Suite.
Durant la longue chevauchée à travers l'Europe, l'aventurière et l'hidalgo n'avaient pas échangé cent paroles. Sans oser la questionner lorsqu'elle revint avec des yeux embués de larmes contenues, Miguel comprit qu'elle avait hâte à présent de quitter cette demeure princière où elle avait apporté sans doute beaucoup d'espoirs. Sinon, pourquoi cette magnifique toilette? Il se dépêcha de l'aider à se mettre en selle. Lorsque l'on arriva devant la Ronce Couronnée, il vit que la jeune femme devint soudainement très rouge. Sentant qu'elle allait se mettre à hurler, à sangloter ou à se livrer à toute autre manifestation insensée, elle serra les rênes, fit volter son cheval qui manqua renverser Cornélis qui sortait les accueillir puis, enfonçant ses talons dans le flanc de la bête avec un cri sauvage, elle s'élança au triple galop à travers la ville qu'elle traversa comme un boulet de canon. Passée la porte de Courtrai, l'appel de son beau-frère lui parvint de très loin, comme du fond des âges:
MDR: Tu vas te tuer, Isa! Arrête-toi! Par pitié!
Pitié pour qui? Et pour quoi faire? L'eût-elle voulu, d'ailleurs? Il lui était impossible de retenir l'animal emporté. Les yeux fous, les oreilles couchées, l'écume à la bouche, il fonçait droit devant lui mais Isabella, éperdue de douleur, ne voyait rien, n'entendait rien, attendant passivement que cette course à l'abîme s'achevât dans la mort. Et elle n'était pas loin car la bête affolée courait droit vers un bois épais dont les branches basses représentaient autant de pièges redoutables.
Miguel, remarquable cavalier, était toujours derrière l'aventurière, suivi de l'aubergiste qui, plus lourd, ne pouvait aller au même train. Couché sur l'encolure de son cheval qu'il ne cessait de cravacher, faisant corps avec lui, l'hidalgo s'efforçait de gagner du terrain dans l'espoir de rejoindre Isabella avant le bois car il avait pleinement conscience du danger encouru. Il ne criait et n'appelait plus, car cela n'eût fait qu'exciter davantage l'animal emballé. Mais il réussit à se rapprocher jusqu'à se retrouver botte à botte avec la jeune femme dont il était visible qu'elle ne résistait pas, ne se défendait pas... Alors, mettant sa bride entre ses dents, l'Espagnol se pencha et, saisissant la mère de ses neveux à bras-le-corps, réussit à l'arracher de sa selle et à la coucher devant lui. À cet instant seulement, il retint sa monture qui freina des quatre fers et finit par stopper, trempée de sueur. Isabella glissa à terre, sans connaissance, tandis que son cheval, libéré de son poids, allait bouler dans un buisson dont il se releva sans autres dommages que des égratignures.
Cornélis qui, un peu remis de la peur qu'il avait éprouvé, les avait rejoints.
Cornélis: Dis donc! Vous m'avez pris pour un lapin de six semaines? Vous allez me régler la note!
Tandis que Miguel sautait de son cheval, il lui lança un regard assassin.
MDR: Vous l'aurez votre argent! Mais pour le moment, je suis occupé!
Il se mit à genoux et s'efforçait de ranimer Isabella.
MDR: Par tous les diables de l'enfer! J'aimerais étrangler de mes mains mon frère, là maintenant. Où es-tu, Juan? Je n'arrive pas à comprendre. Si j'ai jamais vu homme amoureux, c'est bien toi lorsque j'ai fait ta connaissance sur
La Pensée.
Cornélis: Allez donc essayer de percer le mystère d'une âme! Il l'aimait sans doute à ce moment-là...
: Oui...
Isabella revenait tout doucement à elle.
: J'ignore si c'est encore le cas. Je ne sais plus que croire...
Toujours dans les bras de l'hidalgo, elle demeurait aussi rigide qu'une statue. Elle semblait ne plus rien voir, ne plus rien entendre, plongée par l'horreur de ce qu'elle venait de subir dans une sorte de transe. Miguel se pencha vers elle et, plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il prit sa tête entre ses deux mains, les pouces sur le front et se mit à masser ses tempes en murmurant quelques paroles que l'aubergiste ne comprit pas. Puis doucement, il ajouta:
MDR: Reviens à toi, Isa! Reviens à nous! Laisse ton corps se détendre et s'apaiser! Apaise aussi cette flamme qui te brûle. Nous allons retourner à la Ronce Couronnée car tu as besoin de dormir. Puis demain, nous reprendrons la route. Je te mènerai vers ton manoir où nous resterons quelques jours... Demain, Isa, demain...
