Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

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Suite.

Papa à la pêche.

Une semaine plus tôt, le pavillon de la croix de saint Georges battant à bout de drisse, le Trinity Gilbert se dégagea lentement de la flotte de pêcheurs. Un canot l'avait prit en remorque. Il ne largua l'amarre qu'une fois doublé le môle, lorsqu'il fut bien en vue de tous, comme s'il avait voulu faire admirer la danse lourde qu'il commençait seul sur la lame.
Ici, le port n'offrait que des installations précaires aux navires venant y accoster. Il soufflait une jolie brise de Noroît. Jusqu'à l'aube, il avait crachiné, mais la pluie pour l'instant restait suspendue, et à l'horizon de mer, le lavis des nuages se trouait déjà d'ombres plus claires. Sur le fond ardoisé du ciel, les blancheurs du port de La Houle n'en éclataient que mieux, pâleur crue et fixe de la tour à feu debout sur la digue, pâleur frémissante des voiles qui faséyaient debout au vent et semblaient cribler de coup d'aile nerveux les barreaux d'une cage invisible.
Les marins du bourg de Cancanna (Cancale), pour un instant encore, restaient à l'attache, les flibots amarrés par le nez à leur tangon, et presque bord à bord. Tous avaient hissé misaines et petits huniers.
Soudain, il se fit, dans la foule dense des bateaux, comme un paresseux réveil. Des bouts-dehors s'étirèrent, des flancs renflés lentement virèrent, et le mouvement s'empara de la flottille qui, toute ensemble, mit le cap sur la rade.
Les embarcations doublaient la jetée, certaines à en toucher les pierres. D'autres couraient, flanc contre flanc. Il arrivait que l'une masquât le vent de sa voisine, dont les voiles retombaient un instant, vidées et flasques. Les habiles s'insinuaient entre leurs devancières, s'enfonçaient comme un coin dans les rangs serrés des poupes. Le môle doublé, la bousculade s'ouvrait en éventail, et les hommes, debout sur les ponts, laissaient filer, les mains au fonds des poches.
Pour l'instant, ils couraient vers le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. C'était, sous la mer, un large talus d'huîtres entassées, un remblai de coquilles pleines ou vides, où les dragues allaient mordre pour fournir la table royale, les échevins de Paris ayant passé un contrat pour être livrés deux fois par semaine. Pour sa qualité de fournisseur en coquillages, François 1er accordera l'année suivante au bourg, par lettres patentes le titre de "ville" à part entière.
On comptait, le long de la côte, sept bancs, sept monceaux nourriciers, dont Cancale tirait plus d'orgueil que Rome de ses collines.
La flottille glissait, vent arrière. Les bâtons de foc raturaient Tombelaine qui, par intervalles, sortait de la boucaille. Le galion avait pris assez de champ vers le large, comme un arbitre prend du recul.
Mendoza regardait les embarcations. Noires, vert bronze, bleu de Prusse ou terre d'ombre, toutes teintes de couleurs profondes et solides, elles tapaient puissamment dans la lame. C'étaient des bateaux tout en étraves, dont les poitrines très renflées se raccordaient par des lignes courtes à des arrières ronds et assez étroits. À cause de toute la toile qu'enduraient leurs mâts, ces bateaux de trait restaient rapides, et les bannières carrées des voiles leurs donnaient des airs de bateaux chinois.

22.PNG

:Mendoza: : On dirait un essaim de jonques surgissant d'un trou de la côte et se hâtant à des razzias! (Pensée).
Sur la mer calme et gris d'argent, que soulevaient à peine des houles larges et lentes, les flibots s'enlevaient avec une ampleur de frégates. L'éclatante géométrie des voiles progressait dans l'air pâle, comme un défilé d'étendards. Elles gardaient dans leurs courbures, des creux d'ombres chaudes. Le soleil, dont on sentait la présence au fond du ciel, ainsi qu'on voit le jour au fond d'un tunnel, épanouissait maintenant au ras de l'eau les rutilantes corolles des coques épaisses. À l'avant de la proue du Trinity Gilbert, le Mont Saint-Michel flottait sur la baie, comme le triangle de lumière, symbole de la Trinité, où, sur les vieilles estampes, s'ouvrait l'œil de Dieu.
Juan annonça en criant:
:Mendoza: : Ça va se lever!
Une étroite bande de clarté s'allongeait en effet au nord sur l'horizon du large. Mais on sentait à sa profondeur qu'elle avait en elle assez de force pour se dilater et envahir tout le ciel.
Loin derrière le galion, les Marauds s'étaient adossés au rebord des panneaux, et assis, ils laissaient approcher, les yeux fixés sur les planches, l'heure du travail dans une immobilité de paysans au repos.
Devant le navire Anglais, le célèbre îlot rocheux granitique s'installait maintenant solidement sur l'horizon. Il laissait deviner des morceaux de son relief, des grandes arêtes plus claires dans la grisaille de la masse.
Mendoza, qui veillait aux amures de grand voile entendit Alday hurler:
J.A: Parer à virer!
Le navigateur poussa alors la barre à tribord. Le Trinity Gilbert vira avec une souplesse qu'on n'eût point attendue de ce voilier rond et trapu. Il courait maintenant son premier bord au-delà des terrains de pêche. Les autres embarcations commençaient à défiler sur le banc de Beauvoir-ô-le-Mont. Elles avaient diminué l'allure, et remontaient dans le vent pour bien se placer à la descente.
Un pêcheur commanda de sa voix engourdie:
:?: : Aux fers!
Les marauds se levèrent paresseusement, jouissant encore des dernières secondes de repos, avant l'exténuant travail, et ils allèrent se ranger près de la lisse où les dragues attendaient. La pêche côtière des huîtres allait bientôt commencer.
À bord des flibots, tous les yeux se fixaient à présent sur le voilier qui longeait la côte à petite vitesse, comme s'il avait voulu prendre son temps avant de leur dire adieu. Alors qu'il filait vers Granville, il suscitait l'admiration générale du fait de sa puissance.

☼☼☼

À chaque fois que le navire repartait vers le large, Mendoza avait pour habitude de jeter un œil au compas, à la carte et à l'ardoise qui donnait l'indication de la route à suivre, puis d'aller d'un bout à l'autre de la passerelle et de se rendre compte si aucun navire n'était en vue. Après ce rituel, il rentrait dans sa cabine et s'occupait à tout autre chose: mettre à jour son carnet de bord.

Lundi 1er Décembre 1544.
Au revoir la Bretagne. Cap sur la Normandie.
"Il serait bon que les journées durent plus longtemps, pour que je puisse avoir enfin le temps de rédiger les chroniques en retard… Le mois de novembre était donc décidément bien chargé, mais que de belles choses découvertes récemment. Je n'ai pas la prétention d'être un grand conteur. Mais je suis un observateur scrupuleux qui essaye de restituer avec verve la vie des gens de mer sans l'encombrer d'oripeaux romantiques...
Nulle part peut-être autant qu'en baie du Mont Saint-Michel, le rythme des marées n'induit un contraste aussi fort, dans les paysages et les activités des hommes, entre l'heure de la marée haute où navires et embarcations permettent de rentrer au port, et celle de la basse mer qui voit régner dans la baie une intense activité autour des parcs, des bouchots ou des pêcheries.
L'importance du marnage et la force des courants sont de tout temps une contrainte pour la navigation dans cette baie. Mais si les grèves qui bordent celle-ci permettent l'échouage de bateaux à fond plat ou de très faible tirant d'eau, la configuration du littoral n'offre pas, à l'exception de rares estuaires n'autorisant la remontée que d'embarcations de faible tonnage, de possibilités d'implantation portuaire. Seuls Granville, dotée d'une jetée, et Cancale, avec son port, permettent quelques facilités d'échouage à l'abri des vents dominants.
Les huîtrières sauvages qui abondent ici constituent une ressource importante. C'est l'occasion d'une mobilisation des flottilles Françaises, et de toute la population puisque j'ai vu ce matin, qu'on embarquait en complément des marins terre-neuvas rémunérés à la journée. De plus, femmes, enfants et "invalides" seront occupés dès le lendemain au tri du produit.
Au fil de la marée, les coquillages sont jetés du pont dans la cale, qui se trouve chargée de plusieurs dizaines de milliers d'huîtres. Au retour, le tri commence et permet déjà d'éliminer les coquilles vides. Une pêche de cinquante à cent mille huîtres est un excellent résultat pour les plus grands bateaux. Hier, l'un d'eux a livré cent quatre mille "cancales". Les pêcheurs comptent avec les mains: deux huîtres dans chaque pogne font une "mainée" et il en faut cent-trente-sept pour compter cinq cent huîtres... Un rapide calcul montre que cent quatre mille coquilles livrées en représentent environ cent dix mille pêchées. Quelle calée!"


Mendoza relut à voix haute ce qu'il venait d'écrire. Ayant fini, il eut la respiration un peu rapide et fut agité d'une toux brève.

☼☼☼

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Suite.

Deux jours plus tard, sur les deux rives de la Manche, stationnaient constamment de nombreux lamaneurs. Ces relais échelonnés devaient, à l’instar des maîtres de poste, se passer, avec une fidélité scrupuleuse, les flottilles marchandes de main en main. Tel pilote prenait les vaisseaux sur la côte de Flandre et les conduisait soit à Folkestone, Douvres ou Ramsgate. Tel autre les ramenait le long de la côte d’Angleterre, au nord des bancs de Yarmouth.
Muni de patentes brutes, le galion arriva à l'embouchure de la Tamise avec Londres pour destination. Mais dans l'univers maritime où les maladies sévissaient à l’état endémique, la quarantaine immobilisa le navire, l'équipage et les marchandises. Le vaisseau suspecté de véhiculer un genre de peste, dut d'abord purger ce confinement à Stendgate-creeck, sur l'île de Sheppey, à soixante miles de la capitale.

