Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Prison break.

Ce soir-là, après avoir mangé et bu avec entrain, Isabella s'endormit avec plus de confiance et de joie qu'elle n'en avait éprouvé depuis des semaines, bercée par le crépitement léger du grésil que le vent d'ouest projetait sur les fenêtres de sa chambre. Les nouvelles reçues lui semblaient de bon augure car la simplicité des mots employés était de celles qui feraient naître autour des membres de la famille, sinon le bonheur, du moins cette sorte de contentement intime qui y ressemble un peu. Les deux mains de l'aventurière étaient posées sur son ventre, comme elle avait coutume de le faire pour se sentir plus proche encore de cette petite vie qui palpitait en elle et pour mieux la protéger contre ce qui pouvait tenter de l'atteindre. Celle-là aussi, elle lui donnera le jour et l'élèvera... Elle l'élèvera pour en faire un homme fort et sage pour qui les armes et les fureurs des combats ne représenteraient pas le bien suprême. Un homme qui saurait s'arrêter pour respirer une fleur, pour admirer la beauté d'un paysage ou d'une œuvre d'art, ou simplement pour parler au coin d'une rue avec un ami de choses utiles à l'Empire ou des dernières découvertes de l'esprit humain. Un homme, enfin, qui ressemblerait à son oncle, le pacifique Miguel, beaucoup plus en fait qu'à son propre père.
C'était sans doute illogique, et même aberrant, mais l'idée que cet enfant pût devenir un grand pourfendeur uniquement attaché à la force, voire à la brutalité, lui faisait horreur. Elle avait vu la guerre trop longtemps et de trop près pour n'en être pas dégoûtée, si tant est qu'elle lui eût jamais trouvé le moindre charme.
Carmina, qui demeurait la confidente des pensées de la jeune femme, avait hasardé:
Carmina: Et si c'est encore une fille?
C'est une idée qui ne l'avait pas effleurée.
:Laguerra: : Pour moi, ce bébé ne peut être qu'un garçon! Il faut d'ailleurs que ce soit un garçon! N'allez surtout pas en conclure que je ne saurais pas aimer une autre petite fille! Bien au contraire, car comme Elena et Paloma, elle serait davantage à moi. Il faut toujours, un jour ou l'autre, remettre un jeune mâle à des maîtres. Mais je suis persuadée qu'il faut me disposer à continuer la lignée des Mendoza.
Carmina: Écrivez au señor. Faites lui part de votre conviction. L 'attrait d'un fils saurait peut-être le ramener à une plus saine compréhension de la vie familiale.
:Laguerra: : J'en doute! Après la naissance de Joaquim, il n'a pas hésité à repartir à l'aventure...
Comment nier que son époux pouvait parfois se montrer froid et distant? C'était dans sa nature, ou bien alors... Et avait-il vraiment cherché à lui épargner des souffrances inutiles en gardant le silence depuis sa "prison"? Elle avait beau l'aimer de loin et en silence, il n'ignorait pas ce qu'elle devait ressentir.
Tout était si confus...
Harcelée par des pensées contradictoires, Isabella cessa de gamberger. Pour l'heure, tout était bien en cette nuit d'hiver qui venait de lui apporter une certaine sérénité.
Dès le lendemain, tôt levée, elle s'attela à sa correspondance.

Mardi 13 Janvier 1545, hacienda De Rodas.
Mon Juan,
Je trouve que j'ai assez procrastiné la veille, il n'est pas trop tard ce matin et je suis là, bien tranquillement, toute seule dans notre chambre. Pas l'ombre d'un bruit, même celui de la pluie qui ruisselle et qui s’étale sur la vitre ne me parvient. Je ne vois donc rien qui puisse venir m'importuner pour répondre à ton dernier pli.
Il ne sera pas dit que janvier se passe sans que tu reçoives toi aussi mes vœux et souhaits ainsi que ceux de tes enfants. Il est vrai que tu n'en as pas besoin pour être sûr de l'affection que nous te portons et du bonheur dont nous voudrions te voir jouir, mais puisque l'usage a fixé un mois particulier pour exprimer ce que l'on pense tous les jours il faut en profiter. Avant tout, je veux t'adresser mes vifs remerciements pour l'excellent cadeau que tu as bien voulu encore me faire.


L'autre se trouvait sur sa cuisse. Dans la chaleur ouatée de sa poche, Bianca se cala confortablement, prête à s'endormir, et Isabella caressa machinalement le tissu de son pantalon au-dessus du petit animal.

Comme il semble qu'il y a déjà longtemps que tu nous as quittés, je suis sûre que tu trouveras encore tes enfants bien changés. Paloma surtout! Elle est si drôle avec ses seize petites dents qu'elle montre chaque fois qu'elle rit, puis il faut l'avouer tout bas, elle est de plus en plus belle.
Tiens! En parlant du loup, voilà qu'elle vient de se réveiller...


En l'entendant entrer, l'aventurière cessa d'écrire et se retourna.
:Laguerra: : Bonjour ma colombe.
La petite fille s'élança vers sa mère, se cramponna à ses braies et tira dessus pour qu'on s'occupât d'elle. Isabella la prit un instant sur ses genoux tout en câlinant ses cheveux bruns.
:Laguerra: : Allez Paloma! Maman a du travail. Carmina?
La demeure était encore calme, chaude et silencieuse, à la seule exception des bruits provenant de la cuisine. La servante y remuait ses casseroles de cuivre. En entendant son nom, elle entra alors dans la chambre, suivie par Joaquim qui suçait une pâte d'amandes d'un air gourmand. Il en oublia presque d'aller embrasser sa douce maman. Carmina s'empara de l'enfant que lui tendit Isabella. En dépit de ses vingt-deux mois, et bien qu'elle marchât parfaitement toute seule, la petite fille profitait de la faiblesse qu'on lui témoignait pour continuer à se faire dorloter.
Les yeux de l'épistolière se posèrent sur la main qui caressait la souris endormie. Puis elle les leva à nouveau vers le visage de ses enfants avant de retrouver le calme, le face-à-face avec la page blanche.

Comme je le disais il y a un instant, elle vient de se réveiller et me voyant écrire, il a fallu lui prêter ma plume et lui faire faire ces charmants jambages que tu vois. Je suis de plus en plus en extase devant elle. À mon grand regret, je ne puis t'écrire que quelques lignes à cause du grand nombre de lettres que je dois faire partir aujourd'hui, j'en compte cinq, mais tu m'excuseras n'est-ce pas? Après ces grandes gelées qui ont donné beaucoup d'ennuis à mon père, voici maintenant les eaux sales, et gare aux grandes eaux! C'est terrible qu'il y ait toujours quelque chose.
Je te dirai aussi que depuis que je ne donne plus à téter la nuit je dors comme il n'est pas permis de le faire mais sachant que tu vas beaucoup mieux, c'est également mon cas et j'attends avec empressement de grossir comme un cornichon se préparant au concombre.
Adieu, mon chéri, nous t'embrassons tous bien tendrement, Paloma compris et nous attendons avec impatience ton retour.
Ton épouse bien attachée.

Isa.


☼☼☼

À presque trois cents lieues au nord, sous la direction douce mais ferme de son directeur, le lazaret semblait former une grande famille dont chaque membre du personnel paraissait satisfait de son sort. Quant aux pensionnaires, ils pouvaient trouver dans le repos et la prière cette paix du cœur et cette sécurité de l'âme aussi bien que pouvait le faire un ordre spirituel.
Contre les murailles de Stendgate-Creeck venaient se briser les bruits du dehors, le chuchotement des intrigues comme les cris d'agonie des victimes. L'incessante, l'éternelle guerre entre les partisans de deux puissantes familles qu'étaient les Tudor et les Valois, troublait chaque nuit. Mendoza les entendait comme les autres habitants de Sheerness, et, chaque matin, on retrouvait un ou deux corps inertes abandonnés dans l'ombre d'une ruelle ou flottant sur l'estuaire de la Tamise.
On demeurait claquemuré au sanitat pour rester en vie, en chantant les louanges de Dieu et en œuvrant à sa plus grande gloire. Aussi les offices du dimanche y étaient-ils d'une grande beauté.

