Suite.
Le dimanche suivant, après la grand-messe, Isabella se rendit avec ses enfants chez Catalina où ils avaient l'habitude de dîner chaque semaine. Estéban et Zia étaient présents, eux aussi.
Il ne pleuvait plus, mais, du ciel gris, une haleine maussade et froide soufflait sur la vallée, à travers les rues de Barcelone.
Dans la salle de la maison commune, un bon feu flambait, léchant les flancs d'une marmite d'où s'échappait un fumet appétissant de perdrix en capilotade. Enfoui dans les cendres chaudes de l'âtre, un pot de grès devait contenir du bouillon aux gousses d'ail. Deux poêlons mijotaient sur les braises chaudes contenues dans les récipients creux terminant les grands landiers de fer qui supportaient les bûches.
Devant la cheminée, une table recouverte d'une longue nappe blanche avait été dressée et, sur un coffre, plusieurs corbillons d'œufs teints en vert, en jaune, en rouge, en violet, en rose, au moyen de sucs de diverses plantes, attendaient d'être distribués aux enfants du logis pour Pâques.
L'odeur de cuisine, de pain grillé, de feu, de linge propre restait liée à ces réunions dominicales qui apparaissaient à Isabella comme les uniques moments de son existence où les douceurs de la complicité familiale retrouvaient un peu de leur pouvoir.
Tandis que Miguel remontait de la cave où il était allé quérir du vin frais, Tao fit irruption dans la pièce sans y être annoncé.
:
Isabella! Isabella!
Le naacal cria son nom en s'élançant vers celle qui se trouvait déjà à table.
: Ce dimanche est un jour béni! Le père de Jesabel a enfin accepté de me recevoir! Nous avons longuement discuté ensemble... Il vient de m'accorder la main de sa fille! Ma ténacité semble l'avoir impressionné. Le mariage sera fixé après les couches de Zia et les tiennes!
Il rayonnait. Ses dents blanches éclairaient son visage à la peau sombre où mille petites ridules joyeuses s'inscrivaient autour des yeux. L'aventurière lui saisit les mains et les serra:
: Comme je suis heureuse pour vous deux! Luis vous a enfin donné son consentement?
: Oui! Grâce à l'adresse de Carmina, qui a su utiliser l'amélioration ressentie par son malade pour plaider notre cause, tout a été plus vite que prévu.
: Vous touchez tout de même au bout de vos peines! Jesabel doit être au comble du bonheur!
: Elle ne le sait pas encore car la discussion a eu lieu en terrain neutre, à la taverne de Sancho et Pedro.
: Je vous souhaite à l'un et à l'autre toute la félicité possible! Pour tardive qu'elle soit, votre union n'en sera peut-être que meilleure!
Zia protesta en riant:
: Dieu me pardonne! N'oublie pas que je me suis mariée à dix-huit ans et que je ne m'en trouve pas malheureuse pour autant!
: Ce n'est pas ce que je voulais dire...
: Je le sais bien, Estéban. Je te taquinais...
MDR: Allons, Tao, ne reste pas debout! Installe-toi et vidons une coupe de vin gris en ton honneur!
: Ce serait bien volontiers, mais je repars à l'hacienda tout de suite. Je tiens à annoncer la bonne nouvelle à... ma fiancée, le plus tôt possible!
Il donna l'accolade à ses amis et repartit comme un tourbillon. D'un ton ironique, Estéban fit:
: Voilà au moins un homme heureux! Il aurait dix ans de moins qu'il ne serait pas plus naïvement ravi!
: Je te trouve bien sévère envers Tao... Que lui reproches-tu, Estéban?
: Eh bien... Qu'en est-il du consentement de Mendoza? Ne devrait-il pas encore attendre un peu?
Il y eut silence. Isabella considérait sans le voir le morceau de pain tranchoir posé devant elle. C'était la première fois que l'élu évoquait son père de substitution. Catalina surveillait son amie d'un œil inquiet. Elena fixait sur sa mère un regard rempli d'amour et d'interrogation tandis que Pablo jouait avec son hermine apprivoisée qui se tenait sur son épaule. Sans cesser de caresser la tête penchée du mustélité, il asséna:
Pablo: Là où il est, mon papa doit s'en moquer!
Cat: Voyons Pablo!
: Non, Cat! Mon fils a raison! Et je trouve tout à fait normal que notre naacal vive sa vie.
Venant du logement voisin, on entendait des éclats de voix avinées, des refrains de chansons à boire. Isabella, dont la gorge était nouée comme par un garrot, murmura:
: Tao se mariera donc en juillet ou en août, après mes relevailles... Ce qui laisse encore à Juan un délai de trois mois... Mais il ne reviendra pas.
Alertée par le ton avec lequel l'aventurière avait prononcé ces derniers mots, Cat leva les sourcils. Elle ne comprenait pas comment une femme délaissée avec une telle impudence pouvait, au fond d'elle-même, espérer le retour d'un traitre. Dans un cas semblable, elle n'aurait songer qu'à se venger...
Miguel essuyait avec soin la lame de son couteau sur une bouchée de pain.
MDR: Par Dieu, Isa, nous ne savons pas ce qui est arrivé à mon frère, il est donc trop tôt pour en tirer des conclusions définitives. Il n'y a qu'un peu plus d'un mois qu'il aurait du revenir, ce n'est guère long s'il a connu quelques avaries. Laisse-lui le temps de se retourner.
Joaquim: Papa est peut-être amoureux d'une autre femme...
Elena: Joaquim!
C'était une possibilité que l'aventurière n'avait pas envisagé mais elle l'écarta de suite.
: Je ne crois pas, mon petit prince!
Elena se leva et donna une pichenette sur l'oreille de son petit frère.
Elena: Arrête de dire des bêtises, toi!
Elle aida ensuite sa tante à apporter sur la table, après le pâté d'anguilles, le plat de perdrix en capilotade avec les deux poêlons. L'un contenait des navets aux châtaignes, l'autre de la purée de fèves.
Pablo déposa le petit carnivore sur le banc à côté de lui.
Pablo: Et si c'était vrai? Et si papa revenait, lui pardonnerais-tu, maman? Accepterais-tu qu'il revienne vivre avec nous?
: Le sais-je? Le sais-je seulement moi-même?
