Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.
Posté : 05 oct. 2018, 23:52
Suite.
Papa à la pêche.
Une semaine plus tôt, le pavillon de la croix de saint Georges battant à bout de drisse, le Trinity Gilbert se dégagea lentement de la flotte de pêcheurs. Un canot l'avait prit en remorque. Il ne largua l'amarre qu'une fois doublé le môle, lorsqu'il fut bien en vue de tous, comme s'il avait voulu faire admirer la danse lourde qu'il commençait seul sur la lame.
Ici, le port n'offrait que des installations précaires aux navires venant y accoster. Il soufflait une jolie brise de Noroît. Jusqu'à l'aube, il avait crachiné, mais la pluie pour l'instant restait suspendue, et à l'horizon de mer, le lavis des nuages se trouait déjà d'ombres plus claires. Sur le fond ardoisé du ciel, les blancheurs du port de La Houle n'en éclataient que mieux, pâleur crue et fixe de la tour à feu debout sur la digue, pâleur frémissante des voiles qui faséyaient debout au vent et semblaient cribler de coup d'aile nerveux les barreaux d'une cage invisible.
Les marins du bourg de Cancanna (Cancale), pour un instant encore, restaient à l'attache, les flibots amarrés par le nez à leur tangon, et presque bord à bord. Tous avaient hissé misaines et petits huniers.
Soudain, il se fit, dans la foule dense des bateaux, comme un paresseux réveil. Des bouts-dehors s'étirèrent, des flancs renflés lentement virèrent, et le mouvement s'empara de la flottille qui, toute ensemble, mit le cap sur la rade.
Les embarcations doublaient la jetée, certaines à en toucher les pierres. D'autres couraient, flanc contre flanc. Il arrivait que l'une masquât le vent de sa voisine, dont les voiles retombaient un instant, vidées et flasques. Les habiles s'insinuaient entre leurs devancières, s'enfonçaient comme un coin dans les rangs serrés des poupes. Le môle doublé, la bousculade s'ouvrait en éventail, et les hommes, debout sur les ponts, laissaient filer, les mains au fonds des poches.
Pour l'instant, ils couraient vers le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. C'était, sous la mer, un large talus d'huîtres entassées, un remblai de coquilles pleines ou vides, où les dragues allaient mordre pour fournir la table royale, les échevins de Paris ayant passé un contrat pour être livrés deux fois par semaine. Pour sa qualité de fournisseur en coquillages, François 1er accordera l'année suivante au bourg, par lettres patentes le titre de "ville" à part entière.
On comptait, le long de la côte, sept bancs, sept monceaux nourriciers, dont Cancale tirait plus d'orgueil que Rome de ses collines.
La flottille glissait, vent arrière. Les bâtons de foc raturaient Tombelaine qui, par intervalles, sortait de la boucaille. Le galion avait pris assez de champ vers le large, comme un arbitre prend du recul.
Mendoza regardait les embarcations. Noires, vert bronze, bleu de Prusse ou terre d'ombre, toutes teintes de couleurs profondes et solides, elles tapaient puissamment dans la lame. C'étaient des bateaux tout en étraves, dont les poitrines très renflées se raccordaient par des lignes courtes à des arrières ronds et assez étroits. À cause de toute la toile qu'enduraient leurs mâts, ces bateaux de trait restaient rapides, et les bannières carrées des voiles leurs donnaient des airs de bateaux chinois.
: On dirait un essaim de jonques surgissant d'un trou de la côte et se hâtant à des razzias! (Pensée).
Sur la mer calme et gris d'argent, que soulevaient à peine des houles larges et lentes, les flibots s'enlevaient avec une ampleur de frégates. L'éclatante géométrie des voiles progressait dans l'air pâle, comme un défilé d'étendards. Elles gardaient dans leurs courbures, des creux d'ombres chaudes. Le soleil, dont on sentait la présence au fond du ciel, ainsi qu'on voit le jour au fond d'un tunnel, épanouissait maintenant au ras de l'eau les rutilantes corolles des coques épaisses. À l'avant de la proue du Trinity Gilbert, le Mont Saint-Michel flottait sur la baie, comme le triangle de lumière, symbole de la Trinité, où, sur les vieilles estampes, s'ouvrait l'œil de Dieu.
Juan annonça en criant:
: Ça va se lever!
Une étroite bande de clarté s'allongeait en effet au nord sur l'horizon du large. Mais on sentait à sa profondeur qu'elle avait en elle assez de force pour se dilater et envahir tout le ciel.