Un long frisson parcourut son corps et la vie revint dans son regard. Elle murmura:
: Demain...
Puis, sans transition, elle s'écroula de nouveau entre les bras protecteurs, secouée de sanglots et pleurant comme une fontaine...
MDR: Laisse-toi aller autant que tu veux. Les larmes vont emporter la menace qui vient de peser sur toi.
À voix basse, le Brugeois demanda:
Cornélis: Quelle menace?
MDR: La folie! Elle en a trop enduré... Il serait temps que cela s'arrête...
Peu après, Isabella le remercia puis, sans autre commentaire, remonta sur son cheval qui s'était reposé un moment. Midi approchait et il leur fallait rejoindre l'auberge pour se sustenter. Après le repas, Miguel l'escorta jusqu'à sa chambre. Lorsque la porte se fut refermée, elle lui déclara, les yeux tournés vers cette campagne qu'elle avait tant espérée et où elle avait reçu si cruelle blessure:
: J'ai cru en cet homme et je l'ai aimé. Lui s'est moqué de moi.
MDR: Tu n'en sais rien...
: Si! Il m'a joué la plus indigne, la plus triste des comédies...
MDR: Moi je dirai que c'est plutôt Bazán qui s'est moqué de toi! Plus j'y réfléchis, plus je me demande pourquoi a-t-il a menti à son père? Pourquoi prétendre avoir rencontré J-C à Santander? Ça n'a aucun sens!
Mais l'aventurière ne l'écoutait pas. Elle ajouta:
: Un jour viendra où il regrettera de m'avoir seulement rencontrée...
Tout en parlant, elle avait fait glisser de son doigt l'anneau de Juan et le contempla un instant. Avec amertume, elle fit:
: Le gage de sa foi!
Puis elle tendit la bague à Miguel:
: Tiens, tu la donneras demain au propriétaire de cette maison pour ses charités... Et, je t'en supplie, ne me parle jamais, plus jamais de ton frère!
Le lendemain, dans la matinée, deux cavaliers quittaient Bruges, bottés et armés. Isabella avait abandonné sa longue robe pour ses vêtements habituels. Quant à Miguel, il avait retrouvé son pourpoint rouge et bleu...
Soudain, toutes les cloches de la vallée se mirent à sonner joyeusement pour annoncer la première messe du jour.
Par bandes tournoyantes, leurs carillons firent s'envoler pigeons, moineaux, merles, sansonnets... Les ailes claquaient, les cloches tintaient, le soleil brillait. Il semblait à Isabella qu'au même rythme qu'à celui de son cœur rompu, battants et oiseaux scandaient sans fin un seul nom, toujours repris et répété:
"Ju-an, Ju-an, Ju-an...".
Avant que j'atteigne à la rive espérée.
Une semaine plus tard, les recherches de Pedro et de ses compagnons demeuraient infructueuses. On avait fouillé les auberges et les tavernes autour de Barcelone, mais personne n'avait vu le capitaine, personne n'avait pu dire ce qu'il était devenu. Zia avait même voulu faire un saut à Bruges pour en avertir l'aventurière mais Tao l'en avait dissuadé:
: Il reste introuvable. Ne lui donnons pas de faux espoirs...
L'élue soupira:
: Il était revenu! Il était revenu pour Isabella alors qu'il est amnésique... Manolo était formel sur ce point. Mendoza ne l'a pas reconnu.
: Pardonne-moi ce que je vais dire, Zia, mais es-tu certaine qu'il cherchait à la revoir?
Avec une soudaine violence, elle s'écria:
: Et pour qui d'autre?
: Tu oublies cette jeune inconnue! On dit qu'il a été surpris d'adultère avec elle...
: Pfff! N'importe quoi! Oses-tu insinuer qu'il revenait pour s'établir avec cette femme?
: Quoi d'autre? Il a dû savoir ce qui est arrivé entre Jaume et Isabella, s'il a questionné les gens du coin... Sa compagne morte, il est reparti sans chercher à revoir son épouse légitime...
Voyant l'inca osciller sur ses jambes comme une grande fleur secouée par le vent, Estéban intervint et offrit à Zia l'appui de son bras en faisant des reproches au naacal:
: Ne peut-on au moins lui accorder le bénéfice du doute? Laisse-le mener à sa guise sa destinée! Tant qu'il n'aura pas été reconnu innocent de tout ce que l'on lui a imputé et rétabli aux yeux de tous dans ses droits...
: Pour ça, il devrait cesser de fuir et affronter la cour seigneuriale! Il a tué un homme, Estéban!
