Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.
Posté : 08 janv. 2019, 22:16
Suite.
Un hiver pourri.
Jamais les côtes Italiennes et Balkaniques n'avaient vu cela. Depuis le jour où une monstrueuse tempête avait sévi en Adriatique, faisant couler plus de cinquante navires, dont trois naves Vénitiennes allant vers la Syrie avec plus de cent mille ducats à bord, le soleil ne s'était plus montré. La péninsule Ibérique ne fut pas épargnée non plus. Le ciel emmitouflé de nuages noirs et bas courant d'un bout à l'autre de l'horizon semblait n'avoir plus d'azur à offrir.
Certes, la dernière semaine de janvier avait été grise, triste et humide. C'était là, chose trop courante en hiver pour que l'on s'y attachât. Mais que, dès le lendemain de la saint Thomas d'Aquin, le temps fût devenu affreux, il n'en fallait pas plus pour que les hommes y perçoivent un signe de la colère divine... Car la pluie qui survint et persista n'était pas comme une de ces ondées de printemps, soudaine et courte, qui pénètrent bien la terre, font gonfler la sève et surgir, drus et vivaces, l'herbe savoureuse des pâtures, les pousses tendres du blé et du seigle, les feuilles nouvelles des arbres et les minuscules grains verts des olives sous leur chevelure argentée. Non là, c'étaient de lourdes averses rageuses, portées par le souffle furieux d'un vent de malheur, qui arrachait la terre aux pentes des collines en dépit des murets de pierre et la faisait couler en ruisseaux jaunes vers Barcelone et vers un fleuve qui ne cessait de grossir.
Le Llobregat débordait.
Son flot devenait nerveux, agressif, et emportait vers la mer tout ce dont il pouvait s'emparer au passage: barques mal amarrées, filet de pêche, tonnelets, morceaux de bois arrachés aux berges, dépouille d'animaux et débris de toutes sortes enlevés aux tavernes riveraines ou aux caves des échoppes des ponts. Les palais, grâce aux pierres cyclopéennes sur lesquelles ils reposaient, jouaient les digues ou même les phares. L'eau les contournait et s'insinuait dans les rues, de plus en plus loin, de plus en plus haut. Des prières commençaient à s'élever dans les églises tout comme dans la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer.
Quant au peuple, il allait à cheval, à dos d'âne ou de mule lorsqu'il en avait les moyens, mais se trempait les chausses dans la plupart des cas s'il lui fallait se rendre dans la partie basse de la ville.
Ce jour-là, Isabella descendit de l'hacienda et cela malgré les efforts de Carmina pour la retenir. Le sévère isolement auquel l'astreignait la prudence de la servante lui pesait. Six jours étaient passés depuis la dernière lettre de Juan. Six longs jours à regarder, du matin au soir, la pluie délaver le paysage et noyer la terrasse de son jardin! La vie continuait, cependant, dans la grande cité étalée à ses pieds. Et elle devait rester là, à attendre le jour qui lui ramènerait... ou pas... un mari accablé de responsabilités.
Réduite au rôle inactif et même passif d'une femme de harem, Isabella venait de décider qu'elle en avait assez et qu'il lui fallait bouger sous peine de devenir folle. Et puis, voilà trop longtemps qu'elle désirait aller prier sur la tombe de ses fils. Ce devoir ne serait pas différé davantage. Aussi vers le milieu du jour, se mit-elle en route sous la garde de Tao et d'Estéban. Mais elle dut promettre de ne point s'attarder car, depuis l'assassinat d'un notable de la ville, Barcelone n'était pas sûre et pouvait s'enflammer au moindre geste malheureux.
Avec cette météo affreuse, il fallait s'estimer heureux quand on ne recevait sur le dos que ce fin crachin qui enveloppait le paysage d'un brouillard d'eau. Cela trempait tout autant qu'un gros orage d'été mais c'était, à tout prendre, plus facile à supporter. L'aventurière, enveloppée de sa grande mante noire à capuchon, et Estéban sous son manteau de cheval faisaient le gros dos, mais le naacal, comme s'il se sentait dans son élément, allait son chemin, drapé dans sa tunique jaune sans perdre un pouce de sa taille. Bien droit sur sa selle, Pichu sur son épaule, il menait sa monture par les chemins transformés en bourbiers et en fondrières avec autant de dignité que s'il eût escorté une reine. Sa large carrure coupait le vent devant Isabella lui bouchant un paysage qui, à vrai dire, n'avait rien de réjouissant.
Ce sale temps jouait d'ailleurs sur l'humeur de chacun. Les garçons faisaient assaut de morgue et, eût-on dit, l'impossible pour être désagréable l'un envers l'autre. C'est ainsi qu'Estéban ayant découvert que Tao détestait l'entendre chanter, entreprit de charmer les longueurs du trajet en régalant ses compagnons de toutes les ballades, romances et cantilènes qu'il avait pu emmagasiner depuis son enfance. Le pire moment fut sans doute quand il commença à entamer la célèbre gigue des marins. Tao l'aurait étranglé volontiers. L'élu avait pourtant une voix agréable mais pour rien au monde son ami n'en aurait convenu. Il se contenta de dire à haute et intelligible voix qu'il pleuvrait sans doute moins si Estéban consentait à se taire.
Un moment plus tard, aux portes de la ville, après de brèves palabres avec un soldat en faction, l'aventurière et ses compagnons entrèrent dans Barcelone.
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La basilique où Marco et son jeune frère, le jumeau de Pablo, reposaient parmi d'autres créatures innocentes, aurait ressemblé davantage à un palais médiéval sans les deux admirables tours octogonales, œuvres de Berenguer de Montagut. Construite durant le XIVème siècle sur l'emplacement d'une nécropole romano-chrétienne, elle était le seul sanctuaire a présenter un aspect massif et robuste, qui ne reflétait pas ce qu’on allait trouver à l’intérieur. La dominance de lignes horizontales et de parois sans grandes ouvertures ni décorations était totale. On avait l’impression visuelle d’un bloc compact, sans les pans de parois de profondeurs différentes typiques du gothique européen.
Or Sainte-Marie eût été très sombre, ses oculi (ouvertures pratiquées sur un comble de voûte) étant rares et étroits, si des buissons de cierges allumés n'avaient illuminé de leurs petites flammes dorées la magnificence de son décor intérieur. L'ensemble chatoyait, brillait et auréolait une merveille: le tabernacle gothique en pierre, incrusté de mosaïques et orné de bas-reliefs. Il faisait la gloire de la nef de droite.
La dalle sous laquelle ses enfants reposaient, l'un à côté de l'autre, se trouvait non loin de là. Avec une émotion profonde, Isabella se laissa tomber à genoux sur le sol. Se courbant jusqu'à ce que sa bouche et ses pleurs atteignissent la pierre froide, la jeune femme resta prostrée un long moment, ensevelie dans ses tourments.
: Mes petits...
Elle murmurait.
: Mes petits chéris! Je vous aimais, savez-vous? Et je vous aime toujours... Je vous aime, je vous aime, je vous aime... Si seulement mes larmes pouvaient vous redonner la vie! Si seulement je pouvais partager la mienne! Ô, mes amours, pourquoi le Seigneur vous a-t-il arraché à moi? Nous étions si bien ensemble!...
Secouée de sanglots, elle eût peut-être attendu là la fin du jour dans sa douleur réveillée si deux mains posées sur ses épaules n'avaient entrepris de la relever. Une voix douce lui chuchota:
: Tu te fais du mal, Isa. Il ne faut pas rester là! Viens avec moi!
Un peu courbatue par sa longue prosternation, Isabella se redressa, essuyant à sa manche les larmes qui coulaient encore pour offrir un sourire à la nouvelle venue.
: Catalina!
Un élan la jeta dans les bras de son amie, enceinte jusqu'aux yeux, et les deux jeunes femmes s'embrassèrent avec enthousiasme. Puis, prenant la femme de Miguel par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître, elle l'entraîna vers un des bancs disposés contre les murs de l'église.
: Quelle joie de te rencontrer, Cat! Comment as-tu pu savoir que j'étais ici? Est-ce le hasard qui t'a conduite en cet endroit?
Cat: Eh bien, en fait, non! Je sais que tu viens souvent prier ici et je voulais t'inviter à passer l'après-midi avec moi. Et peut-être même souper si le cœur t'en dit! Cora et Dolores seront heureuses de voir leur tante Isa. À présent, dis-moi si je t'emmène?
L'aventurière n'hésita pas.
: Allons-y!
Ce petit séjour chez l'artiste peintre la ramènerait aux jours heureux de sa jeunesse. Et puis, elle était secrètement ravie d'affirmer une certaine indépendance vis-à-vis de Carmina qui la couvait un peu trop à son goût. L'invitation de sa belle-sœur tombait à point nommé.
Cat: Ah, j'oubliais! Je te demande juste une petite minute et je te rejoins, le temps d'allumer un cierge.
En sortant de la basilique, Isabella descendit du perron, fit quelques pas et se mit à patienter.
Elle chercha des yeux les garçons, partis faire une course dans le quartier et qui devaient revenir l'attendre. Ne les apercevant pas, elle pensa, avec une pointe d'agacement, qu'ils devaient s'attarder dans l'une de leurs chères tavernes. Sans doute n'étaient-ils pas bien loin car les trois mules étaient restées attachées sous l'auvent où ils les avaient abritées. Isabella n'avait guère envie de les guetter dans la rue, pourtant il fallait bien leur apprendre qu'elle se rendrait chez les De Rodas au lieu de rentrer avec eux à l'hacienda.
Catalina la rejoignit peu de temps après. Se tenant par le bras, les deux amies marchèrent sur le parvis.
La pluie cessa de tomber soudainement, mais les nuages qui survolaient la rue étroite promettaient d'autres averses et il était dommage de ne pas profiter de cette éclaircie pour rentrer.
Cat: Peut-être pourrait-on dire un mot aux garçons qui travaillent ici.
Catalina désigna la maison située en face du porche de la basilique et où l'on distinguait, par une fenêtre, les têtes appliquées des commis penchées sur de gros registres. C'était un bâtiment qui abritait "el arte de la lana" (l'art de la laine), dont le prieur, Antonio de Capmany, était un ami des De Rodas.
Ce centre de tissage saisissait bien les opportunités de croissance qui se présentaient et il était en passe de devenir le pionnier de l'industrie textile de la région, Barcelone étant spécialisée dans le coton.