Loin derrière le galion, les Marauds s'étaient adossés au rebord des panneaux, et assis, ils laissaient approcher, les yeux fixés sur les planches, l'heure du travail dans une immobilité de paysans au repos.
Devant le navire Anglais, le célèbre îlot rocheux granitique s'installait maintenant solidement sur l'horizon. Il laissait deviner des morceaux de son relief, des grandes arêtes plus claires dans la grisaille de la masse.
Mendoza, qui veillait aux amures de grand voile entendit Alday hurler:
J.A: Parer à virer!
Le navigateur poussa alors la barre à tribord. Le Trinity Gilbert vira avec une souplesse qu'on n'eût point attendue de ce voilier rond et trapu. Il courait maintenant son premier bord au-delà des terrains de pêche. Les autres embarcations commençaient à défiler sur le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. Elles avaient diminué l'allure, et remontaient dans le vent pour bien se placer à la descente.
Un pêcheur commanda de sa voix engourdie:
: Aux fers!
Les marauds se levèrent paresseusement, jouissant encore des dernières secondes de repos, avant l'exténuant travail, et ils allèrent se ranger près de la lisse où les dragues attendaient. La pêche côtière des huîtres allait bientôt commencer.
À bord des flibots, tous les yeux se fixaient à présent sur le voilier qui longeait la côte à petite vitesse, comme s'il avait voulu prendre son temps avant de leur dire adieu. Alors qu'il filait vers Granville, il suscitait l'admiration générale du fait de sa puissance.
☼☼☼
À chaque fois que le navire repartait vers le large, Mendoza avait pour habitude de jeter un œil au compas, à la carte et à l'ardoise qui donnait l'indication de la route à suivre, puis d'aller d'un bout à l'autre de la passerelle et de se rendre compte si aucun navire n'était en vue. Après ce rituel, il rentrait dans sa cabine et s'occupait à tout autre chose: mettre à jour son carnet de bord.
Lundi 1er Décembre 1544.
Au revoir la Bretagne. Cap sur la Normandie.
"Il serait bon que les journées durent plus longtemps, pour que je puisse avoir enfin le temps de rédiger les chroniques en retard… Le mois de novembre était donc décidément bien chargé, mais que de belles choses découvertes récemment. Je n'ai pas la prétention d'être un grand conteur. Mais je suis un observateur scrupuleux qui essaye de restituer avec verve la vie des gens de mer sans l'encombrer d'oripeaux romantiques...
Nulle part peut-être autant qu'en baie du Mont Saint-Michel, le rythme des marées n'induit un contraste aussi fort, dans les paysages et les activités des hommes, entre l'heure de la marée haute où navires et embarcations permettent de rentrer au port, et celle de la basse mer qui voit régner dans la baie une intense activité autour des parcs, des bouchots ou des pêcheries.
L'importance du marnage et la force des courants sont de tout temps une contrainte pour la navigation dans cette baie. Mais si les grèves qui bordent celle-ci permettent l'échouage de bateaux à fond plat ou de très faible tirant d'eau, la configuration du littoral n'offre pas, à l'exception de rares estuaires n'autorisant la remontée que d'embarcations de faible tonnage, de possibilités d'implantation portuaire. Seuls Granville, dotée d'une jetée, et Cancale, avec son port, permettent quelques facilités d'échouage à l'abri des vents dominants.
Les huîtrières sauvages qui abondent ici constituent une ressource importante. C'est l'occasion d'une mobilisation des flottilles Françaises, et de toute la population puisque j'ai vu ce matin, qu'on embarquait en complément des marins terre-neuvas rémunérés à la journée. De plus, femmes, enfants et "invalides" seront occupés dès le lendemain au tri du produit.
Au fil de la marée, les coquillages sont jetés du pont dans la cale, qui se trouve chargée de plusieurs dizaines de milliers d'huîtres. Au retour, le tri commence et permet déjà d'éliminer les coquilles vides. Une pêche de cinquante à cent mille huîtres est un excellent résultat pour les plus grands bateaux. Hier, l'un d'eux a livré cent quatre mille "cancales". Les pêcheurs comptent avec les mains: deux huîtres dans chaque pogne font une "mainée" et il en faut cent-trente-sept pour compter cinq cent huîtres... Un rapide calcul montre que cent quatre mille coquilles livrées en représentent environ cent dix mille pêchées. Quelle calée!"
Mendoza relut à voix haute ce qu'il venait d'écrire. Ayant fini, il eut la respiration un peu rapide et fut agité d'une toux brève.
