle oubliait son hôte, le lieu et le temps. Une seule pensée dans cette tête fine que la terre avait manqué ensevelir si peu de temps auparavant: l'histoire de l'homme ramassé parmi les roseaux par les moines pêcheurs de l'Ordre de Saint-Jérôme était vraie et, sans la haine active d'un homme avide qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, elle serait déjà loin sur la route de Lisbonne.
Perdue dans son rêve, elle ne vit pas les yeux de Carmina se remplir de larmes. Seul Miguel s'en aperçut et, coiffant de sa grande main les doigts maigres de la servante, il les serra doucement sans rien dire, avec un sourire qui se voulait encourageant. L'hidalgo quitta la maison peu après. Isabella semblait se désintéresser de sa présence mais quand, au seuil, il la salua, elle lui sourit, d'un sourire si chaud qu'il dissipa le léger malaise qui l'avait gagné devant l'attitude de son hôtesse.
:Laguerra: : Vas-tu rejoindre Cat, à présent?
MDR: Non, pas cette nuit... La mauvaise saison va commencer et je vais mener, entre Barcelone et mon logis à l'hacienda, une paisible existence qui me permettra de te voir souvent. Si tu souhaites chasser avec moi, je n'y vois aucun inconvénient.
:Laguerra: : Chasser? Oh non! Je ne supporte pas l'idée de donner la mort.
Carmina: Quelle hypocrisie! Je ne vous ai jamais vu bouder mes terrines de lièvre ou mes bartavelles. Il faut bien tuer le gibier pour cela!
:Laguerra: : Sans doute, mais pas moi. Le sang me fait horreur. J'en ai trop vu récemment...
Miguel parti, Isabella félicita Jesabel pour ce repas si réussi puis se dirigea vivement vers sa chambre après avoir demandé à Carmina d'aller lui chercher Estéban et Tao. Celle-ci protesta:
Carmina: À cette heure? Qu'est-ce que vous leur voulez?
:Laguerra: : J'ai à leur parler. Soyez gentille: aller les chercher.
L'œil soupçonneux, la servante fila aussi vite que le lui permettaient ses jambes. Quand elle revint et pénétra, suivit des jeunes hommes, dans la chambre de l'aventurière, elle comprit qu'elle ne s'était pas trompée sur ses intentions. Sous l'œil de Jesabel qui, éberluée, l'aidait d'une main molle, la señora entassait quelques vêtements et des objets de première nécessité dans une sacoche de voyage. Sur une table, à côté de la cassette où elle gardait ses bijoux et son argent, une bourse bien remplie montrait quelles dispositions Isabella venait de prendre. Indignée, Carmina s'écria:
Carmina: J'en étais sûre! Vous voulez repartir!
Isabella se tourna vers elle et l'enveloppa d'un regard si grave que la pauvre femme sentit qu'elle n'obtiendrait rien et que sa maîtresse était fermement décidée.
:Laguerra: : Oui. Je pars. Et en condor, pour aller plus vite.
Carmina: Vous voulez rejoindre cet inconnu! Mais pourquoi voulez-vous aller là-bas, puisqu'il vous suffit d'écrire?
:Laguerra: : L'abbé peut sans doute confirmer le récit du pape, mais il ne peut pas me décrire l'homme qui a perdu la mémoire. Il faut que j'y aille, comprenez-vous? Estéban et Tao m'accompagnent, s'ils y consentent...
L'élu, dont le visage s'illumina comme si le soleil venait de percer la nuit et de déverser sur lui ses rayons, s'écria:
:Esteban: : Si j'y consens? Donne tes ordres, Isabella! Tout sera prêt à l'aube.
:Laguerra: : Ils sont simples: j'ai besoin de vous...
:Tao: : Tu ne prends pas de bagages supplémentaires?
:Laguerra: : Non. Je ne veux pas m'encombrer, et je compte porter des vêtements d'homme. Allez dormir à présent. Nous partirons au lever du jour.
Isabella n'osait pas regarder Carmina. Comme elle ne disait rien, elle crut que la servante s'abandonnait au chagrin, qu'il lui faudrait affronter des larmes, mais quand enfin elle la chercha des yeux pour lui offrir quelque consolation, Carmina, bien loin de pleurer, lui jeta un regard furibond et quitta la chambre en claquant la porte. Le bruit d'une autre, presque immédiat, apprit à l'aventurière qu'elle venait de rentrer chez elle.
Jesabel voulut s'élancer pour tenter d'apaiser sa mère, mais le naacal la retint:
:Tao: : Laissez-la bouder, ou même pleurer!
:Laguerra: : Oui... Demain son humeur sera meilleure et, de toute façon, je suis trop fatiguée pour passer cette nuit à discuter. Finissons ceci et dormons!
Ainsi fut fait, mais quand, dans la lumière incertaine du petit matin, Isabella, vêtue d'une houppelande masculine, entra dans la cuisine pour y prendre son repas, la première chose qu'elle vit fut une paire de longues jambes bottées qui reliait la pierre de l'âtre au banc jouxtant la grande table. Au-dessus de ces jambes, se dressait une tunique bicolore et, au-dessus de celle-ci, la figure mécontente de Miguel De Rodas. Carmina, debout à quelques pas et les bras croisés sur sa poitrine, attendait de voir l'effet produit. Estéban et Tao, le nez dans leur bol, ne soufflaient mot, mais les yeux de l'élu disaient assez qu'il aurait volontiers étranglé l'hidalgo. Néanmoins, les premières paroles de l'aventurière furent pour sa servante:
:Laguerra: : J'aurais dû m'en douter! Il a fallu que vous alliez le chercher?
Carmina: Parfaitement! Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais vous laisser courir les chemins avec deux gamins comme seule protection?
Estéban, furieux, protesta:
:Esteban: : Je ne suis plus un gamin! Et Isabella n'a pas besoin de moi pour ça! Elle sait se défendre en toutes circonstances...
:Laguerra: : Merci Estéban. C'est pourquoi, cher Miguel, je ne t'ai pas informé de ce projet lorsque l'idée m'en est venue. Carmina a eu tort de te prévenir, elle t'a dérangé pour rien. Je veux partir, et tu ne parviendras pas à m'en empêcher.
Miguel se leva, étirant son long corps qui parut monter jusqu'aux solives joyeusement agrémentées de jambons, de chapelets d'oignons et de bouquets d'herbes sèches.