Tout en servant ses convives en versant dans leurs écuelles viande et légumes, Catalina lui répondit:
Cat: De toute façon, l'Église punit sévèrement l'adultère. Si elle était avérée, notre évêque infligera à ton père sept ans de pénitence... Et ta maman pourra, si elle le souhaite, réclamer la séparation.
Isabella repoussa vers Miguel l'écuelle qu'elle partageait avec lui. Elle n'avait plus faim. Sa gorge restait nouée, un tremblement qu'elle ne pouvait maîtriser l'agitait.
: Je ne demanderai jamais la séparation. Je ne porterai non plus aucune plainte. Je ne voudrai pas mêler l'Église à notre différend s'il y en avait un. Si Juan revenait un jour, je ne sais pas ce que je ferai, mais je sais ce que je ne ferai pas...
Elle s'interrompit. Ses doigts pétrissaient machinalement une boulette de mie de pain. Avec un peu plus d'assurance, elle reprit:
: Le sacrement de mariage lie l'homme et la femme à jamais. Rien ne peut, par la suite, les séparer. Rien ni personne. Même pas la faute de l'un d'eux. Votre père et moi resterons pour l'éternité unis devant Dieu. S'il a été pris de folie, il peut l'avoir oublié. Pas moi.
Autour de la table, chacun mangeait en silence. Au bout d'un moment, Miguel dit:
MDR: "Si", "si", "si". Ce ne sont là que spéculations. Encore une fois, nous ne savons pas ce qui est arrivé à J-C, mais tu as raison, Isa. Séparation, répudiation ou divorce ne rompent que les liens charnels. Aucun pouvoir humain ne parviendra jamais à dénouer les liens spirituels. En échangeant de plein gré, tous deux, vos consentements et vos anneaux, vous avez consacré votre union et, du même coup, l'avez rendue indissoluble.
On entendit alors la voix légère de Dolores:
Dolores: Moi, je ne me marierai pas avec un homme. Je serai l'épouse du Seigneur Jésus-Christ!
Isabella se pencha vers sa nièce et l'embrassa sur le front.
: Ce serait certainement le meilleur des choix. Mais nous avons tort de parler devant vous de ces tristes choses. Ne va surtout pas t'imaginer qu'il n'y a que des mariages manqués. Il y en a d'heureux. Regarde Zia et Estéban, par exemple.
Pablo: Ils ne sont pas mari et femme depuis bien longtemps! Il faut attendre davantage pour savoir à quoi s'en tenir.
Zia partit d'un rire un peu forcé.
: Eh bien! Au moins, tu ne te payes pas de mots, Pablo! Par ma foi, tu n'es pas de ceux à qui on peut en faire accroire!
Avec fermeté, Isabella répliqua à son fils:
: Je jouerais cependant volontiers mon salut sur la solidité et la durée de leur union, mon grand. Ils se connaissent depuis l'enfance et la dizaine d'années pendant lesquelles ils se sont attendus ont coulé entre eux un mortier aussi solide que celui des remparts de Barcelone!
L'élue adressa à l'aventurière un regard de gratitude pour cette profession de foi. La conversation dévia. On parla des habitants de la ville qui se plaignaient des transformations apportées à leur cité, et n'acceptaient qu'à contrecœur de la voir s'agrandir.
MDR: Il y a des grincheux partout. Les gens se méfient toujours des changements qui modifient leurs habitudes.
Cat: Peut-être, mais il y a beaucoup de mécontents...
Isabella, qui faisait des efforts pour se mêler à la conversation, opina:
: Oui! Hier, à l'atelier, on parlait d'une délégation d'artisans Juifs qui seraient venus présenter leurs doléances au vice-roi à ce sujet. Il les a reçus, mais, après leur départ, on assurait qu'il était furieux!
Cat objecta:
Cat: C'est pourtant un seigneur calme et pieux, qui ne se met pas souvent en colère.
Avec l'aide de Dolores et d'Elena, elle retirait les récipients vides pour les remplacer par une jatte de crème au vin, décorée de poires cuites.
Cat: Depuis peu, certains ne cessent pas de le dénigrer. C'étaient les mêmes, autrefois, qui louaient sa générosité, sa modestie, sa bienveillance envers les sujets marranes de l'Empereur.
MDR: Que veux-tu, ma chérie! Les hommes sont versatiles. Avant d'être le vice-roi, cet homme était l'ambassadeur auprès du Saint-Siège. Quand, en 1537, sous la pression de Charles Quint et de l'Impératrice Isabelle, le pape Paul III justifia, après beaucoup de réticence, la nécessité de produire un certificat de pureté de sang pour entrer dans une confrérie d'Alcaraz, Juan Fernández Manrique de Lara y Pimentel a du suivre la politique de son roi. On peut donc à juste titre se demander si le mari de la comtesse ne fait pas partie de ceux qui se voient rejetés vers les ténèbres extérieures!
Miguel souriait. Sa joie de vivre reprenait le dessus.
Cat: Ne plaisante pas avec les choses saintes, mon cœur! Il est déjà assez triste de voir en même temps le royaume d'Espagne appliquant une politique plus répressive à l’égard des communautés juives, et notre propre vice-roi en situation difficile avec le Saint-Siège!
Isabella murmura:
: Les affaires des hommes coïncident rarement avec celles de Dieu...
Le repas se terminait par des fromages de chèvre et de brebis. Miguel fit circuler un pichet de vin cuit additionné de miel et d'aromates. Soudain, au milieu du silence, Pablo annonça:
Pablo: On ne parle plus au palais que d'une grande manifestation pour la fête des Maures et des Chrétiens qui devrait avoir lieu à la fin du mois. On insinue même qu'une nouvelle d'importance y serait annoncée aux Barcelonais.
: Je ne serai plus loin de mon terme, à ce moment là!
Zia adressa à son mari un regard de connivence amoureuse qu'il lui rendit d'un air amusé et attendri à la fois.
: Comment sais-tu ces choses-là?
Le petit garçon vida à petites gorgées le contenu de son gobelet d'étain.
Pablo: En vivant ici, je sais tout sur tout! Et puis, oncle Miguel aime les fêtes. Celles des vendanges, à la Saint-Rémy, a beaucoup fait jaser l'année dernière...