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La chapelle, édifiée sur un podium, permettait aux malades de suivre la messe de leur lit, sans risque de contamination mutuelle. L'autel central était dédié à Saint-Louis, les collatéraux à Saint-Roch et Saint-Sébastien, protecteurs invoqués lors des épidémies de peste, choléra, typhus, grippe espagnole...
William Cooke aima à en prendre sa part et joindre sa voix à ceux qui l'avaient accueilli comme un héros sans lui poser trop de questions sur ses activités de pirate.
Sur la voie de la guérison, Mendoza commençait à s'ennuyer. La maladie au moins était une compagnie et, réduite à celle de Julien, il se mit à trouver le temps long car, avec ce qui se passait dehors, le directeur avait instauré un couvre-feu. Ses ordres étaient formels: la porte de chaque chambre devait être verrouillée à vingt heures et, en aucun cas, personne ne devait en sortir. On pouvait faire confiance à l'aide soignant pour les respecter.
Le seul moment un peu agréable était le matin. Après son lever, Juan prenait un bain qu'on lui préparait dans l'une des salles du bâtiment se trouvant derrière la chapelle. L'architecture de cette pièce lui rappelait le tepidarium des bains Arabes à Gérone, en Espagne. Il s'y attardait donc longuement. Une vasque creusée dans le sol occupait presque toute la place. Elle était assez grande pour que deux personnes pussent s'y baigner ensemble, ce qui était un des grands plaisirs d'Isabella.
L'eau qu'apportaient les intendants de santé (il y en avait une trentaine de toutes nationalités) se vidait lentement par un étroit conduit qui débouchait dans un grand égout collecteur, lavé quotidiennement grâce à l'offrande des nuages.
Baigné, ce qu'il appréciait toujours infiniment, Mendoza était massé par une grande femme noire qui riait tout le temps et le malaxait comme pâte à pain avec des huiles parfumées, ce qui était moins agréable mais le Catalan sortait de ses mains débordant d'une vitalité dont, ensuite, il ne savait plus que faire. Quand, de retour dans sa chambre, il avait effectué le tour vingt fois dans un sens et vingt fois dans l'autre, il ne lui restait plus qu'une seule distraction: regarder par la fenêtre.
Lui qui, depuis qu'il se sentait mieux, ne songeait qu'à se sauver, eut un choc en s'apercevant de la hauteur du mur d'enceinte. C'est comme s'il la voyait pour la première fois. De plus, le temps n'arrangeait pas ses affaires.
À la mi-janvier, celui-ci avait changé et devint pire encore qu'il ne l'était au moment de son arrivée. Une tempête s'était déchaînée sur la Manche et les rafales de vent balayaient la côte d'Albion, emportant parfois les fragiles maisons des pêcheurs. Dans les terres, les bourrasques arrachaient des toits les tuiles rondes, tordaient les branches des arbres et faisaient s'écrouler un peu plus les ruines, de moins en moins altières, des constructions médiévales du Kent. Le château de Rochester n'échappa pas à la sentence divine. Le vent s'engouffrait dans la moindre porte ouverte, éteignait les cierges dans les églises et faisait voler les cendres des braseros. Durant la nuit du quinze au seize, les courants d'air achevèrent l'œuvre du typhus. Parmi les quarantenaires du Trinity Gilbert, Luttrell mourut à son tour entre les bras de l'autre John malgré la thérapeutique entreprise. Les injections d'éther n'avaient pas suffi et la bonne figure du pauvre Fletcher, d'ordinaire si gaie, était bouffie de larmes.
Le lendemain matin, quand on le porta en terre dans la vêture sévère de l'Ordre du Carmel et les pieds nus, Mendoza assista comme les autres au service funèbre et à l'ensevelissement qui suivit, mais seul son corps était présent. Il écoutait hurler le vent qui faisait claquer les bures des moines comme des drapeaux sur leurs hampes et son esprit vagabondait au jardin du côté du mur qui regardait vers la rade.
Néanmoins, le service terminé, il voulut y descendre. Il avait repéré quelque chose qui pouvait l'aider. Il y avait là un vieux pied d'aristoloche qui avait dû connaître son enfance au temps du couronnement d'Edouard IV et qui avait fermement accroché aux pierres du mur ses branches devenues grises et noueuses. Grâce à lui, le franchissement de l'obstacle devait se faire avec une relative facilité. Mais au moment où il se dirigeait vers les parterres, Fracastoro vint le rejoindre.
G.F: Vous avez vraiment l'intention de descendre au jardin par ce temps, señor Mendoza?
:Mendoza: : Pourquoi pas, docteur? Ce n'est qu'une tempête et j'ai besoin de respirer autre chose que la fumée des cierges.
G.F: N'avez-vous pas suffisamment respiré au cimetière d'où nous venons? Pour ma part, j'avais peine à me tenir debout! Au surplus, là n'est pas la question.
Le médecin fixa le bout de ses pieds. Relevant la tête, son regard fouilla la morne végétation autour d'eux. Sans doute peu satisfait de son examen, il dit soudain:
G.F: Faisons quelques pas, si vous y tenez. Nous pourrions aller jusqu'à ce bassin. J'ai toujours aimé les fontaines. Elles sont, avec les cloches, les voix les plus harmonieuses que la terre puisse offrir au Seigneur. Et il y a un banc où nous serons à merveille pour causer.
D'où Mendoza conclut que le vieil Italien n'aimait pas la musique et qu'il souhaitait surtout que personne n'entendît ce qu'il avait à dire. Ce qui l'étonna car il ne voyait pas bien ce qu'il pouvait avoir à lui transmettre de si confidentiel.
Tout en cheminant modestement un peu en retrait de son visiteur, Juan ne pouvait s'empêcher de remarquer que, sur ses mains nues, l'alliance n'était pas le seul ornement, qu'elle voisinait avec de lourdes bagues enrichies de pierreries, que le grand manteau sombre portait des broderies d'or, que sous la pèlerine d'hermine se cachait probablement un caducée et que le couvre-chef à large bords, signe distinctif de la dignité, qui ombrageait le profil impérieux du docteur, avait une riche agrafe. Même Charles Quint, qui avait si fortement impressionné Mendoza lors de leur première rencontre, n'était pas si fastueux. Quant aux autres médecins du sanitat, ils disparaissaient complètement derrière la splendeur de leur confrère.
Parvenu au lieu indiqué, Fracastoro s'assit, étalant autour de lui un tel flot de velours noir qu'il ne restait plus la moindre place pour l'Espagnol, qui d'ailleurs ne fut pas invité à prendre place. Il resta donc debout, n'osant rompre le premier un silence que le médecin semblait prendre plaisir à prolonger. Son regard brillant examinait le marin avec une insistance qui mit un peu de rouge à ses pommettes et un plaisir évident qui s'épanouit en un sourire affable. Enfin, il se décida à parler.