Les deux jeunes femmes allaient, en conséquence, gravir les quelques marches conduisant à la porte surmontée des armes de la corporation, quand elles virent accourir Estéban et Tao. Ils arrivaient des entrepôts des teinturiers qui se trouvaient auprès de Sainte-Marie. Une ruelle à peine plus large qu'un boyau l'en séparait, creusée en son milieu par un ruisseau où s'écoulait le surplus des bains de couleur des écheveaux de laine, pendus sur des traverses dans des espèces de cages pourvues d'un toit. Le ruisseau était ainsi violet, incarnat ou bleu foncé selon que les ouvriers avaient employé le tournesol, la garance ou la guède. Ce jour-là, il était d'un rouge profond de rubis quand les deux jeunes hommes l'enjambèrent pour rejoindre les dames.
: Bonjour Catalina...
: Isabella, pardonne-moi! Nous t'avons fait attendre et j'en suis désolé.
Son visage bouleversé était blanc comme de la craie.
: Qu'y a-t-il, Estéban? Serais-tu souffrant?
Cat: Ou alors, c'est Zia qui...
: Non, non, Cat. Ma femme va très bien, merci. Mais nous venons de voir une chose tellement affreuse que j'en suis retourné. Entendez-vous ces cris?
Des clameurs, en effet, arrivaient par-dessus les toits et le long des ruelles, indistinctes mais féroces: la haine jointe à une joie sauvage traduite par des rires déments. Les deux femmes se signèrent vivement.
Cat: On dirait que ce tumulte vient de la Seigneurie. Est-ce que l'Inquisition aurait encore trouvé des Maures à pendre parce qu'ils pratiquent leur religion en secret?
: Non. Elle a trouvé mieux!
: Oui! Un tour de vis vient d'être donné par Fernando de Valdés y Salas, l'inquisiteur général.
Et Estéban raconta comment une bandes d'hommes et de femmes, arrivés de la campagne pour la plupart, venaient d'aller violer, dans l'église de Santa Anna, la tombe d'un pauvre protestant pour en extraire son corps. On disait qu'avant d'être pendu, il avait blasphémé et vendu son âme au diable. Ces gens attribuaient au sacrilège commis en confiant à la terre chrétienne la dépouille d'un suppôt de Satan les violentes intempéries dont souffraient Barcelone et sa région. Avec dégoût, Isabella murmura:
: Que veulent-ils en faire?
: Nous ne le savons pas.
: Pour l'instant, on traîne cette affreuse et puante dépouille par les rues pour la mener devant les prieurs. Aussi, si tu me pardonnes de te presser, je pense qu'il vaudrait mieux rentrer.
: Allez sans moi! Je m'en vais passer l'après-midi chez Catalina. Dites à Carmina qu'elle ne se tourmente pas.
Le sourire d'Estéban approuva l'escapade:
: Cela te fera du bien de changer d'air. Mais Tao et moi allons tout de même vous escorter toutes les deux jusqu'au logis de Catalina. Je serai plus tranquille.
Cat: Si vous nous accompagnez, vous aussi vous restez dîner! Et je vous interdis de refuser.
: Dans ce cas... volontiers!
Cat: C'est une chose entendue... Oh!... Mais regardez!
Pointant vers le ciel un doigt tremblant d'excitation, la femme de Miguel s'écria:
Cat: Le soleil! Le soleil revient!
En effet, les nuages venaient de s'écarter, comme déchirés par un brusque coup de vent, et la flèche lumineuse d'un chaud rayon alluma les rutilances au fond du ruisseau des teinturiers. Dans la Seigneurie, un immense cri de triomphe, cette fois, salua cette apparition inattendue.
Estéban grogna:
: S'ils me voient par ici, ils vont m'attribuer cette éclaircie et la prendre pour un signe du ciel et un encouragement!
: D'ici à ce qu'ils aillent en déterrer d'autres... Partons!
Se retrouver chez les De Rodas, dans ce cadre familier où elle n'avait connu que de bons moments, donna à Isabella l'impression délicieuse que le temps s'abolissait et que le passé renaissait. Rien n'y avait changé, les objets n'avaient pas bougé et l'odeur de cire vierge et de résine de pin était celle que, de tout temps, elle y avait respirée.
Prenant son invitée par le bras, Catalina l'entraîna vers l'escalier menant aux étages et d'abord à la pièce principale. L'intérieur de la maison ressemblait à l'hôtesse: frais, élégant et d'une propreté Flamande. La salle avec sa haute cheminée ornée de statues de saints, sa longue tapisserie à personnages dont était revêtu tout le mur faisant face aux fenêtres, ses dressoirs surchargés de pimpantes majoliques Italiennes, de verres dorés et colorés de Venise et de belle argenterie, était digne de celle d'un château. Les sièges de chêne sculpté s'adoucissaient de coussins de velours incarnat bien gonflé de duvet et ornés de franges de soie. De hauts candélabres de bronze supportaient des chandelles de cire blanches et, devant l'âtre, un brasero en cuivre empli de giroflées et de pivoines séchées apportait une senteur exquise évoquant un jardin en été. Quant aux domestiques, vêtues de toiles bleue fraîchement repassée, leurs coiffes et leurs devantiers bien nets semblaient tout juste sortis d'une armoire.
Raffinement suprême, la maison possédait une petite salle pour le bain abondamment garnie de brocs, de cuvettes et d'un vaste baquet. En fin d'après-midi, Isabella s'y trempa avec délices dans une eau tiède et retrouva la douceur des merveilleux savons Vénitiens. Les deux servantes lui prodiguèrent leurs soins avec un enthousiasme évident mais qui diminua beaucoup quand, après l'aventurière, elles eurent à s'occuper des nièces de celle-ci. Pendant ce temps, enveloppée dans un drap et chaussée de socques légères, Isabella sortait dans le jardin sur lequel ouvrait l'étuve pour rentrer dans la maison par la porte de derrière et remonter dans sa chambre, quand elle se retrouva nez à nez avec un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise molletonnée, de ses chausses et d'un pot de basilic en fleur qu'il serrait tendrement sur sa poitrine. La surprise que la vue inopinée de la jeune femme lui causa fut si forte qu'il en lâcha sa plante aromatique. Le pot s'écrasa sans qu'il parût autrement s'en soucier. Pétrifié sur place, il semblait en extase mais réussit tout de même à articuler:
: Par tous les saints du paradis!... Vous êtes vraie ou pas?
: Pourquoi ne le serais-je pas?
: Vous avez tellement l'air d'une apparition! Vous êtes belle... belle comme une sainte d'église!
Le visage de l'aventurière fut pour l'inconnu la beauté dans toute sa perfection, avec ses grands yeux noirs veloutés, son petit nez fin, ses lèvres de corail et ses dents de perles.
: Rassurez-vous! Je n'ai rien de commun avec la Vierge Marie... Vous me faites beaucoup d'honneur mais, si j'étais vous, je ramasserais ces morceaux et j'irais tout de suite replanter ce basilic dans un autre pot...
L'homme parut redescendre des hauteurs de l'empyrée. La vision de rêve avait vraiment des préoccupations bien terre à terre!
: Vous croyez?
: J'en suis persuadée. En outre, j'aimerais que vous me laissiez passer, s'il vous plaît. Je voudrais monter m'habiller.
: Je... oui, bien sûr. Excusez-moi.
Il s'écarta.
: Prenez seulement garde à ne pas vous blesser avec les morceaux...
Elle lui adressa un sourire puis pénétra dans la maison. Lui ne bougeait pas, se contentant de la regarder. Au moment où elle allait disparaître, il murmura:
: Je m'appelle Rafael...
Elle s'arrêta surprise.
: C'est un très joli nom, je ne l'oublierai pas. C'était celui de mon défunt fils.
La première phrase aurait dû faire plaisir à cet homme mais la suivante, au contraire, fit que son visage aigu, où les yeux bruns semblaient occuper toute la place sous une tignasse de même couleur, s'assombrit.
Rafael: Ah... Vous êtes la dame invitée par la señora De Rodas. Je ne m'en suis pas rendu compte et je vous demande bien pardon...
: Pardon? Mais de quoi?
Rafael: Eh bien... De m'être montré... Un peu trop familier... d'avoir osé...
: Vous n'avez rien osé dont une femme mariée puisse être choquée! Un compliment fait toujours plaisir s'il est sincère. L'étiez-vous?
Rafael: Oh oui!
: Alors merci. À présent, je vous en prie, consacrez-vous entièrement à cette malheureuse plante!
La rencontre l'ayant amusée, Isabella apprit plus tard que son admirateur avait été, une dizaine d'années auparavant, placé chez Catalina par son père pour y étudier la peinture, mais Rafael peu attiré par l'art et très doué pour le jardinage dépensait au service de Miguel le trop-plein de forces et d'enthousiasme qu'il n'employait pas derrière son chevalet. Le froid, la taille d'une haie et les besoins de la cuisine expliquaient son accoutrement et le pot de basilic:
MDR: C'est un gentil garçon, mais très secret, très renfermé et il n'y a guère que ma femme pour deviner ce qui se passe dans sa tête...
L'aventurière pensa qu'à présent, elles étaient deux... puis oublia Rafael.
L'atmosphère de Barcelone lui paraissait bizarre. En se rendant chez les De Rodas, Estéban, Tao et elle avaient rencontré plusieurs troupes de soldats. Plus tard, tandis qu'elle se préparait pour le souper, elle entendit sonner l'Angélus et, presque aussitôt, corner la fermeture des portes alors que la nuit était encore assez éloignée.
L'élu, de son côté, avait fait les mêmes observations et, au dîner, la maisonnée se retrouva autour d'un cochon de lait rôti et de savoureuses pâtes au fameux basilic... Rafael avait fini par approvisionner la cuisine.
Le jeune Atlante interrogea son hôte:
: Depuis la porte sud où l'on nous a longuement interrogés avant de nous laisser passer, nous avons croisé beaucoup d'hommes en armes et Isabella a vu, à Sainte-Marie, beaucoup de femmes en prière. Les portes ont été fermées de bonne heure. La cité couronnée serait-elle menacée?
Un nuage assombrit l'aimable visage de l'hidalgo. Il s'arrêta un instant de découper sa tranche de rôti et regarda tour à tour chacun de ses invités:
MDR: Je suis navré d'être obligé de parler de ça dès ce soir, mais après tout, peut-être vaut-il mieux que vous soyez au courant de la situation...
: Parce qu'il y a bien une situation...dirai-je préoccupante?