: Je suis d'accord! Mais en le faisant, il a seulement défendu sa vie! Ses agresseurs n'étaient pas des saints...
Zia approuva:
: Quand je pense que cette pauvre femme a subi les pires outrages... Hantée par des idées de déshonneur, d'attentat à la dignité du nom et autres sornettes ridicules, ne voyant à sa situation aucune issue, l'unique solution afin d'échapper à la honte était la mort...
: Eh bien moi, je suis ravi que Manolo ait supprimé ce chien de Ramon Gutiérrez. Tu dois l'être aussi, Tao?
Le jeune marié l'était mais ne voulait pas le reconnaître.
: Quelque chose me dit que notre voisin ne sera pas trop inquiété. Avec sa version des faits et avec les aveux d'Escobar, le garde forestier, les juges ne peuvent que s'apitoyer sur le sort de Mendoza. Le plus sage pour lui serait qu'il revienne corroborer l'histoire de Manolo...
: Tao, je t'en supplie: laisse faire le temps!
: Le temps? Dans quel poème Pétrarque a-t-il écrit:
"Avant que j'atteigne à la rive espérée, on trouvera le laurier sans feuilles vertes..." En agissant ainsi, il se comporte comme un criminel...
: Mais essaye de le comprendre! Il se sent seul... Seul contre tous! Il ne sait pas à qui faire confiance. De plus, Charles Quint ne pourra peut-être pas soustraire son gendre à la justice...
: Non, mais il peut présider lui-même la cour et statuer sur le cas de notre père. Certes, il y a eu rixe, or ce délit ne peut être puni de mort!
Droit et fier, la tête haute comme s'il marchait à la gloire, Tao tourna le dos à ses amis et s'éloigna.
Au même moment, Manolo passait devant ses juges. Effectivement, il ne fut pas puni pour avoir tué Ramon. En prenant la défense d'un homme amnésique, il avait accompli un devoir sacré. De plus, qui aurait pu le blâmer d'avoir exercé son droit à la vengeance privée?
Comme le sergent forestier était orphelin, sans parenté connue, l'enchaînement fatal des règlements de compte n'était pas à redouter. Par ailleurs, la paillardise, la brutalité du personnage ne laissaient de regret à personne. Bien des maris trompés et des filles mises à mal devaient même se réjouir en secret de la disparition de leur tourmenteur.
Après avoir payé sa dette envers le disparu en versant à sa paroisse le prix du sang, le vieil homme avait tout simplement repris sa vie et son travail de fermier.
Afin de réunir la somme nécessaire à ce rachat d'une faute jugée par chacun respectable entres toutes, il s'était vu contraint de vendre un de ses champs. Il n'en avait été que mieux considéré.
Cependant, cette transaction ne réglait que l'aspect matériel de l'affaire.
Si, en apparence, le cours des jours avait repris comme avant la tuerie de la forêt, l'âme droite et sincère de Manolo en demeurait marquée au fer rouge. Quelque chose en lui s'était rompu, avait cédé, sous l'excès du malheur. Sans qu'il y fasse jamais la moindre allusion, tout dans sa façon d'être trahissait une transformation intime irrémédiable et muette.
Il revoyait encore ce grand arbre et repensait toujours à l'une de ses branches basses où se balançait un fruit abominable: le corps de la jeune inconnue qui s'était pendue. Cette mort injuste et la fuite du capitaine lui avaient apporté un intolérable surcroît de désolation. Il se réfugiait alors dans son travail, ce qui lui permettait de trouver un peu de paix. Manolo s'y attardait plus qu'il n'était nécessaire pour oublier dans la prière ou la méditation les sombres agissements du monde.
Mais le choc était encore trop récent pour qu'il fût aisé au fermier de demeurer longtemps pacifié. À tout bout de champ, sa révolte se réveillait quand quelqu'un osait émettre un jugement néfaste envers Mendoza.
☼☼☼
Un peu plus au nord, à la fin du jour, Miguel allait en tête car il connaissait par cœur le chemin.
À travers les marais et la zone sablonneuse, à l’endroit où se retrouvaient les paysages typiques de la plaine de l’Empordà et les petites collines parsemées de chênes verts et de pins que l'on traversa près de la plaine côtière du Baix Ter, la sente allait, en quatre lieues environ, du village de Ventalló au domaine de Corça.