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G.F: En dépit de ce que vous pouvez croire, le séjour à Stendgate-Creeck semble avoir une heureuse influence sur votre santé, señor Mendoza.
Il s'exprimait d'une voix grave et melliflue, ses traits adoucis par l'âge.
G.F: Vous étiez dans un triste état quelques jours après votre arrivée, mais il n'y paraît presque plus.
Juan fut surpris d'une si curieuse entrée en matière.
:Mendoza: : Je vous remercie. Votre sollicitude me touche mais je ne comprends pas comment vous pouvez faire la différence. Je n'ai pas le souvenir de vous avoir vu lorsque j'ai débarqué ici.
L'ombre d'un sourire inquiet s'afficha sur le visage du médecin.
G.F: Pourtant, nous nous sommes vus: non à votre arrivée, mais le lendemain. Vous ne vous en souvenez pas?
:Mendoza: : Non... Je suis navré docteur mais j'ai encore un peu de mal à faire la différence entre ce que j'ai réellement vécu et le reste...
G.F: Ce qui prouve qu'une sortie prématurée ne serait pas raisonnable...
Il se tut, peut-être pour laisser ses paroles prendre tout le poids de leur signification. Seul se fit entendre le bruit de la fontaine qui jaillissait et retombait en pluie scintillante dans le bassin de pierre. Comme s'il éprouvait le besoin de reprendre contact avec quelque chose de réel, Mendoza alla y tremper ses doigts, laissant l'eau claire glisser sur eux et les rafraîchir.
G.F: En tout cas, j'ai voulu en savoir davantage sur vous. Cela a été relativement facile. Vous êtes une personne loquace.
:Mendoza: : Ça ne me ressemble pas!
G.F: Pourtant, vous m'avez parlé d'Isabella dès le premier jour. Je me permets de l'appeler ainsi car c'est le nom de baptême de ma fille.
:Mendoza: : Est-ce vous qui l'avez choisi?
G.F: Non. C'est mon épouse, Elena.
Le capitaine se mit à sourire.
G.F: Qu'y a-t-il?
:Mendoza: : Chose amusante, le prénom de votre femme est celui de mon aînée.
G.F: C'est troublant, en effet. Enfin bref, le lendemain, vous avez évoqué votre beau-père...Vous êtes de ceux qui éveillent l'intérêt.
:Mendoza: : Je ne vois pas pourquoi. J'ai beau être le gendre de l'Empereur, je ne suis pas un Grand d'Espagne et ne fais pas de politique. Mon rôle se borne à produire et vendre le vin de mon frère.
Girolamo s'esclaffa. Il aimait à rire, cela lui permettait de montrer ses belles dents blanches et ajoutait à l'attrait qu'il exerçait sur les gens.
:Mendoza: : Et vous trouvez que c'est un rôle facile alors que mon épouse est...
Il laissa sa phrase en suspens.
G.F: Oui?
Juan se secoua les mains, les essuya à un pan de sa cape et revint vers Fracastoro qui s'était levé.
G.F: Isabella est quoi, señor?
Le Catalan laissa passer un moment avant de murmurer d'une voix anxieuse.
:Mendoza: : Elle est seule...
G.F: Elle est pourtant bien entourée... Vos enfants, vos gens, votre famille... Que craignez-vous?
Un tic violent contracta les traits du capitaine, mais il ne répondit pas.
G.F: Je vous en prie, ne croyez pas que je cède à une curiosité vulgaire. Vous vous inquiétez pour elle, c'est ça?
Les lèvres de Mendoza s'agitèrent, mais aucun son n'en sortit pendant un long moment.
:Mendoza: : Non.
G.F: Je suis sûr du contraire.
L'Espagnol s'était mis à trembler et l'Italien laissa passer quelques instants avant de poursuivre son interrogatoire. Sans le quitter des yeux, il demanda après une hésitation:
G.F: Vous doutez de sa fidélité?
Nouveau tic.
:Mendoza: : Oui.
Le médecin tenta tant bien que mal de dissimuler son étonnement.
G.F: C'est curieux! Vous m'aviez dit qu'elle fuyait la compagnie de la gent masculine!
:Mendoza: : J'ai confiance en ma femme. Ce sont les hommes qui gravitent autour d'elle dont je me méfie. Jadis, j'ai dû cogner plus d'une fois pour empêcher les galants de venir conter fleurette à ces beaux yeux-là. Je m'en suis toujours tiré à mon avantage car l'usage alterné du filet de pêche, de la bêche et de la cognée m'ont doté de muscles avec lequels il convient de compter.
G.F: Maintenant, je comprends mieux pourquoi vous envisagiez de nous faire faux bond...
:Mendoza: : Comment diable est-il au courant? Je n'ai rien dit à personne! Enfin, il me semble... (Pensée).
Le Barcelonais fixait le Véronais de son regard de sphinx et le médecin l'observait tout aussi intensément, sans ciller. Mendoza rompit le silence le premier.
:Mendoza: : Comment avez-vous eu vent de mes projets?
G.F: Señor, je vous en prie! Dès le premier jour, j'ai senti chez vous une certaine agressivité, ainsi qu'une propension anormale à la résistance.
Montrant du doigt la boite crânienne de Mendoza, il poursuivit.
G.F: Je sais comment fonctionne l'esprit humain. J'ai donc demandé à Julien de vous surveiller discrètement et il s'est acquitté de sa mission à la lettre.
Celui-là, Juan l'aurait volontiers étranglé.
:Mendoza: : J'ai pensé à mettre les voiles, c'est vrai. Je me confesse à vous comme sait le faire le pêcheur à son aumônier, la nature faible à la forte, l'âme troublée et valétudinaire à l'intelligence sereine et haute. Mais je n'ai rien tenté! Et puis, après reflexion, j'ai repensé aux paroles de monsieur Pesche. Il m'a exhorté à la patience et à l'obéissance. Les façons, un peu vives peut-être, que j'ai eues envers lui l'ont inquiété. Il m'a fait comprendre que, pour mon bien, il était préférable que je me soumette à une volonté contre laquelle, en effet, je suis sans forces.
Au prix de son âme, Mendoza eût été incapable de dire où il avait pris l'inspiration de ce chef-d'œuvre d'hypocrisie, mais en voyant son interlocuteur approuver silencieusement de la tête d'un air pénétré, il eut presque honte de duper ainsi cet homme qui l'avait remis d'aplomb.
G.F: La Sainte obéissance! C'est le premier devoir de tout chrétien et je sais gré à Julien d'être venu vous le rappeler... Je sais que vous trouvez le temps long mais je tiens tout de même à vous prévenir si d'aventure le besoin de liberté se faisait encore sentir: des factionnaires, l'arme chargée, entourent l'établissement et ont la consigne de tirer sur tout individu qui essayerait de s'évader.
:Mendoza: : Je suis donc condamné à périr d'ennui ici...
G.F: Mais non! Faites preuve d'un peu de patience! Ce serait dommage de tenter le diable alors que vous êtes sur le point de sortir par la grande porte.
C'était si surprenant que Mendoza ne répondit pas tout de suite. Néanmoins, il murmura:
:Mendoza: : C'est vrai?
G.F: Mais oui! La fin de votre quarantaine approche. Bientôt vous serez de retour chez vous.
:Mendoza: : Quand?
G.F: Chaque chose en son temps! Engagez-vous à coopérer avec tous ceux qui cherchent à vous apporter leur soutien. Vous ne sortirez pas d'ici sans un blanc-seing portant la signature du directeur ni avant d'avoir subi la purification.
:Mendoza: : La purification? En quoi cela consiste?
G.F: Après avoir fermé la porte et les fenêtres de votre chambre, Julien fera agir de l'acide sulfurique sur un mélange d'acide nitrique et de sel marin. Il se dégagera alors une fumée épaisse, qui se répandra partout, imprégnant le linge, vos affaires et vos vêtements. Elle provoquera chez vous une toux intense mais après cinq minutes de fumigation, vous serez libre de quitter le lazaret.
Le Catalan insista:
:Mendoza: : Oui, mais quand exactement?
G.F: Si tout se passe bien, en début de semaine prochaine. Gardez l'espoir et donnez-moi votre confiance. L'important est de vous remettre totalement sur pied.
Il fallut bien que Mendoza se contentât de cette promesse. L'entretien était terminé. Le médecin tendait déjà le bras droit pour une poignée de main sous laquelle Juan fut bien obligé de se plier, mais le respect n'y était pour rien. Simplement le souci des apparences, car il en venait à se demander si cet homme au regard caressant était réellement sincère.
La simarre sombre glissa sur les dalles enneigées dans un doux bruit de soie froissée. Le capitaine regarda s'éloigner la silhouette de Girolamo Fracastoro. Que cet homme d'une soixante d'années dégageât un charme était indéniable, mais au fil des tribulations subies durant les deux décennies écoulées, la méfiance lui était devenue naturelle. Que l'Italien souhaitât se ménager l'Empereur n'avait, à tout prendre, rien d'extraordinaire. À son âge, il pouvait encore convoiter la place d'André Vésale, mais cet avantage éventuel en valait-il vraiment la chandelle? Très sollicité pour sa compétence médicale, Fracastoro avait déjà fort à faire. Le pape Paul III l'avait nommé médecin du concile de Trente.
Le temps était passé plus vite qu'il ne le pensait et, à présent, un soleil timide se couchait dans un feu d'artifice et de longues traînées rouges annonçaient davantage de vent pour le lendemain. Sur ce fond sanglant, les arbres du jardin noircissaient et le Catalan eut froid. Il rejoignit son pavillon dont les fresques se décoloraient dans la lumière pourpre. Il allait à pas lents, écrasé soudain par le sentiment de sa solitude, gagné par la désespérante idée qu'il était à jamais perdu au cœur d'un monde inconnu et hostile, truffé de pièges d'autant plus perfides qu'ils se cachaient sous des apparences séduisantes.
Le besoin de retrouver son logis, ses enfants et sa femme qu'il aimait tant fut si violent tout à coup qu'il posa la main sur une colonnette encore tiède de soleil puis s'y appuya, tant il avait besoin de s'accrocher à quelque chose de solide.

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Il ferma les yeux et laissa, chose extrêmement rare chez lui, les larmes couler librement.
Tandis qu'une main chaude se posait sur son épaule, la voix de Cooke chuchota:
W.C: Ne vous laissez pas aller, señor! Je suis venu vous chercher pour vous conduire à la chapelle car c'est l'heure des complies. Je chanterai pour le Seigneur, mais aussi pour vous!
À travers le brouillard des larmes, Mendoza crut revoir Alberto et l'entendre lui dire:
Alberto: Demain, c'est Noël et nous sommes tous deux des exilés. Si vous voulez je passerai la journée auprès de vous et je vous chanterai des chansons de chez nous.
Un mois était presque passé et ils étaient toujours des exilés sous ce soleil anglais qui ne ressemblait à aucun autre.
Un élan le jeta dans les bras de William.
:Mendoza: : Pardonnez-moi ce moment de faiblesse que je n'ai pas su retenir. Je pensais à mes gamins... et à leur mère...
W.C: Fracastoro ne vous a pas apporté de mauvaises nouvelles, au moins?
:Mendoza: : Non. C'est tout le contraire mais, je vous l'avoue, je ne sais que penser. Si vous voulez, je vous en parlerai. Pour ce soir, merci, merci de votre amitié...
Ils se sourirent puis, rejoignirent la file de quarantenaires qui se rendaient à la chapelle.

