Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.
Posté : 17 févr. 2019, 20:10
Suite.
Descente aux enfers.
Raquel: Venons-en au fait. Par Saint-George! Je n'ai pas parcouru le chemin de chez moi jusqu'ici pour vous parlez de la pluie et du beau temps!
Isabella se demanda ce que sa belle-mère allait lui dire. Remontant à quatre jours, le bal avait laissé à la jeune femme, qui n'avait pas revu Jaume depuis lors, une impression désagréable, vaguement inquiétante.
S'il lui fallait, en plus de ses relations troubles avec le secrétaire de la comtesse, faire face à d'autres complications, comment allait-elle s'y prendre?
Ce dimanche matin, en rentrant de la messe, Isabella et ses enfants avaient trouvé la mère de Juan qui les attendait dans la salle de leur logis.
Elle avait maigrie. Son nez n'en paraissait que plus long. En devisant de choses et d'autres, ils avaient partagé leur premier repas de laitage, d'œufs, de tartines, puis Elena, Pablo et Joaquim étaient allés jouer dans le jardin pendant que Carmina couchait Paloma.
Le temps s'était radouci. Un soleil de mi-avril, décoloré et sans chaleur, se faufilait entre les hauts toits de tuiles tandis que, dans la pièce jonchée de foin, un feu vif flambait en pétillant.
Raquel: Avez-vous reçu des nouvelles de mon fils?
Il y eut un silence. On entendit les enfants qui criaient dans le jardin, et le tintement acharné des marteaux maniés par les ouvriers monnayeurs, de l'autre côté de la rue. Dans l'atelier d'en face, on frappait monnaie tout au long du jour.
: Non... Absolument aucune... Et pas davantage de l'homme qui l'accompagnait. J'espère sincèrement qu'aucun mal ne leur est advenu or je ne pense pas que ce soit le cas. Alberto est un saisonnier. Une fois sa tâche effectuée, il a très bien pu quitter Juan pour aller chercher du travail ailleurs. Je suis désolée de vous dire ça Raquel, mais votre fils veut sans doute nous signifier par son silence que nous avons cessé d'exister pour lui... Vous m'aviez pourtant prévenue...
Raquel: Ma bru, ma pauvre bru... Je voudrais vous dire...
: Je sais, Raquel, je sais...
Isabella se leva de son siège, s'empara d'une paire de pincettes et se mit à tisonner le feu sans nécessité. Tout en lui tournant le dos, elle reprit, en s'adressant à la vieille femme dont l'honnête regard ne la quittait pas:
: Votre dévouement et votre amitié me sont acquis depuis longtemps, je ne l'ignore pas, mais personne ne peut se mettre à ma place ni souffrir pour moi!
Elle se redressa, reposa les pincettes et demeura debout devant le foyer.
: Le destin d'une femme abandonnée est plus pénible qu'on le pense.
Sa tête était inclinée sur sa poitrine.
: On n'y songe guère d'habitude, ou bien, juste en passant, pour la plaindre et s'apitoyer sur son sort. La vérité vécue est que tout manque en même temps. Il ne reste qu'une alternative: se résigner ou bien lutter.
L'aventurière s'interrompit, releva la tête et regarda enfin sa belle-mère qui l'écoutait toujours avec la plus profonde attention.
: Après des mois d'attente, d'effondrement et d'incertitude, j'ai choisi de lutter. Je ne veux plus me laisser abattre. Ce serait la fin de toute vie familiale. Mes enfants me mépriseraient. Pour eux, mais aussi pour l'idée que je me fais de moi-même, je dois surmonter cette épreuve et cesser de me considérer comme perdue parce que mon mari n'est plus là! Les miens, mes amis, mon travail, me permettront, si Dieu a pitié de moi, de continuer à élever ceux dont je demeure l'unique soutien.
Raquel avait croisé les mains sur ses genoux. Les yeux attachés à ses ongles aux lunules à peine visibles, elle dit:
Raquel: Je vous savais vaillante, mais tout de même pas à ce point! On voit que vous êtes de bonne race...
Avançant le menton d'un air résolu, Isabella jeta fièrement:
: Je n'ai pas un cœur de serve! Si je veux reconstruire ma vie, le moment est venu de me ressaisir!
Raquel se frotta longuement le nez en signe de réflexion. D'une voix incertaine, elle finit par demander:
Raquel: Cela veut dire que vous avez déjà rencontré un autre homme?
: Une femme ne peut-elle vivre seule, en paix, avec ses enfants, sans qu'on imagine aussitôt qu'elle ne rêve que de s'attacher de nouveau le licol autour du cou? Allons Raquel, ce sont là des idées toutes faites! Me voici libre. Ce n'est pas pour déposer aussitôt cette liberté en d'autres mains!
Raquel: Par la Croix du Christ! Je ne peux que vous en féliciter, croyez-le bien! Faites à votre guise, vous ferez ce qu'il faut!
La vieille femme se leva à son tour du banc où elle était assise.
Raquel: Comme vous avez changé, ma bru. Vous étiez encore si meurtrie dernièrement... voici que, soudain, vous vous montrez revigorée et combative comme je ne l'aurais pas cru possible.
En détournant les yeux, Isabella reconnut:
: En passant, le temps transforme faits et gens. La vie m'aura au moins appris deux choses: d'abord à ne pas m'apitoyer sans fin sur mon propre sort. Ensuite, qu'il est bon de prendre les évènements comme ils se présentent, sans rechigner, en s'acceptant et en acceptant les autres tels que Dieu les a faits.
Quand elle se retrouva seule, une fois la mère de Juan repartie, l'aventurière se demanda:
: Que m'arrive-t-il? Pourquoi ai-je parlé de la sorte à Raquel? Je me suis laissée aller à lui faire des déclarations que je ne m'étais encore jamais permises au plus secret de mon âme. Sa présence m'a incitée à adopter une manière d'être dont je ne me croyais pas capable voici seulement une heure! Pourquoi? Suis-je en train de devenir une autre? (Pensée).
Le front appuyé au manteau de la cheminée, Isabella observait la danse échevelée des flammes qui consumaient les bûches entrecroisées. Dans un brusque éclatement, comme un essaim de guêpes fauves, des étincelles en jaillissaient pour retomber ensuite sur le pavé, et s'éteindre aussi rapidement qu'elles avaient surgi.
: Les assiduités de Jaume ne sont-elles pas, en réalité, la cause de cette espèce de griserie qui s'est tout d'un coup emparée de moi? Raquel ne s'y est pas trompée... Suffit-il donc à un cœur rempli d'amertume d'un témoignage d'amour pour se sentir allégé de son mal? Sommes-nous si versatiles? Suis-je une créature aussi légère que ces femmes qui passent d'homme en homme sans jamais paraître y laisser la moindre part d'elles-mêmes? En me faisant trouver des excuses à un prochain abandon qu'il désire, espère, prépare malgré moi, ne serait-ce pas encore mon corps qui me joue ce tour? (Pensée).
Isabella alla à la fenêtre, l'entrouvrit et regarda ses enfants qui, ayant enfourché des bâtons terminés par des têtes de chevaux sculptées dans le bois, s'amusaient à se poursuivre.
Elle referma la fenêtre, revint à pas lents vers le métier à tapisser sur lequel un ouvrage l'attendait et songea:
: Décidément, l'air de Barcelone ne me vaut rien. Les villes sont des chaudrons lucifériens où le Mal se déchaîne en toute impunité. Il s'y trouve bien plus à l'aise qu'à la campagne. La nature ne cesse pas, en effet, de nous montrer Dieu à l'œuvre dans sa Création. Les astres, l'eau, les nuages, les arbres, les plantes sont sans péché, puisque innocents... Ils témoignent de l'ordre du monde et de l'attention que le Seigneur y porte. Les cités, au contraire, tiennent leurs habitants enfermés entre des murailles closes pour mieux les séquestrer et les tenir éloignés de la simple liberté des champs... Leurs plaisirs sont frelatés, les tentations y rôdent... (Pensée).
Rentrant toute seule du jardin, ainsi que son caractère indépendant la poussait souvent à le faire, Elena demanda:
Elena: Qu'as-tu, maman? As-tu du chagrin?
: Non, ma petite salamandre. Bien au contraire. Ta grand-mère vient de m'apporter son soutien et je pensais à l'hacienda.
Joignant les mains d'un air extasié, la jeune fille s'écria:
Elena: Oh, oui maman! Retournons chez nous!
Elle se jeta dans les bras de sa mère et se suspendit à son cou.
: Hélas, ma petite plume, ici j'ai du travail et je gagne de quoi nous faire vivre convenablement.
Elena: Mais puisque oncle Miguel peut te donner ce dont nous avons besoin, ne peut-on pas y retourner?
: Ce n'est pas si simple... Estéban et Zia y vivent désormais. Et comme leur enfant va bientôt arriver, ils ne peuvent plus habiter au monastère... Rien n'est plus pareil, maintenant... Enfin, nous verrons, nous verrons... En attendant, il nous faut nous occuper du dîner.
L'attitude d'Elena donna à réfléchir à la jeune femme. Contrairement à sa fille, elle ne tenait pas tellement à se retrouver à l'hacienda. La présence des élus ne suffirait pas à remplir la place vide... Et trop de souvenirs nichaient là-bas...
Peut-être aussi, l'attente, redoutée et espérée en même temps, du dénouement de son aventure avec Jaume l'incitait-elle à ne pas s'éloigner de Barcelone?
☼☼☼
Le lundi matin, au travail, tenant d'une main sûre la mine de plomb gainée d'un cuir dont la teinte naturelle était devenue, par endroits, beaucoup plus foncée, tant elle s'en était souvent servie, Isabella dessinait un cygne.
Penchée sur sa table, elle commençait à travailler à l'illustration d'un manuscrit qu'un copiste avait livré tout composé, sous forme de cahiers volants. Dans la marge, en face des espaces qu'il avait laissé en blanc, quelques indications, très succinctes, en caractères minuscules, donnaient le sens des scènes à représenter.
Trop indépendante pour accepter de se plier, ainsi que le faisaient certaines de ses consœurs, et selon l'usage couramment admis, à la simple imitation d'anciens modèles qu'on se contentait de recopier, la jeune enlumineresse préférait suivre son inspiration. Quelques mots lui suffisaient pour imaginer le sujet proposé et pour voir comment elle allait le traiter.
Ce matin-là, elle consultait du coin de l'œil un carnet de croquis posé à côté d'elle et sur lequel elle avait noté, au cours de ses promenades, des idées de composition aussi bien que des dessins de fleurs, de feuilles, d'animaux qui avaient attiré son attention.
L'aventurière n'ignorait pas que la renommée de l'atelier où elle travaillait dépendait en grande partie de sa faculté à créer, de son goût, de son savoir-faire, et qu'il ne lui était pas permis, au nom des préoccupations de sa vie personnelle, de négliger son nouveau métier.
Autour de la jeune mère, la grande pièce bourdonnait comme à l'accoutumée. Dieu seul savait combien, en cette pluvieuse matinée, Isabella était tentée de se soucier d'autre chose que de la chanson du "chevalier au cygne", texte sur lequel elle œuvrait sans relâche. Mais la conscience de ses responsabilités pesait comme une main de fer sur sa nuque et la maintenait à l'ouvrage. Elle lui interdisait de laisser sa pensée errer autour des obstacles et des interrogations qui, depuis la veille, revenaient à tout propos l'assaillir...
C'est alors que Zia fit son entrée pour aller saluer Isabella et Catalina avant de se rendre au monastère afin de soigner les malades. Dire que l'inca était fatiguée relevait de l'euphémisme. Jamais elle n'avait connu pareille lassitude, même après la quête des cités d'or. Elle se traînait.
: Zia, tu ne peux pas continuer à venir ici ni à travailler dans l'état où te voilà. Retourne chez toi et repose-toi.
: Pour attendre mon heure, je suis aussi bien ici ou au monastère, parmi mes patients, qu'à l'hacienda où je tourne en rond en attendant ma délivrance! Et puis je n'aime pas m'écouter. Il sera toujours temps, aux premières douleurs, de regagner mon logis.
Tout en préparant une seconde couche pour consolider une feuille-lustre à décalquer, l'épouse de Miguel lui dit:
Cat: À moins que tu n'enfantes ici, au milieu des plumes, des pinceaux et des parchemins. Pour Domingo, j'ai été prise de court. Il est venu au monde en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire!