☼☼☼

C'était le temps des fièvres récurrentes. La peste faisait rage à Marseille et dans certains ports de la façade Atlantique. Aucun pays ne fut épargné. Le galion anglais avait mouillé à divers endroit et le mal s'y était invité. Il ne frappait pas que dans la cale des navires mais se propageait partout, notamment dans les prisons, un terrain d'élection tant les cachots malsains et crasseux étaient infestés par les poux.
À chaque départ, rats et puces embarquèrent donc en même temps que l'équipage pour la suite du voyage. La mer sur laquelle naviguait le voilier était le berceau des brumes et de la pestilence engendrée par elles. Cette insalubrité, avivée par la douceur de l'automne, s'insinua à bord, fit pénétrer l'haleine d'un mal inconnu dans le moindre recoin et, avant la venue de l'hiver, transforma le navire en hôpital flottant.
Les carences alimentaires et les rhumes mal soignés avaient prédisposé la plupart des hommes à être contaminés: sur les vingt-huit, plus de la moitié se retrouvèrent alités et un marin venait de succomber après une forte fièvre. D'épaisses peaux blanches qui s'étaient reformées au fond de sa gorge au fur et à mesure qu'on les crevait l'avaient empêché de respirer... Il avait crié, suffoqué et avait fini par périr étouffé dans d'atroces douleurs. Ne sachant pas précisément où ce matelot avait pu être infecté, le barbier-chirurgien estima que la période d'incubation se situait entre une et trois semaines.
Du fait des variations inter-individus, ces cycles étaient toujours sous la forme d'intervalles.
Cela assujettit le Trinity Gilbert, arrivant sur les côtes Anglaises après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-huit jours. Le navire se vit attribuer un mouillage et fut aussitôt visité par les intendants de santé qui prirent connaissance des patentes et repérèrent les hommes les plus souffrants. Ils donnèrent le choix à l'équipage de rester à bord ou d'être conduits au lazaret. Tous choisirent la seconde option car l’espace étroit et sombre de la cale, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, leur firent préférer le sanitat, à tout risque.
Le site avait trois portes principales : deux qui donnaient sur la rade avec le débarcadère, et l'autre, située au sud, qu'on appelait "la grille", donnait vers le faubourg de Blue Town. À côté de "la grille" se trouvait le logement des concierges et la "chambre aux parfums" où étaient désinfectés par fumigation documents et courrier.
L'établissement était divisé en deux parties : le Grand Enclos, dont les bâtiments accueillaient équipages, passagers et marchandises de navires "sous patentes nettes", c'est à dire provenant d’un pays sain, tandis que le Petit Enclos était réservé à ceux "sous patentes brutes", autrement dit provenant d’un pays contaminé. Le Grand Enclos, subdivisé en quatre parties avec "galeries de passagers", permettait d’accueillir une trentaine de malades en chambres séparées. Trois autres enclos disposant de dix-huit chambres étaient réservés aux personnes saines et aux marchandises en purge. Il possédait une chapelle, un hôpital et un parloir. Chaque enclos était équipé d'une fontaine ou un puits, d'un lavoir, d'un cimetière et de "chambres de correction" pour les quarantenaires en état d’arrestation. Il y avait aussi des entrepôts immenses et des séchoirs pour les marchandises en attente. Une double enceinte de murs très élevés le clôturait.
Les navires sous patentes brutes ou susceptibles de présenter un danger, comme le Trinity Gilbert, devaient d'abord mouiller dans le petit port de l'île, où les documents portuaires étaient remis aux autorités. Puis la quarantaine s'effectuait au sanitat lui-même. La première moitié du confinement se passait dans le logement attribué. Pendant l'autre moitié, il était permis aux patients de se promener dans les avenues. En cas de maladie, l'isolation était de mise et les rapports des médecins du lazaret étaient rédigés quotidiennement, et envoyés à l'intendance immédiatement après chaque visite. Les cadavres étaient autopsiés.
Du débarcadère, les marins rejoignirent l'édifice principal, long d'une cinquantaine de mètres environ. Il était composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage.
À l’entrée des bâtiments de désinfection, les marins s’acquittèrent de la taxe sanitaire puis furent amenés dans une salle d'examen. Déshabillés rapidement par les infirmiers de service, ils furent examinés dans l'heure par le médecin présent. Les vêtements qu'ils portaient furent soumis à un nettoyage en règle. Désormais nus, les quarantenaires étaient eux-mêmes invités à se savonner de la tête aux pieds. Mendoza n'échappa à l'humiliation des ablutions collectives et de l'épouillage. On ne trouva rien sur lui.
En revanche, les porteurs de vermines passèrent aussitôt entre les mains des aides-soignants chargés de la toilette spéciale: le cuir chevelu et les cheveux furent imbibés largement de vinaigre d'alcool, tamponnés avec soin ainsi que la barbe et les sourcils. Les oreilles, la région cervicale n'échappèrent point à la friction.
Cela fait, les infirmiers procédèrent à la coupe de cheveux et de la barbe. Les poils coupés furent recueillis dans un réceptacle pour être emportés et brûlés dehors. Puis ils enveloppèrent le crâne (y compris les oreilles) des patients d'un serre-tête en toile, bien fixé par quelques épingles anglaises.
Toujours en tenue d'Adam, Mendoza et ses compagnons "suspects" furent ensuite conduits dans le Petit Enclos. C'était un grand bâtiment à deux étages. Une minute plus tard, une porte située devant le groupe s'ouvrit et deux infirmiers rejoignaient leurs collègues de l'accueil. L'un d'eux fit signe au groupe de les suivre et les quarantenaires se retrouvèrent bientôt dans un couloir percé de fenêtres à travers lesquelles pénétrait à flots de soleil de ce début d'après-midi. L'endroit, avec ces paysages marins encadrés de ses rideaux de taffetas, était accueillant et gai. Le contraste n'en n'était que plus frappant avec les épais barreaux des fenêtres. Sendgate Creeck n'était ni une prison, ni un hôpital. C'était quelque chose entre les deux.
Ils firent halte devant une porte que l'homme de tête déverrouilla. Il ouvrit et fit signe aux nouveaux venus d'avancer. Ils entrèrent dans une large galerie soutenue par des colonnes. Entre chaque pilier, il y avait un logis qui consistait en une pièce carrée spacieuse et claire dont les fenêtres ouvertes, également protégées par des barreaux, offraient une vue spectaculaire sur la mer en contrebas. Un lit, une table de travail, une chaise, des étagères et une cheminée meublaient chaque chambre que complétaient deux cabinets au fond, le tout plafonné et bien blanchi à la chaux.
On en attribua une à Juan et on lui apporta bientôt un oreiller, des draps propres, sa cape, ses vêtements et son carnet de bord. On ferma ensuite sur lui de grosses portes, à grosses serrures, et il resta là, maître de se promener à son aise d'un bout à l'autre de son appartement.
Tout cela ne lui fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que le galion, et, comme un nouveau propriétaire, il se mit à arranger les lieux pour ses vingt-huit jours comme il l'aurait fait pour toute une vie. Il eut d’abord l’amusement d’aller une seconde fois à la chasse aux poux. Il trouvait que le personnel avait été trop vite en besogne. Malgré une inspection minutieuse, il ne décela rien non plus et se sentit net et soulagé. Quand il se fut rhabillé, il procéda à son installation. Juan prit l'oreiller et les draps et fit son lit. En guise de couverture, sa fidèle cape fera l'affaire. Il arrangea ensuite en manière de bibliothèque la douzaine de livres qu'il avait. Bref, il s’accommodait si bien, qu’il était presque aussi commodément chez lui qu’à l'hacienda De Rodas. Peu après, il tira du papier, une écritoire, et se mit à rédiger une lettre.

Mercredi 03 Décembre 1544, île de Sheppey, Angleterre.
Ma princesse.
Voilà bien des jours que je ne t’ai plus embrassée et la situation risque de durer encore un bon moment. Il faut que je t’informe: un incident fâcheux va nous retarder dans notre entreprise. Un matelot du bord (Dieu ait son âme) vient de mourir d'une forte fièvre. Pour lutter contre une éventuelle épidémie, les autorités Anglaises nous ont mis en quarantaine pour un mois environ. Enfin il faut prendre son parti et supporter courageusement tous les petits ennuis et toutes les épreuves que la Providence envoie.
Ici, au lazaret de Stendgate-Creeck, je n'entend parler que de malades et de morts subites. J'espère qu'il n'en est pas de même à Barcelone. Comme j'aimerai tant avoir de vos nouvelles.
Dans ce contexte particulier où je suis forcé de rester à demeure durant un long moment, tu pourras répondre à mon billet.
Allons, puisque je suis "prisonnier", je mettrai à jour mon carnet de bord: comment puis-je mieux employer mes instants de loisir! Il est aujourd’hui treize heures et personne n'a daigné à m'apporter de quoi me sustenter. Je sais que nous sommes en période de jeûne, mais tout de même! Je me damnerai pour un morceau de pain et un peu de vin.
Mes occupations seront quasi nulles. Hormis la rédaction de mon journal, la lecture ou la méridienne, il n'y aura pas grand-chose à faire. Quoique bien fatigué, je me porte bien et suis content, puisque je t'écris. Car le temps que j’aurais employé à tout autre chose ne se serait pas écoulé aussi agréablement, mais je n’ai rien de plus à te dire et suis toujours le même. C’est-à-dire fort bête quand j’ai une plume en main et que je ne la fais pas voler sur le papier.
Il y a trois semaines, quand je t'ai prise dans mes bras, c'était encore quelque chose d'autre que ce que ces douze années de mariage m'avaient apporté. J'étais si totalement joint à toi, si confondu qu'à l'heure où je trace ces lignes, je ressens encore la blessure physique d'un arrachement, lorsqu'il a fallu me détacher de toi. Je savais que cette absence me pèserai... Et je le vérifie depuis. Tu me manques tellement. Les enfants aussi.
J'ai le cœur si rempli d'une grande affection, sois bien sûre mon amour qu'il en reste une grande part pour ceux que j'aimais avant mon départ et que j'aime peut-être plus encore. Je crois qu'il y a des circonstances dans la vie où le cœur s'agrandit et devient de plus en plus chaud.
Que te dirai-je, maintenant? Qu'un poème de Ronsard me vient à l'esprit:
"Encore que la mer de bien loin nous sépare,
Si est-ce que l'éclair de votre beau soleil,
De votre œil qui n'a point au monde de pareil,
Jamais loin de mon cœur par le temps ne s'égare".
Je finis en vous embrassant tous, de toutes mes forces. Je t'aime, ma princesse.