☼☼☼

En tant que patient, le frère de Miguel pensait le plus grand bien de Fracastoro que l'on disait fort généreux et plein de mansuétude pour autrui. En tant que Catalan, son jugement se nuançait curieusement. Il était assez sage pour faire la part des choses mais la rivalité entre ces deux races Méditerranéennes ne datait pas d'hier. En Italie, au cours du siècle dernier, la noblesse Romaine n'avait eu aucune sympathie pour cette bande d'Espingouins venus de leur province de Valencia dans les bagages de l'oncle Calixte III. Tout les avait alors opposés aux Macaronis: différences de caractère, de mœurs et même de civilisation, les Espagnols venant d'une nation encore très féodale. Tout cela avait concouru à la mésentente, sans compter la solide xénophobie des Italiens qui, individualistes à l'extrême, avaient commencé à ressentir l'attrait des anciennes civilisations et à s'en imprégner. Ils avaient jugé d'abord grossiers et peu fréquentables ces hommes encore marqués par les fureurs de leur vieille lutte contre les Maures, mais les nouveaux venus avaient les dents longues, et l'amour du faste. Ils s'étaient intégrés très vite et, sous la houlette de Rodrigo Borgia, le futur pape Alexandre VI, ils étaient entrés de plein pied dans le XVIème siècle, s'étaient imposés en flattant le goût des Romains pour les fêtes et, surtout, avaient adopté leur morale assez particulière qui voulait que le crime puisse avoir de la grandeur et que l'homme, libéré d'anciennes contraintes par la culture, soit à peu près seul juge de son propre comportement.
L'Anglais, qui avait écouté Juan de bout en bout, posa une question:
W.C: Êtes-vous de ces gens qui méprisent ceux qui ne sont pas de leur race?
:Mendoza: : En voilà une idée! Si c'était le cas, je ne vous adresserai pas la parole, Cooke!
Mendoza pensa soudain à Tao.
:Mendoza: : Je connais un jeune homme qui a trop souffert du mépris des autres pour que je puisse avoir ces dédains.
W.C: Bien! Ces vieilles querelles intestines entre vos nationalités respectives ne doivent pas entacher votre relation de départ. Cet homme nous a soigné, je crois que nous devrions l'écouter.
Ces paroles réconfortèrent le capitaine. Dans la situation dans laquelle il se trouvait, il avait besoin de se faire des amis. Sans cela, jamais il ne reverrait la douce principauté de Catalogne.
Il décida donc de suivre à la fois les conseils avisés du médecin et de son compagnon, se résolut d'user de cette vertu de patience qu'il avait inculqué autrefois à Estéban. Il se souvint lui avoir dit qu'elle était la plus importante de toutes, peut-être parce qu'elle était la plus difficile à pratiquer. De toute façon, il n'était plus seul et, en écoutant la voix de ténor du pirate chanter les louanges de la Mère de Dieu sous les voûtes blanches de la chapelle, l'idée lui vint que les prières dont Isabella devait, depuis son départ, accabler Dieu en sa Trinité, la Vierge Marie et les saints et saintes qui jouissaient de sa confiance, lui avaient peut-être valu de trouver un ange sur son chemin.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 18 déc. 2018, 23:40, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
mathewbailey08
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par mathewbailey08 »

To TEEGER59:please read a private message I have left you in your private messages folder. Thank you.
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

mathewbailey08 a écrit : 16 déc. 2018, 23:16 To TEEGER59:please read a private message I have left you in your private messages folder. Thank you.
Sorry Mathew, I have nothing in my mailbox.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Teeger, je viens seulement d’avoir le temps de lire tes 2 dernières productions : toujours aussi passionnant ! Félicitations !
Il y a juste quelques petites fautes de conjugaison (infinitifs à la place de participes passés) à corriger. Sinon, je me régale.
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

yupanqui a écrit : 18 déc. 2018, 21:25 Teeger, je viens seulement d’avoir le temps de lire tes 2 dernières productions : toujours aussi passionnant ! Félicitations !
Il y a juste quelques petites fautes de conjugaison (infinitifs à la place de participes passés) à corriger. Sinon, je me régale.
Merci! Lesquelles? Je viens d'en corriger 3 ou 4.
Ma correctrice attitrée à trop de travail en ce moment et je ne veux pas l'ennuyer avec ça.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Je n’ai malheureusement pas le temps de tout relire...
Mais, promis, la prochaine fois je relèverai les erreurs au fur et à mesure et te les signalerai.
Alors: envoie-nous vite la suite ! :-@
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Les derniers jours.

Une nuit froide et sombre était tombée sur l'île de Sheppey, mais la journée la plus éclatante n'aurait pas suffi à faire pénétrer un rayon de soleil dans la chambre qu'occupait Mendoza. Les fenêtres de la pièce étaient aveuglées par de lourds rideaux de brocard. Le seul éclairage provenait d'une bougie dont la lumière tamisée se mêlait à celle d'un feu mourant. Les bûches humides d'un mauvais bois flotté se consumaient sans flamme et sans chaleur.
La température était pourtant supportable, or le confort de la minuscule retraite du capitaine s'arrêtait là. Il s'installa à la table et choisit un volume parmi ceux qui se trouvaient à portée de main: son journal de bord.
D'un air pensif, il le feuilleta longuement avant de trouver la dernière page, rédigée en décembre dernier.
À deux reprises, il lut les mots tracés une quarantaine de jours plus tôt:

"Au revoir la Bretagne. Cap sur la Normandie.
Il serait bon que les journées durent plus longtemps, pour que je puisse avoir enfin le temps de rédiger les chroniques en retard… Le mois de novembre était donc décidément bien chargé, mais que de belles choses découvertes récemment. Je n'ai pas la prétention d'être un grand conteur. Mais je suis un observateur scrupuleux qui essaye de restituer avec verve la vie des gens de mer sans l'encombrer d'oripeaux romantiques..."


Soudain, il leva le nez de son carnet, inquiet de savoir ce qui avait pu attirer son attention.
Un bruit? Juan tendit l'oreille, mais il régnait un silence de mort inhabituel dans l'établissement. Un courant d'air? Loin d'être ridicule, l'hypothèse ne tenait pas debout car aucun souffle ne traversait les couloirs.
Il poussa un soupir. Ce n'était rien. Sans doute l'effet de la distraction et de l'anxiété. Il jeta un coup d'œil à l'œuf de Nuremberg qu'il gardait toujours dans son aumônière: vingt-deux heures. Son regard s'attarda tristement sur la montre offerte par Isabella, il y a deux ans à Noël. Le pendant masculin de la tocante qu'elle portait elle-même de temps en temps au poignet.
Il referma son carnet d'un geste sec et le poussa sur le côté. Il ne parvenait pas à échapper au souvenir de sa femme.
Toujours assis sur sa chaise, il se tenait anormalement raide, comme prêt à prendre la fuite. Il resta prostré, perdu dans ses pensées, la main posée sur le rebord du bureau.
Juan sortit de sa rêverie en soupirant. Il se leva, souffla la bougie, dit une rapide prière dans le noir et s'allongea sur le lit, le visage tourné vers le mur. Alors, les yeux grands ouverts, il attendit courageusement le sommeil, prêt à affronter les cauchemars qui ne manqueraient pas de venir troubler son repos.