Debout devant son pupitre, Anita s'esclaffa:
Anita: Vierge Mère et Sainte! Je vois à l'avance la tête de Guvendolina et celle des jumelles si vous nous faites un marmot à même le plancher, tout à trac!
Occupée à peindre de petites feuilles d'or pâle sur un tronc d'arbre rouge, la rouquine fit une grimace moqueuse et protesta avec véhémence.
Guvendolina: Sur mon âme! Je ne me démonterai pas pour si peu! Voir naître un enfant n'a rien de bien étonnant pour moi. N'oubliez pas que je suis l'aînée de huit frères et sœurs, et que ma mère en a mis douze au monde!
Neus et Marisol, qui faisaient toujours bande à part dans leur coin, furent les seules à se taire. Penchées sur leur ouvrage, elles exécutaient avec application, avec une fine plume, des inscriptions explicatives au-dessus des personnages déjà peints. Lèvres serrées, regards indifférents, elles laissèrent les autres s'entretenir avec excitation de leurs propres couches. Vieillissant sans qu'aucun homme ait jamais été tenté de partager leur vie, elles en gardaient rancune aux femmes pourvues de maris et de progéniture.
Commençant à illustrer la marge d'un feuillet qui faisait partie d'un gros livre d'heures, Beatriu trancha:
Beatriu: Tout cela est bel et bon, mais nos histoires ne changent rien à la réalité du moment. Au nom de chacune d'entre nous, je vous demande, señora, de repartir chez vous sans tarder et de vous mettre au lit sous la garde de votre bon Estéban!
Meritxell, qui s'exprimait toujours avec un minimum de mots afin de distraire le moins de temps possible de son labeur de fourmi, approuva en disant:
Meritxell: Bien parlé!
Sa mince tête noiraude demeurait sans cesse inclinée au-dessus d'épaisses pages crissantes sur lesquelles sa main habile mêlait au texte grec de délicates enluminures.
Zia finit par céder. Elle repartit vers l'hacienda en admettant que ses jambes enflées et le poids de son ventre suffisaient à la fatiguer. Ils justifiaient le fait de ne pas se rendre au monastère.
L'atelier retrouva son calme.
Une pluie froide cinglait la façade du bâtiment, crépitait sur les tuiles du toit, transformait les rues en bourbier.
Ce fut après que les cloches eurent sonné l'interruption du travail, que Anita, l'ouvrière qui ressemblait à une chèvre, s'approcha d'Isabella. Celle-ci achevait d'indiquer, en quelques traits de plume, l'expression de l'animal qui servait de motif central à son illustration. À sa droite, plusieurs pinceaux de tailles variés trempaient dans un gobelet de grès, auprès d'une palette constituée par une simple omoplate de mouton, nettoyée et grattée, que constellaient des taches de couleur.
Non loin de l'aventurière, pendues à deux perches horizontales, d'autres feuilles en cours de séchage éclairaient de leurs teintes vibrante la grisaille du jour pluvieux. Un retard s'ensuivait. Les autres ouvrières sortaient déjà.
Anita: Nous n'avons guère le temps de faire ici plus ample connaissance. Ne trouvez-vous pas que c'est dommage? Nous travaillons ensemble toute la journée, et, pourtant, nous restons des étrangères les unes pour les autres.
: Il est vrai. Que voulez-vous, Anita! Entre les heures passées à l'atelier et les obligations de mère de famille qui m'attendent à la sortie, je n'ai, hélas, pas le temps de lier amitié avec qui je le souhaiterais!
Les gros yeux bombés de l'enlumineuse semblaient taillés dans une agate dorée. Avec un air entendu, elle répondit:
Anita: On trouve toujours le moyen de faire ce qu'on désire, vraiment. J'ai envie de vous connaître davantage, figurez-vous. Eh bien! Je suis certaine d'y parvenir. Voulez-vous, par exemple, venir demain, après souper, passer la veillée chez moi?
: Je ne sais si ce sera possible...
Anita: Je suis veuve et mes enfants se trouvent dispersés loin de moi. Mon isolement me pèse. Soyez bonne, rendez-moi visite... Je demanderai à une ou deux voisines de se joindre à nous.
Isabella n'éprouvait pas de sympathie particulière pour cette femme plus âgée qu'elle, dont l'esprit railleur la déconcertait souvent. Mais elle connaissait suffisamment le poids de la solitude pour compatir et comprendre le besoin de compagnie que pouvait ressentir son interlocutrice.
: Je tâcherai de me rendre libre demain soir. Je vous apporterai des pâtes de coing.
☼☼☼
Ce fut en effet avec une écuelle d'étain bien remplie de friandises et recouverte d'un linge blanc que la señora Mendoza se présenta le lendemain soir chez sa nouvelle amie.
Anita habitait au quatrième étage d'une maison déjà ancienne, coincée entre deux constructions récentes. La pièce où elle introduisit sa visiteuse était peu et mal meublée. Trois chandelles l'éclairaient. La plus grosse était posée sur l'unique coffre que semblait posséder la pauvre femme, la seconde brûlait au chevet d'un lit recouvert d'une courtepointe rougeâtre et usagée. Fichée dans un chandelier de fer, la troisième avait été mise sur une petite table nappée de toile et poussée devant la cheminée.
Deux pichets de terre, quelques gobelets de buis, un plat de bois rempli de beignets à la sauge y étaient disposés.
Après avoir débarrassé son invitée de sa chape, Anita la conduisit devant un siège proche du maigre feu qui grignotait une bûche à demi calcinée.
Anita: Asseyez-vous et mettez-vous à l'aise. Grand merci pour vos pâtes de coing. J'en suis gourmande!
Elle plaça l'écuelle d'étain près du plat de beignets.
Anita: J'ai demandé à deux de mes amis de venir nous rejoindre. Je pense qu'ils ne vont pas tarder.
On frappa. Une femme âgée, dont les nattes aux mèches jaunies battaient les gros seins mous, fit son entrée dans la pièce.
Anita: Irene est une de mes plus chères voisines. Connaissant les vertus des simples, elle me confectionne des breuvages qui me soignent le mieux du monde!
On se mit à parler de choses et d'autres. Au bout d'un moment, la veuve proposa:
Anita: Commençons à boire et à manger en entendant le retardataire. Il ne nous en voudra pas d'avoir goûté avant lui à ces bonnes choses.
Le vin de mûres était assez fort, les beignets excellents. Isabella vida plusieurs fois son gobelet, tout en savourant, tièdes et enduites de miel, les gâteaux parfumés à la sauge.
La porte fut de nouveau heurtée à petits coups. Anita alla ouvrir et Jaume entra.
Il rejeta son capuchon, se défit de son manteau, et salua les trois femmes qui le considéraient d'un œil bien différent mais tout aussi attentif. Complices, curieux, surpris, les regards convergeaient vers lui avec un bel ensemble. En se dirigeant vers la cheminée, le secrétaire de la comtesse fit:
Jaume: Dieu vous garde, amies. Je suis bien aise de vous voir.
Que faire? Que dire?
Isabella sentait son cœur cogner et ses genoux se dérober.
Très à l'aise, Jaume prit sur la table un gobelet, le remplit, s'approcha de la plus jeune et se pencha vers elle.
Jaume: Accepterez-vous de trinquer avec moi et de boire à nos santés réciproques, belle et douce amie?
Comme toujours, il était vêtu de bleu. Comme souvent, il souriait, mais ses yeux clairs étaient assombris par une expression de défi toute nouvelle.
Isabella se dit qu'il ne servait à rien de s'indigner, qu'au fond elle n'était qu'à moitié étonnée de ce qui lui arrivait, que de toute façon...
Ils devisèrent un certain temps, tous quatre, en agitant les potins qui occupaient la cour et la ville. Irene ne tarda pas à se plaindre de l'estomac et pria Anita de la reconduire chez elle. En manière d'excuse, elle annonça:
Irene: Je ne loge pas loin donc je ne retiendrai que très peu de temps notre hôtesse hors d'ici...
La porte se referma bientôt sur les deux voisines.
: Pourquoi vous être donné le mal de monter cette farce? Elle est indigne de vous!
Jaume: Parce que vous aviez refusé de venir chez moi quand je vous en ai priée!
Jaume se leva et vint se planter devant Isabella.
Jaume: La docilité et la patience prônées par la comtesse ayant échoué, je me suis dit qu'il restait la ruse, puisqu'il ne pouvait être question de la force entre nous. N'avais-je pas raison?
: La tête me tourne. Ce vin de mûres est aussi traître que vous!
Le secrétaire éclata de rire.
Jaume: S'il vous rend moins farouche, c'est déjà une bonne chose!
: Je vous croyais loyal. Je constate que je me suis trompée.
Jaume: Est-ce donc être déloyal que de vous amener à faire ce dont vous mourez d'envie?
Elle se leva.
: Certes, mais pas avec vous! Je ne trahirai jamais la foi jurée!
Isabella s'aperçut que ses jambes la portaient avec peine tant elles tremblaient.
Jaume: Jurée à qui? À un homme qui vous a abandonnée! Est-il digne d'un pareil sacrifice?
: Quel sacrifice? Il n'y en a pas puisque je ne vous aime pas!
Elle se trouva brusquement saisie, enlacée, pressée par des bras impérieux.
Jaume: Le sacrifice de votre plaisir, ma belle amie, n'est-ce donc rien?
Le visage de Jaume se penchait vers le sien. Elle se rejeta en arrière.
: C'est vrai que j'ai soif d'amour. C'est chose naturelle à mon âge. Mais l'acte charnel est pour moi un acte d'importance, grave, presque sacré parce qu'il prend sa source au sang des cœurs! Ce ne sera jamais ni un divertissement ni une passade!
Jaume: Mais enfin, je vous aime!
: Je parlais d'amour partagé!
Jaume: Eh bien, nous le partagerons!
L'amabilité empressée que reflétait d'ordinaire la physionomie du secrétaire avait fait place à un masque avide griffé par le désir.
Jaume: Je vous veux!
Il ramena contre la sienne, d'un geste autoritaire, la tête au chignon. Puis, essayant de desserrer les lèvres obstinément closes, il l'embrassa de force... La résistance opiniâtre qu'il n'attendait pas acheva de ruiner les apparences policées qu'il se donnait par ailleurs tant de peine pour étaler.
Jaume: Viens!
Sa voix était rauque.
Jaume: Viens, te dis-je!
Il cherchait maintenant à entraîner Isabella vers le lit à la courtepointe rouge. Une lutte silencieuse s'ensuivit. Mais la jeune femme n'était pas de force à maîtriser son assaillant. Elle se trouva jetée malgré elle sur la couche douteuse de sa mauvaise hôtesse.
Tout en la maintenant d'une poigne rageuse, tandis que son autre main explorait le corps étendu sous lui en tentant de retrousser la chemise, Jaume l'embrassa une seconde fois avec tant de voracité qu'elle en perdit le souffle.
Allait-elle se laisser prendre comme une fille qu'on culbute sur le premier matelas venu?
L'odeur de cet homme lui déplaisait, le goût de sa salive lui répugnait...
D'un mouvement brusque, elle releva une de ses jambes, et envoya un furieux coup de genou dans le bas-ventre de son agresseur.
Avec un cri, il roula sur le côté, plié en deux en geignant.
D'un bond, Isabella se redressa, se précipita vers la porte et s'élança dehors.
Sans chape, elle courut comme une perdue à travers la nuit fraîche qu'une bise glaciale venant du nord balayait. Mais elle ne se préoccupait pas du froid. Son cœur cognait à lui en faire mal, le sang lui battait dans la gorge...
Qu'importait tout cela...
L'homme qui, par félonie, avait cherché à la faire sienne ne l'avait pas soumise!
Cette victoire, remportée sur son propre trouble autant que sur Jaume, la grisait soudain. Avec une confiance retrouvée en ses possibilités de défense, elle lui rendait le sentiment de sa dignité, de son intégrité préservée.
C'était sans doute un amer exploit, mais c'était un exploit!
Sans avoir rencontré grand monde, l'aventurière parvint enfin devant la demeure de Miguel, traversa la cour, gagna son logis.
En refermant sa porte, elle jeta un coup d'œil derrière elle et vit que la fenêtre de la chambre de Pablo était encore éclairée. À travers le châssis en bois tendu de feuilles de parchemin poncées et huilées, la lueur de bougies toujours allumées frissonnait.