Isabella se dit que son fils ainé allait sur ses huit ans, qu'il était en droit de sortir pour aller s'amuser avec des enfants de son âge. Mais son destin devenait chaque jour plus cruel. Pendant les veillées auxquelles il ne manquait jamais d'assister chez l'hidalgo, il devait entendre bien des propos légers. Qu'en pensait-il? Comment envisageait-il son avenir?
Jamais il ne se confiait à sa mère. À personne d'autre, non plus... Il conservait ses sentiments enfouis au fond de son cœur. Quelques mots, un regard désabusé, une expression railleuse lui échappaient parfois... Qu'en conclure?
À sa propre malchance était à présent venue s'ajouter la disparition de son père sans qu'il ait laissé voir ce que ce nouveau malheur lui inspirait.
Isabella aurait aimé prendre entre ses bras l'enfant éprouvé pour l'aider à porter son fardeau. La pudeur farouche de Pablo s'y opposait. Pas plus qu'on ne pouvait frôler sa blessure grave sans le faire souffrir, on ne pouvait s'intéresser ouvertement au petit garçon sans provoquer de sa part un sursaut de défense ou un mouvement de fuite.
Emmurée de son côté dans sa douleur, sa mère pouvait-elle lui être du moindre secours? Depuis des années, ils ne savaient plus parler l'un avec l'autre. Leur double infortune allait chacun son chemin, comme des sentiers forestiers qui partent du même carrefour pour ne plus cesser, par la suite, de diverger...
Pablo: ... Pendant cette fête, il paraît qu'on y a trop bu de vin nouveau.
La conversation fut interrompue par un couinement étrange. Estéban tourna la tête et vit sur le tapis une petite souris blanche manifestement tombée de la poche d'Isabella. L'aventurière la ramassa prestement avant que l'hermine de Pablo ne se jette dessus. Elle tenta de calmer l'animal avec des paroles douces en la caressant, puis elle la remit dans sa cachette. Dans le silence qui s'était installé, elle leva les yeux et rougit en constatant que tout le monde la regardait.
: Quelle charmante petite bête. Je ne te connaissais pas cette passion pour les souris.
Isabella lui répondit par un sourire.
: Où l'as-tu dénichée?
: C'est Juan qui me l'a offerte avant de partir.
: Vraiment?
: Oui. Je suppose que quand il l'a trouvée, Bianca se promenait au milieu des vignes.
: C'est curieux. Elle n'a pas l'air bien sauvage, et puis les souris blanches ne se promènent pas comme ça dans la nature.
Tout en se levant, elle répliqua:
: Sans doute s'agit-il d'une souris domestique qui se serait perdue. Vous ne m'en voudrez pas mais je vais retourner chez moi et la remettre en sûreté dans sa cage. Je ne tiens pas à ce que l'hermine de Pablo la dévore sous nos yeux. Et puis, il se fait tard... J'aimerai aller m'allonger un peu.
Elle embrassa tout le monde et quitta la pièce.
Son départ fut suivi d'un silence que Zia se décida enfin à rompre.
: Moi aussi je suis fatiguée. Et si nous rentrions à l'hacienda, Estéban?
☼☼☼
La plus belle chevelure féminine.
Elena: Pas celle-ci! Ni celle-là! Et encore moins cette autre: on me l'a vue porter vingt fois dans les fêtes. Oh, non! Pas cette vieille horreur: elle me donne cent ans et avec celle-ci, j'ai l'air d'un bébé! Cherche encore!
Debout au milieu de la chambre, en chemise, pieds nus, les poings aux hanches et la masse noire de ses cheveux croulant librement sur son dos, Elena, l'œil orageux, passait la revue des robes que Teresa tirait l'une après l'autre, d'un geste nonchalant, des grands coffres de cèdre, peints et dorés qui servaient de garde-robes. Les satins irisés, les velours roses, bleus, blancs, noirs ou bruns, les mousselines brodées, les taffetas et les cendals bruissants, les samits diaprés, enfin tout ce que l'art de la soie et les tissages orientaux pouvaient offrir à la coquetterie comme à la parure d'une jolie fille encombraient déjà la pièce. Ils jaillissaient des cassones, décrivaient dans l'air une courbe gracieuse puis venaient s'étaler aux pieds de la fille ainée d'Isabella pour former, sur le parterre bleu d'un grand tapis, un massif coloré et chatoyant qui augmentait de volume à chaque instant sans parvenir à dérider sa jeune propriétaire.
Vint le moment où Teresa, disparaissant jusqu'à mi-corps dans les profondeurs du coffre, en ressortit avec un dernier voile et se laissa retomber sur le sol avec un soupir navré:
Teresa: C'est tout, señorita. Il n'y a plus rien!
Elena ouvrit de grands yeux incrédules.
Elena: Tu en est sûre?
Teresa: Regardez par vous même si vous ne me croyez pas.
Elena: Alors, c'est là tout ce que je possède?
Teresa: Il me semble que c'est déjà beaucoup. Il y a sûrement des princesses qui n'en ont pas autant...
Elena: Ana Pimentel Manrique en a plus que moi! À chacune de ses apparitions, elle porte une toilette nouvelle. Il est vrai que Barcelone n'a d'yeux que pour elle et que son père ne cesse de lui offrir des présents...
Sentant des larmes de colère lui monter aux yeux, Elena tourna les talons et s'en alla, d'un air accablé, s'accouder à la fenêtre d'où l'on découvrait le cours paisible du Besòs étincelant sous le clair soleil d'avril. Sans détourner la tête, elle ordonna:
Elena: Range toute cette friperie! Je ne sortirai pas.
Teresa fut déçue. D'ordinaire, elle accompagnait Elena partout où elle allait et se faisait une joie de voir la fête guerrière. Pour célébrer la Reconquête et les affrontements passés entre les populations chrétiennes et musulmanes, un grand rassemblement de chevalerie fut organisé à grand déploiement de prestige et de banquets. La jeune servante se mit à gémir:
Teresa: Vous ne voulez pas aller au tournoi, Señorita Mendoza?
Elena: Ni au tournoi, ni ailleurs. Je reste ici!
Carmina: J'espère que vous aller tout de même vous habiller? Qu'est-ce que cette façon de parader en chemise à votre fenêtre. Cherchez-vous à prendre froid ou bien à vous faire voir des mariniers du fleuve?
