Suite.
L'hacienda vide.
Isabella n'aurait jamais cru qu'il était possible de tant souffrir. Inerte sur son lit, tandis que ses larmes ne cessaient de couler trempant ses cheveux et l'oreiller, incapable de dormir ou de se nourrir, elle laissait une pensée unique enfiévrer sa tête et la détruire lentement: Juan la rejetait loin de lui, et pour toujours. Il lui préférait un couvent misérable et le tombeau auprès duquel il prétendait vivre le reste de ses jours. La petite incartade commise avec Jaume imposait à la "coupable" une impitoyable pénitence en éloignant à jamais le seul homme qu'elle eût aimé.
N'imaginant pas un instant, du fond de son humiliation, que Mendoza luttait peut-être à présent contre tous les démons d'une jalousie furieuse, elle restait là sans rien vouloir entendre des consolations de ses amis, refusant de quitter cette chambre et surtout cette ville où, au moins, elle le savait présent, à deux pas de la maison où elle vivait une agonie.
Depuis qu'ils l'avaient ramassée dans l'église à peu près inconsciente, Ricardo et Miguel ne savaient que faire, et pas davantage Soledad qu'en peu de mots ils avaient mise au courant. À peine Isabella réfugiée dans sa chambre, le jeune Murrieta s'était précipité au couvent pour dire au capitaine ce qui se passait et tenter de le fléchir, mais il s'était heurté à un véritable mur.
Avec une violence qui surprit le jeune homme, le Catalan, loin d'être blanc comme neige question fidélité, avait jeté:
: Cette femme est morte pour moi! Elle a mis l'irréparable entre nous. J'ai pardonné une fois, je ne pardonnerai pas une seconde.
Ricardo: Elle vous croyait mort et venait de subir de dures épreuves...
: Elle me savait bien vivant quand elle s'était laissée piéger par Armando. Qu'elle m'ait cru défunt n'est pas une excuse. Si j'acceptais de retourner vers elle, pendant combien de temps me serait-elle fidèle? Sa beauté attire les hommes et elle se laisse attirer par leur amour.
Ricardo: C'est faux! Si j'ai bien compris, elle n'a rien fait de répréhensible. C'est ce Jaume qui a tenté de la séduire... par deux fois. Elle a repoussé ses avances car elle n'aime que vous!
: Peut-être parce qu'elle ne m'a jamais vraiment tenu à sa merci. Qu'en serait-il lorsque reviendra la monotonie de la vie quotidienne? À qui permettra-t-elle de la distraire? Quel homme devrais-je tuer... à moins que je ne la tue elle-même? Non, Ricardo, je refuse de subir cela! Je ne veux pas devenir fou...
Ricardo: Ne le deviendrez-vous pas ici? Vous n'êtes pas fait pour la vie monastique... pas plus que moi d'ailleurs, et je le sais à présent. Je m'étais trompé.
: Vous aviez choisi un bon refuge mais vous avez d'autres raisons de vivre à présent. Moi, je vais continuer à monter ma garde silencieuse auprès de cette stèle. Si je ne trouve pas la paix, je repartirai et j'irai, comme j'en ai eu un moment l'intention, chercher la mort en combattant les Turcs.
Ricardo: Et... vos enfants? Vous résignez-vous à ne jamais connaître votre plus jeune fils?
Le regard de Mendoza étincela soudain, puis s'éteignit sous l'abri de sa paupière. Il gronda:
:
J'en crève d'envie! Mais si je le voyais, si je le touchais, je n'aurais plus le courage de m'éloigner. C'est de sa mère alors qu'il me faudrait le priver. Je préfère ne pas prendre ce risque... Allez-vous-en, Ricardo! Allez vers votre destin, laissez-moi à ma solitude...
Navré, Murrieta murmura:
Ricardo: Ne m'accorderez-vous pas de lui apporter une seule bonne parole? Elle est brisée, anéantie, et il se peut qu'elle ne se relève pas.
: Dites-lui... que je lui confie mes enfants et que je compte sur elle pour en faire des gens dignes de leurs aïeux. Je la sais de cœur noble et vaillant. Ce n'est pas vraiment de sa faute si son corps est faible. Dites-lui enfin que je prierai pour elle... pour eux!
Ce fut tout. L'instant d'après, Juan-Carlos Mendoza franchissait la porte qui menait au cloître et disparaissait. Ricardo, découragé, revint auprès d'Isabella, mais il n'eut pas la force de lui délivrer le message austère et désolant dont il était chargé.