La nuit tomba et elle était belle et douce. Toutes les étoiles étaient présentes et enveloppaient la campagne d'un somptueux manteau de velours bleu piqué d'une multitude de petits diamants. Cela sentait le pin, la terre encore humide d'une petite pluie brève qui était venue en fin de journée. Par endroits et selon les caprices du sentier, les voyageurs apercevaient les murailles de Ventalló où brûlaient les pots à feu des sentinelles et le mirador qui semblait faire sourdre sa propre lumière. La commune se rapprochait à mesure que l'on avançait, mais après un détour de la route, on ne la vit plus.
À quelque distance du hameau de Casavells où tout dormait, l'hidalgo engagea sa monture dans un chemin qui s'enfonçait entre deux haies d'arbustes et le suivit pendant quelques minutes jusqu'à ce que ce dessine dans la nuit la silhouette noire d'un grand bâtiment précédé d'un immense pin dont la large cime étalait une tache d'encre sur le ciel. Miguel le désigna du bout de sa houssine:
MDR: Nous y sommes. Le serviteur doit être au lit car on ne voit aucune lumière.
Ils mirent pied à terre, s'avancèrent sur le chemin sablé et conduisirent leurs chevaux au haras. Cependant, l'intendant ne dormait pas. Il les accueillit sans un mot et leur servit aussitôt du vin chaud à la cannelle qui mijotait dans les cendres de la cheminée. Il regardait Isabella dont le visage pâle et les traits tirés disaient assez qu'elle n'avait pas vécu des moments très agréables mais la jeune femme, en entourant de ses doigts glacés le bol empli du liquide brûlant, lui sourit. Oui, elle souriait du sombre sourire amer de celle qui n'espérait plus rien. Vexé de n'avoir pas été tenu au courant de l'escapade, il souffla:
: Vous semblez bien lasse, señora.
: Oui... Je meurs de sommeil... Je vais vous laisser pour ce soir...
Elle quitta la cuisine et les deux hommes entendirent son pas dans l'escalier.
☼☼☼
L'air de cette matinée était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonçait une journée de soleil mais le cœur d'Isabella demeurait lourd, tandis qu'elle cheminait auprès de Miguel dans la poussière de ce chemin tant de fois parcouru ces derniers jours au trot de son cheval ou, jadis, dans le joyeux carillon des sonnailles d'une mule. Derrière elle, elle laissait son manoir de Can Casadella dont elle pouvait, en se retournant, encore apercevoir le grand toit brun, cette douce demeure dans les lauriers où Juan lui avait donné quelques heures de merveilleux bonheur en revenant la chercher après l'expédition d'Alger. Elle cligna des yeux, dans la lumière, comme un oiseau de nuit projeté soudain dans le soleil. Les choses n'avaient plus le même visage ni la même couleur et l'aventurière se retrouva étrangère au milieu de ce beau pays qu'elle aimait de toutes les fibres de son corps. Après une semaine supplémentaire de vaines recherches, personne par ici n'avait croisé le señor Mendoza. Il était temps de repartir à l'hacienda.
Menant par la bride leurs montures, l'hidalgo qui l'observait du coin de l'œil, la voyant buter dans une ravine laissée par les dernières pluies, saisit son bras et ne la lâcha plus:
MDR: La côte est rude et le chemin te paraît amer, Isa, parce que tu es tombée de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s'abstenir d'en gravir la pente.
: Crois-tu qu'il existe encore un sommet pour moi? Je suis lasse, Mig'.
MDR: Je te l'ai dit: tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Tu guériras et tu pourras alors apercevoir de nouveau l'horizon. Tu découvriras que tu as envie... d'aimer et d'être aimée.
: Jamais! Plus jamais je n'aimerai un homme! Il y a trop d'amertume dans mon cœur pour que ce sentiment y revienne un jour. Tout ce que je désire à présent, c'est de rentrer au plus vite auprès de mes enfants...
La seule chose accordée par Isabella à Miguel était que l'on irait pas trop vite. L'hidalgo avait allégué pour cela ses rhumatismes que l'humidité des jours derniers avait réveillés, sachant bien que, s'il n'était question de sa propre santé, la jeune femme leur imposerait un train d'enfer. Aussi la journée était-elle peu avancée, trente minutes plus tard, quand les voyageurs aperçurent le clocher de l'église de Monells. Construit autour du vieux château, le charme du village résidait dans son passé médiéval.
Ce fut là que l'aventurière décida de changer de route.
À l'auberge où elle et Miguel faisaient halte et où ils prenaient leur repas du midi dans la grande cuisine, Isabella s'intéressa à la conversation de marchands qui se rendaient à Gérone.