Carmina venait de faire son entrée portant sur un plateau du lait chaud et des tartines de miel. Sa voix avait les intonations flexibles du commandement lorsqu'elle s'adressait à la fille de l'aventurière qu'elle adorait mais à qui elle ne passait rien. La servante posa calmement le tout sur le lit, alla prendre la jeune fille par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb. Elle se mit à gronder:
Carmina: Allez-vous enfin être raisonnable?
En se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante, Elena protesta:
Elena: Je n'ai pas envie de l'être! D'ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable?
Carmina: Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.
Elena: Je n'en veux pas! Je n'ai pas faim.
Carmina: Eh bien, faites semblant! Que dirait votre mère si elle vous voyait réagir comme ça?
Comme par miracle, la rebelle se calma. Elle aimait sa maman d'un amour profond. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Carmina le savait bien.
Carmina: Et puis laissez-vous habiller! Votre oncle vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise?
Docilement, Elena mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Teresa, sur un signe de la gouvernante, ramassait l'une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir la jeune fille. Un instant plus tard, Elena apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d'un beau velours couleur de feuille morte qui s'agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s'achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu'elles recouvraient à demi le dessus de la main.
Tandis que Teresa laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l'épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Carmina, armée d'une brosse, s'efforçait de remettre de l'ordre dans l'abondante chevelure d'un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Mendoza avait fait venir à grand frais pour sa fille bien-aimée, Elena suivait d'un œil désabusé le travail des deux servantes. D'un ton dramatique, elle déclara:
Elena: Je suis affreuse!
Carmina ricana:
Carmina: C'est ce que je me dis tous les matins en entrant ici! Comment le señor De Rodas qui est un homme de goût peut-il supporter la présence d'une nièce aussi laide et même pousser l'aveuglement jusqu'à s'en réjouir?... Ne dites donc pas de sottises!
Elena était sincère. Maintenant élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaicir leurs cheveux au moyen d'une multitude d'onguents et en prenant d'interminables bain de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d'estimer à sa juste valeur une toison souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.
Les larmes aux yeux, elle murura:
Elena: Oncle Miguel m'aime beaucoup. Mais il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m'aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...
Elle se tut brusquement et rougit à l'idée qu'elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Carmina l'avait percé depuis peu. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l'enfant, elle fit comme si elle n'avait pas entendu.
Carmina: Il ne faut pas faire attendre votre oncle. Nous finirons la coiffure plus tard.
Puis, effleurant d'un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse:
Carmina: Si vous n'en croyez pas votre miroir señorita, croyez-en votre vieille Carmina... Et tous ces garçons qui tournent autour de vous: vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent!
Elena ne répondit pas. Elle n'était pas convaincue. Bien sûr, elle ne se jugeait pas horrible: c'eût été de la mauvaise foi. Bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la nièce du très riche et très puissant señor De Rodas mais justement parce que son oncle possédait l'une des plus grosses fortunes de la ville, elle n'arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d'or rouge d'Ana...
Au seuil de la chambre, elle demanda:
Elena: Où est mon oncle?
Carmina: À son comptoir.
Le chemin que la jeune señorita avait à parcourir n'était pas long: la demeure de Miguel se trouvant à quelques pas de la petite maison que la famille Mendoza occupait. Arrivée devant la porte du comptoir commercial, elle frappa légèrement et entra sans en entendre l'autorisation, ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l'attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, son oncle rêvait devant un tableau posé sur un chevalier d'ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée. Elle l'appela doucement:
Elena: Oncle Miguel?
L'hidalgo tressaillit comme quelqu'un que l'on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait prit un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s'argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.
Étendant le bras pour attirer à lui sa nièce, il dit:
MDR: Viens voir! Antonio vient de me le faire porter et c'est une merveille...
Elena s'approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un peintre Néerlandais que l'Empereur avait distingué et qui, jusqu'à présent, n'avait guère travaillé que pour lui. Mais Miguel, dont on savait la passion qu'il portait à l'art pictural depuis qu'il avait épousé Catalina, avait su s'attirer l'amitié de ce jeune homme imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes de la renaissance. Il était né vers 1520 aux Pays-Bas et s'appelait Antonio Moro. On commençait à le connaître sous le nom de Van Dashorst. Portraitiste très apprécié, il faisait une carrière internationale, qui le faisait voyager de Bruxelles à Madrid, de Lisbonne à Londres, d'Utrecht à Anvers...
Le tableau que contemplait Miguel était un portrait que sa nièce considéra avec une stupeur où entrait une forte dose de déception:
Elena: Mais... ce n'est pas moi?
Le panneau de bois peint représentait une toute jeune fille aux cheveux un peu plus clairs, vêtue d'une robe de velours gris brodée d'or comme Elena n'en avait jamais portée parce qu'elle était d'une mode différente. Différent aussi, le petit filet de résille qui coiffait le personnage et qui était un excellent moyen de faire tenir un chignon.
MDR: Bien sûr que c'est toi, ma petite salamandre!
Prête à pleurer, la jeune fille s'écria:
Elena: Ce n'est pas vrai! Ce portrait, c'est celui de ma mère.
MDR: Hé! Ce n'est pas de ma faute si tu as ses traits. À mesure que tu grandis, la ressemblance se développe, s'accentue...
Elena: Tu t'illusionnes, oncle Miguel. Maman est très belle et moi je ne lui suis pas...
MDR: Qui t'a mis cette idée dans la tête?
Elena: Personne, mais aucune fille ne saurait être belle avec des cheveux de corbeau!
MDR: Ma parole, tu es folle? Mais je vais te démontrer que tu te trompes...
Se levant, l'hidalgo alla jusqu'à l'une des armoires marquetées en trompe-l'œil qu'il avait disposé contre les murs de son bureau. Elena savait, pour les avoir maintes fois admirées, que ces armoires contenaient des merveilles: livres rares aux précieuses reliures, émaux lumineux, objets d'argent, d'ivoire ou d'or, statuettes chryséléphantines ou danseuses d'albâtre translucide et cent autres jolies choses. Il prit, dans l'une d'elles qu'il déverrouilla avec une clef dorée pendue à son cou par une chaînette, un petit coffre d'argent qui ressemblait à un reliquaire et le posa sur une tablette, l'ouvrit et en sortit, avec des gestes qui étaient ceux d'un prêtre touchant l'hostie, le filet de résille en chenille de soie qui, avant d'être la coiffe de Cat lors de son mariage, fut celle d'Isabella. Il murmura:
MDR: Laisse-moi faire!