☼☼☼

Deux heures du matin.
Mendoza, qui avait crocheté la serrure sans trop de peine, entrouvrit la porte de sa chambre et coula un regard à travers l'ouverture en retenant son souffle. Le couloir était plongé dans le noir. Il poussa le battant de quelques centimètres et passa la tête afin de s'assurer que tout était calme.
Personne.
Il referma la porte et s'y appuya, le cœur palpitant. Il attendait ce moment depuis longtemps, trop longtemps. Il était resté allongé des heures durant, feignant de dormir, tout en réglant les derniers détails dans sa tête. En début de soirée, il avait entendu les autres pensionnaires retourner dans leur chambre les uns après les autres, puis l'infirmier Pesche était venu vers vingt heures s'assurer qu'il dormait bien et, à minuit, le pavillon s'était retrouvé plongé dans le silence.
Juan posa la main sur la poignée, prêt à passer à l'action. Suite à sa conversation avec Fracastoro et après la dernière prière chrétienne du jour, il avait été appelé normalement à l'heure du souper et on l'avait laissé s'installer à une table comme si de rien n'était. À croire que le personnel était habitué à ce genre de projet d'évasion. L'homme affecté au service du réfectoire l'avait seulement enjoint à se dépêcher de dîner.
:?: : Mangez vite, señor! La soupe aux choux froide, ça ne vaut rien. Le lard fige!
Les nerfs tendus, il entrouvrit une nouvelle fois l'huis. Le silence régnait. Il décida d'attendre un peu.
Toujours rien.
Il s'apprêtait à sortir lorsqu'une silhouette surgit au détour du couloir, celle d'un aide soignant marchant lentement, les mains dans le dos. Celui-ci avançait en regardant à droite et à gauche, en s'assurant de temps en temps que les portes étaient bien closes.
:Mendoza: : Par la malepeste! J'avais tout prévu, sauf ça!
Immobile, adossé au battant qu'il venait de refermer, il embrassa du regard le mobilier qui l'entourait.
D'un bond, il retourna sous les draps, n'osant plus respirer. Par chance, l'homme passa devant sa chambre sans tester la poignée. Mendoza l'entendit traverser le corridor avant de disparaître dans l'escalier.
Sa respiration se calma à mesure qu'un sentiment de paix l'enveloppait lentement. La lune était haute dans le ciel et l'un des côtés du lazaret brillait d'une lumière nacrée tandis que la partie opposée restait plongée dans une pénombre mystérieuse. Il s'étendit de tout son long sur sa couche moelleuse, se souvenant de la résolution qu'il avait prise. Mais le Catalan était aussi difficile à apprivoiser qu'un animal sauvage et il devait quitter ce lieu pour retrouver au plus vite sa belle.
L'Espagnol poussa un soupir à fendre l'âme. Il allait retenter une sortie lorsqu'une forme humaine passa brièvement devant sa fenêtre. En écartant discrètement le rideau, il constata que quelqu'un se trouvait effectivement là-dehors, et allait entrer dans le pavillon. Il en eut la confirmation cinq minutes plus tard en voyant une ombre se glisser sous sa porte. Il ne pouvait s'agir que d'un infirmier. Celui qui était passé un peu plus tôt ou même peut-être Julien.
L'inconnu, quel qu'il soit, se tenait de l'autre côté, immobile. Mendoza frissonna d'horreur en voyant la poignée tourner doucement et le battant s'écarter. D'une voix blanche, il demanda:
:Mendoza: : Qui est là?
Pas de réponse.
D'un ton plus assuré, il répéta:
:Mendoza: : Qui est là?
Seuls les martèlements de son cœur troublaient le silence. Soudain, éclairée en contre jour par les rayons de l'astre de nuit, une personne fit son entrée.
:?: : Chut! Ce n'est que moi.
Ils s'observèrent longuement, puis Juan se leva. L'apparition franchit le seuil et referma la porte. Elle fit ensuite un premier pas dans sa direction, puis un deuxième et un troisième, et s'immobilisa à quelques centimètres de lui.
:?: : Tss! Tss! Tss! Vilain marin! La porte était pourtant fermée à clé...
Porté par son instinct, le Catalan posa un genou devant la silhouette et lui prit le poignet. Il le retourna délicatement et déposa un baiser sur sa paume. La femme lui répondit par un sourire.
L'instant d'après, elle passa ses mains blanches derrière son cou et dégrafa le haut de sa robe. Le capitaine se serait cru en plein rêve. Il observait la scène, comme hypnotisé. Elle retira lentement les agrafes, l'une après l'autre, tira sur les manches afin de dégager ses bras, puis retint la robe d'une main avant de la laissa tomber à ses pieds.
Elle lui apparut, entièrement nue. Son corps laiteux et musclé, à la fois mince et voluptueux, tenait du spectre. Elle agita légèrement la tête afin de libérer ses cheveux. Juan en resta pétrifié. Elle commença par déboutonner lentement le cordon de sa cape, le souffle court, sa poitrine agitée d'un léger tremblement, le rose aux joues.
Alors, elle ôta la tunique du capitaine en l'effleurant à peine, s'agenouilla, lui retira ses bottes, défit la ceinture de son pantalon, et ils se retrouvèrent bientôt nus, à se toucher. Deux mains viriles agrippèrent ses hanches. Tout en la caressant, Mendoza murmura:
:Mendoza: : Ei s'immerge ne la notte,
Ei s'aderge en ivèr' le stelle...
Il se pencha, déposa sur sa bouche un long baiser langoureux et la fit reculer doucement vers le lit. Il l'allongea dessus et elle s'abandonna totalement entre ses bras. Et tandis qu'il se couchait sur son corps avec la grâce d'un danseur, elle poussa un soupir en fermant les yeux.
Mais ceux de Juan restaient grands ouverts et il contemplait son fantasme avec une lueur de désir à laquelle se mêlait un sentiment de triomphe.


☼☼☼

Le lendemain, Isabella fut réveillée par des notes de musique. Elle se dressa dans son lit et repoussa les draps. Elle avait fait un rêve musical. De quelle œuvre s'agissait-il? Elle gardait le souvenir d'une partition débordant de nostalgie, d'émotions et de vaine passion.
Elle se leva, sortit la souris de sa cage et rejoignit sa table de travail. Elle allait devoir se passer de ces siestes vespérales. Cette langueur ne lui ressemblait guère, il n'était pas question que cela devienne une habitude. Dormir autant était à n'en pas douter une manifestation de son inquiétude.
Pourtant, ce n'était pas précisément de l'inquiétude qu'elle ressentait à cet instant précis. Elle aurait été bien incapable de déterminer la nature exacte des émotions qui l'étreignaient, sauf à reconnaître qu'elles étaient complexes et contradictoires.
Résolue de se prouver à elle-même qu'elle n'était pas à court d'occupations ni de divertissements, l'aventurière avait voulu consacrer sa fin de matinée à la traduction de plusieurs poèmes de Catulle avant de se lancer, pour des raisons qui lui échappaient, dans le dessin.
Pourvue de bâtonnets de fusain et de quelques feuilles de papier, Isabella s'occupait à tracer d'immenses vignettes de fantaisie, représentant n'importe laquelle des scènes qui se trouvaient passagèrement formées par le kaléidoscope sans cesse changeant de son imagination: Une vision de la mer entre deux rochers; la lune à son lever, dont le disque était traversé par un navire; un elfe assis dans le nid d'un moineau, sous une guirlande de fleur d'aubépine.
Puis, elle se mit à esquisser un visage, sans se demander ni savoir quel genre de portrait cela allait être.
Elle eut tôt fait de tracer sur le papier un front large ainsi qu'un bas de figure carré, dont les contour lui plurent. Ses doigts se mirent en devoir de les emplir de traits. Il lui fallait tracer des sourcils épais et arqués sous ce front. Il s'ensuivait, tout naturellement, un nez bien dessiné à l'arrête droite et aux narines amples, puis une bouche d'aspect mobile et point trop étroite. Ensuite un menton énergique. Bien sûr, des favoris noirs étaient nécessaires, et des cheveux de jais ondulés au-dessus du front.
:Laguerra: : Les yeux maintenant. (Pensée).
Isabella les avait gardés pour la fin, car ce sont eux qui avaient besoin du travail le plus attentif. Elle les fit grands et bien dessinés, les cils longs et sombres, les pupilles grandes et brillantes.
En contemplant l'effet d'ensemble, elle se fit la réflexion:
:Laguerra: : Bien! Mais ce n'est pas tout à fait cela... Il manque un peu d'énergie.
L'aventurière reprit son bâtonnet de fusain. Celui-ci permettait d'obtenir des noirs très profonds, des tracés précis, fins ou au contraire très larges, selon la façon dont il était utilisé. Sous les yeux de Bianca, elle accentua donc les ombres, afin que les parties claires pussent luire d'un plus vif éclat.