MDR: C'est le mot juste, Tao. Depuis la révolte des Remences, une guerre civile est toujours possible. Deux factions s'opposent continuellement pour le contrôle politique de la municipalité.
La Biga était présentée comme le parti des bourgeois (citoyens honorés) et celui des marchands qui pratiquaient le grand commerce (Mercaders). La Busca était censée regrouper les boutiquiers et les artisans (Ménestrels).
MDR: Le vice-roi tient seulement à éviter les débordements en instaurant un couvre-feu.
: Rentrer au monastère ne sera pas chose aisée, Estéban.
: Me fondre dans l'obscurité pour éviter les patrouilles ne m'a jamais posé de problème...
Cat: Mais... Comment Tao va faire pour sortir de la ville et prévenir Carmina?
: Ne t'inquiète pas pour moi, Catalina! Je connais un passage qui me sera fort utile en temps voulu... J'aurai juste obligation d'aller boire un dernier verre chez Sancho et Pedro...
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Arraché à ses songes, Alberto ouvrit les yeux dans l'obscurité de la pièce familière où la nuit s'attardait, et soupira. Dans le lit voisin, bienheureux, Mendoza ronflait comme un soufflet de forge.
Quelle heure pouvait-il être?
Depuis dix jours qu'ils s'étaient installés à l'auberge "The Ostrich", le vieil homme avait appris à reconnaître, au bruit tout proche et fracassant des vagues, le moment où la mer achevait sa montée diurne ou nocturne.
Il se trompait souvent dans les horaires des marées, mais il crut se souvenir que son compatriote avait parlé de l'heure de prime pour l'étale de la marée haute. Le flux viendrait alors battre le pied des hautes falaises crayeuses qui encadraient le port. Le repos tirait donc vers sa fin... Avec son cortège habituel d'agitation, de tintamarre, le jour n'allait pas tarder à se lever. Le dernier de ce mois cruel qui gelait le veau au ventre de la vache.
Alors que le bateau de Bazán était prêt à lever l'ancre, une tempête faisait rage sur les côtes, repoussant ainsi le départ. Mais pour le moment, cela n'avait pas grande importance car Mendoza n'avait pas encore écoulé la totalité de sa marchandise.
À leur arrivée, après leur rencontre avec le marquis, le trio avait quitté les quais puis avaient traversé un grand pont, bordé de maisons toutes semblables. Un vrai brouhaha s'était fait entendre car l'édifice en bois desservait les moulins dont les grandes roues battaient l'eau qu'elles emportaient puis laissaient retomber en longues coulures brillantes... La Dour passée, ils s'étaient engagés sur une place spacieuse qui venait mourir doucement dans la rivière. Un imposant bâtiment reposant sur de hautes arcades et couronné de clochetons la bornaient à l'est.
Alberto: Mille écus! On se croirait devant la Maison aux Piliers, place de la Grève!
W.C: Vous vous êtes déjà rendu dans la capitale Française, Alberto?...
Le vieil Espagnol opina.
W.C: Eh bien, ce bâtiment a la même fonction que son homologue Parisien. C'est ici que se tiennent les échevins: la Seigneurie, en quelque sorte. Il y a là un monde de négociants, de portefaix, de bateliers, de cabaretiers même qui viennent s'approvisionner en vin aux tonneaux que vous voyez sur la berge auprès de ces tas de foin. C'est le lieu le plus animé de Douvres, celui des réjouissances... et des exécutions aussi, hélas!
Alberto: Seigneur! Quelle odeur épouvantable!
Alberto avait protesté en se bouchant le nez.
W.C: Cela provient des tanneries que vous pouvez voir de ce côté.
: Il y a aussi, tout près d'ici, la Grande Boucherie. Néanmoins, je te trouve bien difficile tout à coup. Au cœur actif de Barcelone, cela ne sent pas non plus la rose. Les hommes délicats emploient les pommes de senteur ici comme là-bas. Je t'en offrirai une...
Ce souvenir olfactif réveilla les narines du vigneron. La chambre louée donnait sur le port et celle-ci n'avait rien d'un palais. Elle était étroite et les deux lits en occupaient une bonne partie. La cheminée leur faisait face. Très peu de meuble pouvaient s'y loger. Pour couronner le tout, les relents du poisson qu'une marchande vendait à longueur de journée sous l'unique fenêtre imprégnaient la pièce, les vêtements, jusqu'à la nourriture que la femme de l'aubergiste s'efforçait de cuisiner à la Catalane pour ses hôtes de marque.
Debout dès l'aube, le capitaine et son aide se lavaient dans le cuveau de bois loué aux étuves du port, prenaient en hâte le premier repas et quittaient la chambre durant de longues heures pour se rendre aux halles.
Désignées sous le nom de cohues, elles n'appartenaient pas aux villes mais au roi Henri VIII. Ces bâtisses, ouvertes à tous les marchands de vins, forains compris, contre une redevance d'une demi livre par muid, faisaient l'objet d'une grande attention de sa part, car il y percevait des droits variés (droits de cohuage et d'estalage). De plus, ces lieux privilégiés de négoce rassemblant une partie de la population locale, permettaient une surveillance et une juridiction spéciales.
Parfois, les deux Catalans revenaient en coup de vent pour déjeuner. Le plus souvent, ils n'en trouvaient même pas le temps. Tout à son commerce, où sa marchandise se vendait au plus haut prix, Mendoza ne voyait pas les heures passer. Il ne remarqua pas non plus cet homme qui l'épiait jour après jour, caché derrière la croix gothique en pierre au sud de la place. Elle était destinée à recueillir les dernières prières des suppliciés mais servait aussi de cote d'alerte lors des inondations.
Fatigués et suant par tous les pores de la peau, les négociants rentraient le soir pour se laver à nouveau et soupaient.
Ce soir-là, avant de se mettre au lit, le capitaine s'attela à sa correspondance.
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On va faire des crêpes!
Dans une des forêts proches de Barcelone, Juan Fernández Manrique de Lara, l'actuel vice-roi de Catalogne et accessoirement marquis de Aguilar de Campoo, fit faire, la veille de la Chandeleur, une grande battue suivie d'une chasse aux loups.
Il faisait froid. Gainés de givre, les arbres et les buissons dressaient leurs chevelures glacées sous un ciel de cendres.
Dès la fine pointe de l'aube, dans un vacarme de hennissements, de sabots ferrés, d'interpellations, d'ordres et d'aboiements, le marquis, ses veneurs et leurs meilleurs limiers, les seigneurs de la suite, les écuyers, ainsi qu'un grand nombre d'invités franchirent la porte ouest de la ville. L'ivresse de la chasse les tenait tous. Dans un même élan, ils piquèrent vers la campagne blanche que des rabatteurs avaient parcourue avant eux.
Armés de lances en bois de frêne surmontées de fers taillés en losanges, ou d'arcs faits de branches d'if dont les cordes de soie étaient plus résistantes, plus cinglantes aussi que celles de chanvre, les chasseurs portaient, suspendus au cou, des carquois remplis de flèches aux pointes acérées. De fortes épées, ou bien des dagues moins lourdes, pendaient à leur côté gauche. Pour soutenir les lances, certains prenaient appui sur leurs larges étriers.
De toute la journée, ils ne descendirent pas de cheval. À l'abri des remparts de Barcelone, les citadins purent entendre, plusieurs fois de suite, les trompes de chasse qui cornaient la quête, la vue et la mise à mort.
Grâce à ces sonneries, les marchands, dans leur échoppes, pouvaient, eux aussi, suivre les péripéties de la poursuite.
Au crépuscule, la troupe exultante et fourbue rentra dans la cité. Témoignant de la réussite, mais aussi de la nécessité d'une telle entreprise, six gros loups au poils gris, éventrés, sanglants, suspendus à des perches que les valets portaient sur leurs épaules, suivaient les cavaliers.
Les habitants firent un accueil enthousiaste au vice-roi et à ses hôtes. Un banquet puis un bal clôturèrent la journée.
Le lendemain, on célébrait la fête des chandelles en commémorant dans la plus grande pompe la Présentation du Christ au Temple et sa reconnaissance par Syméon comme "Lumière d'Israël".
Isabella, ses enfants et ses serviteurs, tous vêtus avec recherche ou avec soin de vêtements de couleurs vives, sortirent dès le lever du jour afin de se rendre à l'office.
À travers les rues décorées de courtines, de guirlandes en feuillage, de bouquets de houx, de touffes de gui, les Barcelonais et beaucoup de paysans des alentours, entrés dans la ville à l'ouverture des portes, s'acheminaient hâtivement vers la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer. D'autres en revanche, préféraient se rendre dans les collégiales de Sant Vicenç ou de Santa Maria, situées respectivement dans les communes de Cardona et Mansera, au nord-ouest de Barcelone.
Il s'agissait d'être dans les premiers au sanctuaire si l'on voulait avoir une bonne place pour ne rien perdre de la cérémonie.
Sur le parvis, parmi les fidèles attendant parents ou amis, Isabella aperçut les De Rodas, Raquel, ainsi que Tao. À côté du naacal, Estéban donnait le bras à Zia qui entamait son septième mois de grossesse. Les deux groupes se réunirent pour pénétrer ensemble dans la basilique.
Une lourde odeur d'encens flottait sous les voûtes peintes et entre les murs épais, couverts eux aussi de fresques représentant des scènes du Nouveau-Testament. Le blanc, le rouge, l'ocre et le vert y alternaient en bandes innombrables.
Miguel parvint à caser tout son monde non loin du chœur, devant un pilier décoré, comme tout l'édifice, de motifs aux tons accentués. L'élue et Catalina pouvaient s'y appuyer allégrement.
La foule s'épaissit vite autour d'eux. Des habitants des bourgs voisins, à présent réunis par une même muraille, d'autres venus de la rive gauche du Llobregat, des marchands, des artisans, des paysans, se coudoyaient, échangeaient des nouvelles, morigénaient les enfants qui se glissaient entre les grandes personnes, s'entretenaient du temps, des récoltes, de leurs affaires, de la guerre qui se poursuivait entre la France et l'Angleterre, ou bien parlait d'amour...
Une haute cathère surmontée d'un dais pourpre brodé de croix d'or attendait l'archevêque qui apparut, précédé d'enfants de chœur, de petits clercs, de diacres, de chanoines et de plusieurs prêtres. Juan de Cardona s'assit pendant que l'orgue, tout nouvellement installé, rugissait ou murmurait tour à tour.