Rejetant en arrière la chevelure noire de sa nièce, il dégagea son front qui était haut et bien formé, fixa la coiffure presque à la racine des cheveux, enveloppa le visage du pan de tissu résille puis, prenant au mur un miroir, le posa près du portrait et mena Elena devant la glace. Après un court moment, il dit seulement:
MDR: Regarde!
La dentelle avait un peu jauni mais, ainsi séparé de son cadre habituel, le visage que reflétait le miroir et celui du portrait étaient étrangement semblables. C'était le même teint délicat d'ivoire rosé, la même bouche au pli boudeur, le même nez fin et surtout les mêmes yeux.
MDR: Alors? Soutiendras-tu encore que tu es laide?
Elena: N... Non. Mais pourquoi n'ai-je pas la même couleur de cheveux?
MDR: Parce que tu as pris la teinte de ton père...
Elena: Si j'avais eu celle de maman, je suis sûre que les poètes me chanteraient et peut-être que j'aurais pu être un jour la reine du
carrusel...
Une flamme de gaieté dans les yeux, Miguel sourit:
MDR: Comme Ana Pimentel? J'espère que ma petite salamandre ne va pas s'aviser d'être sottement jalouse? Certes, tout Barcelone admire cette ravissante jeune fille mais, avant que son père n'épouse Blanca...
Elena: Qui est rousse!
MDR: Qui est rousse... et pas très jolie à mon goût... Donc, avant ce mariage, tout Barcelone n'avait d'yeux que pour la belle María de Luna y Sandoval que le vice-roi aimait et qui était brune, comme toi.
Avec les mêmes gestes légers et pieux que tout à l'heure, Miguel ôtait la coiffure et acheva de la disposer dans le coffret qu'il rangea à son tour. Puis, il revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu'il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Elena l'arrêta:
Elena: Laisse-moi la regarder encore!
MDR: Voyons! Le temps passe et il va falloir te préparer. Que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France?
Ramenée à ses préoccupations antérieures, Elena haussa des épaules désabusées:
-
Elena: Je n'en sais rien. Je t'avoue que je n'ai pas très envie d'y aller.
MDR: Ne pas aller au
carrusel, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune?
Elena: Derrière la fille de la comtesse. Donc, ce que je mettrai a bien peu d'importance. Personne ne me remarquera!
Retrouvant son sourire, Miguel récita:
MDR: Excepté Juan et Fernando de Herrera, Fray Luis de León, Juan Fernández Navarrette, Francisco Guerrero, Alonso de Ercilla et quelques autres de moindre importance...
Elena: C'est bien ce que je dis: personne!
Elle n'ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, c'était le beau, l'irrésistible Vicente Juan Masip alias Juan de Juanes. Mais ce jeune homme de vingt-deux ans ne regarderait que Ana. L'hidalgo s'était mis à rire:
MDR: Comme tu y vas! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...
Elena glissa son bras sous celui de son oncle et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue:
Elena: Le seul homme que j'aime ne saurait m'épouser puisque c'est toi!
MDR: Ah! Voilà une parole qui mérite récompense! J'ai quelque chose pour toi.
Se dégageant du bras de sa nièce, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Elena:
MDR: Tiens, je comptais t'offrir ceci pour ta fête mais l'occasion me paraît opportune...
Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses consœurs, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d'impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d'or comme aimaient à en porter les élégantes señoras. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Un autre, en forme de poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...
Elena: Oh, oncle Miguel! C'est ravissant! Qui a fait cela?
MDR: Wenzel Jamnitzer, un orfèvre Allemand de Nuremberg. Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt. Je suis heureux de pouvoir t'offrir ce bijou aujourd'hui car, contrairement à Dolores et Cora, tu es en âge de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n'as plus aucune raison de ne pas aller à la fête. À présent, quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais...
Elena: Où les dames ne vont pas...
MDR: Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand le vice-roi reçoit ambassadeurs et hommes politiques. Au
carrusel et au bal de ce soir, les señoras et señoritas auront leur revanche...
C'était vrai que la fête promettait d'être belle. Il en était toujours ainsi quand le marquis décidait que la ville devait vivre quelques jours de folie car il n'omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Barcelone. Il y aurait bal au palais et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...
Quand, flanquée de Carmina et Colomba qui devaient escorter tous les enfants jusqu'à la
placeta de Montcada où avait lieu les festivités et où ils retrouveraient leur mère respective, Elena avait oublié sa matinée maussade et ce qu'elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. À travers l'air bleu, les cloches de tous les campaniles tintinnabulaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d'être jeune et de vivre à Barcelone, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges, blancs et jaunes, aux couleurs de la cité, galonnés d'or ou d'argent. On avait l'impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s'en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur le port, sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont certaines portaient la
Senyera, les armes d’or à quatre pals de gueules, blason de la Catalogne. Sur d'autres, il y avait la croix rouge sur fond blanc de saint Georges, le saint patron de Barcelone et enfin, sur les dernières étaient représentés les deux colonnes d'Hercule et l'aigle à deux têtes de la maison des Habsbourg.
Les jours de fête, tout le monde allait à pied, pour mieux jouir des décorations et pour ne pas surencombrer les rues étroites livrées à la liesse populaire. Le vice-roi donnait l'exemple et entraînait à travers la villes ses hôtes illustres, avec d'ailleurs l'arrière-pensée de leur faire estimer sa popularité, qui était immense, à sa juste valeur.
Devant la basilique de Sainte-Marie-de-la-Mer qui, de ses murs sévères et de ses deux hautes tours octogonales dominaient les maisons d'alentour et imposaient l'image intransigeante de la foi, Elena rencontra son amie Araceli Salvado, une charmante fille de son âge qu'elle connaissait depuis toujours et pour qui elle n'avait pas de secrets... peut-être parce que la jeune Araceli était presque aussi brune qu'elle et regardait chose et gens d'un œil aussi curieux et aussi acéré. Comme Elena elle-même, Araceli, fille de la noblesse, était escortée d'une gouvernante et de deux serviteurs armés. Quand le vin coulait à flots, les mauvaises rencontres étaient toujours possibles.