32.1.PNG

Une ou deux touches heureuses lui assurèrent le succès. Voilà qu'elle avait sous les yeux un visage familier, une représentation très fidèle de son homme. Parfaitement immobile, Isabella contempla longuement cette vivante ressemblance et fit un sourire. Elle ne pouvait s'empêcher de ressentir un amour féroce, exacerbé par le fait qu'il lui manquait.
Depuis que Juan avait "prit le maquis", expression dont elle usait dans sa tête quand elle évoquait son départ, elle écoutait les bruits de la maison et la musique de Joaquim. Tout en savourant chaque note, elle avait été prise d'une étrange somnolence qui l'avait conduite vers son lit où elle s'était allongée avec l'intention de s'assoupir une dizaine de minutes.
:Laguerra: : Je ferai le fond de ce portrait un peu plus tard...
Fatiguée, elle avait fini par se laisser bercer par la musique.
Lorsqu'elle s'était réveillée, trois heures plus tard, il était dix-neuf heures et son souper devait l'attendre sur la table de la cuisine. Ce jour-là, loin de tancer Carmina pour l'opulence des repas précédents, elle n'avait pu s'empêcher de s'interroger sur le menu du soir.
Elle se figea soudain en percevant le son d'une flûte. Elle se redressa et tendit l'oreille, sa paix intérieure brusquement bouleversée sous l'effet d'un trop-plein d'émotions. L'air qui lui parvenait, interprété avec une sensibilité d'un autre monde, était aussi lyrique que déchirant. Sans connaître l'œuvre, Isabella la trouva d'une beauté saisissante. Absorbée et heureuse, elle n'entendit pas Pablo qui s'était approché à son insu. Il était entré sans la chambre avec un plateau dont l'assiette, recouverte d'une cloche, exhalait un parfum divin.
Pablo: Qu'est-ce que tu as dessiné, maman?
:Laguerra: : Diverses choses, mon grand. Viens y jeter un coup d'œil.
Il déposa son fardeau sur une console et laissa échapper un hoquet en découvrant des paysages de toute beauté: un lever de soleil dans un dégradé de rouge et d'or, ou encore un bouquet de roseaux et d'iris des marais, d'où émergeait un crapaud commun, pauvre petit monstre à l'air benêt sous une voûte étoilée.

33.1.PNG

Pablo: Et celui que tu tiens entre les mains?
:Laguerra: : Il n'est pas terminé... Mais regarde...
Sans répondre, il déroula la grande feuille craquante et découvrit les traits de son père, dessinés avec la plus grande délicatesse.
Pablo: C'est papa!
:Laguerra: : On ne peut rien te cacher...
Joaquim, qui avait suivi son frère, cessa de jouer de son instrument et s'avança à son tour pour regarder.

☼☼☼

Mendoza avait passé de longues semaines alité, torturé par un mal contre lequel la médecine pouvait parfois rester impuissante. Il avait eu de la chance de croiser le chemin de Fracastoro. Au plus fort de la fièvre, alors qu'il nageait à chaque instant dans les tourments, loin de penser à haïr Isabella pour ses éventuelles incartades, il s'était accroché au plaisir intense partagé avec elle durant toutes ces années.
Au réveil, ce dernier rêve, cette passion pour elle coulait de source. Il avait appris à comprendre depuis longtemps que ce besoin, loin d'être improbable, était inévitable, pour toutes sortes de raisons. Son dégoût d'un monde bas et servile. La profondeur unique de ses connaissances. Sa beauté remarquable. En outre, son attachement aux bonnes manières, à la courtoisie, à l'urbanité d'antan, associé à un tempérament purifié par la flamme, à l'image des meilleurs alliages, faisait de son épouse une tigresse dans une robe de soie.
Son instinct de fauve se manifestait également de bien d'autres façons... Le capitaine, aveuglé par la haine de l'alchimiste, avait initialement considéré la réussite de sa tentative de séduction comme une victoire sur Ambrosius. Plus tard seulement, il avait compris que cette première nuit passée ensemble à Nippur était la plus étonnante, la plus excitante, la plus crue, la plus sublime et la plus délicieuse de son existence. Jusque-là, il avait recherché le plaisir à la façon d'un pénitent attiré par un cilice, mais rien de ce qu'il avait connu auparavant n'approchait ce qu'il avait vécu en déclenchant chez Isabella une passion réfrénée en attendant l'homme parfait, en enflammant ce corps souple et gourmand... Comment pouvait-il être encore assez sot pour jeter aux orties un tel trésor?
À défaut d'alléger ses tortures morales, les remèdes administrés par l'Italien avaient miraculeusement atténué ses souffrances physiques.
Tard le soir, sûr et certain que cette nuit serait la dernière entre ces quatre murs, Juan s'était plongé dans la rédaction d'une lettre pour sa moitié.
Quand l'aide soignant entra dans la pièce, il leva brièvement les yeux en lui accordant un sourire sincère. C'était bien la première fois.
:Mendoza: : Je suis ravi de vous voir, monsieur Pesche. Pouvez-vous patienter quelques instants, s'il vous plaît?
Julien obéit et attendit sagement que le capitaine ait achevé sa tâche, le silence troublé par le seul crissement de la penne de corbeau sur le papier. Un feu dansait dans la cheminée, répandant dans l'air un léger parfum de bouleau brûlé, et l'on apercevait à travers la fenêtre le jardin enneigé. Après un court moment, Juan remisa la longue rémige dans son plumier, sécha l'encre à l'aide d'un buvard et repoussa la lettre.
:Mendoza: : Voilà qui est fait!
L'échange épistolaire entre les époux était continu, chaque message appellant le suivant comme les répliques successives d’une conversation. Simplement, le temps de l’écriture et la distance imposaient un rythme plus lent. L'aventurière avait coutume de dire:
:Laguerra: : Il ne faut jamais mettre de côté une lettre sans y avoir répondu. Chacune mérite une réponse, et celle-ci ne doit, en aucun cas, se faire trop attendre.
Cette attente était calibrée, régie par des règles propres à chaque époque, chaque milieu social. Dans cette famille aisée mais non bourgeoise (car ils n'habitaient pas Barcelone même), les époux séparés pouvaient compter sur une missive tous les quatre ou cinq jours. L’échange familial se poursuivait donc à une cadence sur laquelle, de façon implicite ou explicite, ils s'étaient accordés. Tout écart dans le calendrier habituel, qu’il se compte en jours, en semaines ou en mois, était souligné. Mais bientôt, cette cadence allait cesser.

Lazaret de Stendgate Creeck.
Mon amour,
Il me semble qu'il y a bien longtemps que je ne suis venu causer avec toi, et il est vrai que voilà presque onze jours que je n'ai pris la plume ce qui est un long silence entre époux, n'est-ce pas? Ta lettre reçue samedi dernier, m'a fait moins plaisir peut-être que celles auxquelles tu m'as habitué en ce qu'elle était moins longue et moins intime, mais j'en ai été fort content d'un autre côté parce qu'elle a produit sur moi le meilleur effet du monde.
Je suis bien fâché de m'être si mal expliqué et de t'avoir fait comprendre que tu n'étais pas bien dans tous tes papiers. Il est loin d'en être ainsi. Ne t'agite pas de mes énigmes, elles valent à peine la peine d'en parler et deux mots suffisent pour te satisfaire complètement (là, là comme ma plume éternue, je t'en demande bien pardon mais je n'en ai pas d'autres sous la main).
Alberto est toujours à peu près le même; sa santé ne se ressent pas, jusqu'à présent de son immobilité forcée. Aujourd'hui, j'ai passé toute mon après-midi avec lui ce qui lui a fait très plaisir. Pour ma part, figure-toi que j'ai presque retrouvé toutes les forces de ma jeunesse; j'en jouis bien, je t'assure et de me sentir complètement moi me donne des moments de bonheur.
Je ne sais pourquoi, il me semble que je n'ai rien de bien intéressant à te dire; c'est drôle comme cela arrive souvent quand on a sa plume à la main. Peut-être parce que cette conversation perd bien de son charme, puisque je n’ai pas, en te parlant, le bonheur d’entendre ta voix me répondre. Cette voix qui m’a souvent dit de si bonnes paroles dont j’emporte un bien précieux et bien doux souvenir.
Rien intéressant à te dire, sauf ceci: l'autre nuit, j'ai rêvé que tu étais ici et j'en étais bien heureux, je t'assure. Tu es venue vers moi et tu m'as laissé te prendre encore et encore! Bien mieux, c'est toi qui t'es offerte en dénouant les agrafes de ta robe. Et j'ai cueilli mon nom sur ta bouche au plus fort du plaisir, quand tu gémissais sous moi. J'avais envie de toi... et cette envie n'est pas assouvie. Je ne veux pas t'attendre une nuit de plus. Tout ça pour te faire comprendre que ma captivité touche bientôt à sa fin. Tu ne pourras plus m'envoyer d'épîtres.
L’heure avance, et je t'écris bien à la hâte ces quelques lignes, que je te conjure de détruire après les avoir lues. Je ne veux cependant pas te quitter, sans te dire combien je t'aime.
Je t'embrasse de tout mon cœur. Ton homme.
Cette lettre a été écrite par le capitaine Juan-Carlos Mendoza, à Sheerness, le 19 Janvier 1545, au soir, la veille de mon départ.