Isabella savait que son fils dessinait, lisait, étudiait une partie de ses nuits, et elle l'approuvait.
Afin de ne pas attirer l'attention du garçon, elle s'appliqua à rabattre l'huis sans faire de bruit.
Une fois dans sa chambre, elle se laissa glisser à terre près du berceau où dormira son futur bébé. Elle posa son front sur le bois ouvragé du petit lit. L'odeur du chêne l'enveloppa. Elle en éprouva une sorte d'apaisement mélancolique.
Ainsi donc, au plus profond de son cœur, l'amour si puissant qu'elle avait conçu treize ans plus tôt survivait en dépit de tout! Il venait de prouver sa permanence.
Ce n'était pas un sursaut de vertu qui l'avait arrachée aux bras de Jaume, c'était une évidence: elle ne pouvait pas se donner à cet homme-là, alors qu'elle en aimait un autre!
Contrairement à ce qu'elle avait cru, le premier venu ne faisait pas l'affaire. Si, en des moments de détresse intime, elle était parvenue à s'en persuader, elle s'était trompée.
Plus fort que ses défaillances, son instinct s'y refusait.
Bien que son corps, affamé d'étreintes, souffrît durement d'une chasteté qui lui était à charge, n'importe quel passant ne pouvait pas le satisfaire. Un seul y parviendrait!
Juan!
Secouée de frissons, traversée d'élancements douloureux dans tous ses os transis, Isabella découvrait que, pour elle, la fidélité n'était pas un choix, non plus que résolution ou morale, mais conséquence irréfutable d'un lien si étroitement serré qu'aucune main étrangère ne saurait le dénouer.
Parce que, malgré sa désertion, elle persévérait à aimer avec assez d'intensité son époux absent pour ne pouvoir envisager l'amour charnel sans lui, elle n'avait pas supporté le contact sur sa peau d'un autre épiderme que le sien...
Les caresses du secrétaire lui répugnaient. Entre elle et lui, une barrière s'était dressée. Obstacle infranchissable, le dégoût les séparait.
C'était aussi simple que cela. Son corps ne voulait connaître qu'un amant, n'en admettrait pas d'autres... L'absence, l'abandon ne changeaient rien à une vérité bien trop essentielle pour être entamée par eux.
Isabella était de celles qui ne se donnaient bien qu'à celui qu'elles aimaient. Or, un seul avait su l'émouvoir et elle persévérait à n'aimer que lui...
: Que faire, mon Dieu, que devenir? Si je ne puis avoir recours à des aventures passagères, comment traverser les nuits, les mois, les années qui m'attendent? Comment vivre sans mon homme, avec le désir planté comme une lame dans ma chair? (Pensée).
Elle s'aperçut seulement au bout d'un très long moment que le malaise qui la tenait et la faisait grelotter n'était pas uniquement dû à ses tourments.
Elle claquait des dents, se sentait glacée et fiévreuse à la fois, souffrait de violents maux de tête.
Elle retourna dans la grande pièce où un chaudron de cuivre, suspendu à la crémaillère, au-dessus des braises, conservait de l'eau chaude durant la nuit. Elle remplit un cruchon de grès qu'elle revint glisser dans son lit. Elena et Paloma y dormait l'une près de l'autre, parties vers leurs rêves d'enfants, inconscientes, tranquilles.
Isabella se déshabilla aussi vite que possible et se coucha à côté de ses filles.
Prenant garde à ne pas les réveiller, elle continua, en dépit du cruchon tiède qu'elle avait sous les pieds, à se sentir agitée de tremblements.
: J'aurais pris froid en courant à travers les rues? (Pensée).
Ses membres n'étaient plus que courbatures.
☼☼☼
Les surprises de l'amour.
À l'aube, une fièvre violente se déclara.
Les obsessions qui ne l'avaient pas quittée traversaient les brumes douloureuses et brûlantes qui l'envahissaient, ne cessaient de la hanter.
Réveillée par sa mère, Elena alla chercher Carmina.
: Préparez-moi une tisane.
De l'hacienda, l'enlumineuse avait apporté avec elle des sachets de plantes médicinales séchées et dosées par Zia. S'en servant souvent pour soigner ses enfants, elle en connaissait parfaitement les propriétés.
Sur ses indications, la servante mélangea des fleurs de bourrache, de sauge, de souci, de genêt, de pensée sauvage, avec des feuilles de saule, en fit une infusion adoucie au miel et l'apporta à sa maîtresse.
: Je ne prendrai rien d'autre de toute la journée. Je voudrais guérir rapidement. Il ne faut pas que je traîne ici si je veux faire tout le travail qui m'attend...
Il fallut pourtant dire à Catalina de prévenir l'atelier d'une absence dont on ne pouvait à l'avance fixer le terme.
Carmina et Colomba lavèrent, habillèrent et nourrirent les enfants, puis les conduisirent à la messe.
Au retour, son hermine apprivoisée perchée sur une épaule, Pablo pénétra dans la chambre de sa mère. En s'approchant du lit où elle somnolait, il s'enquit:
Pablo: Comment te sens-tu, maman?
: Fort lasse. Je suis rompue car la fièvre me brûle.
Pablo: Tu aurais pris mal cette nuit.
Ce n'était pas une suggestion mais une affirmation.
: Sans doute...
Trop mal en point pour interroger son fils sur ce qu'il savait, la malade ferma de nouveau les yeux. Afin de ne pas avoir à s'expliquer, elle souffla:
: Je ne suis bonne qu'à dormir...
En fin de matinée, une voisine de l'hacienda vint annoncer que Zia avait ressenti à l'aube les premières douleurs de l'enfantement. Les choses ne se présentaient pas trop bien.
: Mon Dieu! Il faut que cela arrive alors que je gis dans ce lit, incapable de me lever, d'aller l'assister! Bonne à rien!
Carmina: Ne vous tourmentez pas, señora. Votre fille a Jesabel, Miranda et Consuelo à son chevet. Les femmes du domaine doivent avoir envahi sa chambre! Elle en sera quitte pour mettre son enfant au monde sans vous, voilà tout!
Isabella secoua sur l'oreiller sa tête aux joues enflammées par la contrariété autant, que par la fièvre.
: Je lui avais promis de ne pas la quitter en ce moment critique... Et puis, je dois être la marraine du nouveau-né. Si je suis retenue ici par la maladie, comment m'acquitter de ce devoir?
Carmina: Pour l'amour du ciel, calmez-vous! La première chose à faire est de vous guérir. Ensuite, nous aviserons. De toute manière votre futur filleul est encore à naître! Attendons qu'il soit là pour envisager la cérémonie de son baptême!
Le mécontentement aggrava l'état de l'aventurière, ce qui décida Carmina à lui poser des sangsues aux pieds.
La journée fut noyée pour Isabella dans des brumes fébriles.
La scène de la veille au soir, son avenir incertain, l'absence de son mari, les couches de Zia, composaient dans sa tête appesantie une sorte de ronde obsédante, coupée d'assoupissements.
Peu après vêpres, Estéban passa pour dire que les douleurs ne paraissaient pas porter sur l'enfant, que Zia faisait preuve du courage qu'on pouvait attendre d'elle, mais que l'épreuve risquait de se prolonger.
Il ne vit pas Isabella et repartit au plus vite. Après son départ, Carmina revint dans la chambre en compagnie de Catalina et annonça:
Carmina: Elvira est venue épauler les femmes de l'hacienda. Vous savez bien qu'elle n'a pas sa pareille pour masser les ventres en mal d'enfants et compose elle-même ses onguents. Sa réputation n'est plus à faire dans la région.
Isabella dit qu'elle s'en réjouissait, mais qu'elle donnerait un an de sa vie pour être auprès de sa fille adoptive, pour lui apporter les secours de son expérience en un pareil moment.
: Heureusement que j'ai pensé, voici déjà deux mois, à lui faire don des petites statues en bois taillé de sainte Britte et sainte Maure, qui ont toujours présidé à mes propres couches. Elles aident aux heureuses délivrances.
Cat: Je suis également allée, ce tantôt, mettre un gros cierge à la chapelle voisine. Ne t'inquiète pas, Isa. Ta fille sera protégée.
Pour être certaine que son amie dormirait, la femme de Miguel lui fit boire du lait dans lequel elle avait versé quelques gouttes de suc de pavot.
Il fut aussi décidé que Teresa coucherait sur un matelas, dans la chambre de la malade, tandis que Paloma et Elena partageraient le lit de Carmina.
☼☼☼
Le lendemain matin, la fièvre était un peu moins forte.
Isabella continua à vider de nombreux gobelets de tisane et des sangsues lui furent remises aux pieds. Au cours de la matinée, elle demanda plusieurs fois:
: A-t-on des nouvelles de Zia?
Carmina: Le señor De Rodas est parti aux renseignements. Il n'y a rien de nouveau. Elle peine toujours...
En dépit de sa fermeté, Carmina parvenait difficilement à cacher son inquiétude.
Carmina: Elle est encore jeune mais pourquoi avoir tant attendu? Quand on accouche pour la première fois à seize ou dix-sept ans, tout se passe beaucoup mieux!
: Elle est solide. Je ne l'ai jamais vu malade! Ça va aller...
Isabella ferma les yeux. Le silence emplit la chambre. On n'entendait plus que le très faible bruit des marteaux dans l'atelier d'en face.
La nuit était tombée depuis longtemps quand on frappa à la porte de la demeure de l'hidalgo. Colomba alla ouvrir et Estéban entra. Il demanda Catalina, qui le reçut dans la salle où elle se trouvait seule.
En le voyant paraître, pâle, les yeux rougis, les vêtements tachés de sang, elle craignit le pire. Il le comprit, étendit une main qui tremblait encore.
: Non, rassure-toi. Elle vit! Mais elle est brisée. Il lui faudra du temps pour se remettre. On l'a sauvée de justesse.
Cat: Et l'enfant?
: Il va bien.
Cat: Un garçon?
: Par Dieu! Oui! Il a failli coûter cher à sa mère!
Il y avait de la rancune dans la voix du nouveau père. Il en prit conscience et secoua la tête.
: Je n'ai pas encore eu le temps de penser à lui. Depuis des heures, je n'ai songé qu'à ma Zia. J'ai cru la perdre...
Sur les traits creusés d'anxiété et de fatigue, on pouvait déchiffrer les traces du combat qu'il venait de livrer aux côtés de son épouse. Si la présence d'un homme dans la chambre où une femme accouchait était, en général, jugée indésirable, il y avait cependant des circonstances où on l'admettait.
Cat: Étais-tu auprès d'elle?
: Au début, j'ai attendu dehors avec Tao. Puis elle m'a demandé. J'y suis allé... J'ai vécu son supplice avec elle... J'avais oublié combien il fallait tant souffrir pour mettre au monde un enfant...
Cat: Comment ça, oublié?
: Plus jeune, j'étais présent pour la naissance d'Elena. Mais dans mon souvenir, Isabella n'a jamais hurlé de cette façon... Pas plus qu'elle ne m'a enfoncé ses ongles dans la main à chaque retour des douleurs... Quoi qu'il en soit, j'étais heureux de partager un tant soit peu ses tortures, mais je me rendais bien compte de l'effrayante disproportion de ce que nous endurions, elle et moi! C'était une impression abominable que de la voir se débattre contre un mal sur lequel je restais sans aucun pouvoir... Il a fallu aller chercher l'enfant dans son ventre d'où il ne voulait pas sortir... Une vraie boucherie. Il y avait du sang partout! Quand le petit est né, nous étions tous à bout de forces. Elvira titubait de fatigue, Zia avait la face grise, le nez pincé, les épaules et les joues marquées de points rouges à cause des terribles efforts qui avaient fait éclater les veines de sa tête et de son cou...
Cat: N'y pense plus, Estéban. Elle se remettra vite. Pour la naissance de mon premier enfant, j'ai eu, moi aussi, des couches laborieuses. Trois jours plus tard, j'étais rétablie.
Elle lui tendit une coupe d'hypocras.
Cat: Bois. Tu en as besoin.
Après avoir vidé son verre, l'Atlante fit:
: Je vais retourner chez nous. Préviens Isabella de ma part.
Cat: Elle a tellement déploré de ne pas pouvoir seconder Zia pendant qu'elle était en gésine!