Le lendemain, à son tour, Miguel, emporté par une colère furieuse, courut au prieuré, décidé à faire entendre à l'obstiné ce qu'il appelait la voix de la raison de ce qu'il pensait de lui. Mais il ne fut pas reçu et dut repartir comme il était venu. Luciano Murrieta, qui tenta l'expérience par amitié pour l'aventurière, n'eut pas plus de chance. Mendoza semblait avoir décidé de se murer dans le silence.
Au matin du quatrième jour de la réclusion d'Isabella, Soledad, Ricardo et Miguel décidèrent d'un commun accord qu'il fallait intervenir. De toute évidence, la jeune femme était résolue à se laisser mourir de faim. L'épouse de l'échevin déclara:
Soledad: Je refuse de la regarder périr sous mon toit. Venez avec moi, tous les deux, et señor de Rodas, ne vous fâchez pas si mon langage vous paraît un peu rude.
Armée d'un plateau garni de mets légers et d'un flacon de vin, elle s'engagea, suivie des deux autres, dans l'escalier qui menait chez la désespérée.
En dépit du feu allumé dans la cheminée pour lutter contre l'humidité, la chambre était obscure. Soledad fit signe à son fils d'aller ouvrir les lourds rideaux. Le jour gris et triste qui pénétra n'était guère encourageant, mais c'était tout de même le jour. Il éclaira le lit dans lequel Isabella était étendue, aussi inerte que si elle était déjà morte. Avec ses traits creusés par les larmes incessantes, elle semblait plus vieille et Miguel sentit son cְœur se serrer. Ricardo grogna:
Ricardo: Je l'étranglerais volontiers, moi, ce bourreau! Quand je pense que depuis quatre jours, elle consent seulement à boire un peu d'eau! C'est à se jeter la tête contre les murs!
MDR: Cela n'arrangerait rien! D'ailleurs, tuer mon frère non plus. Elle n'en serait pas moins malheureuse.
Pendant ce temps, Soledad posait son plateau sur le lit et entreprenait de redresser Isabella en attrapant les oreillers à bras le corps et en décrétant:
Soledad: Vous avez assez pleuré! À présent, vous allez manger, même si je dois vous donner la becquée comme à un bébé.
La voix qui se fit entendre parut surgir des profondeurs du lit. Elle était faible, mais cependant obstinée:
: Laissez-moi, Soledad! Je ne veux pas manger! Je... Je ne mangerai plus jamais.
Soledad: Vraiment? Alors, écoutez bien ce que je vais vous dire! Vous voulez mourir, n'est-ce pas? Seulement, moi, je refuse d'avoir un jour prochain votre cadavre sur les bras. Allez trépasser où vous voulez, mais pas chez moi!
En dépit de sa faiblesse, l'aventurière ouvrit de grands yeux surpris et douloureux:
: Que voulez-vous dire?
Soledad: C'est clair, me semble-t-il? J'ai reçu, voici quelques jours, une amie que j'étais heureuse d'accueillir. Or, cette amie manifeste à présent la volonté de se laisser périr sous mon toit, et je ne peux l'accepter. Si je suis fière, avec quelque raison, de mon hospitalité, elle ne va pas jusqu'à permettre que l'on décide de se suicider chez moi. Il y a cent manières de mourir ici-bàs, mais la maison de Luciano Francisco Ramón Murrieta ne peut convenir à ce projet. Alors, si vous tenez tellement à vous sacrifier à un homme obtus, allez exécuter cette décision ailleurs!
: Vous voulez que je parte? Oh, Soledad!...
Soledad: Écoutez, Isabella, le choix est simple: ou bien vous acceptez de vous nourrir, et je vous accorde le temps nécessaire à la reprise de vos forces, ou bien nous vous faisons manger de force, eux et moi, afin que vous soyez capable de supporter quelques lieues de chemin.
: Comment pouvez-vous être aussi cruelle?
Soledad: Cruelle, moi? Mais regardez-vous!
Vivement, la maîtresse de maison alla chercher un miroir à main qu'elle mit sous le nez de la jeune femme:
Soledad: Voyez quelle mine vous avez après quatre jours à l'eau de douleur! Quel homme mérite cette destruction volontaire? De la plus jolie femme que je connaisse vous êtes en train de faire une loque. Et si vous pensiez un peu à vos enfants! Ils n'ont déjà plus de père et vous voulez à présent leur enlever leur mère?