59..PNG

MDR: Qui parle de t'en empêcher? Tu es aussi têtue que J-C, je le sais de longue date. Simplement, je viens avec toi...
:Laguerra: : C'est impossible! Tu sais bien que tu ne peux pas partir sans la permission de mon père. C'est pourquoi je ne t'ai rien dit hier. En tant qu'échevin...
L'hidalgo fit trois pas et se pencha pour regarder la jeune femme. Sous le nez et ses paupières rétrécies ne laissèrent plus filtrer qu'un mince éclair qui, pour être de couleur claire, n'en paraissait pas plus rassurant:
MDR: Merci de ta sollicitude, ma bonne dame, mais tu n'oublies qu'une chose: c'est qu'en constatant que tu allais filer sans tambours ni trompettes avec ton cardinal, j'étais bien décidé à vous suivre, même s'il avait fallu aller au bout du monde...
:Laguerra: : Au bout du monde? Il n'en a jamais été question et...
MDR: Bon! Inutile de discuter davantage sinon, Dieu seul sait quand nous partirons. Avale quelque chose, et en route!
Sautant sur ses pieds, Tao s'écria:
:Tao: : Moi, je suis prêt!
Miguel poussa un soupir excédé et, appuyant sur l'épaule du naacal un index musclé, le fit asseoir à côté du pilote.
MDR: Seul Estéban vient. Toi, tu restes là!
:Laguerra: : Il n'en est pas question! Je lui ai demandé hier soir de m'accompagner.
Sans se démonter, l'hidalgo rétorqua:
MDR: Eh bien, demande-lui à présent de garder l'hacienda.
:Tao: : Vous pouvez avoir besoin de moi.
MDR: Tu seras plus utile ici. Tu as de l'ouvrage avec tes chères abeilles et un mariage à préparer...
Furieux, Tao allait s'élancer vers la porte pour se jeter dans la campagne et y remâcher sa colère quand Miguel le rattrapa et l'entraîna près des chevaux qui attendaient.
MDR: Écoute! Il faut que tu restes ici! García Álvarez de Tolède a tellement envie du manoir de Corça qu'il peut s'en prendre à cette famille. J'ai besoin de quelqu'un qui puisse veiller sur les enfants d'Isa...
:Tao: : Il y a Luis! Il n'est pas manchot!
MDR: Non, mais il a fait une attaque! Et il ne court sûrement pas aussi vite que toi. En cas d'agitation suspecte, il faudra quelqu'un pour galoper à Barcelone. Tu iras voir Adrien de Croÿ! Il sait qui tu es, tu peux aller faire sa connaissance tout à l'heure. Il te prêtera main-forte sans hésiter. Deux hommes, d'ailleurs, surveilleront les alentours sans en avoir l'air...
:Tao: : Pourquoi ne l'as-tu pas dit tout à l'heure?
MDR: Devant Isa? Pour l'affoler? Il ne se passera peut-être rien, mais moi je serai plus tranquille. As-tu compris, Tao?