☼☼☼
À suivre...
Papa à la pêche.
Une semaine plus tôt, le pavillon de la croix de saint Georges battant à bout de drisse, le Trinity Gilbert se dégagea lentement de la flotte de pêcheurs. Un canot l'avait prit en remorque. Il ne largua l'amarre qu'une fois doublé le môle, lorsqu'il fut bien en vue de tous, comme s'il avait voulu faire admirer la danse lourde qu'il commençait seul sur la lame.
Ici, le port n'offrait que des installations précaires aux navires venant y accoster. Il soufflait une jolie brise de Noroît. Jusqu'à l'aube, il avait crachiné, mais la pluie pour l'instant restait suspendue, et à l'horizon de mer, le lavis des nuages se trouait déjà d'ombres plus claires. Sur le fond ardoisé du ciel, les blancheurs du port de La Houle n'en éclataient que mieux, pâleur crue et fixe de la tour à feu debout sur la digue, pâleur frémissante des voiles qui faséyaient debout au vent et semblaient cribler de coup d'aile nerveux les barreaux d'une cage invisible.
Les marins du bourg de Cancanna (Cancale), pour un instant encore, restaient à l'attache, les flibots amarrés par le nez à leur tangon, et presque bord à bord. Tous avaient hissé misaines et petits huniers.
Soudain, il se fit, dans la foule dense des bateaux, comme un paresseux réveil. Des bouts-dehors s'étirèrent, des flancs renflés lentement virèrent, et le mouvement s'empara de la flottille qui, toute ensemble, mit le cap sur la rade.
Les embarcations doublaient la jetée, certaines à en toucher les pierres. D'autres couraient, flanc contre flanc. Il arrivait que l'une masquât le vent de sa voisine, dont les voiles retombaient un instant, vidées et flasques. Les habiles s'insinuaient entre leurs devancières, s'enfonçaient comme un coin dans les rangs serrés des poupes. Le môle doublé, la bousculade s'ouvrait en éventail, et les hommes, debout sur les ponts, laissaient filer, les mains au fonds des poches.
Pour l'instant, ils couraient vers le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. C'était, sous la mer, un large talus d'huîtres entassées, un remblai de coquilles pleines ou vides, où les dragues allaient mordre pour fournir la table royale, les échevins de Paris ayant passé un contrat pour être livrés deux fois par semaine. Pour sa qualité de fournisseur en coquillages, François 1er accordera l'année suivante au bourg, par lettres patentes le titre de "ville" à part entière.
On comptait, le long de la côte, sept bancs, sept monceaux nourriciers, dont Cancale tirait plus d'orgueil que Rome de ses collines.
La flottille glissait, vent arrière. Les bâtons de foc raturaient Tombelaine qui, par intervalles, sortait de la boucaille. Le galion avait pris assez de champ vers le large, comme un arbitre prend du recul.
Mendoza regardait les embarcations. Noires, vert bronze, bleu de Prusse ou terre d'ombre, toutes teintes de couleurs profondes et solides, elles tapaient puissamment dans la lame. C'étaient des bateaux tout en étraves, dont les poitrines très renflées se raccordaient par des lignes courtes à des arrières ronds et assez étroits. À cause de toute la toile qu'enduraient leurs mâts, ces bateaux de trait restaient rapides, et les bannières carrées des voiles leurs donnaient des airs de bateaux chinois.
: On dirait un essaim de jonques surgissant d'un trou de la côte et se hâtant à des razzias! (Pensée).
Sur la mer calme et gris d'argent, que soulevaient à peine des houles larges et lentes, les flibots s'enlevaient avec une ampleur de frégates. L'éclatante géométrie des voiles progressait dans l'air pâle, comme un défilé d'étendards. Elles gardaient dans leurs courbures, des creux d'ombres chaudes. Le soleil, dont on sentait la présence au fond du ciel, ainsi qu'on voit le jour au fond d'un tunnel, épanouissait maintenant au ras de l'eau les rutilantes corolles des coques épaisses. À l'avant de la proue du Trinity Gilbert, le Mont Saint-Michel flottait sur la baie, comme le triangle de lumière, symbole de la Trinité, où, sur les vieilles estampes, s'ouvrait l'œil de Dieu.
Juan annonça en criant:
: Ça va se lever!
Une étroite bande de clarté s'allongeait en effet au nord sur l'horizon du large. Mais on sentait à sa profondeur qu'elle avait en elle assez de force pour se dilater et envahir tout le ciel.