Ces hommes, tout en étanchant leur soif et en satisfaisant les exigences de robustes appétits, couvraient de leurs louanges le pieux, le preux et guerrier Charles Quint qui, depuis la trêve de Crépy-en-Laonnois, ne songeait qu'à rétablir l'ordre dans l'Église et dans l'Empire, qu'à mettre à la raison ces hérétiques dont la complaisance à son égard lui paraissait insupportable. Sans croire aveuglément au mythe de la tradition, il voulait ramener à ses sources un monde égaré, lui rendre l'unité perdue. La monarchie universelle, il n'y songeait pas comme à un moyen d'oppression, mais comme à l'instrument d'un régulateur suprême. C'est à cela que l'homme au dix-sept couronnes entendait faire servir la "victoire" dont le Ciel venait de le gratifier. En effet, la situation générale avait basculée. Un mois auparavant, le duc d'Orléans mourut de la peste à l'âge de vingt-quatre ans. Le fils ainé de François 1er visitait les régions éprouvées afin de les réconforter et, en bravache, avait voulu coucher dans le lit d'un homme tué par le fléau. Cet événement détruisit de fond en comble l'édifice élevé à Crépy. L'Empereur en éprouva un grand soulagement et déclara le traité caduc.
Entre deux crises de goutte, il s'efforçait de reconstruire les cités de son immense royaume, de relancer le commerce et de promulguer les lois les plus aptes à panser les cruelles blessures subies par les villes. Il voulait rendre à la fois le goût du travail et le goût de vivre à ses sujets.
L'un des quatre négociants disait:
: Jamais prince ne fut plus aumônier ni plus généreux de ses deniers, cependant que son palais à Grenade est inachevé. Mais son royaume passe avant son confort. Il essaye aussi d'aider les couvents, dont certains ont été éprouvés, à reprendre vie.
Un autre fit:
: Par ici, notre bon roi n'a pas beaucoup de mal à se donner pour les chanoines de la collégiale Sant Féliu. Ils sont toujours aussi gras!
: Aussi aide-t-il davantage les quelques bénédictins qui demeurent encore à l'abbaye San Pedro de Galligans. Ils ont charge de prier pour les morts de la guerre, ce qui ne nourrit guère son homme.
: Ils prient aussi pour l'âme pécheresse de Philippe III le Hardi, un des lointains parents de l'Empereur. Celui-ci a grand besoin de prières pour tout le mal qu'il a fait durant le siège de Gérone.
Vers le XIIIème siècle, en 1285 exactement, lorsqu'une troupe de soldats Français conduite par le second fils de Louis IX parvint dans la ville, les conquérants pénétrèrent dans la cathédrale de Santa Maria. Le sépulcre de Saint Narcisse, le patron de Gérone, se montra plus redoutable que n'avaient su le faire les Catalans eux-mêmes... Un tourbillon noir, informe, capable d'obscurcir tout le ciel, sortit en effet du tombeau et se jeta sur l'ennemi Capétien ainsi que sur leurs chevaux.
C'était une nuée de mouches d'une taille anormale et de diverses couleurs, purulentes et venimeuses comme des taons, qui n'eurent d'autre joie que d'infecter de la peste plus de quarante mille hommes et vingt-quatre mille montures. Terrifiés devant ce qu'on a appelé un "prodige" ou "le miracle des mouches de Saint Narcisse", les Français se replièrent. Quant aux farouches Catalans, depuis, devant chaque nouveau danger, invoquaient le saint et ses insectes.
Dès lors, les gens venaient de partout pour voir la tombe. L'endroit était devenu un lieu de pèlerinage.
Les quatre hommes avaient achevé leur repas et se levaient pour sortir après un salut à la compagnie. Tout en continuant de caresser le chien de l'aubergiste qui lorgnait sur les os de poulet, Isabella les suivit des yeux, puis appela le propriétaire d'un geste:
: Le plus court chemin pour se rendre à Gérone, c'est bien en franchissant le massif des Gavarres?
: Effectivement, señorita! En passant par Sant Mateu de Montnegre... Vous avez envie, vous aussi, d'aller voir la tombe de Saint Narcisse?
: Peut-être...
Et comme Miguel, surpris, la regardait avec de grands yeux, elle lui sourit gentiment:
: Je crois que nous allons faire un détour par la ville aux mille sièges. Après tout, le temps ne nous presse pas tellement.
Abasourdi, l'hidalgo demanda:
MDR: Que veux-tu faire là-bas?