60..PNG

Il fit signe que oui et prit le cheval déjà harnaché par la bride pour le conduire à l'écurie. À nouveau, Miguel l'arrêta:
MDR: Grimpe là-dessus et va voir le comte. Pour charmer tes loisirs, il t'apprendra à monter... comme un hidalgo. Comme je ne serai pas toujours là et Isa étant ce qu'elle est, cela pourrait se révéler utile pour la suite!
Cette fois, le naacal se mit à rire et, se hissant sur l'étalon, il prit au petit trot le chemin du palais royal. Miguel, les poings sur les hanches, le regardait s'éloigner quand l'élu et l'aventurière le rejoignirent.
:Laguerra: : Où va-t-il?
MDR: Apprendre à monter à cheval! Ce ne sera pas du luxe. Regardez-moi ça! Un vrai sac de farine!
Estéban soupira:
:Esteban: : Il n'est pas plus doué avec un dromadaire...

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 01 mars 2019, 22:25
par yupanqui
Tao ne sait pas monter à cheval, c’est pour ça qu’il porte un casque de vélo sur la tête !!!
Ça protège en cas de chute ! :x-):
Bon, vivement la suite.

Petite correction : « Il aurait volontiers ÉTRANGLÉ l’hidalgo »

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 03 mars 2019, 17:16
par TEEGER59
Suite.