: Un père leur serait bien plus utile que moi!
Soledad: Libre à vous de penser cela! Pour ma part, j'estime que vous avez assez pleuré le señor Mendoza. S'il se plaît à se draper dans sa dignité, c'est son choix! Mais vous, vous êtes jeune... belle pour peu que vous cessiez de faire l'imbécile, et vous avez encore toute une vie devant vous. Si vous écoutiez un peu ce que mon fils peut vous dire de sa part?
: Vous lui avez parlé, Ricardo? Vous l'avez vu?
Ricardo: Je l'ai vu. Je lui ai parlé. Mais...
Fermement décidé à suivre le chemin ouvert par sa mère, il déclara:
Ricardo: Mais je ne vous dirai rien tant que vous n'aurez pas absorbé quelque chose d'un peu plus consistant!
: Vous tenez vraiment à m'obliger à vivre?
Ricardo: Essentiellement! Alors mangez! Ensuite, nous parlerons.
Soutenue par un Miguel débordant de pitié et qui, ne sachant trop de quel côté se ranger, avait choisi de garder le silence, Isabella avala quelques cuillerées d'une panade sucrée au miel dans laquelle Soledad avait battu deux jaunes d'œuf, but quelques gorgées d'un vin de La Rioja de grande qualité et singulièrement chaleureux, grignota deux abricots confits puis se laissa retomber sur ses oreillers, à bout de forces. Un peu de rose fardait à présent ses joues. Elle soupira:
: Je vous ai obéi. Parlez maintenant, Ricardo!
Élaguant de son mieux ce qui ne pouvait être entendu, le jeune homme restitua le dernier message de Juan et conclut:
Ricardo: Il faut lui obéir, doña Isabella, mais, surtout, il faut penser à vous et à vos enfants! Dieu m'est témoin que je garde à votre époux un respect et une admiration absolus, mais c'est un homme d'un autre âge et vous vous êtes jeune. Vous devez vivre! Tant de beaux jours peuvent encore fleurir sous vos pas!
Un moment, Isabella garda le silence, écoutant résonner en elle l'écho des sages paroles de Ricardo. Puis:
: Quel conseil me donnez-vous, alors?
Ricardo: D'abord, celui de rentrer chez vous. Si généreuse soit l'hospitalité de ma mère, vous ne guérirez jamais chez elle! Vous êtes trop près... de lui. Partez! Quand vous serez loin, vous redeviendrez vous-même et c'est tout ce que nous souhaitons, nous qui sommes autour de vous dans cette pièce.
Pour la première fois, un faible sourire détendit les lèvres blanches:
: Ce n'est pas pour vous occuper de moi que je vous ai conjuré de quitter votre prieuré.
Ricardo: Je sais, mais je ne vous abandonnerai qu'une fois que vous serez en route pour votre domaine près de Barcelone.
Du regard, la jeune femme embrassa les trois visages anxieux qui entouraient son lit et chercha la main de Soledad pour l'attirer à elle. Elle soupira:
: Vous êtes de terribles amis. Mais je ne remercierai jamais assez le ciel de vous avoir rencontrés...
☼☼☼
Deux jours plus tard, après avoir remercié chaudement les Murrieta de leur hospitalité comme de leur amitié, Isabella et ses deux compagnons quittaient Gérone. Les deux hommes s'étant opposés avec la dernière fermeté à ce que l'aventurière effectuât une ultime visite à la collégiale, on contourna les halles pour rejoindre, par la rue de la force, le portail de Sobreportes. Courageusement, Isabella s'imposa de ne pas tourner la tête quand on franchit le fossé sur lequel donnaient les murs du prieuré. Il fallait qu'elle essaye d'oublier Juan, même si elle savait que c'était impossible, mais elle pensait qu'avec le temps, l'image si chère et si cruelle consentirait peut-être à s'estomper.
Renseignés par Luciano Murrieta qui, tout comme Miguel, avait beaucoup voyagé, les trois compagnons devait faire route commune jusqu'à Sabadell où leurs chemins divergeaient. Ricardo, rééquipé grâce à ses parents et nanti d'une bourse suffisante pour rejoindre Ávila, piquerait vers l'ouest et, par Lérida, Saragosse, Catalayud et Madrid, irait retrouver Magdalena. Isabella et Miguel, plus proche de leur destination finale, prendraient vers le sud-est et, par Barberà del Vallès, et Cerdanyola, retrouveraient le grand chemin longeant le Besòs qu'ils connaissaient bien.