Se prenant par le bras, les deux jeunes filles laissèrent légèrement en arrière leur escorte bienveillante. Carmina appréciait infiniment la compagnie de la grosse Antònia, la nourrice d'Araceli, qui était sans doute la pire commère de Barcelone et qui portait généralement avec elle un plein sac de nouvelles dont sa fille de lait était toujours, naturellement, la première bénéficiaire.
Ara: Je croyais que tu ne voulais pas venir? Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée?
Elena: Mon oncle. Il tient beaucoup à ce que je paraisse auprès de lui au
carrusel. Il m'a même offert ce bijou pour la circonstance.
Ara: Compliments!
Inspectant d'un œil connaisseur la symphonie de brocart et de velours gris clair, de la teinte exacte de ses yeux, qui habillait son amie et le savant édifice de tresses soyeuses, d'or et de perles qui avait demandé à Carmina une petite heure d'effort, Araceli ajouta:
Ara: Mais il a raison: tu es superbe!
Elena: Toi aussi tu l'es. Tu as l'air d'une aurore. Tu es toute rose!
Ara: J'ai surtout l'air de quelqu'un qui veut s'amuser tandis que toi tu parais bien décidée à souffrir. Ne peux-tu vraiment t'ôter Vicente Juan Masip de la tête?
Elena: Chut! Et ce n'est pas ma tête qui souffre, c'est mon cœur. On ne peut rien contre les mouvements du cœur.
Elle soupira si tragiquement que son amie se mit à rire.
Ara: J'espère que tu en auras d'autres, des mouvements du cœur, et que tu ne vas pas passer ta vie à attendre un garçon bien trop vieux pour toi et qui n'a d'yeux que pour une autre. Tu ferais mieux de regarder autour de toi: Alonso de Ercilla est plus beau que Juan de Juanes, il a notre âge et il est fou de toi.
Elena: Mais il n'est pas peintre!
Ara: Non, mais il compose de beaux poèmes. D'ailleurs... quand on parle du loup...
Le jeune garçon en question venait de déboucher d'une rue en compagnie de plusieurs camarades. Tout de suite, les deux jeunes filles furent entourées par une bande joyeuse et bavarde qui les sépara de leur escorte et les mena triomphalement jusqu'au lieu du tournoi. Alonso, vivant à la cour de l'Empereur suite à des problèmes familiaux, avait osé, à la faveur du tumulte, prendre la main d'Elena et la garder dans la sienne après y avoir posé un baiser furtif:
Alonso: Vos beaux yeux auront-ils aujourd'hui pour moi un regard plus doux que d'habitude?
Elle lui sourit et pensa qu'en effet il était très beau, avec sa haute taille qui l'obligeait à lever un peu la tête bien qu'elle fût grande, son profil de médaille, ses épais cheveux noirs et ses yeux sombres qui étincelaient en la regardant. Taquine, elle dit:
Elena: Pourquoi aujourd'hui?
Alonso: Parce que c'est jour de fête, parce qu'il fait beau, parce que vous êtes plus belle que jamais, parce que...
Qui veut être heureux se hâte,
Car nul n'est sûr du lendemain...
Il avait achevé sa phrase en fredonnant cette chanson qu'avait composée sa pauvre mère, qui était sa chanson favorite et qui, de ce fait, devenait l'évangile de toute la jeunesse de Barcelone. Plus bas, il ajouta ardemment:
Alonso: Laissez-moi parler à votre mère, Elena! Acceptez de devenir ma promise!
Elena: Même si j'acceptais, ma mère ne dirait pas oui. Elle me trouve trop jeune et elle a raison... Nous n'avons que treize ans...
Alonso: Alors donnez-moi un espoir, un gage. Je vais combattre pour vous...
Le garçon était l'un de ceux qui allaient se mesurer aux jeunes gens de son âge dans la joute équestre de cet après-midi. Ces jeux plus ou moins dangereux pimentaient ces affrontements au gré des modes en vigueur toujours recherchée par une jeunesse fougueuse en mal d'éprouver sa bravoure. Comme Bertrand du Guesclin en son temps, sortant à peine de l’adolescence, Alonso allait peut-être se distinguer brillamment en participant au tournoi. Touchée, malgré tout par cette prière passionnée, elle lui tendit son mouchoir qu'il glissa aussitôt son pourpoint. Il s'écria joyeusement:
Alonso: Merci, ma douce dame. Il faut à présent que je remporte la victoire pour vous faire honneur...
Ara: De toute façon, ce n'est pas Elena qui te couronnerait en admettant que tu gagnes. Ce n'est pas elle la reine de la joute.
Alonso: Pourquoi: en admettant? Doutes-tu de mon courage, Araceli?
Ara: Ni de ton courage, ni de ta valeur, beau chevalier, mais il ne serait pas convenable que Vicente soit battu puisque sa dame est reine.
Le jeune homme les quitta aussitôt. On arrivait à la
placeta de Montcada à l'entrée de laquelle des tentes de soie multicolores avaient été dressées pour les combattants. Des pages, rouge et or, et des palefreniers donnaient leurs soins aux montures superbement carapaçonnées suivant les couleurs de leurs maîtres... C'étaient tous des chevaux de prix venant des écuries royales de Cordoue ou bien des purs-sang arabes fournies par quelque prince du désert. Seul Vicente Juan Masip devait monter un admirable destrier alezan offert récemment par l'Empereur. Charles Quint était un passionné et un connaisseur en la matière. Il savait se montrer royal quand il s'agissait de ses nobles sujets. Ce cheval, considéré comme un symbole de paix, en était la preuve.
Devant la très simple façade de briques grises de la basilique, une grande tribune drapée de pourpre et d'or avait été dressée pour le maître de Barcelone et ses invités. Le trône de la reine du tournoi en occupait le centre. De chaque côté, se faisant face de hauts balcons de bois avaient été dressés le long des maisons. Les señoras et les señoritas de la ville y prenaient place dans leurs plus beaux atours, accompagnées de leurs époux, de leurs pères ou de leurs amants. Elles composaient ainsi une double guirlande colorée et scintillante, digne d'une cour royale, et le petit peuple qui s'entassait derrière des barrières tendues de soie dans des habits aux couleurs joyeuses ne déparait pas le tableau. Ce n'étaient partout que rubans, banderoles et bannières qu'un vent léger faisait voltiger. Tout cela bruissait, frissonnait, et la cité, en ce beau jour, n'était plus que soie, or et argent comme une immense tapisserie qui se serait mise à vivre par la volonté de quelque tout-puissant magicien.