Sous une apparence trompeusement méditerranéenne, alors qu’il ne possédait aucune ouverture vers la Mare Nostrum, le Portugal s’était forgé au confluent de la terre et de l’océan, entre arpents rocailleux griffés par l’araire des paysans et la houle atlantique défiant les marins. Les premiers nourrissaient le pays, les seconds étendaient l’écho de sa volonté loin au-delà, construisant un empire qui régnait encore aux quatre coins du globe.
Dans ce monde d’entre deux mondes, la nation développait une identité particulière, très différente de celle du voisin espagnol, ce qu’on appelait la "singulière spécificité portugaise".
Lorsque les trois voyageurs atteignirent le pays des oliviers et des pins parasol, quand l'air s'emplit des stridulations des cigales, un véritable sentiment de joie envahit l'aventurière, et le sourire qu'elle offrit à Miguel rayonna de toute l'espérance qu'elle mettait dans ces terres roses ou ocre où le soleil régnait sans partage.
Quelques heures après leur départ de l'hacienda, ayant parcouru sans répit les deux cent dix lieues d'une traite, le trio vit se profiler de part et d'autre du large fleuve que le couchant incendiait deux cités: l'une superbe, dominée par le château de la Rive, véritable palais de la Renaissance portugaise: Lisbonne. L'autre, plus modeste mais d'aspect plus redoutable, avec sa forteresse sur le promontoire naturel: Almada. Mais villes et châteaux, murailles et clochers montraient une pierre blonde où se reflétaient les différentes couleurs du soleil, entre son aurore et son coucher. Un peu partout, des ifs cernaient le paysage, guerriers noirs sur le bleu profond du ciel et, dans les deux cités, des bouquets de mûriers, de vieux platanes et d'oliviers signalaient des places ou des jardins.
:Laguerra: : C'est bien beau!
La jeune femme s'était levée de son siège pour mieux admirer la vue.
:Esteban: : Oui, mais oublie la poésie pour l'instant, sinon nous allons trouver portes closes. Il nous reste à trouver un petit endroit tranquille pour se poser.
Quand la chose fut faite, ils descendirent en hâte. À mesure que l'on avançait, le cœur d'Isabella s'emplissait de joie. Elle ne pouvait pas imaginer que si beau pays n'eût pas été créé pour la seule douceur de vivre. En dépit de la fatigue, l'aventurière oubliait ses souffrances pour s'émerveiller, de découverte en découverte, comme si elle venait d'entrer dans un autre monde. Ici c'était encore l'été et, tranchant sur les tons morts des rochers, les petits massifs de romarin et de sauge embaumaient l'air du soir. Une paysanne aux bras dorés nantie d'un grand panier plat empli de figues croisa les Espagnols et les salua joyeusement, avec un accent inimitable. Elle s'arrêta pour en attendre une autre, qui portait sur la tête une corbeille de raisins muscat bourdonnant d'abeilles dont elle ne semblait pas s'inquiéter outre mesure. Un peu plus loin, c'étaient la tache pâle d'un petit bois de cèdres bleus, des rideaux de cyprès protégeant des vignes, des haies de roseaux séchés bruissant comme papier froissés dans la brise du soir. Comme on approchait du but, Miguel ralentit la cadence. Peut-être aussi pour mieux admirer les dents blanches et les gorges brunies d'un groupe de jeunes femmes qui remontaient du Tage...
MDR: Il y a longtemps que je n'étais venu.
Il soupira avec âme.
MDR: C'est vrai que c'est un beau pays! L'endroit idéal pour se remettre après une longue épreuve, si vraiment J-C a réussi à y aborder...
:Laguerra: : S'il s'agit bien de lui, il ne l'a pas fait exprès. On m'a dit qu'il était sans connaissance dans la barque où les moines l'ont trouvé. S'il venait de Emden, comment a-t-il fait pour entrer dans cette baie?
Bien qu’il s’agissait d’un plan d'eau intérieur, il n’était pas rare de trouver sur la mer de Paille des vagues relativement hautes, causées par la combinaison du vent et des marées. Il devait être difficile d'y naviguer.
MDR: Ce n'est pas au moment où nous touchons au but qu'il faut te décourager. Au-delà des tours qui gardent la porte, tu peux apercevoir l'église Sainte-Marie et les bâtiments du couvent des Hiéronymites.
Une demi-heure plus tard, en effet, les voyageurs remontaient la ruelle plantée de mûriers qui, de la porterie, menait aux bâtiments conventuels. Là se trouvaient les forges, les granges, les remises, les écuries, la basse-cour et l'entrée du jardin potager, tout cela enfermé dans les murs mais hors cloître, voyageurs et pèlerins pouvant y pénétrer. Une petite troupe d'errants de Dieu s'y reposait déjà, assise en rond sous un arbre où un frère convers leur distribuait du pain et de l'eau fraîche. C'était le premier accueil. Un peu plus tard, après l'office, on les conduirait dans la grande salle de l'hôtellerie où ils pourraient passer la nuit.
Dès l'arrivée, Miguel demanda l'hospitalité pour ses deux compagnons et pour lui-même. Il se fit reconnaître comme échevin au service de Charles Quint et, en même temps, réclama la faveur d'un entretien particulier avec le dom prieur, faveur qui ne lui eût peut-être pas été accordée, dans un délai assez bref tout au moins, s'il n'eût appartenu à l'entourage de l'Empereur. À Isabella, un peu gênée de s'abriter sous un mensonge, Miguel expliqua que cela simplifierait les choses, lui éviterait d'être parquée avec les pèlerines de passage et lui permettrait de franchir plus facilement la clôture, chose indispensable si le rescapé était installé dans les bâtiments conventuels proprement dits.
MDR: Au lieu d'être la señora Mendoza, tu seras notre frère... disons... le chevalier Alix?
:Laguerra: : Tu as une belle imagination, Mig', mais n'allons-nous pas commettre une faute grave? Si mon père apprenait...
MDR: Il ne le supporterait sûrement pas, dévot comme il l'est, mais veux-tu me dire comment il pourrait apprendre la brève visite de trois voyageurs dans un couvent qui ne fait pas partie de ses possessions territoriales?
:Laguerra: : Tu oublies que le roi de ce pays est le frère de sa défunte épouse... Jean III Le Pieu est aussi mon oncle, en quelque sorte. Et puis, si c'est bien Juan? S'il nous reconnaît?
MDR: Nous n'aurons plus qu'à nous confesser et à demander humblement pardon. Le seul risque serait que l'on nous imposât comme pénitence le pèlerinage de Compostelle...