Ton capitaine.


☼☼☼

On apporta dans la soirée de quoi calmer les estomacs qui criaient famine. Comme pour exaucer le souhait de Mendoza, une miche de pain composa sa pitance. Mais point de vin. Il fallait se contenter d'une cruche d'eau. Après avoir du pouce, tracé un signe de croix sur la croûte brune, il en arracha un morceau et mordit dedans. Le pain étant frais, il le mâcha lentement, le respira avec quelque plaisir. L'odeur du pain tout chaud sorti du four avait enchanté son enfance. Elle était restée l'une des senteurs qui lui étaient le plus agréables. La moitié de la miche y passa, accompagnée de quelques gorgées d'eau fraîche. Il convenait d'en garder pour le lendemain matin. La nuit s'installa et les heures commencèrent à couler. Juan avait envie de dormir, mais hésitait à se laisser aller au sommeil: un infirmier ne lui avait-il pas dit qu'un médecin viendrait l'examiner? Finalement, et comme le temps coulait sans amener personne, il s'étendit sur son lit, ferma les yeux et s'endormit.

☼☼☼

Une main qui secouait doucement son épaule le réveilla. Juan vit qu'un jour grisâtre glissait par la fenêtre et comprit qu'il avait dormi paisiblement cette nuit. La main appartenait à un homme d'une soixantaine d'années dont la blouse blanche était faite en cuir du Maroc, sous laquelle étaient portées une jupe, une culotte et des bottes, toutes en cuir et ajustées les unes aux autres. Encore englué dans le sommeil, Mendoza entendit une voix douce lui murmurer:
:?: : Comment vous sentez-vous, aujourd'hui?
L'homme avait des yeux sombres, pleins de compassion, dans un visage que la maturité n'avait pas encore griffé. Le marin lui sourit.
:Mendoza: : Fort bien! Mise à part cette toux, je ne me sens point malade, docteur.
Ce dernier lui demanda:
:?: : Avez-vous des maux de tête?
:Mendoza: : Non.
:?: : Des douleurs diffuses?
:Mendoza: : Non plus.
:?: : Des nausées, des envies de vomir?
Mendoza répondit encore par la négative, puis le médecin l'examina scrupuleusement.
:Mendoza: : Que cherchez-vous, docteur?
:?: : Les symptômes du typhus. Certains de vos compagnons de voyage en sont atteints... Bien! Je ne vois pas d'éruption cutanée et vous n'avez pas de fièvre. Vous êtes sûrement passé à travers les mailles du filet. Mais cette toux m'inquiète. Ce qu'il vous faut, c'est du repos. Uniquement du repos. Je vais vous laisser des potions à vous faire boire... de quoi vous rendre des forces, rien de plus.
:Mendoza: : Merci docteur...?
:?: : Fracastoro. Girolamo Fracastoro.
:Mendoza: : Vous êtes le fameux médecin Italien?
G.F: Fameux, je ne sais pas! Mais en effet, je suis né à Vérone.
Ce philosophe, poète et humaniste fut le premier à entrevoir que les maladies épidémiques pouvaient être provoquées par des agents extérieurs à l’organisme qui pouvaient être transmis par contact direct ou indirect.
G.F: Je vais vous laisser à présent car je dois continuer mes visites dans ce pavillon. En attendant, vous devez vous restaurer. On va vous apporter de la soupe. Après, vous dormirez.
Mendoza tenta de s'asseoir. Fracastoro s'empressa de l'aider.
:Mendoza: : Quand pourrai-je sortir?
G.F: Pour prendre l'air? D'ici trois ou quatre jours. Si vous voulez dire quitter le lazaret, ce ne sera pas avant la fin de la quarantaine, j'en ai bien peur!
:Mendoza: : Je vois! Puis-je vous demander une faveur?
G.F: Bien sûr!
:Mendoza: : Pouvez-vous faire parvenir cette lettre pour moi?
G.F: Mais avec plaisir!
Fracastoro prit le pli et lu le nom sur l'enveloppe.
G.F: Qui est cette Isabella Mendoza? Votre mère?
:Mendoza: : Non, c'est ma femme. Ma merveilleuse femme que je n'ai pas vue depuis trois longues semaines!
G.F: Elle vous manque à ce point?
:Mendoza: : Oh oui! Elle est si douce et bien formée de corps, légère comme un papillon, vive comme l'éclair, chantant comme l'alouette! Mon Isa aime trop à se parer de beaux atours! Mais ils lui vont si bien! Si vous voyiez, docteur, ses petites mains si lestes à la caresse, vous leur interdiriez de toucher poêlon et coquasse. Le feu de la cuisine pourrait noircir son teint clair comme le jour. Et quels yeux! Je fonds en tendresse rien qu’à les regarder. Nos servantes, Carmina et Jesabel gardent pour elles toute besogne, afin de lui épargner le moindre travail ; elles balayent la maison, lavent la vaisselle et le linge qu'elles repassent, font le lit nuptial où ma princesse s’étend le soir lassée d’aise. Souvent, étant allée à la promenade, elle revient dîner trop tard, mais c’est pour moi si grande joie de la voir que je n'ose hausser le ton, bien heureux quand boudeuse, la nuit, elle ne me tourne point le dos. Ah! Si je pouvais seulement la retrouver!
Son plaidoyer lui valut une quinte de toux.
G.F: On est jeune tant qu'on aime, on est vieux dès qu'on n'aime plus.
:Mendoza: : Ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle femme! Car, sachez-le bien, je ne suis ni ne serai jamais un mari trompé. Elle est pour ce, trop réservée et calme en ses manières. Elle fuit la compagnie des autres hommes. Si elle aime les beaux atours, c'est seulement par besoin féminin. Je suis son dévoué, son servant, son esclave, je le dis volontiers; que ne le suis-je derechef; mais je suis aussi son époux et maître.
G.F: C'est ce que nous croyons tous!
Remarquant que son patient pesait plus lourdement sur son bras, le docteur fit:
G.F: Vous êtes las, n'est-ce pas? Je vais vous laisser. Tranquillisez-vous, je me charge de votre courrier.
:Mendoza: : Merci...
Fracastoro sortit et, comme par magie, le malade cessa de tousser. Un moment plus tard, Mendoza avala sagement son breuvage avec le reste de la miche de la veille. Lorsqu'il eut fini, il se rallongea plus confortablement dans ce lit étranger, moelleux comme un cocon. Il attendait le sommeil que lui avait promis le médecin en lui faisant avaler un gobelet de lait additionné de quelques gouttes d'une liqueur inconnue. Et pourtant, il tardait à venir. Peut-être parce que le marin ne parvenait pas à surmonter sa déception. Bien sûr, il venait d'échapper à un grand mal, bien sûr, il était à l'abri, toutefois, il n'avait fait que passer d'une cabine luxueuse à une cellule qui ne semblait pas devoir donner davantage sur le grand air et sur la liberté.
La drogue commençait à agir. Le corps du capitaine se détendit en même temps que s'apaisait son cœur. En dépit de son sort, le visage fatigué et pâle mais cependant apaisé sombra dans un sommeil qui allait durer plus de douze heures.

☼☼☼

Les repas suivants furent servis avec beaucoup de pompe. Deux arquebusiers, arme à la main, escortaient les cantiniers jusqu'aux chambres. Ils déposaient les plateaux devant chaque porte puis se retiraient en sonnant une clochette pour avertir les pensionnaires de se mettre à table.
Mendoza mit quatre jours à guérir de son rhume et, durant tout ce temps, ne revit pas le médecin. Entre les repas, quand l'Espagnol ne lisait ni n’écrivait et qu'il avait besoin d'air et de solitude, il allait se promener dans le cimetière des protestants qui lui servait de cour. Elle était tout embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de mur, il se laissait envahir doucement par le vague parfum d'abandon qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes.
Les jours de grand vent ou pluvieux, il montait s'enfermer dans la tour-lanterne qui donnait sur le port et d'où il pouvait voir entrer et sortir les navires. Il y restait presque tout la journée, dans cette espèce de stupeur et d'accablement délicieux que donnait la contemplation de la mer.