Ses soufflets en peau de taureau chassaient l'air vers des tuyaux d'airain qui produisaient des sons inhabituels que chacun écoutait avec recueillement.
Juan Fernández Manrique de Lara et son épouse, la comtesse de castañeda Blanca Pimentel, Luis et Ana, leurs enfants, suivis des principaux seigneurs de leur cour ainsi que de leurs gens, survinrent enfin et prirent place sur des chaires tendues de tapisseries.
L'office pouvait commencer. Au son des lyres, harpes, cors et flûtes, cymbales et cithares, qui formaient l'orchestre de la basilique concurremment avec l'orgue, la liturgie de l'Hypapante se déploya.
Isabella aimait l'éclat, le faste des grandes cérémonies religieuses. Mais elle en goûtait aussi le sentiment de communauté fraternelle, de joie partagée, qui rapprochait alors les fidèles. Parmi les flots de musique et la fumée des encensoirs, ils éprouvaient ensemble, au même moment, la certitude de participer à une œuvre immense. Unis par l'émerveillement de leurs âmes, ils l'étaient également par l'humble et joyeuse acceptation de leurs esprits.
Justes ou fausses, leurs voix s'élevaient toutes ensemble vers les voûtes bleuies d'encens. C'était aussi d'un même élan qu'ils s'agenouillaient, se signaient, courbaient le front ou répondaient au célébrant.
En dépit de la morne tristesse qui glaçait toujours sa foi, comme le gel l'eau des ruisseaux, l'aventurière se disait que, même sans le recours de la prière, l'office auquel elle assistait lui apportait fraternité et réconfort.
Devant elle, Elena, Pablo, Paloma et Joaquim, bougies à la main, suivaient avec ferveur et avidité le spectacle sacré qui leur était offert. Le chant de l’antienne et l’allumage des cierges étant achevés, un servant tenant le missel se présenta devant l'évêque, qui chanta In nomine Patris.
On répondit Amen.
Ensuite, il chanta une des salutations prévues au début de la Messe, comme Dominus vobiscum. Puis il instruisit l’assistance, en lisant la monition qui se trouvait dans le missel. La foule participait pleinement. On chantait avec les prêtres. L'air ravi, Joaquim filait des notes hautes et pures.
Elena, dont les yeux dorés brillaient comme les flammes des cierges, chuchota à sa mère:
Elena: Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau!
Soudain, une main pressa le bras d'Isabella et une voix murmura à son oreille:
: Que saint Syméon vous garde dans sa lumière, ma belle amie!
Elle tourna la tête pour découvrir Rafael qui la dévisageait d'un air galant.
Tout en cherchant à se donner une mine sévère, la jeune femme demanda dans un souffle:
: Que faites-vous ici? Votre place n'est-elle pas auprès de la señora De Rodas?
Rafael: Elle n'a que faire de mes services en ce moment!
Le regard bleu pouvait être doux et câlin comme celui d'un enfant.
: Moi non plus, je n'ai pas besoin de vous Rafael. Ne sommes-nous pas réunis en ce saint lieu pour prier Dieu?
Rafael: Je ne suis pas venu vous soustraire à vos dévotions, amie. Je suis simplement venu vous saluer.
Pablo tourna la tête, jeta un rapide regard à sa mère et à cet inconnu, puis revint à la célébration liturgique qui se poursuivait.
Isabella posa un doigt sur ses lèvres et le jardinier, confus, opta de cacher son visage dans ses mains pour s'abîmer dans la prière. Pour dissimuler son trouble, l'aventurière se contenta de tirer plus bas sur son visage le voile qui recouvrait le joli hennin de soie blanche, cadeau de Catalina qu'elle étrennait ce matin.
Naturellement, elle n'entendit rien, ne vit rien de la suite qui se déroulait sous ses yeux. Les admirables voix des chantres ne représentaient rien d'autre pour elle qu'une rumeur d'orage et une seule pensée occupait son esprit: que faisait ce jardinier à Sainte-Marie? S'était-il déplacé pour elle?
Isabella secoua la tête comme pour en chasser l'obsédante pensée. Après que l'Élévation eut courbé toutes les têtes sous le rayonnement de la blanche hostie, elle toucha le coude de sa fille aînée.
: Ne bouge surtout pas, Elena. Je vais sortir le plus discrètement que je pourrai...
Elena: Tu ne te sens pas bien, maman?
: Pas très. J'ai besoin d'air. Ce doit être tout cet encens...
Elena: Nous allons sortir ensemble alors!
: Non... Je t'en prie: reste et suis la fin de l'office. Je vais rejoindre le palefrenier. Je reviendrai si je me sens mieux...
Il fallait, en effet, échapper à tout prix au danger que représentait Rafael.
Profitant de ce que tout le monde était debout, elle se glissa dans la foule en appuyant un mouchoir sur la bouche comme quelqu'un qui se sent mal et on lui fit place. En franchissant les portes ornées de grandes volutes de fer forgé, elle sentit son cœur se desserrer et aspira à pleins poumons l'air frais du matin. Mais la cohorte de mendiants, qui assiégeaient toujours la basilique aux grandes cérémonies, accourut. Elle eut toutes les peines du monde à s'en débarrasser, avec gentillesse d'ailleurs. Sa bourse vidée, elle voulut rejoindre Diego qui devait tous les attendre assis auprès de ses mules sur le montoir à chevaux d'un vieil hôtel. Elle l'aperçut en effet mais, tout à coup, elle sentit un mouvement de foule derrière elle. Isabella vit Rafael traverser les groupes de miséreux et de bateleurs qui se préparaient pour la sortie de la messe. Il vint à sa rencontre mais la jeune femme, l'air offensé, fit toute une affaire de vérifier les brides rouge et or des montures et ne lui prêta pas la moindre attention. Ensuite, elle s'assit sur le montoir, remit en place le hennin auquel elle n'était pas habituée et dont les épingles lui tiraient les cheveux, puis sortit son mouchoir pour s'en éventer. Vexé par tant d'indifférence, le jardinier marmonna, l'œil sombre:
Rafael: Vous ne prêtez vraiment aucune attention à moi, n'est-ce pas?
: Pourquoi? Je devrais?
Rafael: Non... non, vous avez raison. Je ne mérite vraiment pas que vous vous intéressiez à mon sort. Que suis-je pour vous? Rien... moins que rien... Je mourrais à vos pieds que vous ne m'accorderiez pas même un regard...
La volée de cloches qui annonçait la sortie de la messe couvrit ses paroles. Occupée de ses propres soucis, Isabella les avait à peine perçues. Sans un regard pour Rafael qui en grinça des dents, elle se leva pour aller au devant de Catalina dont elle apercevait déjà le voile couleur de miel...
☼☼☼
La coutume voulait que la journée de la Chandeleur fût réservée à la fête.
Après la messe, une cavalcade était organisée à travers toute la ville. Déguisés en rois ou en évêques, des jeunes gens parcouraient Barcelone en chantant et en interpellant les promeneurs. Ils réclamaient du pain, du vin, de la chandelle. Des vociférations, des chants licencieux fusaient de leur troupe, étaient repris par certains passants, gagnaient de rue en rue jusqu'aux portes de la cité.
Protestations ou connivences les environnaient de leur tumulte. En certains endroits, on s'empoignait; en d'autres, on fraternisait.
D'un genre bien différent, une autre manifestation se déroulait pendant ce temps-là au château.
À grands sons de trompes, le vice-roi avait fait savoir depuis plusieurs semaines qu'il réunirait une cour plénière en la haute salle neuve de son palais. Ses principaux vassaux y étaient convoqués.
Aussi, vers l'heure de tierce, une foule parée d'étoffes aux teintes vives se pressait-elle dans la pièce imposante qu'une rangée de colonnes centrales divisait en deux nefs distinctes. Un plafond lambrissé composé d'étroites lames de châtaignier assemblées avec une ingéniosité qui faisait l'admiration de tous, épousait la double forme d'un bateau renversé.
Décorés, selon le goût du marquis et de la comtesse, de fresques ou de tapisseries, les murs racontaient la geste (grand poème épique) des seigneurs de Barcelone.
Après la cour de justice, durant laquelle plusieurs affaires furent jugées, le vice-roi procéda aux distributions de cadeaux qui clôturaient toujours les cours plénières: chevaux, faucons, armes, vêtements de prix, manteaux fourrés furent offerts aux vassaux qui se pressaient autour de l'estrade suivant leur rang et leur importance.
Puis la foule des invités se dispersa.
Certains retournèrent en ville. D'autres demeurèrent au palais pour partager avec la famille du marquis et ses gens repas de fête et crêpes traditionnelles.
Après avoir salué Miguel et Catalina qui faisaient partie des commensaux, Tao, Estéban, Zia, Raquel, Isabella et ses enfants se retirèrent.
En quittant le château, ils croisèrent une troupe de jongleurs et de musiciens ambulants qui venaient divertir les convives.
Pour célébrer de leur côté la Chandeleur, Raquel avait invité à sa table sa belle-fille et ses serviteurs, en plus de Tian-Li, du naacal et des deux élus.
Le repas se déroula dans l'opulence familière qui était de mise chez elle. L'après-midi se passa ensuite en jeux de société. Les plus jeunes firent de la musique. Paloma chanta avec Elena tandis que Joaquim les accompagnait avec sa flûte.
Tout en participant par politesse aux activités qui l'ennuyaient, Isabella songeait à Rafael qu'elle avait encore aperçu, durant l'assemblée de ce matin, debout derrière le siège de Catalina. Les joues vernies de l'aventurière passèrent au rouge ponceau et elle jeta un rapide regard à la salle en pleine activité pour s'assurer que personne ne la regardait.
Zia, que la longue station debout avait fatiguée, souhaita rentrer chez elle assez tôt. Carmina, Luis et son époux se joignirent à elle. Sans un mot, Estéban prit le manteau qu'il avait déposé sur un escabeau en pénétrant chez Raquel et le disposa sur les épaules de sa femme. Celle-ci se laissa faire en fixant Isabella comme si elle ne pouvait plus en détacher son regard. Mais l'élue retrouva bientôt ses esprits quand son compagnon lui glissa dans l'oreille:
: Va lui dire au revoir.
L'aventurière fit la moitié du chemin vers la jeune inca qui soudain, la prit dans ses bras. Isabella l'éloigna doucement mais l'embrassa sur les deux joues avec une tendresse maternelle. Le moine Shaolin, suivant le mouvement, s'en alla peu après.