☼☼☼

En dépit de son extrême fatigue, Isabella, logée bien heureusement seule dans une chambrette de l'hôtellerie, celle-ci était loin d'être remplie, ne réussit pas à trouver le sommeil. Le calme était profond, cependant, et la nuit qui entrait par l'étroite fenêtre paraissait faite de velours bleu sombre piqueté d'argent, mais l'esprit inquiet de l'aventurière lui interdisait de trouver le moindre repos. Elle resta des heures étendue, l'oreille au guet, épiant les menus bruits de la campagne et du cloître, comptant les heures à mesure que lui parvenait l'écho lointain des offices nocturnes. La pensée que Juan était peut-être là, à quelques pas d'elle, dans l'un de ces nombreux bâtiments silencieux, lui mettait la fièvre dans le sang et il lui semblait que cette nuit n'aurait pas de fin... Et puis, il faisait très chaud dans sa chambre. L'hôtellerie se trouvait près des cuisines et de la boulangerie dont les feux, même assoupis, pénétraient l'épaisseur des murs, et l'aventurière regrettait d'avoir accepté de passer la nuit dans ce couvent. Il eût été cent fois préférable de dormir à la belle étoile, sous un arbre ou à l'abri du condor plutôt que dans cette boite étouffante, mais elle avait espéré que le dom prieur les recevrait le soir même...
Quand Miguel vint l'éveiller, elle venait de sombrer enfin dans un lourd sommeil et, en découvrant ses paupières gonflées et ses joues pâlies par la veille, il se montra fort mécontent. Elle riposta avec mauvaise humeur:
:Laguerra: : Ce n'est tout de même pas de ma faute si je n'ai pas réussi à dormir!
MDR: Aussi n'est-ce pas à toi que j'en veux, mais à moi. J'aurais dû te laisser dans quelque auberge avec Estéban et, ici, il s'en trouve au moins une fort agréable, puis venir tout seul. Je vais demander qu'on t'apporte de l'eau fraîche pour que tu fasses toilette, puis tu nous rejoindras dans la salle où tu te restaureras. Tu as le temps! Le révérendissime abbé nous recevra après la messe.
Une heure plus tard, Isabella, lavée à grande eau, non fardée, boucles d'oreilles ôtées, brossée, aucun cheveux ne dépassant de son chaperon, suivait en compagnie de ses deux compagnons le frère chargé de les conduire au logis du dom prieur qui ouvrait sur la petite place de l'église.