23.PNG

Il appréciait cette jolie griserie de l'âme. Il ne pensait pas, ne rêvait pas non plus. Tout son être lui échappait, s'envolait, s'éparpillait. Le Catalan était la mouette qui plongeait, la poussière d'écume qui flottait au soleil entre deux vagues, le sillage de ce bateau qui s'éloignait, cette perle d'eau, ce flocon de brume, tout excepté lui-même. Il en passait, de ces belles heures de demi-sommeil et d'éparpillements...
Mendoza passa de la sorte vingt-deux jours, et il aurait passé les six derniers sans s'ennuyer un moment si la réapparition de cette mauvaise toux ne l'avait pas cloué au lit le lendemain de Noël.

☼☼☼

Alors que son père entrait au lazaret cinq jours auparavant, Pablo se trouvait seul un matin au logis et, s'y ennuyant, taillait dans un vieux soulier paternel pour en faire un petit navire. Il avait déjà planté le maître mât dans la semelle et troué l’empeigne pour y placer le beaupré, quand il vit à la demi-porte passer le buste d’un cavalier et la tête d’un cheval.
:?: : Y a-t-il quelqu’un céans?
Pablo: Oui, il y a un homme et demi plus une tête de cheval.
:?: : Comment?
Le petit garçon répondit:
Pablo: Parce que je vois ici un homme entier: c'est moi. La moitié d’un homme, c’est ton buste et une tête de cheval, celle de ta monture.
:?: : Je cherche la señora Mendoza.
Pablo: Ma mère n'est pas là. Elle est partie avec ma jeune sœur se promener. Elles doivent être du côté de Sant Joan Despi en compagnie de Consuelo, notre petite gardeuse d'oies.
L’homme lui demanda alors par où il devait aller.
Pablo: Là où est la volaille.
L’homme s’en fut et revint au moment où Pablo faisait du second soulier une galère à rameurs.
:?: : Tu m’as trompé! Où les oies sont, il n’y a que boues et marais où elles pataugent.
L'enfant répondit:
Pablo: Je ne t’ai point dit d’aller où les oies pataugent, mais où elles cheminent.
:?: : Montre-moi du moins, un chemin qui aille à Sant Joan Despi.
Pablo: En Catalogne, ce sont les piétons qui vont et non les chemins. Pourquoi cherchez-vous ma mère?
:?: : J'ai une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée à lui remettre.
Pablo: Donnez! Je m'en chargerai.
:?: : As-tu de quoi payer, Mendoza fils?
Pablo: Non.
Un homme entra à pas de loup dans la cour et caressa la croupe du cheval, lui annonçant ainsi sa venue. Il dit au cavalier qui ne l'avait pas entendu arriver:
:?: (2): Donnez-lui ce pli. Je vais vous régler.
Pablo: Merci, oncle Miguel!

☼☼☼

Papa n'a plus la pêche.

La veille de la saint Juan, un infirmier dépouilla le susnommé de ses vêtements humides, l'enveloppa dans un drap un peu rêche dont il le frictionna vigoureusement jusqu'à ce qu'il cesse de claquer des dents. Puis, l'aide-soignant accompagna le malade jusqu'à son lit. Mendoza eut l'impression de plonger dans de la plume quand on rabattit sur lui les draps. L'homme lui fit boire une tisane tenue au chaud près de la cheminée, alluma la veilleuse votive du chevet, souffla les chandelles et quitta la chambre sans faire le moindre bruit. Déjà l'Espagnol s'était endormi et volait à tire-d'aile vers cet ultime refuge des malheureux: le pays du rêve.
Quand il en redescendit vers le milieu du jour, il trouva la réalité amère car il ne se sentait pas bien du tout: des frissons couraient le long de son dos, sa gorge lui faisait mal et il se mit à éternuer une demi-douzaine de fois, ce qui attira auprès de lui l'homme qu'il avait vu la veille et qu'il avait fini par croire intégré à ses songes.
Une main fraîche se posa sur son front et celui-ci annonça d'un ton mécontent:
:?: : C'est bien ce que je craignais! Tu as pris froid en dépit de mes soins et tu as de la fièvre. Le médecin ne sera pas content!
:Mendoza: : Et alors?
Sa remarque s'acheva par un nouvel éternuement.
:?: : Il n'aime pas trouver ses patients dans cet état.
:Mendoza: : Après la nuit que j'ai passée, cela n'a rien d'étonnant. En outre, je ne suis pas "dans cet état". J'ai un gros rhume et j'espère que, dans deux ou trois jours, il n'y paraîtra plus.
:?: : J'ai peur que cela ne soit plus qu'un simple coup de froid. Regarde-toi!
Il tendit un miroir à main.
:?: : Tu as le nez rouge et la figure enflammée!
Le capitaine grogna. Cet homme commençait à l'agacer et il détestait cette façon qu'il avait de le tutoyer.
:?: : Il faut faire tout ce qu'il est possible pour te guérir.
Il se mit à la tâche sur l'heure et entreprit de noyer le malade dans les tisanes, le miel et le lait de poule, lui fit ingurgiter force pilules, l'obligea à prendre deux fumigations dont le malheureux marin émergea plus rouge que jamais et prétendit même lui administrer un clystère auquel Mendoza se refusa avec la dernière énergie. Il ignorait où en était sa fièvre, mais il se sentait à présent complètement abruti et, en outre, il avait mal au cœur.
:Mendoza: : Laissez-moi tranquille! Vous allez me tuer à force de médecines car, sachez-le, je n'en prends jamais!
L'autre glapit:
:?: : Quand on est malade, on se soigne! Tu dois avaler encore ce sirop bien propre à adoucir la gorge et...
:Mendoza: : Je n'avalerai rien du tout! La seule chose dont j'ai besoin, c'est qu'on me laisse dormir en paix!
Empoignant draps et couvertures, il se disposait à disparaître dessous quand l'entrée du médecin mit fin à la scène. Juan ne le reconnut pas tout de suite. L'homme portait un élégant pourpoint court de velours noir brodé d'or, des chausses collantes qui rendaient pleine justice à ses jambes qu'il avait fort belles et, surtout, il était tête nue, ce qui permettait de constater qu'il avait encore une abondante chevelure.
En découvrant les deux hommes dressés face à face comme des coqs en colère, l'un rouge, échevelé et cramponné à ses draps, l'autre brandissant un flacon et une cuillère, Fracastoro s'emporta à son tour.
G.F: Vous ne pourriez pas crier moins fort? On vous entend jusqu'au bout du couloir.
Brandissant toujours sa fiole et sa cuillère, l'infirmier fonça sur Fracastoro comme s'il souhaitait le pourfendre.
:?: : Cet homme est malade, docteur. Regardez-le! Il est à faire peur! J'ai fait tout ce que j'ai pu pour le soigner, mais il prétend m'en empêcher. Il se croit trop médecin pour écouter les avis qu’on veut lui donner!
:Mendoza: : Je prétends surtout que cet homme arrête de m'empoisonner avec ses drogues. Mais il ne cesse de répéter que vous serez sûrement furieux d'apprendre que...
G.F: ... que vous avez pris froid hier? Je n'en suis pas surpris le moins du monde... ni furieux d'ailleurs. Ne vous agitez pas et recouchez-vous, señor Mendoza.
Celui-ci obéit.
:Mendoza: : Je suis heureux de vous voir, docteur. Votre présence me fait du bien.
Peinant à parler, l'Espagnol suffoquait aussitôt. La fièvre le secouait et il était brûlant. Qu'en déduire? Sinon que lui aussi était rongé par ce mal. Fracastoro se pencha sur lui. Le malade balbutiait, gémissait. Un flot de sang jaillit soudain de sa bouche, coula de son menton sur sa gorge, tachant le drap blanc d'une traînée pourpre, tandis qu'il se renversait en arrière, sur son oreiller, avec la grâce fugitive d'un vêtement de soie qu'on abandonne.
:?: : Seigneur Dieu!

☼☼☼

Décembre toucha quasiment à sa fin. Le roi tint des assises solennelles auxquelles il convia son peuple. Des fêtes furent données à cette occasion, des conflits arbitrés, la justice rendue.
Isabella n'assista pas aux festivités mais se rendit tout de même à la messe de minuit. Elle s'appuyait au bras de Miguel en pensant à Juan qui était loin. Elle avait reçu sa lettre en provenance de Sendgate Creeck, et lui avait aussitôt répondu:

Lundi 08 Décembre 1544, Barcelone.
Mon chéri.
Tu sais que, chaque fois que je reçois une lettre de ton écriture, j'en éprouve un vif contentement. Je t'envoie donc tous mes remerciements pour celle que tu m'as écrite il y a quelques jours: toute heureuse de la posséder, je l'ai prise hier dimanche pour la montrer à notre bon Miguel. Mais je ne m'attendais pas à apprendre en arrivant chez lui que Dolorès et Cora avaient été prises d'une toux violente. Je suis restée auprès de nos chères petites nièces jusqu'au soir, maintenant les voilà en bonne voie de guérison et j'ai pu les quitter sans préoccupation sachant leur bon père auprès d'elles. À ce propos je te dirai que ton frère est combattu entre le désir de venir te voir et celui de ne pas quitter femme et enfants. Là-dessus je l'ai rassuré en lui certifiant que tu serais le premier à dire qu'il ne doit pas partir. Ton cœur si bon, si tendre comprendrait parfaitement notre agitation quand les petites ont quelque chose et que leur père n'est pas là.
En ce qui concerne ce voyage interrompu, je suis bien triste pour toi. C’est vraiment bien dommage que ce projet ne puisse s’exécuter quand tout était si bien combiné, mais je vois que tu y mets beaucoup de philosophie. Nous, nous allons y gagner de te revoir plus tard! La seule chose qui nous console c’est la pensée que tu seras fort occupé quand tu sortiras! Enfin mets-toi un peu à ma place et tu sauras tout ce que l'on souffre à être loin de celui que l'on aime. Je sais que pour toi le temps passera sans que souvent au moins tu n'auras que peu de temps, mais savoir comment tu vas est tout ce que je demande journellement si cela ne te contrarie pas trop. D'ailleurs, tu me donnes bien peu de détails dans ta lettre. J'espère que tu ne me caches rien sur ton état de santé.
Je n'ai rien de particulier à te marquer si ce n’est pour te dire que la distance rend l'amour plus cher et l'absence le rend plus doux. Mais depuis trois semaines que je ne t'ai pas vu, tu commences à me manquer. Avise donc de dissiper, mon beau soleil, les nuages de ces importuns obstacles qui séparent nos corps, mais qui ne pourront jamais séparer nos âmes unies d'un éternel destin et liées d'un éternel lien.
De mon côté, si je suis pauvre en nouvelles de chez nous, je suis riche en santé. Malgré les plaintes de Carmina je trouve que l’appétit ne laisse rien à désirer, quant au sommeil lorsque tout mon petit monde à la maison grelotte de froid, je dors paisiblement. Nos travaux de fabrique continuent, malheureusement pas sur une aussi grande échelle qu’on nous le demande. Nous ne réussirons pas à contenter tout le monde, j'en ai bien peur. Aujourd’hui il a plu à peu près toute la journée, c'est un temps fort désagréable. Il n'est pas favorable aux sorties, aussi dit-on que de l’autre côté du Llobregat il n’y a personne qui traîne dehors. Je ne sais pas trop ce que fait Carmina, elle doit s’occuper très probablement, mais ce n’est pas de ma compétence. Je pense que Jesabel nettoie les chambres, qu’elle prétend être très sales ; je veux bien la croire. Aussi est-elle à frotter à la lessive. Pour répondre à ta question, ici les santés sont toujours bonnes, et si je te parlais de tes chers enfants, j’aurais tant de charmantes choses à te dire que je risquerais de priver ces chers trésors de leur promenade quotidienne. Et oui, malgré la pluie, ils m’attendent, et ce sont de petits souverains devant lesquels, moi leur mère, tout en ne voulant pas l’avouer, s’incline, il faut bien en convenir.
L'heure me presse, mon Juan, il faut que de suite j'en vienne à ma demande qui est de te prier, quand tu le pourras, d'acheter pour notre Pablo un manteau et un manchon assorti; ce qu'il portait l'année dernière, passera cet hiver au petit Joaquim. Notre aîné étant grand, je crois que tu peux bien prendre le tout pour l'âge de dix ans. Ceci ne comptera point pour une lettre et je me ménage le plaisir de t'écrire bientôt plus longuement.
Au revoir mon chéri. Je t’embrasse de tout cœur. Tes enfants t’envoient les choses les plus tendres.

Ta princesse Isa.


Mais depuis trois semaines, plus rien. Cette attente était pesante et il ne faisait guère de doute qu'elle attendait de ses nouvelles. Elle lui avait bien demandé de lui écrire tous les jours. Malgré sa requête, ses espoirs restaient déçus. L'aventurière se demandait s'il s'apprêtait à suivre les offices de Noël en terre étrangère. Le plus dur, pour elle, c'était cette incertitude permanente dans laquelle elle vivait. Elle songeait également à Pablo, qui paraissait avoir reconquis une certaine paix intérieure après s'être confié à elle dernièrement.
Toute la famille rentrée au bercail, la jeune mère regagna sa chambre. Elle commença par sortir délicatement Bianca de sa poche avant de la mettre en cage puis erra longuement d'un bout à l'autre de la pièce en s'emparant machinalement des bibelots précieux qui lui tombaient sous la main avant de les reposer. Elle quitta les lieux pour retourner dans la grande salle où elle se servit un verre de vin avant d'y renoncer. Elle l'abandonna près de la cheminée.
Depuis quelque temps, les diversions qui lui avaient procuré tant de plaisir par le passé ne l'intéressaient plus. Elle fronça les sourcils. Par expérience, elle savait que les pensées les plus dérangeantes étaient aussi les plus obstinées. Le meilleur moyen de s'en débarrasser était encore de les laisser prendre toute leur place de façon à s'en vacciner.
Après un crochet par la cuisine où elle eut une brève conversation avec Carmina au sujet du préparatif du déjeuner du lendemain, elle se rendit dans la chambre de ses fils pour les embrasser. Elle fit de même pour ses filles. La servante les avait envoyé au lit dès le retour de la messe. Cela faisait un mois et demi que les enfants n'avaient pas vu leur père. Et ils le réclamaient. Depuis son départ, Isabella se sentait traversée par des émotions peu habituelles chez elle. À mesure que les jours s'étaient transformés en semaines et que se taisaient l'une après l'autre les voix qui résonnaient dans son crâne, il en restait une qui continuait à la bouleverser.
"Je reviendrai aussi vite que je peux. Tu sais que je ne sais pas faire longtemps sans mes gosses, sans Estéban, Tao, Zia et toi. Vous êtes ma tribu arc-en-ciel.... Je t'aime, princesse".
Elle fit taire la voix d'un tressaillement presque brutal et murmura:
:Laguerra: : Moi aussi, je t'aime.
Elle se sentait lasse et avait bien besoin de se reposer, tant la chair que l'esprit. Elle regagna sa propre chambre pour y prendre l'une de ses tenues de coton habituelles. En temps ordinaire, elle aurait procédé à sa toilette du soir dans cette pièce, mais elle décida de faire entorse à ses habitudes en prenant un bain dans l'immense cuveau de l'étuve.
Sur un plateau en cuivre, elle saisit une ravissante boite en bois dans laquelle était alignées une demi-douzaine de flacons d'huile parfumée. Elle en sélectionna un et vida le contenu dans l'eau. Une forte odeur de lavande et de patchouli envahit la pièce.
Elle s'approcha d'un miroir en pied et contempla longuement sa silhouette nue avant de caresser doucement ses côtes et son ventre, puis elle se glissa dans son bain et s'y détendit voluptueusement. Savourant le contact de l'eau sur sa peau, celle-ci chassa une part de sa fatigue. Le repas de Noël et ce bain furent les seuls vrais plaisirs de la journée.
Un peu plus tard, elle finit par sortir du cuvier et se sécha avant de se préparer pour la nuit. Elle enfila sa chemise, mais une fois de retour dans sa chambre, elle l'enleva. Enfin prête, elle se faufila entre les draps frais, appréciant leur caresse sur son corps nu. Le sommeil se faisait capricieux ce soir. Elle considéra le visage spectral de Juan détaché au-dessus de son lit, éclairé par ce sourire si particulier, si magnétique.
:Laguerra: : Que fais-tu, mon chéri? Pourquoi suis-je sans nouvelles? (Pensée).
Elle avait trop songé à lui aujourd'hui pour s'endormir aussi facilement. Pourtant, elle s'obligea à fermer les yeux. Le monde onirique était la seule option pour être auprès de lui.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 07 nov. 2018, 01:03, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Teeger,
je voulais vraiment prendre le temps de te féliciter pour ta fanfiction.
Tu as réellement un immense talent pour raconter les histoires, faire ressentir les atmosphères, les sentiments, faire ressortir les caractères.
J’aime énormément ton style, ton français impeccable et soutenu, tes développements, où l’on remarque ta très grande connaissance de l’Histoire, ton immense travail de recherche et de documentation et ton érudition: c’est passionnant et captivant.

+Je dois avouer quand même que j’ai eu énormément de mal avec la fin de ta première série: vraiment trop de magie, de sorcellerie, une ambiance ésotérique qui me mettait très mal à l’aise et beaucoup trop de violence et de sang. Insupportable. Mais j’ai tout lu...
+En revanche je suis subjugué par cette deuxième série, en cours, pleine de douceur, de tendresse, de belles descriptions, de beaux paysages, d’amour fort, de sentiments purs et intenses (charnels, conjugaux, maternels, filiaux, fraternels, etc.).
C’est très réaliste.
Et que de beaux développements sur le travail, la vie des vignerons, des paysans, les marins, les commerçants, les traditions champêtres, etc.
Cela me rappelle une œuvre dévorée durant mon adolescence « L’ami Fritz » d’Erckman-Chatrian.

Continue à nous enchanter et à nous régaler.
C’est un délice à lire.
Et puis ça permet de patienter jusqu’à la saison 4.

Félicitations... et merci !!!
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Merci beaucoup Yupanqui.
Ravie que ça te plaise.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par Aurélien »

Teeger,
Après avoir lu ce passage, je voudrais te dire que ton récis est juste époustoufflant, c'est digne d'un vrai roman.
Déjà le scénario est vraiment très original et très interressant. En effet rien de plus fascinant que de découvrir un autre aspect de l'histoire et de tourné nos personnages tans connue que aimé dans ce récit qui dicte le mode de vie quotidiens de ces gens après la recherche de ces 7 cités d'or.
Mais également le français que tu emploie est franchement impressionnant, et avec une facilité que de bien rare malheureusement bien peu de gens actuellement se l'octroie.
Je te souhaite donc de toute évidence une bonne continuation pour la suite et de l'écriture !
Les Mystérieuses Cités d'or

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The mysterious cities of gold

Las misteriosas ciudades de oro

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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Cauchemars.

Mendoza, allongé dans son lit, restait parfaitement immobile tant le moindre mouvement était douloureux. Il avait le teint rubicond et ses cheveux, trempés de sueur, formaient une tache sombre sur l'oreiller. Une barbe de plusieurs jours mangeait son visage rongé par la fièvre.