Pour ne pas trop fatiguer la jeune femme, à peine remise de son jeûne volontaire, on mit deux jours pour parcourir les vingt lieues séparant la ville au mille sièges de la capitale de la région du Vallès Occidental. Les grandes pluies avaient cessé et le temps, s'il n'était pas rayonnant, était presque agréable.
Arrivés au pied du château de Can Feu appartenant à la famille Olzina, ils échangèrent des adieux qu'ils espéraient bien ne pas être éternels... Ricardo soupira:
Ricardo: Vous allez retrouver la mer bleue et le soleil de Barcelone...
: Oui, et vous la morne tristesse du désert régnant sur la Meseta, ce plateau Castillan aride dont le sein gercé nourrit à peine quelques mimosas dépouillés, des cactus et des palmiers nains...
Ricardo: Il y a si longtemps que je n'y suis pas allé, il se peut que je ne le supporte pas.
: Alors, n'oubliez pas que vous avez en Catalogne vos parents ainsi que des amis. Et si, quand vous aurez épousé Magdalena, vous souhaitez retrouver un climat plus frais, n'hésitez pas à venir les rejoindre.
Ricardo: Soyez sûre que je ne l'oublierai pas. Laissez-moi vous embrasser pour elle et pour moi! Dieu vous bénisse, doña Isabella, et vous accorde enfin le bonheur que vous méritez!
: Il faudrait qu'Il se donne beaucoup de mal. Je crois que je ne suis pas faite pour cela, voyez-vous? Mais j'essaierai de m'en arranger...
Debout à la croisée des chemins et tenant son cheval par la bride, elle regarda le jeune homme partir au galop en songeant que les voies du Seigneur étaient vraiment impénétrables, puisqu'elles lui avaient permis de rendre le goût de la vie à Ricardo alors qu'Il brisait la sienne irrémédiablement. Miguel, qui s'était tenu à l'écart par discrétion, fit:
MDR: Eh bien? Que faisons-nous à présent?
: Mais... nous rentrons chez nous, Mig'.
MDR: J'entends bien, mais après?
: Après? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas... Il faut que je réfléchisse et surtout que je me repose. Jamais je ne me suis sentie aussi lasse...
MDR: C'est naturel. Aussi allons-nous rentrer doucement puisque rien ne nous presse.
: Allons, Mig'! Il nous reste à peine cinq lieues à faire. Je suis sûre que tu te languis de Cat et de tes enfants tout comme j'ai hâte de retrouver les miens. Ne perdons plus de temps.
Isabella allait un peu mieux à présent. Les forces lui revenaient et ses joues reprenaient couleur mais elle ressemblait plus à un être mécaniquement animé qu'à une femme naturellement vivante. Durant ce voyage, elle fut plutôt silencieuse et Miguel avait l'impression de se trouver en présence d'une ombre...
En outre, elle était sincère en disant qu'elle ignorait comment elle allait désormais conduire sa vie. Sa douleur se mêlait à présent de colère contre celui qui l'abandonnait ainsi à ses seules responsabilités avec une unique consigne: faire de ses enfants des personnes dignes de ses ancêtres, ce qui, dans son esprit, devait exclure l'infâme docteur Fernando Laguerra. Mais, en y réfléchissant bien, l'aventurière ignoraient ce qu'avaient été les Mendoza passés et, si elle aimait passionnément l'unique spécimen masculin qu'elle eût rencontré, elle admettait à présent que ce n'était pas un modèle de charité chrétienne. Quant à ses ancêtres à elle, les vrais, les Habsbourg et les Valois, l'échantillon qu'elle en connaissait avec le Téméraire n'était pas des plus encourageant. L'arrière grand-père de l'Empereur fut un homme au caractère violent et impulsif. Il avait recouru volontiers à la force et à la guerre pour obtenir ce qu'il voulait mais il l'avait aimée pour elle-même.