: Qu'aurait-elle pu faire de plus que la ventrière? Que les autres femmes qui étaient présentes?
Cat: Pas grand-chose, sans doute, mais tu connais leur attachement!
: Annonce-lui la nouvelle. Insiste sur le fait que nous attendrons son rétablissement pour baptiser notre fils qui peut attendre, car il est bien constitué et semble robuste.
Cat: Comment l'appellerez-vous?
: Agustín. C'était le deuxième nom de mon père.
Il s'enveloppa dans sa chape, et, pour la première fois depuis son arrivée, il eut un léger sourire. Avec un peu de gaieté retrouvée, il lança:
: Il ne sera point sot car il est né avec les yeux ouverts!
Il s'apprêtait à sortir quand Catalina le retint encore un peu.
Cat: Estéban...
: Oui?
Cat: Félicitations!
: Merci.
Puis, il fila. Sans plus tarder, Catalina fit part à Isabella de la naissance de son filleul.
: Un fils! Ah, si seulement je pouvais aller le voir!
La nuit s'écoula ensuite sans incident.
☼☼☼
Le jour suivant, l'état d'Isabella s'améliora.
Les enfants reçurent la permission de venir embrasser leur mère et Elena lui fit don d'une couronne de rubans qu'elle avait tressée pour elle.
Joaquim lui proposa de chanter à son chevet en s'accompagnant de la harpe portative qui ne le quittait guère plus que sa flûte.
Le jour passa. Une nouvelle nuit survint.
Prise de pitié envers Teresa, Isabella assura à Cat, sa sœur de cœur, qu'elle n'avait plus besoin de garde. La jeune servante put aller trouver Carmina et les trois enfants dans l'autre chambre.
Vers l'heure de matines, la porte du fond du jardin s'entrouvrit en silence. Deux hommes la franchirent. Le plus jeune fit tout bas:
: Vous voilà à pied d'œuvre. Il ne vous reste plus qu'à tenter votre chance, mon ami.
: Soyez béni pour votre aide, Rafael! Sans vous, je n'avais aucun moyen de la revoir avant longtemps.
Rafael: Dites-vous bien, Jaume, que c'est autant pour tirer cette charmante femme du malheur où elle s'enlise que pour vous secourir que j'ai fait tout ceci. Que Dieu me pardonne si je me trompe, mais je ne crois pas mal agir en vous permettant de la rejoindre!
La nuit était humide et froide. Sans plus rien dire, les deux hommes se séparèrent. Le jardinier gagna la grande demeure, le secrétaire se dirigea vers la petite maison.
La clé que lui avait confiée Rafael permit à Jaume de pénétrer sans difficulté dans la salle, puis de gagner la pièce suivante.
Enfouie dans ses couvertures, Isabella reposait.
Accrochée par des chaînettes à la tête de son lit, une lampe à huile éclairait faiblement la dormeuse, ses draps froissés, les deux gros oreillers qui la soutenaient.
Dans une cassolette d'étain, des branches de romarin achevaient de se consumer, combattant de leurs senteurs aromatiques les odeurs de la maladie.
Troublé, le jeune homme demeura un moment immobile, se demandant comment il allait être accueilli.
Avait-il eu raison de tant insister auprès du jardinier, soucieux de complaire à l'un des favoris de la comtesse afin d'obtenir son assistance? N'était-ce pas prématuré? Seul le souvenir de leur dernière entrevue et de son aboutissement l'avait occupé jusque-là. Il lui fallait cette femme qui s'était si prestement dérobée à lui. Pour se la procurer, toutes les manœuvres lui paraissaient justifiées.
Des doutes l'assaillaient à présent...
Ravivé cependant par la scène qu'il avait sous les yeux, son violent désir l'incita à rejeter des scrupules trop tardifs pour porter leurs fruits.
Jaume: Au diable les hésitations! Affaiblie par la fièvre, ma petite enlumineuse ne pourra plus se défendre avec la même vigueur que l'autre nuit... Et puis je suis certain qu'elle se languit de caresses... (Pensée).
En prenant soin de ne rien heurter, il avança vers la couche. Sous ses pas, le parquet craqua traîtreusement.
Le sommeil d'Isabella ne devait pas être aussi profond qu'il semblait à son visiteur. Elle ouvrit les yeux. En s'élançant vers elle, il ordonna:
Jaume: Par tous les saints! Ne criez pas! Songez à ceux qui pourraient vous entendre!
Parvenu au bord du lit, il se pencha vers le visage empreint de stupeur.
Ne sachant pas encore si elle était la victime d'un rêve ou bien si, pour extraordinaire que la présence de cet homme à pareille heure, dans sa chambre, pût lui paraître, elle avait véritablement affaire à lui, l'aventurière hésitait.
Ce fut le mouvement d'air soulevé autour d'elle par sa présence, l'odeur du drap humide dégagée par les vêtements du jeune homme qui achevèrent de la renseigner.
: Qui vous a permis?
Des paumes dominatrices pesèrent sans explication sur ses épaules, des lèvres encore froides du dehors écrasèrent sa bouche.
Elle voulut se débattre.
Mal réveillée, encore engourdie par la chaleur du lit, éreintée par la maladie, Isabella était loin de posséder les mêmes ressources d'agressivité que lors des précédentes initiatives de Jaume.
Une mêlée confuse s'ensuivit.
Hardiment, les mains avides écartaient le drap, les couvertures fourrées de peaux d'agneaux, découvraient, au creux tiède du matelas, le corps nu aux beaux seins offerts, gonflés et doux, marqués chacun de leur grain de beauté jumeau, le ventre blanc qui s'était beaucoup arrondi dernièrement...
Avec une exclamation étouffée, Jaume s'abattit de tout son poids sur la femme qui cherchait, toujours en vain, à le repousser...
C'est alors que la porte de la chambre s'ouvrit soudainement, livrant passage à Pablo.
Le petit garçon se jeta vers le lit où les deux adversaires confondus luttaient aussi farouchement l'un que l'autre. Comme un chat sauvage, toutes griffes dehors, il attaqua l'agresseur de sa mère.
Tiré, bousculé, égratigné, martelé de coups, Jaume se redressa pour se débarrasser de l'intrus. En se retournant, il aperçut le visage du garçon qu'il ne connaissait pas. Saisi, il suspendit un instant son geste défensif. Avec une promptitude imparable, Pablo en profita pour tirer de sa manche des ciseaux qu'il y avait cachés, et en porta un coup violent à l'épaule gauche du secrétaire.
Le tissu de laine de la chape amortit le choc. L'arme improvisée ne pénétra que très superficiellement dans le gras du bras.
Sous l'effet de la stupéfaction autant que sous la morsure du métal, Jaume poussa un cri, tâtant de sa main droite sa légère blessure. Une seconde fois, le fils d'Isabella frappa. Les ciseaux atteignirent cette fois l'avant-bras de l'homme.
: Pour l'amour de Dieu, Pablo, arrête!
Isabella sortit du lit avec précipitation, s'enveloppa dans la courtepointe froissée et immobilisa le poignet de son fils avant que celui-ci ait eu le temps de recommencer.
Abasourdi et mortifié, Jaume essaya maladroitement de désarmer le garçon. Il lui échappa. Venant se poster près de sa mère, il lui lança:
Pablo: Tu es bien bonne de vouloir ménager un tel félon, maman! L'aurait-il fait, ce bouc, si je n'étais pas intervenu?
Mais il remit ses ciseaux dans sa manche.
La honte et la fureur avaient remplacé chez l'agresseur d'Isabella le désir insatisfait. Il recula vers le mur le plus proche, s'appuya contre un coffre de voyage en cuir clouté qui se trouvait là, et la mine offensé, enroula un pan de sa chape autour de son bras ensanglanté.
Puis, sans un regard pour mère et fils qui suivaient sa retraite en se tenant par la main, il marcha vers la sortie. Sur le seuil, il se retourna et lança entre ses dents:
Jaume: Vipères! Vous êtes deux vipères!
Puis, d'un pas rageur, il quitta la pièce. On l'entendit traverser la salle, s'éloigner. La porte d'entrée claqua derrière lui.
Isabella se laissa retomber sur sa couche. Sans pouvoir maîtriser le tremblement nerveux qui l'agitait, elle demanda:
: Par Notre-Dame! Comment as-tu pu savoir que cet homme s'était introduit dans ma chambre avec l'intention de me forcer à lui céder?
Pablo: Tu vas prendre froid, maman. Recouche-toi, je t'en prie!
: Pas tout de suite, mon grand!
Pablo: Sur mon âme! Cesse de trembler!
Avec un mélange d'agacement et de passion contenue, il reprit:
Pablo: Respire lentement. Calme-toi. Cette méchante affaire est terminée!
Avec son sang-froid coutumier, Pablo tira à lui un escabeau pour s'asseoir au chevet du lit. Mais, surveillant encore la porte, il tourna le dos à sa mère. Cependant, il leva la main et celle-ci trouva la douceur maternelle d'une joue. Isabella s'en empara.
Pablo: Depuis que Rafael t'a si effrontément abordée pendant la messe de la chandeleur, je m'étais promis de ne pas le laisser t'importuner davantage. Le jardinier a fini par comprendre mais ensuite, ce Jaume est arrivé. J'entendais souvent parler de ce larron d'honneur aux veillées où je me trouvais. Ses assiduités auprès de toi ne sont pas longtemps demeurées secrètes, tu dois t'en douter. Tes compagnes d'atelier se sont empressées de jaser et le bruit m'en est revenu.
Il serra les lèvres comme le faisait Isabella, mais, au lieu de signifier souci ou réflexion, cette habitude, chez lui, témoignait volonté et audace.
Pablo: Je savais que tu ne l'aimais pas. Tu ne pouvais pas te laisser prendre à ses manigances, puisque tu ne cesses secrètement d'attendre et d'espérer le retour de papa... Aussi, tout à l'heure, alors que je venais de souffler ma bougie, quand j'ai entendu des pas sur le gravier du jardin, j'ai entrouvert ma fenêtre. J'ai vu ce damné chien et j'ai deviné qu'il allait chercher à profiter de ton état pour s'imposer à toi...
Il se retourna et, à son tour, s'empara d'une des mains de sa mère et la baisa avec ferveur. Tout bas, il avoua:
Pablo: Je l'aurais tué, s'il l'avait fallu. Tué! Jamais je ne t'aurais laissée te défendre seule, affaiblie comme tu l'es!
: Mon fils! Mon cher fils! Tu m'as sauvée de quelque chose de pire que le déshonneur. Tu m'as sauvée du mépris de moi-même!
Doigts enlacés, ils demeurèrent un moment silencieux. Puis, Pablo aida la convalescente à s'étendre de nouveau, tira sur les draps et couverture et la borda avec soin.
Pablo: Si tu le veux bien, maman, je resterai avec toi jusqu'à la fin de cette nuit. Je ne serais pas tranquille si je te quittais après ce qui vient de se passer ici!
Avec élan, l'aventurière répondit:
: Reste, reste mon enfant tant aimé! Il y a si longtemps que j'attends cet instant.
Pablo quitta sa chaisne molletonnée qu'il avait mise et rejoignit sa mère dans le grand lit. Depuis combien d'années n'avaient-ils plus dormi ensemble?
Bouleversée de sentir son fils étendu à ses côtés, d'entendre son souffle devenir petit à petit profond et régulier, Isabella demeura immobile sans parvenir à retrouver le sommeil.
La scène qu'elle venait de vivre lui semblait irréelle, folle, mais son dénouement, le rapprochement inespéré intervenu entre elle et Pablo, lui procuraient un tel réconfort que la satisfaction l'emportait sur l'inquiétude dans son esprit pacifié.
Qu'allait faire Jaume? Chercherait-il à se venger? Mais comment le pourrait-il? Étant dans son tort, il aurait sans doute la prudence de se taire et de ne pas attirer l'attention de la comtesse sur une conduite qui ne pouvait que la révolter. Par crainte de perdre un appui dont il n'était pas en état de se passer, il serait contraint au silence... Pour le secrétaire comme pour sa victime, il était préférable de ne rien ébruiter des évènements de la nuit...
Isabella finit par sombrer dans une somnolence tardive en se répétant que le pire avait été, par deux fois, évité, que le secrétaire s'était à jamais discrédité auprès d'elle, que les tentations qu'il avait pu éveiller ne survivraient pas à sa déloyauté...