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Le simple fait de respirer lui donnait l'impression que des aiguilles chauffées à blanc lui transperçaient la poitrine. Il sentait la présence inquiétante, au pied de son lit, d'un succube prêt à l'asphyxier. Le monstre s'effaçait lorsqu'il faisait mine d'ouvrir les yeux, avant de réapparaître dès qu'il détournait le regard.
Il s'efforça de museler sa souffrance en se concentrant sur le décor de sa chambre. Plus particulièrement, sur le tableau accroché en face de lui, dont l'examen minutieux l'avait maintes fois réconforté durant les premiers jours d'isolement. C'était une œuvre représentant une goélette sur la Manche, au large du cap Béveziers. Il lui était arrivé de se perdre des heures durant dans la trame complexe des ombres et des lumières, dans la manière dont l'artiste avait réussi à traduire sur la toile la mer écumante et les voiles du bateau, malmenées par la tempête. Cette fois, la douleur l'empêchait de s'évader par la pensée.
La maladie le privait de tous les mécanismes qui lui avaient permis de gérer ses souffrances physiques et ses émotions tout au long de son existence. L’albarelle contenant du sirop de pavot blanc était vide, il allait devoir patienter avant que le médecin revienne. Dans l'intervalle, la seule perspective qui l'attendait était celle d'une douleur omnivore.
En dépit de l'extrémité dans laquelle il se trouvait, l'Espagnol savait que le mal dont il souffrait se déclinait en pleins et en déliés. À condition de survivre à la vague de souffrance qui le submergeait, un répit temporaire finirait par venir le soulager. Il se trouverait à nouveau en mesure de respirer, de parler, et même de quitter son lit pour faire quelques pas. Jusqu'à ce que la douleur refasse surface, impitoyable, toujours plus vive, toujours plus longtemps. Il savait pertinemment que cette escalade ne durerait pas.
Des limbes de sa conscience émergea soudain un pic de douleur, signalé par l'assombrissement de son champ de vision périphérique. Cette étape signalait l'arrivée inéluctable, dans quelques minutes, d'un évanouissement. Il avait d'abord accueilli ce phénomène avec un certain bonheur, avant de comprendre, à son corps défendant, qu'il ne lui épargnait rien. Loin de céder la place au vide, cette obscurité l'entraînait dans le cloaque de son inconscient, dans un univers hallucinatoire pire encore que la douleur physique.
Il ne s'était pas trompé. Un nuage noir ne tarda pas à l'envelopper, l'arrachant à sa couche et l'éloignant de cette pièce plongée dans la pénombre, tel un courant insidieux qui emporterait un nageur épuisé. Pris de vertige, il eut brièvement l'impression abominable de s'enfoncer dans un puits de vide, puis la nuit se déchira à la façon d'un rideau de scène.
Il se retrouva brusquement sur l'île de Kyūshū, sur les flancs d'un volcan en éruption. Tout autour de lui, un flot de lave incandescente s'échappait jusqu'à la mer. Soudain, sous ses yeux s'étendit une immense crevasse, telle une déchirure monstrueuse au cœur même de la montagne. Sous ses pieds, le magma en fusion dessinait un flot de sang ininterrompu dont le rouge ardent et furieux faisait ressortir la noirceur de la végétation brûlée.

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Des éruptions de lave s'échappaient de la fissure tandis que des cendres noircies voltigeaient dans l'air surchauffé de cet enfer.
Mendoza ne savait que trop bien où il se trouvait: sur le Batismento du volcan Sakurajima. Il se tenait très précisément au même endroit, une dizaine d'années auparavant, lorsqu'il avait assisté à l'une des scènes les plus traumatisantes de son existence.
Mais le lieu avait changé. Effrayant en temps ordinaire, il tournait au cauchemar sous l'effet des hallucinations provoquées par la fièvre. La voûte céleste au-dessus de sa tête, loin de posséder les attributs caractéristiques d'une journée ensoleillée, était de ce gris écœurant propre à un temps orageux. Des éclairs orange et jaune trouaient un ciel tourmenté. Des nuages écarlates ballonnés filaient à une vitesse inquiétante sous le regard d'un soleil jouant à cache-cache. Une teinte sinistre éclairait la scène.
Mendoza contemplait ce décor dantesque lorsqu'il découvrit une silhouette à moins de trois mètres de lui. Un homme nonchalamment installé sur une banquette posée dangereusement au bord même de la caldeira d'Aira. Il portait des besicles, un chapeau pointu, un pourpoint. Une couverture lui ceignait la taille et il sirotait paisiblement ce qui ressemblait à du vin.
Le Catalan reconnut sans peine le long nez busqué, la longue barbe et les cheveux roux d'Ambrosius. Celui-là même qui avait trouvé la mort en hyperborée lors de l'affrontement terrible qui l'avait opposé aux créatures d'Agartha.
L'alchimiste porta lentement à ses lèvres le verre dont il avala une longue gorgée tout en observant le chaudron furieux qui bouillonnait à ses pieds. Il affichait l'air placide d'un voyageur admirant la baie de Kagoshima. Sans un regard pour le capitaine, il déclara:
:Ambrosius: : Bonjour, Mendoza.
Ce dernier ne répondit pas.
:Ambrosius: : Je m'inquiéterais volontiers de ta santé, mais les circonstances présentes nous libèrent de ce genre d'hypocrisie.
Mendoza se contenta d'observer cette étrange matérialisation de son antagoniste disparu, allongé sur une méridienne au bord d'un torrent de lave.
:Ambrosius: : Tu sais, l'ironie de la triste situation dans laquelle tu te trouves me ravit. Après tout ce que nous avons vécu tous les deux, après tout ce que j'ai tenté pour te détruire, ce n'est pas moi qui finis par avoir raison de toi, c'est ta propre engeance. Ton obstination à toujours partir à l'aventure. Quand on y pense, mon cher Mendoza, c'est délectable! Ah! J'ai éprouvé le plus grand plaisir à te rencontrer. Nous partagions bien des traits, toi et moi. Nous aurions pu faire tant de belles choses.
Le marin ne répliqua pas. À quoi bon réagir à un délire provoqué par la fièvre?
Le Français but une nouvelle gorgée.
:Ambrosius: : Le plus beau est encore que Miguel participe à ta perte. Indirectement, ton frère est un meurtrier. Ce Caïn te fait trimer du matin au soir et t'envoie à l'étranger vendre le fruit de ton labeur pour son profit. D'ailleurs, je te félicite. Ton vin est remarquable.
Ambrosius marqua une pause.
:Ambrosius: : Miguel, Juan, Isabella, moi-même. Décidément, nous formons une drôle de famille.
:Mendoza: : Famille? Il n'y a jamais eu de lien de parenté entre mon Isabella et toi! (Pensée).
Mendoza s'entêta dans le silence.
Toujours de profil, le rouquin observait le spectacle d'une violence inouïe qui se déroulait à ses pieds.
:Ambrosius: : Je croyais que tu serais heureux de cette occasion pour me demander pardon.
Le capitaine, enfin sensible à la provocation, prit la parole:
:Mendoza: : Demander pardon? De quoi? Tu m'as supplier de te tuer!
:Ambrosius: : Toi et ta pruderie, ta morale guindée, ton désir inconséquent de servir le bien dans ce bas monde. Tellement dévoué à la cause des élus que tu n'as pas su profiter de l'héritage de Mu.
:Mendoza: : Tu fais allusion à des faits vieux de plus de dix ans.
:Ambrosius: : Tu aurais pu vivre comme un roi et te voilà serviteur. Le valet de ton propre frère! Je n'ai jamais compris que tu ne te rebelles pas à l'idée d'avoir toujours vécu sur son domaine.
:Mendoza: : Qu'est-ce que ça peut te faire?
:Ambrosius: : Mon pauvre Mendoza! Il fait de toi ce qu'il veut. Tu crois avoir le contrôle de tes actes mais c'est lui qui t'envoie à droite, à gauche, selon son bon plaisir. Mon Dieu! Es-tu aveugle à ce point? Hormis ta fille ainée, es-tu sûr que les gamins de ta Pénélope sont de toi?
Ambrosius laissa échapper un gloussement à peine audible au milieu des grondements du volcan.
:Ambrosius: : Quand je pense que c'est moi, Ambroise De Sarle, qui te sers aujourd'hui de conscience.
L'alchimiste secoua la tête. L'angoisse oppressante qui étouffait Mendoza commença à traverser la brume de ses délires. Il tituba au bord du torrent de lave, retrouva l'équilibre.
:Mendoza: : Je... J'ai confiance en ma femme. Et je refuse de discuter avec une hallucination.
:Ambrosius: : Une hallucination, dis-tu?
Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Ambrosius se tourna vers le marin.
:Ambrosius: : Tu as raison de vouloir te rassurer, capitaine.
Sa voix couvrait le rugissement de la lave. Il détourna la tête du même pivotement lent effectué un instant plus tôt et son regard se posa à nouveau sur la caldeira d'Aira. Le cauchemar commençait à se dissoudre, il finit par s'estomper en laissant Juan dans la pénombre de sa chambre, une fois de plus en proie à la douleur.