Justement ledit magicien allait faire son apparition. Annonçé par la sonnerie triomphale des longues trompettes d'argent auxquelles pendait, sur un carré de cendal les armoiries de la ville, précédé de porte-étendard qui faisaient tournoyer et lançaient en l'air leurs bannières bariolées, un brillant cortège venait de faire son apparition. En tête, vêtu de velours vert sombre ourlé de zibeline, un large collier d'or ciselé au cou et une fortune en perles et en rubis à son bonnet marchait Juan Fernández Manrique de Lara, le plus haut représentant de Catalogne, le vice-roi sans couronne de cet étrange État de la monarchie hispanique. Le pouvoir politique lui avait été dévolu quand l'Empereur n'était pas en Espagne. Pour le moment, le seul chef, c'était cet homme exceptionnel sur les larges épaules duquel reposaient l'une des plus grosses fortune d'Europe, les responsabilités du pouvoir et les ramifications compliquées d'une politique qui ne s'étendait pas seulement aux relations avec les autres provinces Espagnoles mais aussi avec les grandes puissances telles que l'Angleterre, l'Allemagne et les Pays-bas Espagnols.
Répondant d'un sourire et d'un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, il s'avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, sa fille Ana que l'on acclamait presque autant que son guide et que la fille d'Isabella détestait de toute l'ardeur jalouse de ses jeunes années. D'autant plus qu'elle était bien obligée d'admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.
Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d'une biche, Ana portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d'un casque de cheveux d'or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d'un mince cordon d'or natté qu'achevait, au-dessus du front, une
brochetta, un amusant bijou d'or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.
D'autres perles encore, car elle les aimait à la folie, parsemaient ses vêtements d'un blancheur brillante, brodés de fine feuilles d'or et réchauffés d'hermine immaculée, ce qui indigna Pablo.
Ana était si belle ainsi que le cœur d'Elena se serra: jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection! La fille de la comtesse était unique, inoubliable...
D'un ton mécontent, Araceli fit:
Ara: Je reconnais qu'elle est belle mais il n'empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Vicente dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Fray Luis de León qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable! Et veux-tu me dire où se trouve à cette heure, Diego Sarmiento de Villandrando?
Elena: J'ai beau chercher, je ne le vois pas...
Ara: Parce qu'il n'est pas là! Et pour l'amour du ciel, cesse de faire cette mine! Tu devrais porter la tête aussi haute que Ana. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d'être fière de toi-même?
Elena: Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N'est-ce pas suffisant?
Ara: Non, il est temps que tu comprennes que tu n'es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante!
Elena se mit à rire de bon cœur:
Elena: Mon oncle et Carmina disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois!
Ara: Et tu feras bien! D'autres se chargeront d'ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu'on peut te courtiser pour toi et non pas pour la situation de ton oncle. Je me demande d'ailleurs où tu as pris des idées pareilles?
Elena: Oh! Cela remonte à quelques années. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, Marguerite van der Gheynst...
Ara: Ta tante? Marguerite de Parme?
Elena: La demi-sœur de ma mère, oui. Elle était venue nous rendre visite au manoir de Corça. Quand elle est passée avec une amie dans le jardin où je jouais, elle s'est arrêtée. Elle a pris une mèche de mes cheveux et elle a dit: "Cette petite est vraiment affreuse! Une vraie fille d'Égypte! Sans la dot qu'elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d'elle."
Ara: Et tu l'as crue? Il est vrai qu'elle est payée pour s'y connaître en monstruosité: c'est un laideron... Un laideron qu'on n'eût pas honoré d'un regard dans la rue! Je ne sais pas comment elle fait pour se regarder elle-même dans une glace!
Elena: Je t'en prie, ne parlerons plus de cela! Ce n'est ni le lieu ni le moment.
La grande tribune s'emplissait. La "reine" prenait place sur son trône de part et d'autre duquel s'installaient ses parents. Isabella vint rejoindre les siens en compagnie d'Estéban, Zia, Tao et Jesabel, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.
: Eh bien, les filles? J'espère que vous êtes satisfaites de vos places? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune du vice-roi.
C'était, en effet, intéressant et les deux amies s'amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. La délégation des Corts tout d'abord, composée de quatre ecclésiastiques, quatre nobles et quatre bourgeois. Ces personnes étaient chargées de répartir les impôts et de contrôler les décisions de l'Empereur qui devaient être conformes aux Constitutions catalanes. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville dont Miguel et son épouse. Il y avait là aussi l'entourage habituel du roi: le philosophe Gaspard Lax de Sarenina qui, après la détention de François 1er à Madrid et les mesures de rétorsion anti-hispaniques à Paris l'avait contraint à rentrer en Espagne; le poète Hernando de Acuña, connu pour ses sonnets, ses églogues et élégies, dont certains étaient dédiés à l'Empereur; le savant Juan de Rojas: l'astronome se présentait dans ses œuvres plutôt comme un vulgarisateur que comme inventeur. Mais il était pourtant l’un des promoteurs de la projection orthographique qu'il appliqua à la construction des astrolabes. De Rojas était en outre mathématicien et Araceli le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d'astronomie comme elle avait reçu d'autres maîtres des cours de grec, de latin, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d'autres lieux qui faisait, en Espagne, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du savant, son élève favori, Luis Fernández Manrique de Lara y Pimentel, le frère ainé d'Ana, qui se rongeait les ongles d'un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s'en souciât.
Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l'exploration d'Araceli. Surexcitée, Elena chuchota:
Elena: Regarde! Qui c'est celui-là?
Ara: Qui donc?
Elena: Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de la comtesse? Je ne l'ai jamais vu auparavant.
Avec un aimable geste d'invitation, Blanca Pimentel faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir la trentaine et dont l'allure annonçait le serviteur et le séducteur. Sur ses épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux devaient être habitués au port du chaperon de velours noir, orné d'une large médaille d'or qui les coiffait. Le grand manteau qu'il portait négligemment rejeté sur l'épaule découvrait un pourpoint de velours bleu sur lequel tranchait un large collier auquel pendait un curieux bijou.
Elena: Maman, saurais-tu nous dire...
: ... qui est cet homme?
Isabella complèta la phrase de sa fille en adressant un sourire aux deux curieuses.