Loin derrière le galion, les Marauds s'étaient adossés au rebord des panneaux, et assis, ils laissaient approcher, les yeux fixés sur les planches, l'heure du travail dans une immobilité de paysans au repos.
Devant le navire Anglais, le célèbre îlot rocheux granitique s'installait maintenant solidement sur l'horizon. Il laissait deviner des morceaux de son relief, des grandes arêtes plus claires dans la grisaille de la masse.
Mendoza, qui veillait aux amures de grand voile entendit Alday hurler:
J.A: Parer à virer!
Le navigateur poussa alors la barre à tribord. Le Trinity Gilbert vira avec une souplesse qu'on n'eût point attendue de ce voilier rond et trapu. Il courait maintenant son premier bord au-delà des terrains de pêche. Les autres embarcations commençaient à défiler sur le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. Elles avaient diminué l'allure, et remontaient dans le vent pour bien se placer à la descente.
Un pêcheur commanda de sa voix engourdie:
: Aux fers!
Les marauds se levèrent paresseusement, jouissant encore des dernières secondes de repos, avant l'exténuant travail, et ils allèrent se ranger près de la lisse où les dragues attendaient. La pêche côtière des huîtres allait bientôt commencer.
À bord des flibots, tous les yeux se fixaient à présent sur le voilier qui longeait la côte à petite vitesse, comme s'il avait voulu prendre son temps avant de leur dire adieu. Alors qu'il filait vers Granville, il suscitait l'admiration générale du fait de sa puissance.
☼☼☼
À chaque fois que le navire repartait vers le large, Mendoza avait pour habitude de jeter un œil au compas, à la carte et à l'ardoise qui donnait l'indication de la route à suivre, puis d'aller d'un bout à l'autre de la passerelle et de se rendre compte si aucun navire n'était en vue. Après ce rituel, il rentrait dans sa cabine et s'occupait à tout autre chose: mettre à jour son carnet de bord.
Lundi 1er Décembre 1544.
Au revoir la Bretagne. Cap sur la Normandie.
"Il serait bon que les journées durent plus longtemps, pour que je puisse avoir enfin le temps de rédiger les chroniques en retard… Le mois de novembre était donc décidément bien chargé, mais que de belles choses découvertes récemment. Je n'ai pas la prétention d'être un grand conteur. Mais je suis un observateur scrupuleux qui essaye de restituer avec verve la vie des gens de mer sans l'encombrer d'oripeaux romantiques...
Nulle part peut-être autant qu'en baie du Mont Saint-Michel, le rythme des marées n'induit un contraste aussi fort, dans les paysages et les activités des hommes, entre l'heure de la marée haute où navires et embarcations permettent de rentrer au port, et celle de la basse mer qui voit régner dans la baie une intense activité autour des parcs, des bouchots ou des pêcheries.
L'importance du marnage et la force des courants sont de tout temps une contrainte pour la navigation dans cette baie. Mais si les grèves qui bordent celle-ci permettent l'échouage de bateaux à fond plat ou de très faible tirant d'eau, la configuration du littoral n'offre pas, à l'exception de rares estuaires n'autorisant la remontée que d'embarcations de faible tonnage, de possibilités d'implantation portuaire. Seuls Granville, dotée d'une jetée, et Cancale, avec son port, permettent quelques facilités d'échouage à l'abri des vents dominants.
Les huîtrières sauvages qui abondent ici constituent une ressource importante. C'est l'occasion d'une mobilisation des flottilles Françaises, et de toute la population puisque j'ai vu ce matin, qu'on embarquait en complément des marins terre-neuvas rémunérés à la journée. De plus, femmes, enfants et "invalides" seront occupés dès le lendemain au tri du produit.
Au fil de la marée, les coquillages sont jetés du pont dans la cale, qui se trouve chargée de plusieurs dizaines de milliers d'huîtres. Au retour, le tri commence et permet déjà d'éliminer les coquilles vides. Une pêche de cinquante à cent mille huîtres est un excellent résultat pour les plus grands bateaux. Hier, l'un d'eux a livré cent quatre mille "cancales". Les pêcheurs comptent avec les mains: deux huîtres dans chaque pogne font une "mainée" et il en faut cent-trente-sept pour compter cinq cent huîtres... Un rapide calcul montre que cent quatre mille coquilles livrées en représentent environ cent dix mille pêchées. Quelle calée!"
Mendoza relut à voix haute ce qu'il venait d'écrire. Ayant fini, il eut la respiration un peu rapide et fut agité d'une toux brève.
☼☼☼
À suivre...