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À suivre...
Un hiver pourri.
Jamais les côtes Italiennes et Balkaniques n'avaient vu cela. Depuis le jour où une monstrueuse tempête avait sévi en Adriatique, faisant couler plus de cinquante navires, dont trois naves Vénitiennes allant vers la Syrie avec plus de cent mille ducats à bord, le soleil ne s'était plus montré. La péninsule Ibérique ne fut pas épargnée non plus. Le ciel emmitouflé de nuages noirs et bas courant d'un bout à l'autre de l'horizon semblait n'avoir plus d'azur à offrir.
Certes, la dernière semaine de janvier avait été grise, triste et humide. C'était là, chose trop courante en hiver pour que l'on s'y attachât. Mais que, dès le lendemain de la saint Thomas d'Aquin, le temps fût devenu affreux, il n'en fallait pas plus pour que les hommes y perçoivent un signe de la colère divine... Car la pluie qui survint et persista n'était pas comme une de ces ondées de printemps, soudaine et courte, qui pénètrent bien la terre, font gonfler la sève et surgir, drus et vivaces, l'herbe savoureuse des pâtures, les pousses tendres du blé et du seigle, les feuilles nouvelles des arbres et les minuscules grains verts des olives sous leur chevelure argentée. Non là, c'étaient de lourdes averses rageuses, portées par le souffle furieux d'un vent de malheur, qui arrachait la terre aux pentes des collines en dépit des murets de pierre et la faisait couler en ruisseaux jaunes vers Barcelone et vers un fleuve qui ne cessait de grossir.
Le Llobregat débordait.
Son flot devenait nerveux, agressif, et emportait vers la mer tout ce dont il pouvait s'emparer au passage: barques mal amarrées, filet de pêche, tonnelets, morceaux de bois arrachés aux berges, dépouille d'animaux et débris de toutes sortes enlevés aux tavernes riveraines ou aux caves des échoppes des ponts. Les palais, grâce aux pierres cyclopéennes sur lesquelles ils reposaient, jouaient les digues ou même les phares. L'eau les contournait et s'insinuait dans les rues, de plus en plus loin, de plus en plus haut. Des prières commençaient à s'élever dans les églises tout comme dans la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer.
Quant au peuple, il allait à cheval, à dos d'âne ou de mule lorsqu'il en avait les moyens, mais se trempait les chausses dans la plupart des cas s'il lui fallait se rendre dans la partie basse de la ville.
Ce jour-là, Isabella descendit de l'hacienda et cela malgré les efforts de Carmina pour la retenir. Le sévère isolement auquel l'astreignait la prudence de la servante lui pesait. Six jours étaient passés depuis la dernière lettre de Juan. Six longs jours à regarder, du matin au soir, la pluie délaver le paysage et noyer la terrasse de son jardin! La vie continuait, cependant, dans la grande cité étalée à ses pieds. Et elle devait rester là, à attendre le jour qui lui ramènerait... ou pas... un mari accablé de responsabilités.
Réduite au rôle inactif et même passif d'une femme de harem, Isabella venait de décider qu'elle en avait assez et qu'il lui fallait bouger sous peine de devenir folle. Et puis, voilà trop longtemps qu'elle désirait aller prier sur la tombe de ses fils. Ce devoir ne serait pas différé davantage. Aussi vers le milieu du jour, se mit-elle en route sous la garde de Tao et d'Estéban. Mais elle dut promettre de ne point s'attarder car, depuis l'assassinat d'un notable de la ville, Barcelone n'était pas sûre et pouvait s'enflammer au moindre geste malheureux.
Avec cette météo affreuse, il fallait s'estimer heureux quand on ne recevait sur le dos que ce fin crachin qui enveloppait le paysage d'un brouillard d'eau. Cela trempait tout autant qu'un gros orage d'été mais c'était, à tout prendre, plus facile à supporter. L'aventurière, enveloppée de sa grande mante noire à capuchon, et Estéban sous son manteau de cheval faisaient le gros dos, mais le naacal, comme s'il se sentait dans son élément, allait son chemin, drapé dans sa tunique jaune sans perdre un pouce de sa taille. Bien droit sur sa selle, Pichu sur son épaule, il menait sa monture par les chemins transformés en bourbiers et en fondrières avec autant de dignité que s'il eût escorté une reine. Sa large carrure coupait le vent devant Isabella lui bouchant un paysage qui, à vrai dire, n'avait rien de réjouissant.
Ce sale temps jouait d'ailleurs sur l'humeur de chacun. Les garçons faisaient assaut de morgue et, eût-on dit, l'impossible pour être désagréable l'un envers l'autre. C'est ainsi qu'Estéban ayant découvert que Tao détestait l'entendre chanter, entreprit de charmer les longueurs du trajet en régalant ses compagnons de toutes les ballades, romances et cantilènes qu'il avait pu emmagasiner depuis son enfance. Le pire moment fut sans doute quand il commença à entamer la célèbre gigue des marins. Tao l'aurait étranglé volontiers. L'élu avait pourtant une voix agréable mais pour rien au monde son ami n'en aurait convenu. Il se contenta de dire à haute et intelligible voix qu'il pleuvrait sans doute moins si Estéban consentait à se taire.
Un moment plus tard, aux portes de la ville, après de brèves palabres avec un soldat en faction, l'aventurière et ses compagnons entrèrent dans Barcelone.
☼☼☼
La basilique où Marco et son jeune frère, le jumeau de Pablo, reposaient parmi d'autres créatures innocentes, aurait ressemblé davantage à un palais médiéval sans les deux admirables tours octogonales, œuvres de Berenguer de Montagut. Construite durant le XIVème siècle sur l'emplacement d'une nécropole romano-chrétienne, elle était le seul sanctuaire a présenter un aspect massif et robuste, qui ne reflétait pas ce qu’on allait trouver à l’intérieur. La dominance de lignes horizontales et de parois sans grandes ouvertures ni décorations était totale. On avait l’impression visuelle d’un bloc compact, sans les pans de parois de profondeurs différentes typiques du gothique européen.
Or Sainte-Marie eût été très sombre, ses oculi (ouvertures pratiquées sur un comble de voûte) étant rares et étroits, si des buissons de cierges allumés n'avaient illuminé de leurs petites flammes dorées la magnificence de son décor intérieur. L'ensemble chatoyait, brillait et auréolait une merveille: le tabernacle gothique en pierre, incrusté de mosaïques et orné de bas-reliefs. Il faisait la gloire de la nef de droite.
La dalle sous laquelle ses enfants reposaient, l'un à côté de l'autre, se trouvait non loin de là. Avec une émotion profonde, Isabella se laissa tomber à genoux sur le sol. Se courbant jusqu'à ce que sa bouche et ses pleurs atteignissent la pierre froide, la jeune femme resta prostrée un long moment, ensevelie dans ses tourments.
: Mes petits...
Elle murmurait.
: Mes petits chéris! Je vous aimais, savez-vous? Et je vous aime toujours... Je vous aime, je vous aime, je vous aime... Si seulement mes larmes pouvaient vous redonner la vie! Si seulement je pouvais partager la mienne! Ô, mes amours, pourquoi le Seigneur vous a-t-il arraché à moi? Nous étions si bien ensemble!...
Secouée de sanglots, elle eût peut-être attendu là la fin du jour dans sa douleur réveillée si deux mains posées sur ses épaules n'avaient entrepris de la relever. Une voix douce lui chuchota:
: Tu te fais du mal, Isa. Il ne faut pas rester là! Viens avec moi!
Un peu courbatue par sa longue prosternation, Isabella se redressa, essuyant à sa manche les larmes qui coulaient encore pour offrir un sourire à la nouvelle venue.
: Catalina!
Un élan la jeta dans les bras de son amie, enceinte jusqu'aux yeux, et les deux jeunes femmes s'embrassèrent avec enthousiasme. Puis, prenant la femme de Miguel par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître, elle l'entraîna vers un des bancs disposés contre les murs de l'église.
: Quelle joie de te rencontrer, Cat! Comment as-tu pu savoir que j'étais ici? Est-ce le hasard qui t'a conduite en cet endroit?
Cat: Eh bien, en fait, non! Je sais que tu viens souvent prier ici et je voulais t'inviter à passer l'après-midi avec moi. Et peut-être même souper si le cœur t'en dit! Cora et Dolores seront heureuses de voir leur tante Isa. À présent, dis-moi si je t'emmène?
L'aventurière n'hésita pas.
: Allons-y!
Ce petit séjour chez l'artiste peintre la ramènerait aux jours heureux de sa jeunesse. Et puis, elle était secrètement ravie d'affirmer une certaine indépendance vis-à-vis de Carmina qui la couvait un peu trop à son goût. L'invitation de sa belle-sœur tombait à point nommé.
Cat: Ah, j'oubliais! Je te demande juste une petite minute et je te rejoins, le temps d'allumer un cierge.
En sortant de la basilique, Isabella descendit du perron, fit quelques pas et se mit à patienter.
Elle chercha des yeux les garçons, partis faire une course dans le quartier et qui devaient revenir l'attendre. Ne les apercevant pas, elle pensa, avec une pointe d'agacement, qu'ils devaient s'attarder dans l'une de leurs chères tavernes. Sans doute n'étaient-ils pas bien loin car les trois mules étaient restées attachées sous l'auvent où ils les avaient abritées. Isabella n'avait guère envie de les guetter dans la rue, pourtant il fallait bien leur apprendre qu'elle se rendrait chez les De Rodas au lieu de rentrer avec eux à l'hacienda.
Catalina la rejoignit peu de temps après. Se tenant par le bras, les deux amies marchèrent sur le parvis.
La pluie cessa de tomber soudainement, mais les nuages qui survolaient la rue étroite promettaient d'autres averses et il était dommage de ne pas profiter de cette éclaircie pour rentrer.
Cat: Peut-être pourrait-on dire un mot aux garçons qui travaillent ici.
Catalina désigna la maison située en face du porche de la basilique et où l'on distinguait, par une fenêtre, les têtes appliquées des commis penchées sur de gros registres. C'était un bâtiment qui abritait "el arte de la lana" (l'art de la laine), dont le prieur, Antonio de Capmany, était un ami des De Rodas.
Ce centre de tissage saisissait bien les opportunités de croissance qui se présentaient et il était en passe de devenir le pionnier de l'industrie textile de la région, Barcelone étant spécialisée dans le coton.