☼☼☼

Après l’accomplissement que fut cette formalité sanitaire, derrière les barrières de la contagion, Mendoza put enfin quitter le lazaret.
Il resta là un instant, devant la porte principale, goûtant une merveilleuse impression oubliée depuis bien des jours: la liberté...
La récupération de ses tonneaux et le règlement financier simultané retinrent l'attention des premières heures. Temps du labeur, le temps de l’escale était également celui du recueillement. Le Catalan fit célébrer une messe, donna de l’argent aux Carmes, et versa suivant l’usage vingt-cinq paras pour les fêtes des Maures.
Mais par la suite, le marin eut une mauvaise surprise: William Cooke l'informa que le navire ne pouvait plus quitter la rade avant plusieurs mois.
:Mendoza: : Quoi?!? Vous plaisantez, mon ami?
W.C: Hélas, non.
:Mendoza: : Et Londres? C'est là-bas que je devais écouler ma marchandise.
W.C: Le Trinity Gilbert n'ira pas plus loin, señor Mendoza. De toute façon, que ce soit dans la capitale ou dans une autre ville, la vente de vos fûts est assurée. Je vous conseille de vous rendre à Douvres.
:Mendoza: : Et comment Alberto et moi allons-nous faire pour rentrer sans engendrer de frais supplémentaires? Le voyage coûte cher. Le retour aussi! Nous comptions sur lui!
W.C: Il est désolé de vous faire faux bond mais ce n'est pas sa faute.
L'Espagnol se calma en pensant à l'Anglais.
:Mendoza: : Il est encore cloué au lit, c'est ça?
W.C: Oui.
:Mendoza: : Si c'est un capitaine qu'il vous faut, je suis votre homme!
W.C: Ce n'est pas vraiment ça le problème.
:Mendoza: : C'est quoi, alors?
W.C: Connaissez-vous l'amirauté de Veere?
:Mendoza: : Seulement de nom.
W.C: Elle a été créée à la suite de l'Ordonnance sur l'Amirauté du 4 mars 1488, dans le but de mettre en place une organisation centrale de la marine dans les Pays-Bas.
:Mendoza: : Et alors?
W.C: L'un de ses réglements signale clairement l’obligation d’un congé de deux ans pour les bâtiments qui partent en caravane en Levant. Or, le Trinity Gilbert vient d'atteindre ce délai. Si le galion reprend la mer, Alday ou les quirataires devront s'acquitter d'une amende de cent livres par mois lorsque le navire regagnera un port du royaume.
:Mendoza: : Je comprends.
W.C: S'il n'y avait pas eu cette épidémie de typhus, nous aurions eu largement le temps de retourner en Espagne.
Autour d'eux, des portefaix chargeaient ou déchargeaient toutes sortes de colis. Ces opérations étaient parfois suivies de travaux d’entretien et de réparation des navires. Charpentiers et calfats, embarqués ou engagés sur place, s’activaient tandis que le Catalan était préoccupé. À Douvres, il allait devoir trouver un bateau et négocier un passage en partance pour l'Espagne. En effet, le retour n’avait pas été envisagé de cette façon.
La concurrence, les difficultés commerciales, les conflits, les litiges financiers et l’épidémie se conjuguaient pour en rendre délicat l’affrètement. Le temps d’immobilisation d'un bâtiment, qui pouvait durer plusieurs mois, ne manquait pas d’inquiéter Mendoza y compris les hommes d’équipage payés à la part. Contrairement aux Marseillais qui disposaient d’un réseau de commanditaires dans les Échelles, les caravaneurs des ports secondaires devaient saisir les occasions, activer quelques connaissances pour arracher des contrats. La faiblesse, sinon l’inexistence d’une véritable structure commerciale rendait compte alors de la concurrence inégale à laquelle ils étaient soumis y compris vis-à-vis des confrères Marseillais ou Ciotadens montés sur des bâtiments Phocéens. Ainsi s’expliquait l’exclamation, empreinte de découragement du capitaine:
:Mendoza: : Heureux celui qui a quelque maison en Levant et qui n’est pas réduit à cet indigne métier de la caravane. (Pensée).

☼☼☼

Il eut lieu, ce départ pour Douvres, le vingtième jour du mois de Janvier, fête de la saint Sébastien, patron des archers, des fantassins et saint martyr Romain. À cette occasion, une messe fut célébrée dans le petit couvent franciscain de la ville. Mendoza, avant de prendre la route, cette route qui le ramènerai à son épouse, tint à aller entendre l'office, pour une raison qui lui restait obscure, d'ailleurs, mais il lui semblait qu'ainsi, il renouerait, dans le cadre même du premier serment, les liens qu'il avait cru rompus par la séparation. Tôt le matin, alors que le jour se levait, il vint s'agenouiller au tribunal de la Pénitence, dans l'ombre froide d'une chapelle, pour s'y laver de son péché de luxure. Il désirait sincèrement l'effacer de son âme, tout en sachant qu'il ne parviendrait pas à le regretter et que sa contrition n'était que de façade. Néanmoins, les paroles sacrées de l'absolution agirent sur son esprit comme il l'espérait et le rendirent à lui-même. L'amant d'une nuit de rêve fit place à l'époux d'une vie réelle. Ce fut d'un pas ferme qu'il rejoignit Fracastoro qui l'attendait devant le sanitat avec les deux hommes gardés pour son escorte.
La voix enrouée, il serra la main de celui qu'il allait laisser.
:Mendoza: : Vous avez été et vous restez pour moi comme un père, et il est dur de vous quitter. Je vous en supplie, dites-moi que ce n'est qu'un au revoir et qu'il ne s'écoulera pas beaucoup de temps avant de nous revoir?
Le prenant dans ses bras, le Véronais le serra contre lui, sans réussir à retenir les larmes qui venaient:
G.F: Mes yeux s'obscurcissent, capitaine Mendoza, et le livre du Destin s'ouvre de plus en plus rarement devant moi, mais je sais que nous ne serons jamais séparés tout à fait. À présent, partez vite! Un médecin Italien se doit de rester impassible en toutes circonstances et, en ce moment, je ne me sens plus du tout médecin...
Tournant les talons, il courut s'enfermer dans la chambre aux parfums, à côté de la grande porte d'entrée. Mendoza s'approcha alors de ses compagnons. Debout auprès d'un cheval, Cooke tenait l'étrier pour aider Alberto. Le vieil homme s'enleva en selle tandis que le capitaine alla rejoindre sa propre monture. Une fois perché, il étala son manteau sur la croupe de l'animal.
:Mendoza: : Hâtons-nous! Il me tarde de revoir ma femme.
Encadré par les deux hommes, Juan éperonna son cheval, puis partit au grand galop comme s'il y avait le feu.
Alberto: Pas si vite, señor Mendoza! Pas si vite! Si ça se trouve, les portes de la ville ne sont pas encore ouvertes!
Sheerness fut bâtie comme une forteresse sur ordre du roi Henri afin d'empêcher les navires ennemis d'entrer dans la rivière Medway et d'attaquer le chantier naval de Chatham.
Parvenu au bout de la longue rue, le Catalan retint la bête pour les attendre. William le rejoignit le premier.
W.C: Nous allons chercher la route de Watling Street. Il faut passer par les collines. Laisse-moi te guider!
Le marin lui sourit:
:Mendoza: : Seulement si tu me mènes là où je veux aller!
Mendoza pensait chacun des mots qu'il prononçait parce que, tout à coup, il se sentit en confiance. Peut-être parce que le pirate Anglais, en abandonnant le vouvoiement, lui paraissait soudain plus proche et plus humain. Celui-ci hocha la tête et sa bouche frémit, s'ourla. Ses lèvres se redressèrent légèrement et s'affirmèrent dans un vrai sourire qui lui ôtait des années et qui, comme toute chose rare, avait beaucoup de charme.
Ils franchirent la barbacane de la porte sud. Derrière les trois cavaliers, une compagnie montée de francs-archers de la ville escortait plusieurs haquets chargés de tonneaux qui faisaient rire les maraîchers alignés le long de la route pour laisser passer le cortège. On s'esclaffait en criant que le malin Henri VIII avait grand besoin de bons vins pour donner du cœur au ventre à ses troupes. En effet, le rough wooing, la guerre anglo-écossaise déclenchée par Barbe-Bleue pour tenter de forcer les hommes en kilt à accepter un mariage entre son fils Édouard, héritier de la couronne Anglaise et Marie Stuart, reine d'Écosse, au lieu de renouveler l’Auld Alliance avec la France, durait par intermittence depuis novembre 1543.
Les soldats souriaient, répondaient par des plaisanteries. Seul Cooke savait que trois de ces barriques contenaient le vin des coteaux Catalans qu'affectionnait son monarque. Les autres étaient destinées au seigneur de Vanves. Remplies d'or, cet or qui, mieux qu'une bataille toujours incertaine convaincra peut-être François 1er de retirer son soutien aux Gaéliques...
La trêve de Crépy-en-Laonnois en Septembre dernier fut très mal accueillie par le sultan Soliman le Magnifique, et par Henri VIII, qui jugea que Charles Quint l'avait trahi. L'Empereur, à court de finances, était reparti pour s'occuper des troubles religieux croissants en Allemagne.
Si la campagne aux environs immédiats offrait l'image paisible d'un pays occupé à ses récoltes, la route à mesure que l'on descendait vers le sud portait plus de soldats et de charrois militaires que de paysans.
Pour sentir l'air des collines de l'île dans ses cheveux, Mendoza ôta son chaperon et leva la tête. La nuit qui commençait à faire place au jour, était belle et douce, pleine de toutes les senteurs de l'hiver. Une nuit faite pour le bonheur et qui, en effet, était pour lui une nuit de délices... Rendue plus grêle encore par l'éloignement, la cloche de la chapelle du lazaret sonna le second office du jour. Trempés dans la première fraîcheur, dans la première clarté du jour, les religieux chantaient l'hymne des laudes.
Juan ferma les yeux pour mieux en graver l'écho dans sa mémoire. En même temps, sa main droite jouait avec l'anneau d'or qui n'avait jamais quitté son annulaire.
:Mendoza: : Isabella...
Il murmura pour lui seul et si bas que le vent lui-même ne l'entendit pas.
:Mendoza: : Isabella... Je suis sur le chemin du retour...
Quittant Sheerness, le trio descendit la petite colline pour rejoindre la vallée que l'on suivrait jusqu'à la route de Minster-on-Sea avant de bifurquer vers l'ouest, en direction de Queenborough. Une brise venue de la mer laissait espérer que le temps ne serait pas trop froid. Mendoza, auprès de son aide, regardait droit devant lui sans se retourner.
Ils se mirent ainsi à traverser le comté du Kent, traditionnellement surnommé "le jardin d'Angleterre" pour ses vergers et ses houblonnières. Ayant franchi le Swale, cette bande de mer séparant le continent de l’île, ils passèrent par Sidyngborne (Sittingbourne), Faversham et Canterbury, où le capitaine ne put s'empêcher de repenser à ce fameux souper au réfectoire. Les trois hommes y avaient récité des passages de l'œuvre de Geoffrey Chaucer.
Après un peu plus de quatre heures de trajet, quand les remparts de la ville apparurent au bout de l'antique voie romaine, Mendoza pressa le pas de son cheval qui prit un petit trot allègre comme s'il devinait que l'écurie n'était pas loin, bien que le jour ne fût qu'en son début. Ses compagnons adoptèrent aussitôt la même allure.
Principale cité maritime des Cinq Ports, qui comprenaient Hasting, New Romney, Hythe et Sandwich, point de départ de la grande route de Londres, porte naturelle de l'Angleterre vers le continent, Douvres était un centre des plus animés. Une foule de marins, de soldats, de moines, de clercs, y grouillait.
Sur les falaises de craie blanches, Mendoza et Alberto firent une petite halte pour contempler l'horizon.