Pour son cousin et rival, le roi de France Louis XI, la guerre ne fut rien d'autre qu'une activité prosaïque dépourvue de valeur intrinsèque et destinée à servir des ambitions politiques et à laquelle il préférait d'ailleurs la diplomatie. Pour Charles le Terrible, la guerre dépassait la mesure d'un mode de conquête pour revêtir un caractère presque sacré et qui s'enrichissait de tous les mythes collectés dans les traditions païennes ou chrétiennes: on connaissait sa passion pour le plus grand des conquérants, Alexandre, son enthousiasme pour les Croisades et les combats singuliers. Le champ de bataille constituait également pour lui l'espace privilégié de la prouesse individuelle par laquelle l'homme se transcendait et apprenait, au prix de la souffrance physique ou morale, la maîtrise de son corps et de son esprit. D'après Philippe de Commynes, le duc de Bourgogne, à partir de 1472, donnait des témoignages de férocité dont il n'avait pas été coutumier jusqu'alors.
En outre, il n'entrait certainement pas dans les plans de Juan que ses trois fils servissent le roi des Espagnes en guerroyant. Alors que faire? Que décider? Que choisir?
Au long du chemin qui la ramenait chez elle à travers le silence d'automne, avant-coureur du sommeil hivernal, Isabella, petit à petit, se mit à esquisser un projet d'avenir. Peu importait ce que Juan pensait de son beau-père Hispano-Flamand, peu importait le mépris à peine déguisé qu'il portait à une noblesse considérant le négoce comme l'un des beaux-arts! La Flamande se réveillait en elle et la jeune mère pensa qu'il serait agréable, si Marie de Hongrie arrivait à repousser les attaques de François 1er, de retourner là-bas avec ses enfants, Carmina et ceux qui voudraient bien l'y suivre.
Ainsi méditait-elle tandis que les routes glissaient sous les sabots de son cheval, mais, à mesure qu'elle approchait, une hâte extrême lui venait de revoir son domaine, de se blottir douillettement dans ce paradis personnel et, surtout, de n'en plus bouger avant de longs, de très longs mois...
☼☼☼
Arrêtée au bord du chemin qui suivait le cours du Besòs, Isabella ruminait encore tout cela. Le brouillard se levait sur le fleuve. Miguel et elle se remirent en route en longeant un instant son cours, dont l'eau verte, agitée de brèves colères, clapotait entre les joncs et les roseaux froissés par le vent. La route de Ribes dévia aux abords de la
Torre del Baró, un édifice érigé par la famille Pino, pour s'engager dans un petit bois au-delà duquel on pouvait apercevoir quelques simples maisons recouvertes de chaume, le petit clocher d'une église... Un sentier envahit d'herbes folles qui ne portait guère de traces de passage s'ouvrait à droite et permettait de rejoindre Barcelone. Isabella y dirigea sa monture et aperçut rapidement au loin les murailles de la ville. En approchant, la capitale érigeait ses pierres moroses et fières qui semblaient défier le clair soleil de ce dimanche 18 octobre 1545.
Au pied de la cité couronnée, l'aventurière pria l'hidalgo de retourner chez lui auprès des siens en arguant qu'elle pouvait faire le reste du chemin seule. Aussi quand Miguel franchit la porte nord, Isabella quitta le pavé pour s'engager vers le chemin de l'hacienda. Comme si elle menait une charge, elle poussa un grand cri qui fit envoler les corneilles dans un champ et lança son cheval au galop. Par-dessus le moutonnement rouge et or des arbres, elle aperçut bientôt son domaine. Sans ralentir, elle embouqua l'allée creuse bordée de chênes moussus, et c'est seulement en vue de "sa" porte qu'elle retint l'animal qui battit l'air des antérieurs.
: Les enfants! Carmina! Miranda! Luis!... Me voici!
Personne ne répondit...
Et puis, tout à coup, surgissant de la cuisine, la vachère apparut et courut vers la nouvelle arrivante en criant, et en pleurant:
Miranda: Sauvez-vous! Pour l'amour de Dieu, sauvez-vous! Ne vous laissez pas prendre!
Isabella n'eut pas le temps de lui poser la moindre question: deux archers de la prévôté sortaient sur ses pas, cherchant à la rattraper. Ils appelèrent et deux autres soldats apparurent, venant de derrière la maison. Bondissant à la tête du cheval, ils s'emparèrent des brides en dépit des efforts de la cavalière pour les en empêcher. Furieuse, elle hurla:
:
Qu'est-ce que cela veut dire? Que me voulez-vous?
Les soldats avaient réussi à reprendre Miranda qu'ils traînaient, sanglotante et poussant des cris inarticulés, plus qu'ils ne l'emmenaient. Soudain, une voix dans laquelle Isabella crut entendre sonner toutes les joies du triomphe fit:
: Cela veut dire que vous êtes arrêtée.