☼☼☼

Forte d'une longue expérience, Isabella ralentit sa respiration et les battements de son cœur à la moitié de leur rythme habituel. Elle demeura ainsi pendant une dizaine de minutes, réalisant simultanément des exercices mentaux d'une grande complexité qui lui permirent d'atteindre l'état méditatif qu'elle recherchait, le Seuil du Vide parfait. Alors seulement, elle entreprit de retirer un à un les éléments du décor réel dans laquelle elle se trouvait. La ville de Barcelone disparut, avec tous ses habitants. Le ciel étoilé s'évapora. La bise nocturne passant par la fenêtre de sa chambre cessa de lui caresser les cheveux. La Méditerranée proche s'évanouit avec son odeur et son vacarme. Enfin, elle effaça de son esprit l'image de son homme et le lit sur lequel elle était étendue.
Elle se retrouva plongée dans un noir absolu, ayant atteint l'État de Vide pur. Isabella s'autorisa à rester ainsi, flottant seule dans le néant, le temps d'une éternité à l'aune de la méditation extrême, moins d'un quart d'heure en réalité. Alors, elle entreprit de reconstruire mentalement le monde, avec une lenteur parfaite, dans l'ordre inverse de sa déconstruction.
Selon son désir, seul le lieu changea.
Un plancher de bois se déroula dans un premier temps sous ses paupières closes. Le firmament se recomposa au-dessus d'elle, puis revint la brise marine qui soufflait le longs des flancs du navire et qui lui fouettait le visage. L'océan reprit également sa place. Enfin, Isabella se campa elle-même au centre de la scène. Au prix d'une concentration intellectuelle intense, elle avait réussi a recréer dans sa tête le galion sur laquelle naviguait Juan. Mais elle ne le vit pas. En revanche, le capitaine Alday se tenait à ses côtés. S'autorisant à réveiller ses sens, elle détailla l'endroit qui l'entourait. Elle constata, outre l'agitation grandissante des éléments, l'absence de toute lumière autour d'elle. On avait choqué la grand-voile et le navire courait sur son erre. La nuit était froide. Rapidement, ses cheveux et ses épaules furent couverts de perles d'eau salée. Elle remarqua, non sans surprise, qu'elle portait la cape et les vêtements de son époux et comprit aussitôt: elle était devenue lui.
Dans le ciel, une lune jaune pâle jouait à cache-cache avec les nuages tandis que le Trinity Gilbert poursuivait imperturbablement sa route à travers la houle.
:Mendoza: / :Laguerra: : Que se passe-t-il, capitaine?
J.A: Venez, señor Mendoza. Je veux vous montrer quelque chose.
À la suite de l'officier, elle se dirigea vers le gaillard d'arrière.
J.A: Quand la nuit est aussi noir que ce soir, on distingue très bien le plancton qui luit dans le sillage du bateau. Regardez... c'est incroyable!
Agrippée au bastingage, Isabella se pencha au-dessus de l'eau qui bouillonnait et tourbillonnait quelques dizaines de mètres en contrebas. Alday ne l'avait pas trompée, des milliards de lueurs minuscules brillaient effectivement dans les remous du sillage, au point de rendre l'océan phosphorescent. En frissonnant de froid, elle murmura:
:Mendoza: / :Laguerra: : C'est de toute beauté. Mais le phénomène n'a rien de nouveau pour moi, vous savez?... Je suis moi-même un ancien matelot.
Pour toute réponse, une main se posa sur son épaule et Alday se rapprocha davantage. L'aventurière, sous les traits de son homme, ne se méfia pas et finit par se laisser aller dans la chaleur amicale qui l'enveloppait. Les yeux plongés dans la lueur irréelle qui montait du sillage, elle sentit une autre main, plus ferme, lui agripper le fond du pantalon.
Au moment où elle s'y attendait le moins, elle se sentit projetée en avant par une force incroyable et passa par-dessus le bastingage.
Une longue bouffée d'air pur et puis, terriblement brutal, le contact atroce de l'eau glacée.
Elle se débattit tant bien que mal, le souffle coupé par le choc, désorientée, trouvant tout de même la force de remonter à la surface malgré ses vêtements et ses bottes qui pesaient des tonnes. Les yeux écarquillés, cherchant machinalement un peu d'oxygène, elle griffa l'air désespérément.
Complètement perdue, elle se demanda un instant comment elle avait pu tomber, si la rambarde avait cédé. Et puis la réalité s'imposa.
:Mendoza: / :Laguerra: : Je ne suis pas tombée. Alday m'a jetée par-dessus bord. (Pensée).
Elle n'arrivait pas à y croire. Tout ça n'était qu'un terrible cauchemar. Elle regarda autour d'elle en se débattant au milieu des vagues. L'immense poupe du galion, telle une tour éclairée, commençait déjà à s'éloigner dans la nuit. Isabella ouvrit la bouche pour hurler, mais elle fut aussitôt asphyxiée par les remous du sillage. Elle battit l'air des bras pour ne pas couler, toussant et crachant, à demi paralysée par l'eau glacée.
:Mendoza: / :Laguerra: : À l'aide!
Elle cria d'une voix faible, étranglée, au point qu'elle eut du mal à s'entendre elle-même dans le hurlement du vent et le chuintement des remous provoqués par le navire. Loin au-dessus de sa tête lui parvinrent les cris des mouettes qui accompagnaient le voilier depuis le début de la traversée. Isabella devait faire un mauvais rêve, il ne pouvait pas en être autrement. Mais alors, comment expliquer cette eau glaciale qui la paralysait? Elle se débattait toujours, mais ses bras et ses jambes étaient de plomb.
Elle voyait s'éloigner les lumières du bord avec une horreur grandissante. À travers les vitres de la dunette, les points noirs étaient des silhouettes humaines.
:Mendoza: / :Laguerra: : Alberto! À l'aide!
En voulant agiter le bras, elle but la tasse et dut faire un effort surhumain pour remonter à la surface.
:Mendoza: / :Laguerra: : Tu es un bon nageur, Juan. Enlève tes bottes et nage! (Pensée).
En un tournemain, elle s'en débarrassa mais rien n'y faisait. Isabella ne sentait plus ses pieds. Elle tenta quelques brasses, mais ça ne servait à rien! Autant garder le peu de force qui lui restait en se maintenant à la surface de l'eau.
Le Trinity Gilbert s'en allait, avalé par la brume qui flottait sur l'océan. Ses lumières s'effaçaient inexorablement et les cris des oiseaux se taisaient, le chuintement des bulles d'air se dissipait en même temps que s'éloignait la lueur bleue du plancton. Peu à peu, l'eau redevenait noire. Un noir aussi profond que l'océan.
Les dernières lumières disparurent, et le silence succéda au raillement des mouettes.
Isabella fixait avec effroi le point où s'était effacé le galion. Autour d'elle, tout était sombre et la mer était forte, mais elle n'osait pas bouger, de peur de ne plus retrouver ce point de fuite synonyme d'espoir. La lune sortit de derrière les nuages et éclaira brièvement la brume d'un éclat argenté avant de s'abriter à nouveau. L'aventurière montait et descendait, portée par la houle.
Les yeux plissés dans l'espoir insensé d'apercevoir quelque chose, elle ne vit pas venir la vague qui la submergea. Elle griffa l'eau avec le peu d'énergie qui lui restait, envahie par le noir et la terreur.
Mais tandis qu'elle luttait, au froid succéda une chaleur inexplicable. Ses membres avaient disparu. Seconde après seconde, ses gestes se faisaient plus lents et chaque mouvement lui coûtait davantage. Elle s'appliquait à rester à flot, mais son corps n'était plus qu'un poids mort. À son grand soulagement, elle comprit alors qu'elle n'était pas perdue au milieu de l'océan, mais sagement dans son lit. Ce n'était qu'un cauchemar. Le lit était doux, moelleux et elle se sentit enveloppée dans une tiédeur obscure. À l'instant où elle poussait un soupir de soulagement, un poids terrible s'abattit sur sa poitrine et la réalité lui apparut en un éclair: tandis qu'elle sombrait dans le sommeil, Juan lui, sombrait dans l'immensité de l'Atlantique Nord, les poumons à la limite de l'implosion.
Lorsqu'il renonça enfin à lutter contre l'impossible, une dernière bulle d'air s'échappait de sa gorge dans un cri d'horreur muet plus insoutenable que le hurlement le plus strident. Une ultime pensée s'imposa alors au marin:
:Mendoza: / :Laguerra: : Je suis mort assassiné.
Isabella se réveilla en sursaut.
:Laguerra: : Juan!

☼☼☼

À de rares exceptions près, l'aventurière ne se souvenait pas de ses rêves avec précision. Il lui semblait qu'elle faisait toujours les mêmes. Il ne lui en restait une vague impression d'entre-deux où, tantôt avec des proches, tantôt avec des inconnus, elle affrontait des situations plus ou moins désagréables. Des lieux particulièrement familiers ou, à l'inverse, sans aucun élément identifiable, servaient de toile de fond à un scénario brumeux et incohérent, mais relié d'une façon ou d'une autre aux problèmes que lui posaient en permanence ses limites, frayeurs et déchirements personnels. Mais cette nuit-là, ce "voyage astral" restera l'un des pires de son existence, car l'un des plus "réels", des plus vécus. À aucun moment, Isabella n'avait eu le sentiment qu'il s'agissait d'un mauvais rêve. Il lui semblait que l'angoisse qui s'y rattachait restera enfouie quelque part en elle et ne demandait qu'à ressurgir, au point que la moindre évocation lui en a été possible pendant plusieurs jours. Sans doute parce que, aussi criante qu'elle était, la connexion avec Juan lui aura longtemps échappé.
En ce jour de Nouvel An, Isabella devint blanche et sécha comme si elle fût dévorée d’un feu intérieur plus rongeant que celui de la folie.