61..PNG

Chemin faisant, elle ne pouvait s'empêcher de regarder autour d'elle, épiant chaque silhouette aperçue, mais aucune ne ressemblait à celle qu'elle attendait.
En mettant un genou en terre devant le dignitaire suprême de l'Ordre, elle retrouva l'impression pénible ressentie quand Miguel avait décidé qu'elle garderait son déguisement. Le dom prieur n'était pas un homme imposant, mais, avec sa tunique blanche et son scapulaire de couleur brune, son crâne strictement tonsuré où les cheveux gris ne formaient plus qu'une étroite couronne évoquant l'auréole, son visage maigre et tanné qui semblait taillé dans un vieux bois d'olivier, il ressemblait à l'un de ces saints ou de ces prophètes dont les statues rigides peuplaient églises et chapelles. Surtout, jaillie de l'ombre des sourcils, la double flamme d'un regard bleu qui semblait la transpercer jusqu'à l'âme acheva de faire perdre contenance à la jeune femme.
Incapable d'articuler une parole, elle accepta le tabouret qu'on lui désignait et laissa Miguel expliquer ce qui les amenait. Quand il eut fini, le dom prieur laissa le silence envahir la petite salle austère où il les recevait et le regard bleu revint se poser sur Isabella qui ne put s'empêcher de rougir. Une angoisse lui nouait la gorge et des pleurs montaient à ses yeux, car, telle qu'elle venait d'être racontée par l'hidalgo, cette histoire de sauvetage et d'homme privé de mémoire lui semblait à présent absurde. D'une voix enrouée qui allait bien avec son personnage, elle dit:
:Laguerra: : Il s'agit sans doute d'une... légende, d'une histoire comme aiment à en colporter... les bonnes gens?
😇: Faites-vous si peu crédit à la parole du Saint-Père, mon fils? Il n'a dit que la vérité...
:Laguerra: : La vérité?
😇: Mais oui. Il y a sept mois, nos frères pêcheurs ont, en effet, amené ici un homme trouvé dans une barque venue s'échouer dans les roseaux. Cet homme, dévoré de fièvre, semblait parvenu au dernier degré de la résistance humaine... Nous avons réussi à le ramener à la vie après beaucoup d'efforts, mais quand il a repris connaissance, nous avons constaté que son esprit n'avait rien conservé du passé... Les épreuves subies avaient peut-être dépassé les limites de ses forces...
Avec respect, Estéban demanda:
:Esteban: : Pardonnez-moi, Votre Révérence. Ne parlait-il plus?
😇: Si mais très peu. Quelques paroles tout au plus et, quand nous l'avons interrogé, il n'a rien pu nous répondre...
Incapable d'y résister plus longtemps, Isabella pria timidement:
:Laguerra: : Est-ce que... est-ce que nous pourrions le voir?
Le regard bleu revint vers son visage et elle crut y lire une sorte de compassion.
😇: Non. C'est impossible.
:Laguerra: : Il est... mort?
😇: Non. Il est parti.
:Laguerra: : Parti? Mais quand? Comment?
MDR: Alix!
La main de Miguel se posa sur son bras et le serra pour inciter la jeune femme à plus de prudence, mais la voix du dom prieur, profonde et douce, ne marqua aucune impatience devant ce manquement aux convenances.
😇: Au mois de mai dernier, pour la fête des Rogations, les grandes prières publiques traditionnelles ont attiré dans cette ville plus de monde que de coutume. Au début du printemps, le fleuve avait inondé une partie du quartier de Belém et des terres alentour et il s'agissait de demander à Dieu, plus instamment que jamais, de protéger les récoltes à venir. En même temps, de nombreux pèlerins en route pour la Galice ont franchi notre cité et l'hôtellerie de cette maison, comme celle de nos frères bénédictins, dans la citadelle. Elles se sont retrouvées débordées. Cela a été une grande vague et, quand elle s'est retirée, celui que, faute d'un autre nom, nous appelions frère Innocent avait disparu avec elle... Nous ne savons pas ce qu'il est devenu.
:Laguerra: : Parti! (Pensée).
Une telle douleur s'inscrivit sur le visage d'Isabella que le prieur, se penchant vers elle, toucha sa main du bout de ses doigts.
😇: Ne laissez pas le chagrin vous envahir! Après tout, rien ne dit que ce malheureux est celui que vous chercher?
Pour venir au secours de sa belle-sœur, Miguel demanda:
MDR: Votre Révérence consentirait-elle à nous le décrire?
😇: Nous nous attachons peu à l'aspect physique des hommes, mon fils. Que puis-je vous dire? Il était grand, le cheveu brun, et pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Nous pensions qu'il avait du être soldat car son corps portait plusieurs cicatrices, à ce que l'on m'a dit. Mais je peux faire chercher le frère infirmier. Peut-être vous en dira-t-il davantage?