☼☼☼
À suivre...
Descente aux enfers.
Raquel: Venons-en au fait. Par Saint-George! Je n'ai pas parcouru le chemin de chez moi jusqu'ici pour vous parlez de la pluie et du beau temps!
Isabella se demanda ce que sa belle-mère allait lui dire. Remontant à quatre jours, le bal avait laissé à la jeune femme, qui n'avait pas revu Jaume depuis lors, une impression désagréable, vaguement inquiétante.
S'il lui fallait, en plus de ses relations troubles avec le secrétaire de la comtesse, faire face à d'autres complications, comment allait-elle s'y prendre?
Ce dimanche matin, en rentrant de la messe, Isabella et ses enfants avaient trouvé la mère de Juan qui les attendait dans la salle de leur logis.
Elle avait maigrie. Son nez n'en paraissait que plus long. En devisant de choses et d'autres, ils avaient partagé leur premier repas de laitage, d'œufs, de tartines, puis Elena, Pablo et Joaquim étaient allés jouer dans le jardin pendant que Carmina couchait Paloma.
Le temps s'était radouci. Un soleil de mi-avril, décoloré et sans chaleur, se faufilait entre les hauts toits de tuiles tandis que, dans la pièce jonchée de foin, un feu vif flambait en pétillant.
Raquel: Avez-vous reçu des nouvelles de mon fils?
Il y eut un silence. On entendit les enfants qui criaient dans le jardin, et le tintement acharné des marteaux maniés par les ouvriers monnayeurs, de l'autre côté de la rue. Dans l'atelier d'en face, on frappait monnaie tout au long du jour.
: Non... Absolument aucune... Et pas davantage de l'homme qui l'accompagnait. J'espère sincèrement qu'aucun mal ne leur est advenu or je ne pense pas que ce soit le cas. Alberto est un saisonnier. Une fois sa tâche effectuée, il a très bien pu quitter Juan pour aller chercher du travail ailleurs. Je suis désolée de vous dire ça Raquel, mais votre fils veut sans doute nous signifier par son silence que nous avons cessé d'exister pour lui... Vous m'aviez pourtant prévenue...
Raquel: Ma bru, ma pauvre bru... Je voudrais vous dire...
: Je sais, Raquel, je sais...
Isabella se leva de son siège, s'empara d'une paire de pincettes et se mit à tisonner le feu sans nécessité. Tout en lui tournant le dos, elle reprit, en s'adressant à la vieille femme dont l'honnête regard ne la quittait pas:
: Votre dévouement et votre amitié me sont acquis depuis longtemps, je ne l'ignore pas, mais personne ne peut se mettre à ma place ni souffrir pour moi!
Elle se redressa, reposa les pincettes et demeura debout devant le foyer.
: Le destin d'une femme abandonnée est plus pénible qu'on le pense.
Sa tête était inclinée sur sa poitrine.
: On n'y songe guère d'habitude, ou bien, juste en passant, pour la plaindre et s'apitoyer sur son sort. La vérité vécue est que tout manque en même temps. Il ne reste qu'une alternative: se résigner ou bien lutter.
L'aventurière s'interrompit, releva la tête et regarda enfin sa belle-mère qui l'écoutait toujours avec la plus profonde attention.
: Après des mois d'attente, d'effondrement et d'incertitude, j'ai choisi de lutter. Je ne veux plus me laisser abattre. Ce serait la fin de toute vie familiale. Mes enfants me mépriseraient. Pour eux, mais aussi pour l'idée que je me fais de moi-même, je dois surmonter cette épreuve et cesser de me considérer comme perdue parce que mon mari n'est plus là! Les miens, mes amis, mon travail, me permettront, si Dieu a pitié de moi, de continuer à élever ceux dont je demeure l'unique soutien.
Raquel avait croisé les mains sur ses genoux. Les yeux attachés à ses ongles aux lunules à peine visibles, elle dit:
Raquel: Je vous savais vaillante, mais tout de même pas à ce point! On voit que vous êtes de bonne race...
Avançant le menton d'un air résolu, Isabella jeta fièrement:
: Je n'ai pas un cœur de serve! Si je veux reconstruire ma vie, le moment est venu de me ressaisir!
Raquel se frotta longuement le nez en signe de réflexion. D'une voix incertaine, elle finit par demander:
Raquel: Cela veut dire que vous avez déjà rencontré un autre homme?
: Une femme ne peut-elle vivre seule, en paix, avec ses enfants, sans qu'on imagine aussitôt qu'elle ne rêve que de s'attacher de nouveau le licol autour du cou? Allons Raquel, ce sont là des idées toutes faites! Me voici libre. Ce n'est pas pour déposer aussitôt cette liberté en d'autres mains!
Raquel: Par la Croix du Christ! Je ne peux que vous en féliciter, croyez-le bien! Faites à votre guise, vous ferez ce qu'il faut!
La vieille femme se leva à son tour du banc où elle était assise.
Raquel: Comme vous avez changé, ma bru. Vous étiez encore si meurtrie dernièrement... voici que, soudain, vous vous montrez revigorée et combative comme je ne l'aurais pas cru possible.
En détournant les yeux, Isabella reconnut:
: En passant, le temps transforme faits et gens. La vie m'aura au moins appris deux choses: d'abord à ne pas m'apitoyer sans fin sur mon propre sort. Ensuite, qu'il est bon de prendre les évènements comme ils se présentent, sans rechigner, en s'acceptant et en acceptant les autres tels que Dieu les a faits.
Quand elle se retrouva seule, une fois la mère de Juan repartie, l'aventurière se demanda:
: Que m'arrive-t-il? Pourquoi ai-je parlé de la sorte à Raquel? Je me suis laissée aller à lui faire des déclarations que je ne m'étais encore jamais permises au plus secret de mon âme. Sa présence m'a incitée à adopter une manière d'être dont je ne me croyais pas capable voici seulement une heure! Pourquoi? Suis-je en train de devenir une autre? (Pensée).
Le front appuyé au manteau de la cheminée, Isabella observait la danse échevelée des flammes qui consumaient les bûches entrecroisées. Dans un brusque éclatement, comme un essaim de guêpes fauves, des étincelles en jaillissaient pour retomber ensuite sur le pavé, et s'éteindre aussi rapidement qu'elles avaient surgi.
: Les assiduités de Jaume ne sont-elles pas, en réalité, la cause de cette espèce de griserie qui s'est tout d'un coup emparée de moi? Raquel ne s'y est pas trompée... Suffit-il donc à un cœur rempli d'amertume d'un témoignage d'amour pour se sentir allégé de son mal? Sommes-nous si versatiles? Suis-je une créature aussi légère que ces femmes qui passent d'homme en homme sans jamais paraître y laisser la moindre part d'elles-mêmes? En me faisant trouver des excuses à un prochain abandon qu'il désire, espère, prépare malgré moi, ne serait-ce pas encore mon corps qui me joue ce tour? (Pensée).
Isabella alla à la fenêtre, l'entrouvrit et regarda ses enfants qui, ayant enfourché des bâtons terminés par des têtes de chevaux sculptées dans le bois, s'amusaient à se poursuivre.
Elle referma la fenêtre, revint à pas lents vers le métier à tapisser sur lequel un ouvrage l'attendait et songea:
: Décidément, l'air de Barcelone ne me vaut rien. Les villes sont des chaudrons lucifériens où le Mal se déchaîne en toute impunité. Il s'y trouve bien plus à l'aise qu'à la campagne. La nature ne cesse pas, en effet, de nous montrer Dieu à l'œuvre dans sa Création. Les astres, l'eau, les nuages, les arbres, les plantes sont sans péché, puisque innocents... Ils témoignent de l'ordre du monde et de l'attention que le Seigneur y porte. Les cités, au contraire, tiennent leurs habitants enfermés entre des murailles closes pour mieux les séquestrer et les tenir éloignés de la simple liberté des champs... Leurs plaisirs sont frelatés, les tentations y rôdent... (Pensée).
Rentrant toute seule du jardin, ainsi que son caractère indépendant la poussait souvent à le faire, Elena demanda:
Elena: Qu'as-tu, maman? As-tu du chagrin?
: Non, ma petite salamandre. Bien au contraire. Ta grand-mère vient de m'apporter son soutien et je pensais à l'hacienda.
Joignant les mains d'un air extasié, la jeune fille s'écria:
Elena: Oh, oui maman! Retournons chez nous!
Elle se jeta dans les bras de sa mère et se suspendit à son cou.
: Hélas, ma petite plume, ici j'ai du travail et je gagne de quoi nous faire vivre convenablement.
Elena: Mais puisque oncle Miguel peut te donner ce dont nous avons besoin, ne peut-on pas y retourner?
: Ce n'est pas si simple... Estéban et Zia y vivent désormais. Et comme leur enfant va bientôt arriver, ils ne peuvent plus habiter au monastère... Rien n'est plus pareil, maintenant... Enfin, nous verrons, nous verrons... En attendant, il nous faut nous occuper du dîner.
L'attitude d'Elena donna à réfléchir à la jeune femme. Contrairement à sa fille, elle ne tenait pas tellement à se retrouver à l'hacienda. La présence des élus ne suffirait pas à remplir la place vide... Et trop de souvenirs nichaient là-bas...
Peut-être aussi, l'attente, redoutée et espérée en même temps, du dénouement de son aventure avec Jaume l'incitait-elle à ne pas s'éloigner de Barcelone?
☼☼☼
Le lundi matin, au travail, tenant d'une main sûre la mine de plomb gainée d'un cuir dont la teinte naturelle était devenue, par endroits, beaucoup plus foncée, tant elle s'en était souvent servie, Isabella dessinait un cygne.
Penchée sur sa table, elle commençait à travailler à l'illustration d'un manuscrit qu'un copiste avait livré tout composé, sous forme de cahiers volants. Dans la marge, en face des espaces qu'il avait laissé en blanc, quelques indications, très succinctes, en caractères minuscules, donnaient le sens des scènes à représenter.
Trop indépendante pour accepter de se plier, ainsi que le faisaient certaines de ses consœurs, et selon l'usage couramment admis, à la simple imitation d'anciens modèles qu'on se contentait de recopier, la jeune enlumineresse préférait suivre son inspiration. Quelques mots lui suffisaient pour imaginer le sujet proposé et pour voir comment elle allait le traiter.
Ce matin-là, elle consultait du coin de l'œil un carnet de croquis posé à côté d'elle et sur lequel elle avait noté, au cours de ses promenades, des idées de composition aussi bien que des dessins de fleurs, de feuilles, d'animaux qui avaient attiré son attention.
L'aventurière n'ignorait pas que la renommée de l'atelier où elle travaillait dépendait en grande partie de sa faculté à créer, de son goût, de son savoir-faire, et qu'il ne lui était pas permis, au nom des préoccupations de sa vie personnelle, de négliger son nouveau métier.
Autour de la jeune mère, la grande pièce bourdonnait comme à l'accoutumée. Dieu seul savait combien, en cette pluvieuse matinée, Isabella était tentée de se soucier d'autre chose que de la chanson du "chevalier au cygne", texte sur lequel elle œuvrait sans relâche. Mais la conscience de ses responsabilités pesait comme une main de fer sur sa nuque et la maintenait à l'ouvrage. Elle lui interdisait de laisser sa pensée errer autour des obstacles et des interrogations qui, depuis la veille, revenaient à tout propos l'assaillir...
C'est alors que Zia fit son entrée pour aller saluer Isabella et Catalina avant de se rendre au monastère afin de soigner les malades. Dire que l'inca était fatiguée relevait de l'euphémisme. Jamais elle n'avait connu pareille lassitude, même après la quête des cités d'or. Elle se traînait.
: Zia, tu ne peux pas continuer à venir ici ni à travailler dans l'état où te voilà. Retourne chez toi et repose-toi.
: Pour attendre mon heure, je suis aussi bien ici ou au monastère, parmi mes patients, qu'à l'hacienda où je tourne en rond en attendant ma délivrance! Et puis je n'aime pas m'écouter. Il sera toujours temps, aux premières douleurs, de regagner mon logis.
Tout en préparant une seconde couche pour consolider une feuille-lustre à décalquer, l'épouse de Miguel lui dit:
Cat: À moins que tu n'enfantes ici, au milieu des plumes, des pinceaux et des parchemins. Pour Domingo, j'ai été prise de court. Il est venu au monde en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire!