En effet, et même si, sur le moment, elle n'en crut pas ses yeux, c'était bien García Álvarez qui, suivit d'un sergent, venait de franchir la porte cintrée et s'approchait sans se presser d'Isabella. Les deux archers, après lui avoir fait mettre pied à terre sans trop de douceur, la maintenaient debout entre eux.
: Arrêtée? Moi? Mais pourquoi?
G.A: Notre sire le roi vous l'expliquera... peut-être. Moi, je peux seulement vous dire que votre cas est grave... et qu'il s'agit au moins de trahison...
: Où sont mes enfants? Où sont doña Carmina, Zia, Tao et Estéban?
: Je suis là, Isa!
L'élu essayait vainement de se dégager.
: Est-il arrêté lui aussi?
G.A: Lui? Lui n'est rien... qu'un valet. Il peut aller se faire pendre ailleurs...
: Jamais! Jamais je ne quitterai Isabella et si vous voulez l'emmener, vous m'emmènerez avec elle.
G.A: Sergent!
García Álvarez soupira en se donnant l'air accablé du grand seigneur que l'on importune.
G.A: Débarrassez-nous de ce garçon! Attachez-le dans l'écurie avec le jardinier et le morisque en attendant de voir ce que nous en ferons...
Tandis que l'on entraînait le jeune homme qui opposait une vigoureuse défense, Isabella, les mains liées, se retrouva encadrée par les archers. Elle réitéra sa question:
: Où sont mes enfants?
G.A: En lieu sûr, soyez sans crainte! Et fort bien traités...
Le coup qui la frappait était si brutal qu'elle ne songea même pas à opposer une queconque résistance, mais elle s'accorda le plaisir de toiser dédaigneusement le petit homme chafouin qui exultait de façon éhontée:
: Vous avez eu ce que vous vouliez, n'est-ce pas? Si je comprends bien, vous voilà installé chez moi, à Corça? Et vous êtes venu me cueillir ici...
G.A: Chez vous? Le roi a toujours le droit de reprendre ce qu'il donne quand on trahit sa confiance.
: Parce que vous, vous ne le trahissez pas?
G.A: Pas vraiment... non. Si cette nouvelle peut vous faire plaisir, je ne suis pas encore installé au manoir et je le regrette, car il est vraiment charmant. Et meublé avec tant de goût! J'y suis seulement allé faire un tour, mais soyez sûre que mon entrée définitive ne saurait tarder...
: Ne vous réjouissez pas trop vite! C'est toujours une mauvaise affaire que vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Ceci dit, où me conduit-on? À Valladolid?
G.A: Non, hélas! J'aurais préféré qu'on vous escorte jusqu'à la capitale, mais le roi a ordonné que l'on s'assure de vous dès votre arrivée et que l'on vous conduise à la prison du palais de Barcelone*. Je crois qu'il préfére vous rejoindre et vous avoir sous la main...
Une brusque angoisse serra le cœur de l'aventurière et abattit un peu son orgueil:
: Puisque vous pensez avoir gagné, vous pourriez au moins vous montrer, sinon généreux, du moins humain et me dire où sont mes enfants? Vous devez comprendre que je m'inquiète?
G.A: Vraiment? Vous ne vous en occupez guère, pourtant? Heureusement qu'ils ont leurs deux nourrices.
Isabella réussit à ne pas accuser le coup, mais il avait fait mouche. D'où ce démon pouvait-il savoir ceci? Avait-elle été suivie depuis son départ de l'hacienda et durant tout ce temps? C'était presque impossible, et pourtant elle savait que, depuis longtemps, son père avait rayé ce mot de son vocabulaire. Renonçant à poser d'autres questions qui eussent trop réjoui ce misérable, elle se tourna vers le sergent:
: Puisque je dois aller en prison, voulez-vous m'y conduire? Là ou ailleurs, j'ai, de toute façon, grand besoin de repos...
On se mit en marche avec, en contrepoint, les cris furieux de Tao et d'Estéban que l'on avait dû attacher dans l'écurie.
☼☼☼
À suivre...
*
Le château n’avait plus vraiment la fonction d'un domaine royal au XVIème siècle car l'intégralité du bâtiment venait d'être répartie entre l’Inquisition et l’administration pour être adapté à de nouveaux usages, tels que les archives royales et les archives de la Cour royale. Mais comme Blue Spirit a pris des libertés avec l'histoire, je ne vais pas me gêner non plus...