Comme les autres frères convers, l'infirmier n'était pas tenu par la règle du silence et, il eût été capable à lui seul de parler autant que le couvent entier. En outre, il semblait avoir voué une sorte d'amitié à l'inconnu. Si la crainte respectueuse que lui inspirait le dom prieur ne l'avait pas retenu, il se fût lancé sur le "frère Innocent" dans des considérations sans fin auxquelles son accent chantant conférait une saveur inattendue, mais qui noyaient un peu le personnage. Pour lui, l'inconnu était un bon garçon auquel il reprochait surtout son mutisme, mais dont il était incapable de dire de quelle couleur étaient ses yeux.
👴: Il les tenait toujours à demi fermés. Je crois que le soleil les avait brûlés quand il était dans la barque, car ils étaient tout rouges à son arrivée. Que puis-je vous dire encore? Il ne parlait pas comme tout le monde et, pendant sa grosse fièvre, je ne comprenais pas grand-chose à ce qu'il marmottait...
:Esteban: : Sa Révérence vient de nous dire qu'il portait des traces de blessures?
👴: Des cicatrices? Oh ça oui! Il en avait partout! J'en ai jamais tant vu! Au point que je ne peux même pas vous dire où!
L'espoir, un instant revenu, diminua de nouveau dans le cœur d'Isabella. Certes, Juan avait été blessé plusieurs fois dans divers combats, mais pas au point d'être couvert de marques comme le prétendait ce brave petit moine qui, en vérité, semblait encore plus innocent que son protégé. Encouragé par le silence du dom prieur, il se lançait dans de nouvelles descriptions qui achevèrent d'accabler la jeune femme:
👴: L'homme était très pieux, plutôt timide, fort entendu au travaux des champs. Il était aussi...
😇: Cela suffit, mon frère! Je crois que vos propos n'intéressent pas beaucoup nos hôtes. Une telle attitude ne ressemble guère, n'est-ce pas, à ce que vous cherchez?
:Laguerra: : C'est vrai...
Traversée alors par une idée digne d'une fille de Florence où l'on rencontrait au moindre événement un peintre ou un sculpteur en train de dessiner d'un fusain rapide, Isabella demanda:
:Laguerra: : ... Mais n'y a-t-il ici aucun moine capable d'esquisser, de mémoire bien sûr, un portrait?
😇: Nous en sommes incapables. Seul, peut-être, le frère enlumineur, mais il n'a jamais rencontré notre hôte qui ne pouvait franchir la clôture.
MDR: Et si c'est Alix qui vous le dessine?
😇: S'il en est capable, pourquoi pas!
Le faux chevalier s'exécuta. Dix minutes plus tard, il présenta son œuvre.
👴: Oui... peut-être... Ça lui ressemble mais... je ne suis pas très sûr...
Il ne restait plus à Isabella et à ses compagnons qu'à remercier les religieux et faire leurs adieux. La jeune femme retenait avec peine ses larmes, tant était grand l'espoir qu'elle avait mis dans l'incident de l'homme à la barque. Comme si la mer redoutable avait pu porter une embarcation fragile sur une si longue distance sans chavirer! Cela paraissait absurde d'autant plus que deux mois plus tôt, la Mary Rose, la caraque emblème des Tudors faisant partie du programme naval du roi Henri VIII, avait sombré dans le Solent, le bras de mer séparant l'Angleterre de l'île de Wight face au château de Southsea, dans lequel se trouvait son propriétaire. Dès le début de la bataille, la Mary Rose avait commencé à pencher dangereusement à tribord et l'eau était entrée à travers les sabords ouverts. L'équipage fut incapable de redresser le navire et s'était rué sur le pont supérieur alors que le navire coulait rapidement. Comme elle s'était inclinée, les équipements, les munitions et les provisions basculèrent et aggravèrent le chaos. L'imposant four en brique situé à bâbord dans la cambuse s'était effondré. Les canons s'étaient détachés et vinrent marteler le bord opposé, écrasant les hommes sur leur passage...
Écrasée... Tel était le sentiment qui oppressait le cœur d'Isabella. Elle regarda son alliance et tira dessus pour la prendre dans la paume de sa main. La bague était pesante, chaude de sa propre chaleur, presque vivante... L'aventurière la baisa comme elle eût embrassé la bouche de Juan...
Où était-il à cette heure? Encore dans ce pays? Quelque part en Galice où les pèlerins convergeaient vers Saint-Jacques-de-Compostelle? Quoi qu'il en soit, il n'était plus ici, et il ne pouvait pas être à Corça...