Debout devant son pupitre, Anita s'esclaffa:
Anita: Vierge Mère et Sainte! Je vois à l'avance la tête de Guvendolina et celle des jumelles si vous nous faites un marmot à même le plancher, tout à trac!
Occupée à peindre de petites feuilles d'or pâle sur un tronc d'arbre rouge, la rouquine fit une grimace moqueuse et protesta avec véhémence.
Guvendolina: Sur mon âme! Je ne me démonterai pas pour si peu! Voir naître un enfant n'a rien de bien étonnant pour moi. N'oubliez pas que je suis l'aînée de huit frères et sœurs, et que ma mère en a mis douze au monde!
Neus et Marisol, qui faisaient toujours bande à part dans leur coin, furent les seules à se taire. Penchées sur leur ouvrage, elles exécutaient avec application, avec une fine plume, des inscriptions explicatives au-dessus des personnages déjà peints. Lèvres serrées, regards indifférents, elles laissèrent les autres s'entretenir avec excitation de leurs propres couches. Vieillissant sans qu'aucun homme ait jamais été tenté de partager leur vie, elles en gardaient rancune aux femmes pourvues de maris et de progéniture.
Commençant à illustrer la marge d'un feuillet qui faisait partie d'un gros livre d'heures, Beatriu trancha:
Beatriu: Tout cela est bel et bon, mais nos histoires ne changent rien à la réalité du moment. Au nom de chacune d'entre nous, je vous demande, señora, de repartir chez vous sans tarder et de vous mettre au lit sous la garde de votre bon Estéban!
Meritxell, qui s'exprimait toujours avec un minimum de mots afin de distraire le moins de temps possible de son labeur de fourmi, approuva en disant:
Meritxell: Bien parlé!
Sa mince tête noiraude demeurait sans cesse inclinée au-dessus d'épaisses pages crissantes sur lesquelles sa main habile mêlait au texte grec de délicates enluminures.
Zia finit par céder. Elle repartit vers l'hacienda en admettant que ses jambes enflées et le poids de son ventre suffisaient à la fatiguer. Ils justifiaient le fait de ne pas se rendre au monastère.
L'atelier retrouva son calme.
Une pluie froide cinglait la façade du bâtiment, crépitait sur les tuiles du toit, transformait les rues en bourbier.
Ce fut après que les cloches eurent sonné l'interruption du travail, que Anita, l'ouvrière qui ressemblait à une chèvre, s'approcha d'Isabella. Celle-ci achevait d'indiquer, en quelques traits de plume, l'expression de l'animal qui servait de motif central à son illustration. À sa droite, plusieurs pinceaux de tailles variés trempaient dans un gobelet de grès, auprès d'une palette constituée par une simple omoplate de mouton, nettoyée et grattée, que constellaient des taches de couleur.
Non loin de l'aventurière, pendues à deux perches horizontales, d'autres feuilles en cours de séchage éclairaient de leurs teintes vibrante la grisaille du jour pluvieux. Un retard s'ensuivait. Les autres ouvrières sortaient déjà.
Anita: Nous n'avons guère le temps de faire ici plus ample connaissance. Ne trouvez-vous pas que c'est dommage? Nous travaillons ensemble toute la journée, et, pourtant, nous restons des étrangères les unes pour les autres.
: Il est vrai. Que voulez-vous, Anita! Entre les heures passées à l'atelier et les obligations de mère de famille qui m'attendent à la sortie, je n'ai, hélas, pas le temps de lier amitié avec qui je le souhaiterais!
Les gros yeux bombés de l'enlumineuse semblaient taillés dans une agate dorée. Avec un air entendu, elle répondit:
Anita: On trouve toujours le moyen de faire ce qu'on désire, vraiment. J'ai envie de vous connaître davantage, figurez-vous. Eh bien! Je suis certaine d'y parvenir. Voulez-vous, par exemple, venir demain, après souper, passer la veillée chez moi?
: Je ne sais si ce sera possible...
Anita: Je suis veuve et mes enfants se trouvent dispersés loin de moi. Mon isolement me pèse. Soyez bonne, rendez-moi visite... Je demanderai à une ou deux voisines de se joindre à nous.
Isabella n'éprouvait pas de sympathie particulière pour cette femme plus âgée qu'elle, dont l'esprit railleur la déconcertait souvent. Mais elle connaissait suffisamment le poids de la solitude pour compatir et comprendre le besoin de compagnie que pouvait ressentir son interlocutrice.
: Je tâcherai de me rendre libre demain soir. Je vous apporterai des pâtes de coing.
☼☼☼
Ce fut en effet avec une écuelle d'étain bien remplie de friandises et recouverte d'un linge blanc que la señora Mendoza se présenta le lendemain soir chez sa nouvelle amie.
Anita habitait au quatrième étage d'une maison déjà ancienne, coincée entre deux constructions récentes. La pièce où elle introduisit sa visiteuse était peu et mal meublée. Trois chandelles l'éclairaient. La plus grosse était posée sur l'unique coffre que semblait posséder la pauvre femme, la seconde brûlait au chevet d'un lit recouvert d'une courtepointe rougeâtre et usagée. Fichée dans un chandelier de fer, la troisième avait été mise sur une petite table nappée de toile et poussée devant la cheminée.
Deux pichets de terre, quelques gobelets de buis, un plat de bois rempli de beignets à la sauge y étaient disposés.
Après avoir débarrassé son invitée de sa chape, Anita la conduisit devant un siège proche du maigre feu qui grignotait une bûche à demi calcinée.
Anita: Asseyez-vous et mettez-vous à l'aise. Grand merci pour vos pâtes de coing. J'en suis gourmande!
Elle plaça l'écuelle d'étain près du plat de beignets.
Anita: J'ai demandé à deux de mes amis de venir nous rejoindre. Je pense qu'ils ne vont pas tarder.
On frappa. Une femme âgée, dont les nattes aux mèches jaunies battaient les gros seins mous, fit son entrée dans la pièce.
Anita: Irene est une de mes plus chères voisines. Connaissant les vertus des simples, elle me confectionne des breuvages qui me soignent le mieux du monde!
On se mit à parler de choses et d'autres. Au bout d'un moment, la veuve proposa:
Anita: Commençons à boire et à manger en entendant le retardataire. Il ne nous en voudra pas d'avoir goûté avant lui à ces bonnes choses.
Le vin de mûres était assez fort, les beignets excellents. Isabella vida plusieurs fois son gobelet, tout en savourant, tièdes et enduites de miel, les gâteaux parfumés à la sauge.
La porte fut de nouveau heurtée à petits coups. Anita alla ouvrir et Jaume entra.
Il rejeta son capuchon, se défit de son manteau, et salua les trois femmes qui le considéraient d'un œil bien différent mais tout aussi attentif. Complices, curieux, surpris, les regards convergeaient vers lui avec un bel ensemble. En se dirigeant vers la cheminée, le secrétaire de la comtesse fit:
Jaume: Dieu vous garde, amies. Je suis bien aise de vous voir.
Que faire? Que dire?
Isabella sentait son cœur cogner et ses genoux se dérober.
Très à l'aise, Jaume prit sur la table un gobelet, le remplit, s'approcha de la plus jeune et se pencha vers elle.
Jaume: Accepterez-vous de trinquer avec moi et de boire à nos santés réciproques, belle et douce amie?
Comme toujours, il était vêtu de bleu. Comme souvent, il souriait, mais ses yeux clairs étaient assombris par une expression de défi toute nouvelle.
Isabella se dit qu'il ne servait à rien de s'indigner, qu'au fond elle n'était qu'à moitié étonnée de ce qui lui arrivait, que de toute façon...
Ils devisèrent un certain temps, tous quatre, en agitant les potins qui occupaient la cour et la ville. Irene ne tarda pas à se plaindre de l'estomac et pria Anita de la reconduire chez elle. En manière d'excuse, elle annonça:
Irene: Je ne loge pas loin donc je ne retiendrai que très peu de temps notre hôtesse hors d'ici...
La porte se referma bientôt sur les deux voisines.
: Pourquoi vous être donné le mal de monter cette farce? Elle est indigne de vous!
Jaume: Parce que vous aviez refusé de venir chez moi quand je vous en ai priée!
Jaume se leva et vint se planter devant Isabella.
Jaume: La docilité et la patience prônées par la comtesse ayant échoué, je me suis dit qu'il restait la ruse, puisqu'il ne pouvait être question de la force entre nous. N'avais-je pas raison?
: La tête me tourne. Ce vin de mûres est aussi traître que vous!
Le secrétaire éclata de rire.
Jaume: S'il vous rend moins farouche, c'est déjà une bonne chose!
: Je vous croyais loyal. Je constate que je me suis trompée.
Jaume: Est-ce donc être déloyal que de vous amener à faire ce dont vous mourez d'envie?
Elle se leva.
: Certes, mais pas avec vous! Je ne trahirai jamais la foi jurée!
Isabella s'aperçut que ses jambes la portaient avec peine tant elles tremblaient.
Jaume: Jurée à qui? À un homme qui vous a abandonnée! Est-il digne d'un pareil sacrifice?
: Quel sacrifice? Il n'y en a pas puisque je ne vous aime pas!
Elle se trouva brusquement saisie, enlacée, pressée par des bras impérieux.
Jaume: Le sacrifice de votre plaisir, ma belle amie, n'est-ce donc rien?
Le visage de Jaume se penchait vers le sien. Elle se rejeta en arrière.
: C'est vrai que j'ai soif d'amour. C'est chose naturelle à mon âge. Mais l'acte charnel est pour moi un acte d'importance, grave, presque sacré parce qu'il prend sa source au sang des cœurs! Ce ne sera jamais ni un divertissement ni une passade!
Jaume: Mais enfin, je vous aime!
: Je parlais d'amour partagé!
Jaume: Eh bien, nous le partagerons!
L'amabilité empressée que reflétait d'ordinaire la physionomie du secrétaire avait fait place à un masque avide griffé par le désir.
Jaume: Je vous veux!
Il ramena contre la sienne, d'un geste autoritaire, la tête au chignon. Puis, essayant de desserrer les lèvres obstinément closes, il l'embrassa de force... La résistance opiniâtre qu'il n'attendait pas acheva de ruiner les apparences policées qu'il se donnait par ailleurs tant de peine pour étaler.
Jaume: Viens!
Sa voix était rauque.
Jaume: Viens, te dis-je!
Il cherchait maintenant à entraîner Isabella vers le lit à la courtepointe rouge. Une lutte silencieuse s'ensuivit. Mais la jeune femme n'était pas de force à maîtriser son assaillant. Elle se trouva jetée malgré elle sur la couche douteuse de sa mauvaise hôtesse.
Tout en la maintenant d'une poigne rageuse, tandis que son autre main explorait le corps étendu sous lui en tentant de retrousser la chemise, Jaume l'embrassa une seconde fois avec tant de voracité qu'elle en perdit le souffle.
Allait-elle se laisser prendre comme une fille qu'on culbute sur le premier matelas venu?
L'odeur de cet homme lui déplaisait, le goût de sa salive lui répugnait...
D'un mouvement brusque, elle releva une de ses jambes, et envoya un furieux coup de genou dans le bas-ventre de son agresseur.
Avec un cri, il roula sur le côté, plié en deux en geignant.
D'un bond, Isabella se redressa, se précipita vers la porte et s'élança dehors.
Sans chape, elle courut comme une perdue à travers la nuit fraîche qu'une bise glaciale venant du nord balayait. Mais elle ne se préoccupait pas du froid. Son cœur cognait à lui en faire mal, le sang lui battait dans la gorge...
Qu'importait tout cela...
L'homme qui, par félonie, avait cherché à la faire sienne ne l'avait pas soumise!
Cette victoire, remportée sur son propre trouble autant que sur Jaume, la grisait soudain. Avec une confiance retrouvée en ses possibilités de défense, elle lui rendait le sentiment de sa dignité, de son intégrité préservée.
C'était sans doute un amer exploit, mais c'était un exploit!
Sans avoir rencontré grand monde, l'aventurière parvint enfin devant la demeure de Miguel, traversa la cour, gagna son logis.
En refermant sa porte, elle jeta un coup d'œil derrière elle et vit que la fenêtre de la chambre de Pablo était encore éclairée. À travers le châssis en bois tendu de feuilles de parchemin poncées et huilées, la lueur de bougies toujours allumées frissonnait.