Les deux jeunes femmes allaient, en conséquence, gravir les quelques marches conduisant à la porte surmontée des armes de la corporation, quand elles virent accourir Estéban et Tao. Ils arrivaient des entrepôts des teinturiers qui se trouvaient auprès de Sainte-Marie. Une ruelle à peine plus large qu'un boyau l'en séparait, creusée en son milieu par un ruisseau où s'écoulait le surplus des bains de couleur des écheveaux de laine, pendus sur des traverses dans des espèces de cages pourvues d'un toit. Le ruisseau était ainsi violet, incarnat ou bleu foncé selon que les ouvriers avaient employé le tournesol, la garance ou la guède. Ce jour-là, il était d'un rouge profond de rubis quand les deux jeunes hommes l'enjambèrent pour rejoindre les dames.
: Bonjour Catalina...
: Isabella, pardonne-moi! Nous t'avons fait attendre et j'en suis désolé.
Son visage bouleversé était blanc comme de la craie.
: Qu'y a-t-il, Estéban? Serais-tu souffrant?
Cat: Ou alors, c'est Zia qui...
: Non, non, Cat. Ma femme va très bien, merci. Mais nous venons de voir une chose tellement affreuse que j'en suis retourné. Entendez-vous ces cris?
Des clameurs, en effet, arrivaient par-dessus les toits et le long des ruelles, indistinctes mais féroces: la haine jointe à une joie sauvage traduite par des rires déments. Les deux femmes se signèrent vivement.
Cat: On dirait que ce tumulte vient de la Seigneurie. Est-ce que l'Inquisition aurait encore trouvé des Maures à pendre parce qu'ils pratiquent leur religion en secret?
: Non. Elle a trouvé mieux!
: Oui! Un tour de vis vient d'être donné par Fernando de Valdés y Salas, l'inquisiteur général.
Et Estéban raconta comment une bandes d'hommes et de femmes, arrivés de la campagne pour la plupart, venaient d'aller violer, dans l'église de Santa Anna, la tombe d'un pauvre protestant pour en extraire son corps. On disait qu'avant d'être pendu, il avait blasphémé et vendu son âme au diable. Ces gens attribuaient au sacrilège commis en confiant à la terre chrétienne la dépouille d'un suppôt de Satan les violentes intempéries dont souffraient Barcelone et sa région. Avec dégoût, Isabella murmura:
: Que veulent-ils en faire?
: Nous ne le savons pas.
: Pour l'instant, on traîne cette affreuse et puante dépouille par les rues pour la mener devant les prieurs. Aussi, si tu me pardonnes de te presser, je pense qu'il vaudrait mieux rentrer.
: Allez sans moi! Je m'en vais passer l'après-midi chez Catalina. Dites à Carmina qu'elle ne se tourmente pas.
Le sourire d'Estéban approuva l'escapade:
: Cela te fera du bien de changer d'air. Mais Tao et moi allons tout de même vous escorter toutes les deux jusqu'au logis de Catalina. Je serai plus tranquille.
Cat: Si vous nous accompagnez, vous aussi vous restez dîner! Et je vous interdis de refuser.
: Dans ce cas... volontiers!
Cat: C'est une chose entendue... Oh!... Mais regardez!
Pointant vers le ciel un doigt tremblant d'excitation, la femme de Miguel s'écria:
Cat: Le soleil! Le soleil revient!
En effet, les nuages venaient de s'écarter, comme déchirés par un brusque coup de vent, et la flèche lumineuse d'un chaud rayon alluma les rutilances au fond du ruisseau des teinturiers. Dans la Seigneurie, un immense cri de triomphe, cette fois, salua cette apparition inattendue.
Estéban grogna:
: S'ils me voient par ici, ils vont m'attribuer cette éclaircie et la prendre pour un signe du ciel et un encouragement!
: D'ici à ce qu'ils aillent en déterrer d'autres... Partons!
Se retrouver chez les De Rodas, dans ce cadre familier où elle n'avait connu que de bons moments, donna à Isabella l'impression délicieuse que le temps s'abolissait et que le passé renaissait. Rien n'y avait changé, les objets n'avaient pas bougé et l'odeur de cire vierge et de résine de pin était celle que, de tout temps, elle y avait respirée.
Prenant son invitée par le bras, Catalina l'entraîna vers l'escalier menant aux étages et d'abord à la pièce principale. L'intérieur de la maison ressemblait à l'hôtesse: frais, élégant et d'une propreté Flamande. La salle avec sa haute cheminée ornée de statues de saints, sa longue tapisserie à personnages dont était revêtu tout le mur faisant face aux fenêtres, ses dressoirs surchargés de pimpantes majoliques Italiennes, de verres dorés et colorés de Venise et de belle argenterie, était digne de celle d'un château. Les sièges de chêne sculpté s'adoucissaient de coussins de velours incarnat bien gonflé de duvet et ornés de franges de soie. De hauts candélabres de bronze supportaient des chandelles de cire blanches et, devant l'âtre, un brasero en cuivre empli de giroflées et de pivoines séchées apportait une senteur exquise évoquant un jardin en été. Quant aux domestiques, vêtues de toiles bleue fraîchement repassée, leurs coiffes et leurs devantiers bien nets semblaient tout juste sortis d'une armoire.
Raffinement suprême, la maison possédait une petite salle pour le bain abondamment garnie de brocs, de cuvettes et d'un vaste baquet. En fin d'après-midi, Isabella s'y trempa avec délices dans une eau tiède et retrouva la douceur des merveilleux savons Vénitiens. Les deux servantes lui prodiguèrent leurs soins avec un enthousiasme évident mais qui diminua beaucoup quand, après l'aventurière, elles eurent à s'occuper des nièces de celle-ci. Pendant ce temps, enveloppée dans un drap et chaussée de socques légères, Isabella sortait dans le jardin sur lequel ouvrait l'étuve pour rentrer dans la maison par la porte de derrière et remonter dans sa chambre, quand elle se retrouva nez à nez avec un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise molletonnée, de ses chausses et d'un pot de basilic en fleur qu'il serrait tendrement sur sa poitrine. La surprise que la vue inopinée de la jeune femme lui causa fut si forte qu'il en lâcha sa plante aromatique. Le pot s'écrasa sans qu'il parût autrement s'en soucier. Pétrifié sur place, il semblait en extase mais réussit tout de même à articuler:
: Par tous les saints du paradis!... Vous êtes vraie ou pas?
: Pourquoi ne le serais-je pas?
: Vous avez tellement l'air d'une apparition! Vous êtes belle... belle comme une sainte d'église!
Le visage de l'aventurière fut pour l'inconnu la beauté dans toute sa perfection, avec ses grands yeux noirs veloutés, son petit nez fin, ses lèvres de corail et ses dents de perles.
: Rassurez-vous! Je n'ai rien de commun avec la Vierge Marie... Vous me faites beaucoup d'honneur mais, si j'étais vous, je ramasserais ces morceaux et j'irais tout de suite replanter ce basilic dans un autre pot...
L'homme parut redescendre des hauteurs de l'empyrée. La vision de rêve avait vraiment des préoccupations bien terre à terre!
: Vous croyez?
: J'en suis persuadée. En outre, j'aimerais que vous me laissiez passer, s'il vous plaît. Je voudrais monter m'habiller.
: Je... oui, bien sûr. Excusez-moi.
Il s'écarta.
: Prenez seulement garde à ne pas vous blesser avec les morceaux...
Elle lui adressa un sourire puis pénétra dans la maison. Lui ne bougeait pas, se contentant de la regarder. Au moment où elle allait disparaître, il murmura:
: Je m'appelle Rafael...
Elle s'arrêta surprise.
: C'est un très joli nom, je ne l'oublierai pas. C'était celui de mon défunt fils.
La première phrase aurait dû faire plaisir à cet homme mais la suivante, au contraire, fit que son visage aigu, où les yeux bruns semblaient occuper toute la place sous une tignasse de même couleur, s'assombrit.
Rafael: Ah... Vous êtes la dame invitée par la señora De Rodas. Je ne m'en suis pas rendu compte et je vous demande bien pardon...
: Pardon? Mais de quoi?
Rafael: Eh bien... De m'être montré... Un peu trop familier... d'avoir osé...
: Vous n'avez rien osé dont une femme mariée puisse être choquée! Un compliment fait toujours plaisir s'il est sincère. L'étiez-vous?
Rafael: Oh oui!
: Alors merci. À présent, je vous en prie, consacrez-vous entièrement à cette malheureuse plante!
La rencontre l'ayant amusée, Isabella apprit plus tard que son admirateur avait été, une dizaine d'années auparavant, placé chez Catalina par son père pour y étudier la peinture, mais Rafael peu attiré par l'art et très doué pour le jardinage dépensait au service de Miguel le trop-plein de forces et d'enthousiasme qu'il n'employait pas derrière son chevalet. Le froid, la taille d'une haie et les besoins de la cuisine expliquaient son accoutrement et le pot de basilic:
MDR: C'est un gentil garçon, mais très secret, très renfermé et il n'y a guère que ma femme pour deviner ce qui se passe dans sa tête...
L'aventurière pensa qu'à présent, elles étaient deux... puis oublia Rafael.
L'atmosphère de Barcelone lui paraissait bizarre. En se rendant chez les De Rodas, Estéban, Tao et elle avaient rencontré plusieurs troupes de soldats. Plus tard, tandis qu'elle se préparait pour le souper, elle entendit sonner l'Angélus et, presque aussitôt, corner la fermeture des portes alors que la nuit était encore assez éloignée.
L'élu, de son côté, avait fait les mêmes observations et, au dîner, la maisonnée se retrouva autour d'un cochon de lait rôti et de savoureuses pâtes au fameux basilic... Rafael avait fini par approvisionner la cuisine.
Le jeune Atlante interrogea son hôte:
: Depuis la porte sud où l'on nous a longuement interrogés avant de nous laisser passer, nous avons croisé beaucoup d'hommes en armes et Isabella a vu, à Sainte-Marie, beaucoup de femmes en prière. Les portes ont été fermées de bonne heure. La cité couronnée serait-elle menacée?
Un nuage assombrit l'aimable visage de l'hidalgo. Il s'arrêta un instant de découper sa tranche de rôti et regarda tour à tour chacun de ses invités:
MDR: Je suis navré d'être obligé de parler de ça dès ce soir, mais après tout, peut-être vaut-il mieux que vous soyez au courant de la situation...
: Parce qu'il y a bien une situation...dirai-je préoccupante?