Autrefois, avec Juan, elle avait visité les bains Arabes. L'aventurière y avait connu trois jours de bonheur. Ce n'était pas beaucoup, trois jours, mais ceux-là lui étaient infiniment précieux. Or, suite à son petit laïus à la Ronce Couronnée, elle se garda bien de lui faire cette confidence... Néanmoins, contrairement à ce que l'Espagnol pouvait croire, ses interrogations à propos de Bazán n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Elles avaient fait leur chemin et, désormais, Isabella se posait les mêmes questions. Après s'être accordée ce petit temps de réflexion, elle répondit:
: Un couple d'amis y vit. Notre chemin passe si près que je serais impardonnable de ne pas aller les voir.
Elle se tut. Miguel comprit qu'elle n'en dirait pas davantage et ne posa pas d'autre question, sachant qu'elle n'y répondrait pas. Le déjeuner s'achevait sur d'exquises confitures accompagnées de belles tranches d'un boichet qui embaumait. Isabella se leva.
: Viens, il est temps de partir, à présent...
L'hidalgo régla la note puis se contenta d'escorter la jeune femme jusqu'à sa monture. Au lieu de continuer sur Cassà de la Selva, Vidreres et Tordera, les voyageurs prirent la direction de l'ouest.
Ennemis d'Espagne et de France, Gérone et la Catalogne passaient constamment de l'un à l'autre. C'était tout le drame de se trouver entre deux grandes puissances impérialistes. La cité avait traversé des siècles de continuité et de changements qui avaient profondément marqué son aspect et son visage actuels. Ville de frontière vers le sud ou vers le nord, épicentre de l'organisation ecclésiastique, comtale et royale, centre économique et foyer de cultures, elle montrait son identité première: être la clé du royaume. Son intégration au sein de celui des Francs en 785 avait créé un lien direct avec les centres européens. Ce fait déterminant dans l'histoire, commun au reste de la province, venait renforcer sa condition de clef du royaume et d'enceinte stratégique au sein d'une frontière qu'elle avait surveillée vers le sud jusqu'au XIIème siècle. Le danger était cependant venu du nord, comme en 1285, ou d'ailleurs, avec le début de la guerre civile en 1462... Le conflit entre la Couronne d'Aragon et la Principauté de Catalogne avait duré dix ans.
Un peu plus de sept décennies ne pouvaient suffire à guérir les innombrables blessures subies par l'union des comtés, et les traces en demeuraient nombreuses et toujours visibles au long du chemin: châteaux à demi détruits, abbayes ou prieurés transformés en chantiers où les moines, perchés sur des échelles et les manches retroussées, travaillaient de la truelle, de la pioche ou du rabot; chemins tellement défoncés par les charrois militaires que l'herbe, comme derrière le cheval d'Attila, ne repoussait pas et puis, trop de croix dans les cimetières ou même au bord des sentiers, là où les soldats sans noms étaient tombés, amis ou ennemis. Pourtant, sous le soleil d'automne, tout ce monde à l'ouvrage et les vignes à nouveau cultivées parlaient espérance et donnaient une nouvelle preuve du courage d'un peuple.
La vue de Gérone fut elle aussi réconfortante. On avait bouché depuis fort longtemps les tranchées creusées par les ennemis transpyrénéens et, dans les faubourgs qui avaient tant souffert comme aux remparts, de nombreux ouvriers travaillaient. Si les graves dommages subis par une ville qui s'était battue jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et jusqu'à la victoire, restaient évidents, sous le ciel bleu piqué de légers nuages blancs, on voyait briller des toits naguère effondrés. Sur les murailles, les soldats du guet montraient des armes étincelantes, contrastant avec la mine paisible de gens qui savent n'avoir rien à redouter: aucun ennemi ne dévalerait plus des hauteurs de Sant Julià de Ramis ou de Sant Gregori, aucun camp gigantesque n'étalerait ses pavillons somptueux dominés d'azur semé de fleurs de lys d'or.
Les troupeaux qui ne seraient plus razziés paissaient tranquillement dans les prés et les cours d'eau étaient purifiés des cadavres que la mort y avait semés.
L'emplacement de la ville, sur une pente montagneuse prononcée faisant face à l'ouest, n'était pas le fruit du hasard. Malgré la complexité de son orographie, marquée par les soixante mètres de dénivelé sur environ trois cent trente mètres, sa position offrait d’énormes avantages au niveau défensif.
La structure urbaine de la ville finissait par s'adapter aux irrégularités du relief et s'organisait sur trois terrasses séparées par des falaises. En outre, elle était bien gardée. Les voyageurs s'en aperçurent quand, en passant par le portail de Sobreportes, ils furent arrêtés au corps de garde. Là, un grand diable armé de pied en cap leur demanda ce qu'ils venaient faire par ici. Isabella prit la parole:
: Un pèlerinage. Nous venons prier au tombeau du patron de la ville. Serait-ce défendu?