Isabella savait que son fils dessinait, lisait, étudiait une partie de ses nuits, et elle l'approuvait.
Afin de ne pas attirer l'attention du garçon, elle s'appliqua à rabattre l'huis sans faire de bruit.
Une fois dans sa chambre, elle se laissa glisser à terre près du berceau où dormira son futur bébé. Elle posa son front sur le bois ouvragé du petit lit. L'odeur du chêne l'enveloppa. Elle en éprouva une sorte d'apaisement mélancolique.
Ainsi donc, au plus profond de son cœur, l'amour si puissant qu'elle avait conçu treize ans plus tôt survivait en dépit de tout! Il venait de prouver sa permanence.
Ce n'était pas un sursaut de vertu qui l'avait arrachée aux bras de Jaume, c'était une évidence: elle ne pouvait pas se donner à cet homme-là, alors qu'elle en aimait un autre!
Contrairement à ce qu'elle avait cru, le premier venu ne faisait pas l'affaire. Si, en des moments de détresse intime, elle était parvenue à s'en persuader, elle s'était trompée.
Plus fort que ses défaillances, son instinct s'y refusait.
Bien que son corps, affamé d'étreintes, souffrît durement d'une chasteté qui lui était à charge, n'importe quel passant ne pouvait pas le satisfaire. Un seul y parviendrait!
Juan!
Secouée de frissons, traversée d'élancements douloureux dans tous ses os transis, Isabella découvrait que, pour elle, la fidélité n'était pas un choix, non plus que résolution ou morale, mais conséquence irréfutable d'un lien si étroitement serré qu'aucune main étrangère ne saurait le dénouer.
Parce que, malgré sa désertion, elle persévérait à aimer avec assez d'intensité son époux absent pour ne pouvoir envisager l'amour charnel sans lui, elle n'avait pas supporté le contact sur sa peau d'un autre épiderme que le sien...
Les caresses du secrétaire lui répugnaient. Entre elle et lui, une barrière s'était dressée. Obstacle infranchissable, le dégoût les séparait.
C'était aussi simple que cela. Son corps ne voulait connaître qu'un amant, n'en admettrait pas d'autres... L'absence, l'abandon ne changeaient rien à une vérité bien trop essentielle pour être entamée par eux.
Isabella était de celles qui ne se donnaient bien qu'à celui qu'elles aimaient. Or, un seul avait su l'émouvoir et elle persévérait à n'aimer que lui...
: Que faire, mon Dieu, que devenir? Si je ne puis avoir recours à des aventures passagères, comment traverser les nuits, les mois, les années qui m'attendent? Comment vivre sans mon homme, avec le désir planté comme une lame dans ma chair? (Pensée).
Elle s'aperçut seulement au bout d'un très long moment que le malaise qui la tenait et la faisait grelotter n'était pas uniquement dû à ses tourments.
Elle claquait des dents, se sentait glacée et fiévreuse à la fois, souffrait de violents maux de tête.
Elle retourna dans la grande pièce où un chaudron de cuivre, suspendu à la crémaillère, au-dessus des braises, conservait de l'eau chaude durant la nuit. Elle remplit un cruchon de grès qu'elle revint glisser dans son lit. Elena et Paloma y dormait l'une près de l'autre, parties vers leurs rêves d'enfants, inconscientes, tranquilles.
Isabella se déshabilla aussi vite que possible et se coucha à côté de ses filles.
Prenant garde à ne pas les réveiller, elle continua, en dépit du cruchon tiède qu'elle avait sous les pieds, à se sentir agitée de tremblements.
: J'aurais pris froid en courant à travers les rues? (Pensée).
Ses membres n'étaient plus que courbatures.
☼☼☼
Les surprises de l'amour.
À l'aube, une fièvre violente se déclara.
Les obsessions qui ne l'avaient pas quittée traversaient les brumes douloureuses et brûlantes qui l'envahissaient, ne cessaient de la hanter.
Réveillée par sa mère, Elena alla chercher Carmina.
: Préparez-moi une tisane.
De l'hacienda, l'enlumineuse avait apporté avec elle des sachets de plantes médicinales séchées et dosées par Zia. S'en servant souvent pour soigner ses enfants, elle en connaissait parfaitement les propriétés.
Sur ses indications, la servante mélangea des fleurs de bourrache, de sauge, de souci, de genêt, de pensée sauvage, avec des feuilles de saule, en fit une infusion adoucie au miel et l'apporta à sa maîtresse.
: Je ne prendrai rien d'autre de toute la journée. Je voudrais guérir rapidement. Il ne faut pas que je traîne ici si je veux faire tout le travail qui m'attend...
Il fallut pourtant dire à Catalina de prévenir l'atelier d'une absence dont on ne pouvait à l'avance fixer le terme.
Carmina et Colomba lavèrent, habillèrent et nourrirent les enfants, puis les conduisirent à la messe.
Au retour, son hermine apprivoisée perchée sur une épaule, Pablo pénétra dans la chambre de sa mère. En s'approchant du lit où elle somnolait, il s'enquit:
Pablo: Comment te sens-tu, maman?
: Fort lasse. Je suis rompue car la fièvre me brûle.
Pablo: Tu aurais pris mal cette nuit.
Ce n'était pas une suggestion mais une affirmation.
: Sans doute...
Trop mal en point pour interroger son fils sur ce qu'il savait, la malade ferma de nouveau les yeux. Afin de ne pas avoir à s'expliquer, elle souffla:
: Je ne suis bonne qu'à dormir...
En fin de matinée, une voisine de l'hacienda vint annoncer que Zia avait ressenti à l'aube les premières douleurs de l'enfantement. Les choses ne se présentaient pas trop bien.
: Mon Dieu! Il faut que cela arrive alors que je gis dans ce lit, incapable de me lever, d'aller l'assister! Bonne à rien!
Carmina: Ne vous tourmentez pas, señora. Votre fille a Jesabel, Miranda et Consuelo à son chevet. Les femmes du domaine doivent avoir envahi sa chambre! Elle en sera quitte pour mettre son enfant au monde sans vous, voilà tout!
Isabella secoua sur l'oreiller sa tête aux joues enflammées par la contrariété autant, que par la fièvre.
: Je lui avais promis de ne pas la quitter en ce moment critique... Et puis, je dois être la marraine du nouveau-né. Si je suis retenue ici par la maladie, comment m'acquitter de ce devoir?
Carmina: Pour l'amour du ciel, calmez-vous! La première chose à faire est de vous guérir. Ensuite, nous aviserons. De toute manière votre futur filleul est encore à naître! Attendons qu'il soit là pour envisager la cérémonie de son baptême!
Le mécontentement aggrava l'état de l'aventurière, ce qui décida Carmina à lui poser des sangsues aux pieds.
La journée fut noyée pour Isabella dans des brumes fébriles.
La scène de la veille au soir, son avenir incertain, l'absence de son mari, les couches de Zia, composaient dans sa tête appesantie une sorte de ronde obsédante, coupée d'assoupissements.
Peu après vêpres, Estéban passa pour dire que les douleurs ne paraissaient pas porter sur l'enfant, que Zia faisait preuve du courage qu'on pouvait attendre d'elle, mais que l'épreuve risquait de se prolonger.
Il ne vit pas Isabella et repartit au plus vite. Après son départ, Carmina revint dans la chambre en compagnie de Catalina et annonça:
Carmina: Elvira est venue épauler les femmes de l'hacienda. Vous savez bien qu'elle n'a pas sa pareille pour masser les ventres en mal d'enfants et compose elle-même ses onguents. Sa réputation n'est plus à faire dans la région.
Isabella dit qu'elle s'en réjouissait, mais qu'elle donnerait un an de sa vie pour être auprès de sa fille adoptive, pour lui apporter les secours de son expérience en un pareil moment.
: Heureusement que j'ai pensé, voici déjà deux mois, à lui faire don des petites statues en bois taillé de sainte Britte et sainte Maure, qui ont toujours présidé à mes propres couches. Elles aident aux heureuses délivrances.
Cat: Je suis également allée, ce tantôt, mettre un gros cierge à la chapelle voisine. Ne t'inquiète pas, Isa. Ta fille sera protégée.
Pour être certaine que son amie dormirait, la femme de Miguel lui fit boire du lait dans lequel elle avait versé quelques gouttes de suc de pavot.
Il fut aussi décidé que Teresa coucherait sur un matelas, dans la chambre de la malade, tandis que Paloma et Elena partageraient le lit de Carmina.
☼☼☼
Le lendemain matin, la fièvre était un peu moins forte.
Isabella continua à vider de nombreux gobelets de tisane et des sangsues lui furent remises aux pieds. Au cours de la matinée, elle demanda plusieurs fois:
: A-t-on des nouvelles de Zia?
Carmina: Le señor De Rodas est parti aux renseignements. Il n'y a rien de nouveau. Elle peine toujours...
En dépit de sa fermeté, Carmina parvenait difficilement à cacher son inquiétude.
Carmina: Elle est encore jeune mais pourquoi avoir tant attendu? Quand on accouche pour la première fois à seize ou dix-sept ans, tout se passe beaucoup mieux!
: Elle est solide. Je ne l'ai jamais vu malade! Ça va aller...
Isabella ferma les yeux. Le silence emplit la chambre. On n'entendait plus que le très faible bruit des marteaux dans l'atelier d'en face.
La nuit était tombée depuis longtemps quand on frappa à la porte de la demeure de l'hidalgo. Colomba alla ouvrir et Estéban entra. Il demanda Catalina, qui le reçut dans la salle où elle se trouvait seule.
En le voyant paraître, pâle, les yeux rougis, les vêtements tachés de sang, elle craignit le pire. Il le comprit, étendit une main qui tremblait encore.
: Non, rassure-toi. Elle vit! Mais elle est brisée. Il lui faudra du temps pour se remettre. On l'a sauvée de justesse.
Cat: Et l'enfant?
: Il va bien.
Cat: Un garçon?
: Par Dieu! Oui! Il a failli coûter cher à sa mère!
Il y avait de la rancune dans la voix du nouveau père. Il en prit conscience et secoua la tête.
: Je n'ai pas encore eu le temps de penser à lui. Depuis des heures, je n'ai songé qu'à ma Zia. J'ai cru la perdre...
Sur les traits creusés d'anxiété et de fatigue, on pouvait déchiffrer les traces du combat qu'il venait de livrer aux côtés de son épouse. Si la présence d'un homme dans la chambre où une femme accouchait était, en général, jugée indésirable, il y avait cependant des circonstances où on l'admettait.
Cat: Étais-tu auprès d'elle?
: Au début, j'ai attendu dehors avec Tao. Puis elle m'a demandé. J'y suis allé... J'ai vécu son supplice avec elle... J'avais oublié combien il fallait tant souffrir pour mettre au monde un enfant...
Cat: Comment ça, oublié?
: Plus jeune, j'étais présent pour la naissance d'Elena. Mais dans mon souvenir, Isabella n'a jamais hurlé de cette façon... Pas plus qu'elle ne m'a enfoncé ses ongles dans la main à chaque retour des douleurs... Quoi qu'il en soit, j'étais heureux de partager un tant soit peu ses tortures, mais je me rendais bien compte de l'effrayante disproportion de ce que nous endurions, elle et moi! C'était une impression abominable que de la voir se débattre contre un mal sur lequel je restais sans aucun pouvoir... Il a fallu aller chercher l'enfant dans son ventre d'où il ne voulait pas sortir... Une vraie boucherie. Il y avait du sang partout! Quand le petit est né, nous étions tous à bout de forces. Elvira titubait de fatigue, Zia avait la face grise, le nez pincé, les épaules et les joues marquées de points rouges à cause des terribles efforts qui avaient fait éclater les veines de sa tête et de son cou...
Cat: N'y pense plus, Estéban. Elle se remettra vite. Pour la naissance de mon premier enfant, j'ai eu, moi aussi, des couches laborieuses. Trois jours plus tard, j'étais rétablie.
Elle lui tendit une coupe d'hypocras.
Cat: Bois. Tu en as besoin.
Après avoir vidé son verre, l'Atlante fit:
: Je vais retourner chez nous. Préviens Isabella de ma part.
Cat: Elle a tellement déploré de ne pas pouvoir seconder Zia pendant qu'elle était en gésine!