MDR: C'est le mot juste, Tao. Depuis la révolte des Remences, une guerre civile est toujours possible. Deux factions s'opposent continuellement pour le contrôle politique de la municipalité.
La Biga était présentée comme le parti des bourgeois (citoyens honorés) et celui des marchands qui pratiquaient le grand commerce (Mercaders). La Busca était censée regrouper les boutiquiers et les artisans (Ménestrels).
MDR: Le vice-roi tient seulement à éviter les débordements en instaurant un couvre-feu.
: Rentrer au monastère ne sera pas chose aisée, Estéban.
: Me fondre dans l'obscurité pour éviter les patrouilles ne m'a jamais posé de problème...
Cat: Mais... Comment Tao va faire pour sortir de la ville et prévenir Carmina?
: Ne t'inquiète pas pour moi, Catalina! Je connais un passage qui me sera fort utile en temps voulu... J'aurai juste obligation d'aller boire un dernier verre chez Sancho et Pedro...
☼☼☼
Arraché à ses songes, Alberto ouvrit les yeux dans l'obscurité de la pièce familière où la nuit s'attardait, et soupira. Dans le lit voisin, bienheureux, Mendoza ronflait comme un soufflet de forge.
Quelle heure pouvait-il être?
Depuis dix jours qu'ils s'étaient installés à l'auberge "The Ostrich", le vieil homme avait appris à reconnaître, au bruit tout proche et fracassant des vagues, le moment où la mer achevait sa montée diurne ou nocturne.
Il se trompait souvent dans les horaires des marées, mais il crut se souvenir que son compatriote avait parlé de l'heure de prime pour l'étale de la marée haute. Le flux viendrait alors battre le pied des hautes falaises crayeuses qui encadraient le port. Le repos tirait donc vers sa fin... Avec son cortège habituel d'agitation, de tintamarre, le jour n'allait pas tarder à se lever. Le dernier de ce mois cruel qui gelait le veau au ventre de la vache.
Alors que le bateau de Bazán était prêt à lever l'ancre, une tempête faisait rage sur les côtes, repoussant ainsi le départ. Mais pour le moment, cela n'avait pas grande importance car Mendoza n'avait pas encore écoulé la totalité de sa marchandise.
À leur arrivée, après leur rencontre avec le marquis, le trio avait quitté les quais puis avaient traversé un grand pont, bordé de maisons toutes semblables. Un vrai brouhaha s'était fait entendre car l'édifice en bois desservait les moulins dont les grandes roues battaient l'eau qu'elles emportaient puis laissaient retomber en longues coulures brillantes... La Dour passée, ils s'étaient engagés sur une place spacieuse qui venait mourir doucement dans la rivière. Un imposant bâtiment reposant sur de hautes arcades et couronné de clochetons la bornaient à l'est.
Alberto: Mille écus! On se croirait devant la Maison aux Piliers, place de la Grève!
W.C: Vous vous êtes déjà rendu dans la capitale Française, Alberto?...
Le vieil Espagnol opina.
W.C: Eh bien, ce bâtiment a la même fonction que son homologue Parisien. C'est ici que se tiennent les échevins: la Seigneurie, en quelque sorte. Il y a là un monde de négociants, de portefaix, de bateliers, de cabaretiers même qui viennent s'approvisionner en vin aux tonneaux que vous voyez sur la berge auprès de ces tas de foin. C'est le lieu le plus animé de Douvres, celui des réjouissances... et des exécutions aussi, hélas!
Alberto: Seigneur! Quelle odeur épouvantable!
Alberto avait protesté en se bouchant le nez.
W.C: Cela provient des tanneries que vous pouvez voir de ce côté.
: Il y a aussi, tout près d'ici, la Grande Boucherie. Néanmoins, je te trouve bien difficile tout à coup. Au cœur actif de Barcelone, cela ne sent pas non plus la rose. Les hommes délicats emploient les pommes de senteur ici comme là-bas. Je t'en offrirai une...
Ce souvenir olfactif réveilla les narines du vigneron. La chambre louée donnait sur le port et celle-ci n'avait rien d'un palais. Elle était étroite et les deux lits en occupaient une bonne partie. La cheminée leur faisait face. Très peu de meuble pouvaient s'y loger. Pour couronner le tout, les relents du poisson qu'une marchande vendait à longueur de journée sous l'unique fenêtre imprégnaient la pièce, les vêtements, jusqu'à la nourriture que la femme de l'aubergiste s'efforçait de cuisiner à la Catalane pour ses hôtes de marque.
Debout dès l'aube, le capitaine et son aide se lavaient dans le cuveau de bois loué aux étuves du port, prenaient en hâte le premier repas et quittaient la chambre durant de longues heures pour se rendre aux halles.
Désignées sous le nom de cohues, elles n'appartenaient pas aux villes mais au roi Henri VIII. Ces bâtisses, ouvertes à tous les marchands de vins, forains compris, contre une redevance d'une demi livre par muid, faisaient l'objet d'une grande attention de sa part, car il y percevait des droits variés (droits de cohuage et d'estalage). De plus, ces lieux privilégiés de négoce rassemblant une partie de la population locale, permettaient une surveillance et une juridiction spéciales.
Parfois, les deux Catalans revenaient en coup de vent pour déjeuner. Le plus souvent, ils n'en trouvaient même pas le temps. Tout à son commerce, où sa marchandise se vendait au plus haut prix, Mendoza ne voyait pas les heures passer. Il ne remarqua pas non plus cet homme qui l'épiait jour après jour, caché derrière la croix gothique en pierre au sud de la place. Elle était destinée à recueillir les dernières prières des suppliciés mais servait aussi de cote d'alerte lors des inondations.
Fatigués et suant par tous les pores de la peau, les négociants rentraient le soir pour se laver à nouveau et soupaient.
Ce soir-là, avant de se mettre au lit, le capitaine s'attela à sa correspondance.
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On va faire des crêpes!
Dans une des forêts proches de Barcelone, Juan Fernández Manrique de Lara, l'actuel vice-roi de Catalogne et accessoirement marquis de Aguilar de Campoo, fit faire, la veille de la Chandeleur, une grande battue suivie d'une chasse aux loups.
Il faisait froid. Gainés de givre, les arbres et les buissons dressaient leurs chevelures glacées sous un ciel de cendres.
Dès la fine pointe de l'aube, dans un vacarme de hennissements, de sabots ferrés, d'interpellations, d'ordres et d'aboiements, le marquis, ses veneurs et leurs meilleurs limiers, les seigneurs de la suite, les écuyers, ainsi qu'un grand nombre d'invités franchirent la porte ouest de la ville. L'ivresse de la chasse les tenait tous. Dans un même élan, ils piquèrent vers la campagne blanche que des rabatteurs avaient parcourue avant eux.
Armés de lances en bois de frêne surmontées de fers taillés en losanges, ou d'arcs faits de branches d'if dont les cordes de soie étaient plus résistantes, plus cinglantes aussi que celles de chanvre, les chasseurs portaient, suspendus au cou, des carquois remplis de flèches aux pointes acérées. De fortes épées, ou bien des dagues moins lourdes, pendaient à leur côté gauche. Pour soutenir les lances, certains prenaient appui sur leurs larges étriers.
De toute la journée, ils ne descendirent pas de cheval. À l'abri des remparts de Barcelone, les citadins purent entendre, plusieurs fois de suite, les trompes de chasse qui cornaient la quête, la vue et la mise à mort.
Grâce à ces sonneries, les marchands, dans leur échoppes, pouvaient, eux aussi, suivre les péripéties de la poursuite.
Au crépuscule, la troupe exultante et fourbue rentra dans la cité. Témoignant de la réussite, mais aussi de la nécessité d'une telle entreprise, six gros loups au poils gris, éventrés, sanglants, suspendus à des perches que les valets portaient sur leurs épaules, suivaient les cavaliers.
Les habitants firent un accueil enthousiaste au vice-roi et à ses hôtes. Un banquet puis un bal clôturèrent la journée.
Le lendemain, on célébrait la fête des chandelles en commémorant dans la plus grande pompe la Présentation du Christ au Temple et sa reconnaissance par Syméon comme "Lumière d'Israël".
Isabella, ses enfants et ses serviteurs, tous vêtus avec recherche ou avec soin de vêtements de couleurs vives, sortirent dès le lever du jour afin de se rendre à l'office.
À travers les rues décorées de courtines, de guirlandes en feuillage, de bouquets de houx, de touffes de gui, les Barcelonais et beaucoup de paysans des alentours, entrés dans la ville à l'ouverture des portes, s'acheminaient hâtivement vers la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer. D'autres en revanche, préféraient se rendre dans les collégiales de Sant Vicenç ou de Santa Maria, situées respectivement dans les communes de Cardona et Mansera, au nord-ouest de Barcelone.
Il s'agissait d'être dans les premiers au sanctuaire si l'on voulait avoir une bonne place pour ne rien perdre de la cérémonie.
Sur le parvis, parmi les fidèles attendant parents ou amis, Isabella aperçut les De Rodas, Raquel, ainsi que Tao. À côté du naacal, Estéban donnait le bras à Zia qui entamait son septième mois de grossesse. Les deux groupes se réunirent pour pénétrer ensemble dans la basilique.
Une lourde odeur d'encens flottait sous les voûtes peintes et entre les murs épais, couverts eux aussi de fresques représentant des scènes du Nouveau-Testament. Le blanc, le rouge, l'ocre et le vert y alternaient en bandes innombrables.
Miguel parvint à caser tout son monde non loin du chœur, devant un pilier décoré, comme tout l'édifice, de motifs aux tons accentués. L'élue et Catalina pouvaient s'y appuyer allégrement.
La foule s'épaissit vite autour d'eux. Des habitants des bourgs voisins, à présent réunis par une même muraille, d'autres venus de la rive gauche du Llobregat, des marchands, des artisans, des paysans, se coudoyaient, échangeaient des nouvelles, morigénaient les enfants qui se glissaient entre les grandes personnes, s'entretenaient du temps, des récoltes, de leurs affaires, de la guerre qui se poursuivait entre la France et l'Angleterre, ou bien parlait d'amour...
Une haute cathère surmontée d'un dais pourpre brodé de croix d'or attendait l'archevêque qui apparut, précédé d'enfants de chœur, de petits clercs, de diacres, de chanoines et de plusieurs prêtres. Juan de Cardona s'assit pendant que l'orgue, tout nouvellement installé, rugissait ou murmurait tour à tour.