: Non pas, non pas... Mais des gens comme vous, il en vient de plus en plus. Vous êtes Catalans, bien sûr?
: Presque. J'en ai épousé un. Je suis la señora Mendoza et l'actuel prince de Gérone connaît fort bien mon mari. Moi aussi, d'ailleurs, mais je ne veux à aucun prix l'obliger à me recevoir. Je désire seulement prier sur la tombe...
: Où comptez-vous demeurer?
: Je ne sais pas encore... Je suppose qu'il existe une ou deux auberges susceptibles de me convenir.
: Ouais... Hormis le prince de Viane, vous connaissez quelqu'un d'autre ici?
Cette forme d'inquisition commençait à agacer l'aventurière, déjà fatiguée par la route. D'autant que, pendant qu'on l'interrogeait, des gens qui semblaient avoir parcouru un long chemin entraient sans que personne leur demandât quoi que ce soit. Avec hauteur, la jeune femme fit:
: Que signifient toutes ces questions? Si je vous inspire le moindre doute, envoyez donc l'un de ces hommes qui jouent aux dés si tranquillement demander à qui de droit si je peux me rendre à la collégiale Sant Féliu! Je vous ai dit mon nom et c'est déjà une grande concession.
: L'ennui, c'est qu'il est difficile de vous croire. Vous avez l'air d'un garçon, et vous me dites que vous êtes... comment déjà?
: La señora Mendoza. Je voyage habillée en homme parce que c'est plus commode, mais si vous ne me croyez pas...
Elle ôta la capuche qui la coiffait et défit son chignon, laissant dérouler au creux de ses épaules une longue chevelure noire et brillante que l'homme considéra avec intérêt.
: Cela vous suffit? Peu d'hommes possèdent, me semble-t-il, des cheveux aussi longs?
Têtu, l'autre rétorqua:
: Certes, certes, mais c'est que justement votre affaire est de moins en moins claire! Une femme habillée en homme! Qui n'a jamais entendu parler de cela?
: Plus que vous ne pensez. N'avez-vous jamais entendu l'histoire de Jehanne la Pucelle? On ne l'a pas souvent vue porter des cotillons, celle-là!
Le soldat, qui devait affectionner cet adverbe, fit:
: Certes, certes! Mais elle faisait la guerre, elle... Tandis que vous, vous seriez une espionne que ça ne m'étonnerait pas!
Exaspéré, Miguel souffla:
MDR: Nous n'en viendrons pas à bout! Laisse-moi faire...
Elle secoua la tête.
MDR: Alors dis-lui qui est ton père, que diable!
: Non!
Isabella n'entendait pas se laisser arrêter par un militaire aux idées courtes. Entrant dans le corps de garde, elle avisa du papier et une plume plantée dans un encrier et, le tout posé sur une table, s'assit de guingois sur un tabouret et griffonna quelques lignes qu'elle signa avant de revenir offrir le tout au cerbère. Suave, elle lui dit:
: Voulez-vous me faire la grâce de faire porter ceci au palais qui est à deux pas et que je connais bien pour y avoir séjourné. J'attendrai ici la réponse!
Indécis, le garde tournait et retournait la feuille quand un homme de haute taille, portant avec élégance et majesté une large cinquantaine, élégamment vêtu de beau drap fin d'un rouge profond sous un grand manteau jeté négligemment sur ses épaules, entra à son tour dans le bâtiment:
: Sergent Montoya, je suis venu vous prévenir que j'attends un convoi d'ardoises que j'ai commandé et j'espère que vous le laisserez passer plus facilement que mes farines de la semaine dernière.
Le militaire, déjà tout sourire et qui, sans son armure, se fût sans doute plié en deux, répondit:
Montoya: Bien sûr, señor Murrieta, bien sûr! Je suis, vous le savez, tout dévoué à vos ordres...
Mais le nouveau venu ne l'écoutait plus. Il regardait le faux garçon et tout à coup, un large sourire sur son visage creusé de petites rides fines, tendait les mains en un geste de bienvenue:
Murrieta: Doña Isabella! C'est bien vous, n'est-ce pas?
Répondant spontanément des deux mains à cet accueil chaleureux, elle s'écria:
: C'est bien moi, señor Murrieta. Très heureuse de vous voir...
Murrieta: J'espère que vous veniez chez nous?
: Je ne me le serais pas permis. Nous vous avons, jadis, Juan et moi beaucoup trop encombrés, vous et doña Soledad.