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Le marchand Catalan aimait l'Angleterre et singulièrement cette cité, dont Hubert de Burgh, fondateur d'une Maison-Dieu en 1203, en avait fait l'une des plus belles villes d'Europe même s'il n'y avait résidé qu'à de rares occasions. L'œil du capitaine, habitué dès le plus jeune âge à chercher la beauté des choses, la reconnaissait dans la splendeur des demeures patriciennes, des églises, comme celle de Sainte-Marie dont le gothique flamboyait avec des remplages en mouchettes et soufflets, et du magnifique château.
Au-dessus des toits agglutinés à ses pieds, du port où se pressaient des navires venus de tous les pays voisins, cette lourde forteresse Saxonne, dont les défenses de terre avaient été renforcées par les Normands, dominait la cité et l'horizon houleux dont les premiers rayons du soleil dissipaient les pans de brume.
La courtine de la forteresse ne parvenait pas jusqu'au bord de la falaise. Entre les deux, un espace couvert d'une herbe maigre et rase demeurait libre.
La vérité obligeait à ajouter que les monuments n'étaient pas le seul pôle d'attraction de l'Espagnol et qu'une certaine auberge jouait un grand rôle dans l'enthousiasme qu'il mettait à compter toujours Douvres au nombre de ses étapes lorsqu'il se rendait en Grande-Bretagne pour ses affaires. Il en appréciait les spécialités culinaires mais aussi le confort, égal sinon supérieur à celui des meilleures maisons particulières, et l'accueil courtois, souriant et amical que l'aubergiste et sa femme réservaient toujours à l'un des plus fidèles clients étrangers de l'établissement.
Le froid était vif, en ce matin de janvier. L'eau avait gelé dans les ruisseaux mais, enveloppé dans sa cape, Mendoza se sentait extraordinairement bien dans sa peau et heureux de vivre. Peut-être parce qu'il était encore jeune, vigoureux, riche et de cœur tranquille, il allait son chemin en homme sûr de lui, de son présent comme de son devenir avec ce rien de satisfaction égoïste qui caractérise les aventuriers bien décidés à le rester.
Les trois hommes se remirent en marche afin de descendre en ville. Autour d'eux, Douvres entamait une journée nouvelle. Les étuviers criaient que leurs bains étaient chauds, des marchands ouvraient leurs échoppes, des femmes balayaient devant leur porte, les porcs partaient à la recherche des détritus dont ils s'engraisseraient, des marins entraient dans les tavernes pour s'y rincer le gosier.
Juan huma avec sensualité l'air salin dont les senteurs d'iode et de varech lui rappelaient son pays. Vaquant sur les quais, ils avisèrent un jeune seigneur de bonne trogne. Celui-ci, bloqué ici depuis plusieurs semaines, se morfondait amèrement. Il allait d'un navire à terre, et de terre au navire, comme un ours enchaîné. Brassant quelque mélancolie, il s'échinait à déchausser d'un épieu l'un des pavés du quai. N'y parvenant pas, il essayait toutefois de mener à bonne fin l'entreprise, tandis qu'un chien rongeait un os derrière lui.
Mendoza s'approcha du canidé et fit mine de vouloir lui voler sa pitance. Celui-ci gronda. Le Catalan ne cessa et le chien mena grand vacarme de roquetaille.
Le jeune seigneur, se retournant au bruit, dit à l'étranger.
:?: : À quoi vous sert-il de tourmenter cette bête?
:Mendoza: : À quoi, messire, vous sert-il de tourmenter ce pavé?
:?: : Ce n'est point la même chose!
:Mendoza: : La différence n'est pas grande: si ce chien tient à son os et veut le garder, ce pavé tient à son quai et veut y rester. Et c'est bien le moins que les gens comme nous tournent autour d'un chien quand des gens comme vous tournent autour d'un pavé.
Alberto, qui se tenait derrière son employeur, n'osait parler.
:?: : Qui êtes vous?
:Mendoza: : Je suis Juan-Carlos Mendoza.
:?: : Et moi, Álvaro de Bazán y Guzmán, premier marquis de Santa Cruz de Mudela. Que me voulez-vous?
Mendoza lui conta ses aventures et lui bailla cinq cent carolus pour embarquer sur le voilier.
A.B: Qui sont ces hommes?
:Mendoza: : Mes compagnons et amis.
Désignant Alberto, il ajouta:
:Mendoza: : Celui-ci veut, comme moi, rentrer chez lui.
A.B: Vous êtes de Catalogne?
:Mendoza: : Oui.
A.B: Alors, vous partirez sur mon navire car je suis amiral de la flotte d'Espagne au service de Charles Quint.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 02 janv. 2019, 00:22, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Toujours aussi passionnant !
Heureusement que tu ne fais pas les dessins des rêves de Mendoza...

Comme promis, j’ai relevé 2 erreurs grammaticales à corriger:
Dans le § « 2h du matin » : « Avait crocheté » et non « crocheter »
Au 3ème § 4ème ligne : « Avait laissé » et non « avait laisser »

Merci!
J’ai hâte de lire la suite...
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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nonoko
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par nonoko »

Je ne savais pas que Mendoza aimait l'Angleterre à ce point, en tout cas j'ai apprécié la balade jusqu'à Douvres, et la rencontre avec ce nouveau compatriote, qui n'a rien d'autre à faire que d'arracher des pavés. Tes personnages rongent beaucoup leur frein en ce moment!
Bravo pour les précisions concernant les aléas du commerce maritime. :geek:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Heureusement qu’on ne fait pas une analyse psychologique du récit en remplaçant Isabella par Teeger (ou une de ses copines du forum ou du chat...)
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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