Ses soufflets en peau de taureau chassaient l'air vers des tuyaux d'airain qui produisaient des sons inhabituels que chacun écoutait avec recueillement.
Juan Fernández Manrique de Lara et son épouse, la comtesse de castañeda Blanca Pimentel, Luis et Ana, leurs enfants, suivis des principaux seigneurs de leur cour ainsi que de leurs gens, survinrent enfin et prirent place sur des chaires tendues de tapisseries.
L'office pouvait commencer. Au son des lyres, harpes, cors et flûtes, cymbales et cithares, qui formaient l'orchestre de la basilique concurremment avec l'orgue, la liturgie de l'Hypapante se déploya.
Isabella aimait l'éclat, le faste des grandes cérémonies religieuses. Mais elle en goûtait aussi le sentiment de communauté fraternelle, de joie partagée, qui rapprochait alors les fidèles. Parmi les flots de musique et la fumée des encensoirs, ils éprouvaient ensemble, au même moment, la certitude de participer à une œuvre immense. Unis par l'émerveillement de leurs âmes, ils l'étaient également par l'humble et joyeuse acceptation de leurs esprits.
Justes ou fausses, leurs voix s'élevaient toutes ensemble vers les voûtes bleuies d'encens. C'était aussi d'un même élan qu'ils s'agenouillaient, se signaient, courbaient le front ou répondaient au célébrant.
En dépit de la morne tristesse qui glaçait toujours sa foi, comme le gel l'eau des ruisseaux, l'aventurière se disait que, même sans le recours de la prière, l'office auquel elle assistait lui apportait fraternité et réconfort.
Devant elle, Elena, Pablo, Paloma et Joaquim, bougies à la main, suivaient avec ferveur et avidité le spectacle sacré qui leur était offert. Le chant de l’antienne et l’allumage des cierges étant achevés, un servant tenant le missel se présenta devant l'évêque, qui chanta In nomine Patris.
On répondit Amen.
Ensuite, il chanta une des salutations prévues au début de la Messe, comme Dominus vobiscum. Puis il instruisit l’assistance, en lisant la monition qui se trouvait dans le missel. La foule participait pleinement. On chantait avec les prêtres. L'air ravi, Joaquim filait des notes hautes et pures.
Elena, dont les yeux dorés brillaient comme les flammes des cierges, chuchota à sa mère:
Elena: Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau!
Soudain, une main pressa le bras d'Isabella et une voix murmura à son oreille:
: Que saint Syméon vous garde dans sa lumière, ma belle amie!
Elle tourna la tête pour découvrir Rafael qui la dévisageait d'un air galant.
Tout en cherchant à se donner une mine sévère, la jeune femme demanda dans un souffle:
: Que faites-vous ici? Votre place n'est-elle pas auprès de la señora De Rodas?
Rafael: Elle n'a que faire de mes services en ce moment!
Le regard bleu pouvait être doux et câlin comme celui d'un enfant.
: Moi non plus, je n'ai pas besoin de vous Rafael. Ne sommes-nous pas réunis en ce saint lieu pour prier Dieu?
Rafael: Je ne suis pas venu vous soustraire à vos dévotions, amie. Je suis simplement venu vous saluer.
Pablo tourna la tête, jeta un rapide regard à sa mère et à cet inconnu, puis revint à la célébration liturgique qui se poursuivait.
Isabella posa un doigt sur ses lèvres et le jardinier, confus, opta de cacher son visage dans ses mains pour s'abîmer dans la prière. Pour dissimuler son trouble, l'aventurière se contenta de tirer plus bas sur son visage le voile qui recouvrait le joli hennin de soie blanche, cadeau de Catalina qu'elle étrennait ce matin.
Naturellement, elle n'entendit rien, ne vit rien de la suite qui se déroulait sous ses yeux. Les admirables voix des chantres ne représentaient rien d'autre pour elle qu'une rumeur d'orage et une seule pensée occupait son esprit: que faisait ce jardinier à Sainte-Marie? S'était-il déplacé pour elle?
Isabella secoua la tête comme pour en chasser l'obsédante pensée. Après que l'Élévation eut courbé toutes les têtes sous le rayonnement de la blanche hostie, elle toucha le coude de sa fille aînée.
: Ne bouge surtout pas, Elena. Je vais sortir le plus discrètement que je pourrai...
Elena: Tu ne te sens pas bien, maman?
: Pas très. J'ai besoin d'air. Ce doit être tout cet encens...
Elena: Nous allons sortir ensemble alors!
: Non... Je t'en prie: reste et suis la fin de l'office. Je vais rejoindre le palefrenier. Je reviendrai si je me sens mieux...
Il fallait, en effet, échapper à tout prix au danger que représentait Rafael.
Profitant de ce que tout le monde était debout, elle se glissa dans la foule en appuyant un mouchoir sur la bouche comme quelqu'un qui se sent mal et on lui fit place. En franchissant les portes ornées de grandes volutes de fer forgé, elle sentit son cœur se desserrer et aspira à pleins poumons l'air frais du matin. Mais la cohorte de mendiants, qui assiégeaient toujours la basilique aux grandes cérémonies, accourut. Elle eut toutes les peines du monde à s'en débarrasser, avec gentillesse d'ailleurs. Sa bourse vidée, elle voulut rejoindre Diego qui devait tous les attendre assis auprès de ses mules sur le montoir à chevaux d'un vieil hôtel. Elle l'aperçut en effet mais, tout à coup, elle sentit un mouvement de foule derrière elle. Isabella vit Rafael traverser les groupes de miséreux et de bateleurs qui se préparaient pour la sortie de la messe. Il vint à sa rencontre mais la jeune femme, l'air offensé, fit toute une affaire de vérifier les brides rouge et or des montures et ne lui prêta pas la moindre attention. Ensuite, elle s'assit sur le montoir, remit en place le hennin auquel elle n'était pas habituée et dont les épingles lui tiraient les cheveux, puis sortit son mouchoir pour s'en éventer. Vexé par tant d'indifférence, le jardinier marmonna, l'œil sombre:
Rafael: Vous ne prêtez vraiment aucune attention à moi, n'est-ce pas?
: Pourquoi? Je devrais?
Rafael: Non... non, vous avez raison. Je ne mérite vraiment pas que vous vous intéressiez à mon sort. Que suis-je pour vous? Rien... moins que rien... Je mourrais à vos pieds que vous ne m'accorderiez pas même un regard...
La volée de cloches qui annonçait la sortie de la messe couvrit ses paroles. Occupée de ses propres soucis, Isabella les avait à peine perçues. Sans un regard pour Rafael qui en grinça des dents, elle se leva pour aller au devant de Catalina dont elle apercevait déjà le voile couleur de miel...
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La coutume voulait que la journée de la Chandeleur fût réservée à la fête.
Après la messe, une cavalcade était organisée à travers toute la ville. Déguisés en rois ou en évêques, des jeunes gens parcouraient Barcelone en chantant et en interpellant les promeneurs. Ils réclamaient du pain, du vin, de la chandelle. Des vociférations, des chants licencieux fusaient de leur troupe, étaient repris par certains passants, gagnaient de rue en rue jusqu'aux portes de la cité.
Protestations ou connivences les environnaient de leur tumulte. En certains endroits, on s'empoignait; en d'autres, on fraternisait.
D'un genre bien différent, une autre manifestation se déroulait pendant ce temps-là au château.
À grands sons de trompes, le vice-roi avait fait savoir depuis plusieurs semaines qu'il réunirait une cour plénière en la haute salle neuve de son palais. Ses principaux vassaux y étaient convoqués.
Aussi, vers l'heure de tierce, une foule parée d'étoffes aux teintes vives se pressait-elle dans la pièce imposante qu'une rangée de colonnes centrales divisait en deux nefs distinctes. Un plafond lambrissé composé d'étroites lames de châtaignier assemblées avec une ingéniosité qui faisait l'admiration de tous, épousait la double forme d'un bateau renversé.
Décorés, selon le goût du marquis et de la comtesse, de fresques ou de tapisseries, les murs racontaient la geste (grand poème épique) des seigneurs de Barcelone.
Après la cour de justice, durant laquelle plusieurs affaires furent jugées, le vice-roi procéda aux distributions de cadeaux qui clôturaient toujours les cours plénières: chevaux, faucons, armes, vêtements de prix, manteaux fourrés furent offerts aux vassaux qui se pressaient autour de l'estrade suivant leur rang et leur importance.
Puis la foule des invités se dispersa.
Certains retournèrent en ville. D'autres demeurèrent au palais pour partager avec la famille du marquis et ses gens repas de fête et crêpes traditionnelles.
Après avoir salué Miguel et Catalina qui faisaient partie des commensaux, Tao, Estéban, Zia, Raquel, Isabella et ses enfants se retirèrent.
En quittant le château, ils croisèrent une troupe de jongleurs et de musiciens ambulants qui venaient divertir les convives.
Pour célébrer de leur côté la Chandeleur, Raquel avait invité à sa table sa belle-fille et ses serviteurs, en plus de Tian-Li, du naacal et des deux élus.
Le repas se déroula dans l'opulence familière qui était de mise chez elle. L'après-midi se passa ensuite en jeux de société. Les plus jeunes firent de la musique. Paloma chanta avec Elena tandis que Joaquim les accompagnait avec sa flûte.
Tout en participant par politesse aux activités qui l'ennuyaient, Isabella songeait à Rafael qu'elle avait encore aperçu, durant l'assemblée de ce matin, debout derrière le siège de Catalina. Les joues vernies de l'aventurière passèrent au rouge ponceau et elle jeta un rapide regard à la salle en pleine activité pour s'assurer que personne ne la regardait.
Zia, que la longue station debout avait fatiguée, souhaita rentrer chez elle assez tôt. Carmina, Luis et son époux se joignirent à elle. Sans un mot, Estéban prit le manteau qu'il avait déposé sur un escabeau en pénétrant chez Raquel et le disposa sur les épaules de sa femme. Celle-ci se laissa faire en fixant Isabella comme si elle ne pouvait plus en détacher son regard. Mais l'élue retrouva bientôt ses esprits quand son compagnon lui glissa dans l'oreille:
: Va lui dire au revoir.
L'aventurière fit la moitié du chemin vers la jeune inca qui soudain, la prit dans ses bras. Isabella l'éloigna doucement mais l'embrassa sur les deux joues avec une tendresse maternelle. Le moine Shaolin, suivant le mouvement, s'en alla peu après.
☼☼☼
À suivre...