: Qu'aurait-elle pu faire de plus que la ventrière? Que les autres femmes qui étaient présentes?
Cat: Pas grand-chose, sans doute, mais tu connais leur attachement!
: Annonce-lui la nouvelle. Insiste sur le fait que nous attendrons son rétablissement pour baptiser notre fils qui peut attendre, car il est bien constitué et semble robuste.
Cat: Comment l'appellerez-vous?
: Agustín. C'était le deuxième nom de mon père.
Il s'enveloppa dans sa chape, et, pour la première fois depuis son arrivée, il eut un léger sourire. Avec un peu de gaieté retrouvée, il lança:
: Il ne sera point sot car il est né avec les yeux ouverts!
Il s'apprêtait à sortir quand Catalina le retint encore un peu.
Cat: Estéban...
: Oui?
Cat: Félicitations!
: Merci.
Puis, il fila. Sans plus tarder, Catalina fit part à Isabella de la naissance de son filleul.
: Un fils! Ah, si seulement je pouvais aller le voir!
La nuit s'écoula ensuite sans incident.
☼☼☼
Le jour suivant, l'état d'Isabella s'améliora.
Les enfants reçurent la permission de venir embrasser leur mère et Elena lui fit don d'une couronne de rubans qu'elle avait tressée pour elle.
Joaquim lui proposa de chanter à son chevet en s'accompagnant de la harpe portative qui ne le quittait guère plus que sa flûte.
Le jour passa. Une nouvelle nuit survint.
Prise de pitié envers Teresa, Isabella assura à Cat, sa sœur de cœur, qu'elle n'avait plus besoin de garde. La jeune servante put aller trouver Carmina et les trois enfants dans l'autre chambre.
Vers l'heure de matines, la porte du fond du jardin s'entrouvrit en silence. Deux hommes la franchirent. Le plus jeune fit tout bas:
: Vous voilà à pied d'œuvre. Il ne vous reste plus qu'à tenter votre chance, mon ami.
: Soyez béni pour votre aide, Rafael! Sans vous, je n'avais aucun moyen de la revoir avant longtemps.
Rafael: Dites-vous bien, Jaume, que c'est autant pour tirer cette charmante femme du malheur où elle s'enlise que pour vous secourir que j'ai fait tout ceci. Que Dieu me pardonne si je me trompe, mais je ne crois pas mal agir en vous permettant de la rejoindre!
La nuit était humide et froide. Sans plus rien dire, les deux hommes se séparèrent. Le jardinier gagna la grande demeure, le secrétaire se dirigea vers la petite maison.
La clé que lui avait confiée Rafael permit à Jaume de pénétrer sans difficulté dans la salle, puis de gagner la pièce suivante.
Enfouie dans ses couvertures, Isabella reposait.
Accrochée par des chaînettes à la tête de son lit, une lampe à huile éclairait faiblement la dormeuse, ses draps froissés, les deux gros oreillers qui la soutenaient.
Dans une cassolette d'étain, des branches de romarin achevaient de se consumer, combattant de leurs senteurs aromatiques les odeurs de la maladie.
Troublé, le jeune homme demeura un moment immobile, se demandant comment il allait être accueilli.
Avait-il eu raison de tant insister auprès du jardinier, soucieux de complaire à l'un des favoris de la comtesse afin d'obtenir son assistance? N'était-ce pas prématuré? Seul le souvenir de leur dernière entrevue et de son aboutissement l'avait occupé jusque-là. Il lui fallait cette femme qui s'était si prestement dérobée à lui. Pour se la procurer, toutes les manœuvres lui paraissaient justifiées.
Des doutes l'assaillaient à présent...
Ravivé cependant par la scène qu'il avait sous les yeux, son violent désir l'incita à rejeter des scrupules trop tardifs pour porter leurs fruits.
Jaume: Au diable les hésitations! Affaiblie par la fièvre, ma petite enlumineuse ne pourra plus se défendre avec la même vigueur que l'autre nuit... Et puis je suis certain qu'elle se languit de caresses... (Pensée).
En prenant soin de ne rien heurter, il avança vers la couche. Sous ses pas, le parquet craqua traîtreusement.
Le sommeil d'Isabella ne devait pas être aussi profond qu'il semblait à son visiteur. Elle ouvrit les yeux. En s'élançant vers elle, il ordonna:
Jaume: Par tous les saints! Ne criez pas! Songez à ceux qui pourraient vous entendre!
Parvenu au bord du lit, il se pencha vers le visage empreint de stupeur.
Ne sachant pas encore si elle était la victime d'un rêve ou bien si, pour extraordinaire que la présence de cet homme à pareille heure, dans sa chambre, pût lui paraître, elle avait véritablement affaire à lui, l'aventurière hésitait.
Ce fut le mouvement d'air soulevé autour d'elle par sa présence, l'odeur du drap humide dégagée par les vêtements du jeune homme qui achevèrent de la renseigner.
: Qui vous a permis?
Des paumes dominatrices pesèrent sans explication sur ses épaules, des lèvres encore froides du dehors écrasèrent sa bouche.
Elle voulut se débattre.
Mal réveillée, encore engourdie par la chaleur du lit, éreintée par la maladie, Isabella était loin de posséder les mêmes ressources d'agressivité que lors des précédentes initiatives de Jaume.
Une mêlée confuse s'ensuivit.
Hardiment, les mains avides écartaient le drap, les couvertures fourrées de peaux d'agneaux, découvraient, au creux tiède du matelas, le corps nu aux beaux seins offerts, gonflés et doux, marqués chacun de leur grain de beauté jumeau, le ventre blanc qui s'était beaucoup arrondi dernièrement...
Avec une exclamation étouffée, Jaume s'abattit de tout son poids sur la femme qui cherchait, toujours en vain, à le repousser...
C'est alors que la porte de la chambre s'ouvrit soudainement, livrant passage à Pablo.
Le petit garçon se jeta vers le lit où les deux adversaires confondus luttaient aussi farouchement l'un que l'autre. Comme un chat sauvage, toutes griffes dehors, il attaqua l'agresseur de sa mère.
Tiré, bousculé, égratigné, martelé de coups, Jaume se redressa pour se débarrasser de l'intrus. En se retournant, il aperçut le visage du garçon qu'il ne connaissait pas. Saisi, il suspendit un instant son geste défensif. Avec une promptitude imparable, Pablo en profita pour tirer de sa manche des ciseaux qu'il y avait cachés, et en porta un coup violent à l'épaule gauche du secrétaire.
Le tissu de laine de la chape amortit le choc. L'arme improvisée ne pénétra que très superficiellement dans le gras du bras.
Sous l'effet de la stupéfaction autant que sous la morsure du métal, Jaume poussa un cri, tâtant de sa main droite sa légère blessure. Une seconde fois, le fils d'Isabella frappa. Les ciseaux atteignirent cette fois l'avant-bras de l'homme.
: Pour l'amour de Dieu, Pablo, arrête!
Isabella sortit du lit avec précipitation, s'enveloppa dans la courtepointe froissée et immobilisa le poignet de son fils avant que celui-ci ait eu le temps de recommencer.
Abasourdi et mortifié, Jaume essaya maladroitement de désarmer le garçon. Il lui échappa. Venant se poster près de sa mère, il lui lança:
Pablo: Tu es bien bonne de vouloir ménager un tel félon, maman! L'aurait-il fait, ce bouc, si je n'étais pas intervenu?
Mais il remit ses ciseaux dans sa manche.
La honte et la fureur avaient remplacé chez l'agresseur d'Isabella le désir insatisfait. Il recula vers le mur le plus proche, s'appuya contre un coffre de voyage en cuir clouté qui se trouvait là, et la mine offensé, enroula un pan de sa chape autour de son bras ensanglanté.
Puis, sans un regard pour mère et fils qui suivaient sa retraite en se tenant par la main, il marcha vers la sortie. Sur le seuil, il se retourna et lança entre ses dents:
Jaume: Vipères! Vous êtes deux vipères!
Puis, d'un pas rageur, il quitta la pièce. On l'entendit traverser la salle, s'éloigner. La porte d'entrée claqua derrière lui.
Isabella se laissa retomber sur sa couche. Sans pouvoir maîtriser le tremblement nerveux qui l'agitait, elle demanda:
: Par Notre-Dame! Comment as-tu pu savoir que cet homme s'était introduit dans ma chambre avec l'intention de me forcer à lui céder?
Pablo: Tu vas prendre froid, maman. Recouche-toi, je t'en prie!
: Pas tout de suite, mon grand!
Pablo: Sur mon âme! Cesse de trembler!
Avec un mélange d'agacement et de passion contenue, il reprit:
Pablo: Respire lentement. Calme-toi. Cette méchante affaire est terminée!
Avec son sang-froid coutumier, Pablo tira à lui un escabeau pour s'asseoir au chevet du lit. Mais, surveillant encore la porte, il tourna le dos à sa mère. Cependant, il leva la main et celle-ci trouva la douceur maternelle d'une joue. Isabella s'en empara.
Pablo: Depuis que Rafael t'a si effrontément abordée pendant la messe de la chandeleur, je m'étais promis de ne pas le laisser t'importuner davantage. Le jardinier a fini par comprendre mais ensuite, ce Jaume est arrivé. J'entendais souvent parler de ce larron d'honneur aux veillées où je me trouvais. Ses assiduités auprès de toi ne sont pas longtemps demeurées secrètes, tu dois t'en douter. Tes compagnes d'atelier se sont empressées de jaser et le bruit m'en est revenu.
Il serra les lèvres comme le faisait Isabella, mais, au lieu de signifier souci ou réflexion, cette habitude, chez lui, témoignait volonté et audace.
Pablo: Je savais que tu ne l'aimais pas. Tu ne pouvais pas te laisser prendre à ses manigances, puisque tu ne cesses secrètement d'attendre et d'espérer le retour de papa... Aussi, tout à l'heure, alors que je venais de souffler ma bougie, quand j'ai entendu des pas sur le gravier du jardin, j'ai entrouvert ma fenêtre. J'ai vu ce damné chien et j'ai deviné qu'il allait chercher à profiter de ton état pour s'imposer à toi...
Il se retourna et, à son tour, s'empara d'une des mains de sa mère et la baisa avec ferveur. Tout bas, il avoua:
Pablo: Je l'aurais tué, s'il l'avait fallu. Tué! Jamais je ne t'aurais laissée te défendre seule, affaiblie comme tu l'es!
: Mon fils! Mon cher fils! Tu m'as sauvée de quelque chose de pire que le déshonneur. Tu m'as sauvée du mépris de moi-même!
Doigts enlacés, ils demeurèrent un moment silencieux. Puis, Pablo aida la convalescente à s'étendre de nouveau, tira sur les draps et couverture et la borda avec soin.
Pablo: Si tu le veux bien, maman, je resterai avec toi jusqu'à la fin de cette nuit. Je ne serais pas tranquille si je te quittais après ce qui vient de se passer ici!
Avec élan, l'aventurière répondit:
: Reste, reste mon enfant tant aimé! Il y a si longtemps que j'attends cet instant.
Pablo quitta sa chaisne molletonnée qu'il avait mise et rejoignit sa mère dans le grand lit. Depuis combien d'années n'avaient-ils plus dormi ensemble?
Bouleversée de sentir son fils étendu à ses côtés, d'entendre son souffle devenir petit à petit profond et régulier, Isabella demeura immobile sans parvenir à retrouver le sommeil.
La scène qu'elle venait de vivre lui semblait irréelle, folle, mais son dénouement, le rapprochement inespéré intervenu entre elle et Pablo, lui procuraient un tel réconfort que la satisfaction l'emportait sur l'inquiétude dans son esprit pacifié.
Qu'allait faire Jaume? Chercherait-il à se venger? Mais comment le pourrait-il? Étant dans son tort, il aurait sans doute la prudence de se taire et de ne pas attirer l'attention de la comtesse sur une conduite qui ne pouvait que la révolter. Par crainte de perdre un appui dont il n'était pas en état de se passer, il serait contraint au silence... Pour le secrétaire comme pour sa victime, il était préférable de ne rien ébruiter des évènements de la nuit...
Isabella finit par sombrer dans une somnolence tardive en se répétant que le pire avait été, par deux fois, évité, que le secrétaire s'était à jamais discrédité auprès d'elle, que les tentations qu'il avait pu éveiller ne survivraient pas à sa déloyauté...
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À suivre...