Ils allaient franchir la porte quand le petit frère infirmier, qui semblait très malheureux, leva un doigt timide pour demander la permission d'ajouter quelque chose.
😇: Quoi encore? Il me semble que vous avez déjà beaucoup parlé, mon frère!
L'interpellé devint très rouge, et, baissant la tête, se dirigea vers la porte. Compatissant, Miguel fit:
MDR: Dites toujours. Puisqu'on vous le permet!
👴: Oh! Ça m'étonnerait que ça vous intéresse mais... cet homme-là devait côtoyer des Maures. Pourtant, il ne voulait pas l'avouer.
MDR: Pourquoi donc? Il n'y a pas de honte à ça.
👴: C'est ce que je pensais aussi, mais quand il a été guéri... enfin presque... il m'a dit que ces gens ne lui rappelaient rien. Cependant, au plus fort de sa fièvre, il répétait toujours le même mot qui ressemblait au nom coranique de Jésus de Nazareth, mal prononcé bien sûr et avec son accent à lui. Ça donnait quelque chose comme ʿĪsā ou Issa*.
Miguel avait saisi l'infirmier par les épaules:
MDR: Isa?
Il y eut un court silence, chacun des participants de la scène retenant d'instinct leur souffle. Et soudain, le petit moine sourit:
👴: Oui... oui, je crois que c'était ça! Maintenant que vous me le dites, je crois que c'était "Isa". Ça veut dire quoi? C'est le nom du fils de Marie chez les Bidha'an*, n'est-ce pas?
MDR: C'est surtout le diminutif de sa femme, Isabella. Merci, mon frère! Vous nous avez rendu un immense service et nous vous sommes très reconnaissants.
Isabella était incapable d'articuler le moindre mot. Vaincue par la fatigue et l'émotion, elle sanglotait éperdument, la tête dans ses mains, ayant tout oublié de ce qui l'entourait. C'est seulement quand elle sentit une main se poser sur son épaule qu'elle releva son visage défiguré par les larmes et rencontra le regard bleu qui l'avait tant impressionnée. Cette fois, il était plein de compassion:
😇: Dieu a déjà pris soin de lui. Il y veillera encore, j'en suis certain. Ne pleurez plus, ma fille!
:Laguerra: : Vous saviez?
😇: Disons que je vous ai devinée à l'instant où vous avez plié le genou devant moi. J'ajoute que je vous pardonne cette... mascarade. Elle vous était dictée par votre grand désir d'en savoir très vite un peu plus sur notre rescapé. Mais, bien sûr, il vous faut quitter cette maison à l'instant, avant qu'un autre que moi ne découvre votre supercherie. J'espère que vous retrouverez bientôt votre époux.
:Laguerra: : Merci! Oh merci!
Se laissant glisser à terre, elle prit la main du moine pour la baiser, mais ne put que l'effleurer car il la lui retira doucement.
😇: Allez, à présent, et que Dieu vous ait en Sa sainte garde! Je Le prierai de bénir votre quête comme je vous bénis...
Le geste courba Miguel et Estéban, de part et d'autre d'Isabella. Cependant, le dom prieur frappait dans ses mains pour rappeler le frère convers afin qu'il ramène ses visiteurs à l'hôtellerie. Avant de sortir, Isabella demanda:
:Laguerra: : Je voudrais faire aumône à cette maison en remerciement des soins reçus. Votre Révérence accepterait-elle...
😇: Merci de votre intention, mais pas à moi. Donnez à notre hôpital afin d'adoucir les souffrances des pauvres malades.
Un moment plus tard, l'hidalgo, l'élu et l'aventurière quittait le couvent et se retrouvaient dans la grande rue qui traversait la ville dans toute sa longueur.
MDR: Que faisons-nous, à présent? Tu ne veux pas repartir tout de suite, j'imagine?
:Laguerra: : Non. J'ai besoin d'un peu de repos... et puis je crois qu'il nous faut parler, essayer d'imaginer ce que Juan a fait en quittant cette ville...
MDR: Pour le repos du corps et la clarté des idées, rien de tel qu'une bonne auberge! Suivez-moi!

☼☼☼

*ʿĪsā ou Issa ibn Mayriam - En arabe عيسى بن مريم : Jésus, fils de Marie.
* Bidha'an - Nom donné aux populations arabo-berbères "blanches" vivant dans l’Ouest du Sahara.

☼☼☼

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 03 mars 2019, 17:46
par Aurélien
C'est complètement Fou ! :shock:
Esteban fais complètement penser physiquement à Mendoza ! Sérieux on dirais lui mais quelques années en moins !

Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Posté : 03 mars 2019, 17:53
par TEEGER59
Aurélien a écrit : 03 mars 2019, 17:46 C'est complètement Fou ! :shock:
Esteban fais complètement penser physiquement à Mendoza ! Sérieux on dirais lui mais quelques années en moins !
C'est complètement :tongue: vrai car j'ai pris cette base,

125.PNG

pour faire Estéban... ;)