C'était en effet chez le marquis Luciano Murrieta et sa femme que le couple avait séjourné lors de leur visite à Gérone. Isabella y avait connu l'hospitalité la plus attentionnée et elle avait vécu avec son époux ces trois jours gravés si profondément dans son souvenir.
Murrieta: Ne dites surtout pas cela à Soledad! Naturellement, je vous emmène! N'oubliez pas mon convoi, sergent Montoya!
Montoya: Certes, certes, messire Murrieta! Il en sera fait comme vous le désirez!
Un instant plus tard, Isabella remontait la rue au bras de cet ancien ami, suivie de Miguel qui menait les chevaux en bride. Celui-ci souffla à l'oreille de sa belle-sœur:
MDR: Comme il est intéressant de posséder de hautes relations! Les voyages s'en trouvent agrémentés.
: Tout dépend des relations, Mig'! Carmina et moi n'avons guère eut à nous louer d'avoir connu le cardinal Cristoforo Madruzzo...
Peut-être Isabella eut-elle préféré passer inaperçue dans cette ville, mais cette rencontre lui apparut plus que bienvenue, inespérée quand elle apprit que Philippe, son demi-frère, était absent car il se trouvait à Valladolid. Jamais sa lettre ne serait parvenue à son destinataire et elle serait peut-être restée indéfiniment au corps de garde, à moins que le sergent Montoya ne l'eût tout bonnement refoulée.
La maison, proche de l'église Sant Féliu, offrit à Isabella l'image de doux souvenirs: c'était là qu'elle avait vécu le temps radieux d'une lune de miel renouvelée avec Juan.
Soledad l'accueillit aussi naturellement que si elles s'étaient quittées depuis peu. Cette grande bourgeoise, assez froide et volontiers distante, l'embrassa comme si elle eût été sa propre sœur et l'aventurière en conclut qu'elle était vraiment la bienvenue. Pourtant quand son hôtesse ouvrit devant elle la porte de la chambre partagée avec Juan, elle éclata en sanglots.
Interdite, Soledad Murrieta passa un bras autour de ses épaules et voulut l'entraîner:
Soledad: Pardonnez-moi! Je vais vous loger ailleurs.
S'efforçant de refouler ses larmes, Isabella dit:
: Non... non, je vous en supplie! N'en faite rien! Ceci n'était qu'un premier mouvement que je n'ai pu maîtriser, mais il est bon pour moi de revenir ainsi en arrière, même si c'est un peu cruel. En fait, c'est un pèlerinage au passé qui m'amène aujourd'hui à Gérone.
Soledad: Ne me dites pas que vous venez, vous aussi prier au tombeau du défunt patron de la ville?
: Pas vraiment, mais un peu tout de même. Je voulais surtout vous revoir. Vous, votre époux et votre fils. Où est-il, d'ailleurs? Vit-il toujours avec vous ou s'est-il enfin établi?
Non sans mélancolie, Soledad contempla son invitée et secoua la tête. Celle-ci l'interrogea du regard.
Soledad: À la veille de ses noces, après une soirée consacrée à de trop nombreuses libations, la fiancée de mon fils est partie au petit matin avec des amies se baigner dans l'Onyar. Elles étaient ivres, la nuit n'était pas encore entièrement dissipée... On n'ignore ce qu'il s'est passé, mais il semble que la rivière, qui a usuellement peu d'eau, avait grossi de façon spectaculaire lors d'une crue. Griselda a été emportée. Son corps n'a jamais été retrouvé. Ses amies l'ont recherchée en vain...
Elle soupira.
Soledad: Ricardo ne s'en est pas consolé. Mais il n'a jamais quitté notre ville où il est entré au prieuré de Sainte-Marie... pour le plus grand malheur de son père.
: Que c'est triste... Je suis désolée.
Soledad: Ne le soyez pas.
: Ricardo a prononcé les vœux définitifs?
Soledad: Il est difficile de savoir ce qui se passe dans un couvent de bénédictins mais, en l'occurrence, je ne crois pas. Certes, les moines sont moins nombreux qu'avant les guerres, mais, si mon garçon avait reçu l'investiture sur laquelle on ne revient pas, il ne pourrait plus sortir du prieuré. Or, chaque matin, je peux l'apercevoir. Il va prier à la collégiale où, avec deux ou trois compagnons, il veille à ce que les trop nombreux curieux venus voir la tombe ne causent aucun dommage. Les chanoines, peu soucieux de monter cette espèce de garde, sont trop heureux de leur laisser ce soin. Si vous voulez le voir, vous pouvez aller à Sant Féliu entendre la première messe. Vous serez sûre de le rencontrer.
À suivre...