: Il se nomme Jaume Berenguer et il est le secrètaire de la comtesse Blanca. À présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...
À nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s'affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l'habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques à la grecque comme on imaginait qu'en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers...
Les demi-cuirasses étaient à l'antique.
Sous la sienne qui était d'argent et d'or, Juan de Juanes portait une tunique de velours rouge et jaune constellée de perles, et sur son bouclier, la Gorgone ciselée arborait au front un gros diamant. Il rayonnait de jeunesse et de joie et tenait, appuyé à la cuisse, un grand étendard d'une symbolique tellement obscure qu'elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Diego Sarmiento de Villandrando.
C'était un gonfalon en taffetas d'Alexandrie frangé d'or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d'or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Ana. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d'olivier alors que, vers le haut, d'autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l'antique et des cheveux tout tressés qui volait au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d'elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d'olivier auquel le dieu d'amour était lié avec des cornes d'or. À ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l'olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres dorées: La sans par (eille).
Ladite Pallas regardait fixement le soleil.
Ce monument fit un grand effet mais, de sa place, Isabella entendit un ambassadeur Vénitien demander à son voisin ce que cela signifiait. L'autre ne put que hausser les épaules dans un geste d'ignorance. L'explication allait venir cependant quand Hernando de Acuña, du haut de la tribune, entama la lecture d'un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Vicente, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habilité et la beauté de leurs montures:
Il lui semble voir sa dame, cruelle,
Toute sévère et arrogante de visage,
Lier Cupidon à la verte colonnette.
De l'heureux arbuste de Minerve,
Armée par-dessus sa blanche robe.
Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone.
Et semble qu'elle lui arrache toutes les plumes des ailes.
Et qu'elle brise l'arc et les traits du malheureux.
Mais dans son rêve Vicente promettait à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s'achevait le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être.
Pour sa part, Isabella afin de se désennuyer observait la foule mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, quand elle tournait la tête du côté de la tribune, ses yeux et ceux de Jaume se rencontraient, ce dont elle éprouvait une impression de gêne.
Le spectacle des joutes finit par retenir l'attention de tous mais c'était plutôt un ballet bien réglé qu'un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Juan de Juanes vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.
Le premier fut Alonso de Ercilla au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or d'Elena et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout de Vicente. Sans y parvenir d'ailleurs. Comme les autres, il vida les étrier et la fille de l'aventurière en éprouva un peu d'irritation: elle n'avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu'il le fasse traîner dans la poussière...
Le second était inattendu. Alors que le jeune peintre allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l'armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Vicente. C'était un homme jeune, élancé, noir de poil et brun de peau. En l'apercevant, le vice-roi fronça les sourcils.
J.P: Tu arrives bien tard, Philippe III de Croÿ. Pourquoi n'as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la joute?
P.C: Parce que je n'avais pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant?
J.P: Pourquoi ne le serait-il pas? Et si tu souhaites te mesurer à ce jeune homme...
P.C: À lui ou à n'importe quel autre, c'est sans importance! Ce que je veux, c'est recevoir la couronne et le baiser de la main des lèvres de la belle Ana. À moins que les faveurs de votre fille ne soient réservées exclusivement à Vicente?
V.J.D.J: Si tu les veux, viens les chercher. Mais tu ne les auras pas sans peine...
P.C: C'est ce que nous verrons!
Le combat qui s'engagea n'avait plus grand-chose de courtois. Le troisième duc d'Aerschot se battait avec hargne, le jeune peintre avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent des applaudissements du public. Pour sa part, Isabella fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Jaume. Jusque-là, le secrétaire avait paru considérer le pas d'arme comme un jeu d'enfants.
Enfin Croÿ mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Elena s'associa de bon cœur. Elle en oublia presque d'avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la "reine" du tournoi.
Vincente vint s'agenouiller devant Ana qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l'exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d'attendrissement, les bonnets volaient en l'air et l'enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône. C'était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète. Il dit calmement:
L.P: Ma sœur, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n'est pas?
Elena: Seigneur! Voilà notre Luis descendu de ses chères étoiles...
Ara: Pour s'occuper du ménage de sa sœur. Est-ce que tout n'irait pas pour le mieux chez les Pimentel pour que l'illuminé de la famille s'en mêle?
Mais déjà son père interpellait le perturbateur.
J.P: Retire-toi, Luis! Ana règne sur Barcelone par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S'il n'a pas plus à Diego, son époux, de l'accompagner, nous le regrettons mais nous n'y pouvons rien.
L.P: Il sait trop bien qu'il ne serait pas le bienvenu! Je me retire donc puisque tu me l'ordonnes père. Mais j'ai tenu à ce que tu saches que je n'approuve pas...
Quelqu'un vint le tirer par la manche et Elena reconnut son peintre. Antonio Moro et le jeune Luis Pimentel étaient amis. Cependant, Araceli et elle s'apprêtaient à prendre hautement le parti de Luis. Leurs nourrice et mère entreprirent de les calmer. Mécontente, Antònia fit:
Antonia: Leurs histoires de famille ne nous concernent pas! Je n'ai aucune envie d'être mêlée à ça!
Isabella, elle, se contenta de sourire à sa fille et de l'obliger à se rasseoir car le spectacle n'était pas encore tout à fait terminé. Elena reprit donc sa place. Machinalement, l'aventurière regarda Jaume mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu'à la racine des ses cheveux: non seulement l'insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts lui envoyait un baiser...
Tandis que les jeunes chevaliers, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le vice-roi faisait venir devant le trône de sa fille, pour le féliciter, l'homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors: Juan Correa de Vivar. Il était alors le peintre le plus célèbre de Madrid et se disait un des descendants du Cid. Il vint sous les applaudissements de la foule et, n'étaient ses habits élégants, on l'eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde et couverte de cheveux noirs et frisés. Tandis qu'il se confondait en remerciements, la nuit tombait rapidement. D'un seul coup, comme sous la baguette d'un magicien, la place s'illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège du vice-roi se reforma. Il offrit sa main à la comtesse pour l'aider à se lever. Dans les lumières mouvantes, elle brillait comme une étoile...
De sa voix rauque, le marquis lança:
J.P: Mes amis, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser!
Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Isabella vit alors que Jaume la contemplait toujours...
☼☼☼
À suivre...