☼☼☼

Estéban ouvrit silencieusement la porte de la grande salle et s'effaça devant Carmina, chargée d'un plateau sur lequel étaient posés Raku-Yaki et Kyusu.
Un feu mourant jetait de faibles lueurs à travers la pièce plongée dans la pénombre. Face à la cheminée, une silhouette immobile était assise dans une bergère. Carmina s'approcha et posa le plateau sur une table basse. Elle annonça avec sollicitude:
Carmina: J'ai pensé qu'un peu de thé vous ferai du bien, señora.
Isabella répondit d'une voix sourde:
:Laguerra: : Non merci, Carmina.
Carmina: C'est votre préféré. Du thé au jasmin. Je vous ai également apporté des mantecados. Je sais combien vous les aimez.
:Laguerra: : Je n'ai vraiment pas faim. Mais merci de vous être donné tant de mal.
Carmina: Je vous les laisse tout de même, au cas où vous changeriez d'avis.
La servante, un sourire maternel aux lèvres, quitta la pièce. Son sourire s'effaça aussitôt et elle adressa au jeune homme un regard inquiet. Elle déclara à mi-voix:
Carmina: Je vais vous laisser.
Estéban hocha la tête et la suivit des yeux tandis qu'elle regagnait la cuisine, puis il tourna la tête en direction de l'occupante de la bergère.
Depuis le cauchemar d'Isabella, une semaine s'était écoulée. Elle affichait une mine grave mais il ne fallait pas être devin pour savoir ce qui la tourmentait. L'Atlante, en sa qualité de beau-fils, estimait qu'il était de son devoir de l'aider à surmonter l'épreuve qu'elle traversait en l'absence de Mendoza. Mais il savait qu'il lui faudra beaucoup de temps et de patience pour la faire sortir de sa coquille. À mesure que s'égrenaient les jours, il découvrait une Isabella entre indolence et agitation, passant des heures à arpenter sans but les pièces de son logis. Elle avait perdu tout intérêt pour ses passe-temps habituels, qu'il s'agisse de sa tapisserie, de sa passion pour le dessin, la lecture, l'alchimie. Après avoir reçu les visites de Tian Li, elle avait définitivement choisi de s'isoler. Elle semblait même sur ses gardes, une méfiance qu'Estéban ne s'expliquait pas. Les rares fois où un cavalier arrivait à l'hacienda pour apporter du courrier, l'aventurière s'animait brièvement.
L'élu s'approcha doucement d'elle. Elle leva les yeux en le voyant s'asseoir, esquissa un sourire, et reprit sa contemplation du feu. Les flammes vacillantes éclairaient d'un éclat sombre son regard noir et ses cheveux toujours ramenés à l'arrière du crâne en un gros chignon.
Estéban veillait scrupuleusement sur elle sachant que telle était la volonté de Mendoza. Il ressentait d'autant plus le besoin de la protéger qu'il la voyait défaite. Une situation étrange, sachant à quel point Isabella fuyait toute protection en temps ordinaire. Pourtant, sans jamais l'exprimer, elle semblait heureuse de cette attention.
La jeune femme, portant sous la ceinture un signe de maternité désormais visible, se redressa sur son siège. Prise d'une hésitation, elle baissa un instant les yeux avant de relever la tête et de croiser le regard de l'élu.
:Laguerra: : Juan est mort.
:Esteban: : Quoi?
Le récit qu'elle lui fit alors n'avait ni queue ni tête, de sorte qu'Estéban ne savait que penser.
:Esteban: : Enfin, Isabella! C'est ridicule, voyons! Ce n'est pas parce que nous n'avons plus de nouvelles qu'il lui est forcément arrivé malheur.
Elle fixa sur lui un regard si sûr qu'il en fut troublé. Il continua néanmoins son argumentation.
:Esteban: : De nombreuses raisons peuvent justifier ce silence. Il est peut-être encore retenu au lazaret. Et s'il a repris la mer, nous n’avons guère de clé pour franchir le huis clos que constitue la vie à bord du navire. Les difficultés rencontrées en cours de voyage sont légion comme une prise en chasse par des voiles ennemies, une réquisition du bâtiment par des représentants d'un Grand Seigneur, ou alors une tempête. Un violent coup de torchon et le navire de Mendoza a peut-être relâché dans tel port pour réparer ses avaries.
:Laguerra: : Pourquoi ne pas nous en avertir, alors?
:Esteban: : Il l'a certainement fait. Mais tu sais bien que ceux qui courent les relais en dehors des postes communales ou royales s'exposent à de graves sanctions et même à des tortures comme la question. Pourquoi n'écrirais-tu pas à la compagnie pour être fixée?
Elle resta un long moment plongée dans le mutisme. Lorsqu'elle se décida enfin à parler, le feu continuait de monopoliser son attention.
:Laguerra: : C'est la première chose que j'ai fait au lendemain de mon rêve. J'attends leur réponse.
Elle posa brièvement les yeux sur le service à thé avant de se tourner à nouveau vers la cheminée.
:Esteban: : Et tu l'auras incessamment sous peu. C'est alors que tu apprendras que Mendoza...
:Laguerra: : ... est mort.
Inutile d'espérer l'ébranler dans sa certitude. Elle s'était exprimée d'un ton sec, mais Estéban avait cru déceler le doute chez elle. Le regard de la jeune femme se perdit dans le vide.
L'Atlante prit une longue respiration. Il prit sur lui de réunir le plus d'informations possible sur le silence de son vieil ami en décidant de partir pour l'Angleterre.
:Esteban: : Écoute, avec le condor, je vais écumer les côtes anglaises depuis Eastbourne jusqu'à Sheerness pour te tranquilliser. Mais je suis certain de le trouver au sanitat, sain et sauf...

☼☼☼

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Je me disais aussi que ce calme et cette paix étaient trop beaux pour durer...
Trop lumineux pour notre Tigresse.
Dommage...
Bien sûr ça fait revenir le suspense mais je ne suis pas amateur de noirceur.
Il y en a déjà suffisamment dans le monde réel...
Mais je vais continuer à te lire parce que tu écris bien et que je veux honorer ton travail.
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

S'ils mènent une petite vie pépère, ça devient vite ch***t!
Il doit leur arriver des trucs sinon, il n'y a rien à raconter...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Reprise du dialogue.

Les pressentiments ont toujours été d'étranges choses, de même que les sympathies et les présages. Les trois réunis constituaient un seul et même mystère dont l'humanité n'avait pas encore trouvé la clef.
Jamais de sa vie Zia ne s'était moquée des pressentiments car elle en avait elle-même éprouvé d'étranges avec ses facultés: que ce soit sentir les tremblements de terre ou communiquer avec les animaux. Elle croyait aussi qu'il existait des sympathies dont le mécanisme déroutait l'intelligence humaine. L'exemple de parents très éloignés, séparés depuis longtemps, complètement détachés les uns des autres, mais qui reconnaissent, malgré leur désaffection, la source unique à laquelle remonte l'origine de chacun.
Quant aux présages, pour autant qu'elle le sache, ils n'étaient peut-être que la manifestation d'une sympathie entre la nature et l'Homme.
Lorsque elle était toute petite, âgée de six ou sept ans seulement, Zia avait entendu un soir son père raconter un à villageois qu'il avait rêver d'un petit garçon et que rêver d'enfants était un sûr présage de malheur, soit pour soi-même soit pour sa famille. Ce propos aurait pu lui sortir de la mémoire avec le temps s'il ne s'était produit aussitôt après une circonstance qui avait servi à l'y inscrire de façon indélébile. Le lendemain, Papacamayo fut appelé dans un autre village alors que sa fille unique se faisait enlever par le gouverneur Pizarro.
Depuis que Estéban lui avait relaté le cauchemar d'Isabella, Zia avait évoqué le propos et l'incident en question. Au cours de la semaine précédente, il n'était guère de nuit qui fût passée au-dessus de la couche conjugale sans apporter avec elle le rêve d'un enfant, que tantôt la jeune inca berçait dans ses bras, tantôt elle le faisait sauter sur ses genoux, tantôt elle le regardait jouer avec une fleur ou tremper les mains dans le cours du Llobregat. Sa grossesse n'y était sans doute pas étrangère. Ce petit être geignait une nuit et riait la suivante. Tantôt il se blottissait tout contre elle, tantôt il la fuyait. Mais quels que fussent l'humeur manifestée et l'aspect présenté par l'apparition, elle ne manquait pas, pendant sept nuits de suite, de venir trouver la future mère à l'instant même où elle pénétrait au pays du sommeil.
Cette répétition d'une seule idée, cette étrange persistance d'une seule image ne plut guère à Zia. Elle devenait nerveuse quand approchait l'heure du coucher. C'est de la compagnie de ce spectre enfantin qu'elle venait d'être tirée en cette nuit de pleine lune où elle avait ressenti l'angoisse de l'aventurière. Bien qu'elle ne fut pas sous le même toit, elle l'avait entendu crier le nom de Mendoza.
Le matin du jour suivant la conversation entre Estéban et Isabella, alors que toute la famille prenait le petit déjeuner, l'Atlante n'eut pas à sortir le condor de sa retraite. Grâce aux postiers, qui abattaient cinquante lieues par jour, un courrier venant d'Angleterre fut acheminé promptement. Celui-ci calma quelque peu les angoisses d'Isabella avant de les ranimer. Le cachet portait un F majuscule que la mère de famille s'empressa de briser. Le contenu de la lettre était concis.

Lundi 29 Décembre 1544, île de Sheppey, Angleterre.
Señora Mendoza. Permettez-moi de me présenter: je m'appelle Girolamo Fracastoro. Je suis le docteur qui s'occupe de votre époux...


:Laguerra: : C'est une lettre du médecin de Juan! J'imagine que maintenant, nous allons savoir si nous devons, oui ou non, nous attendre au pire.
Au même instant, l'escalier finit par faire entendre un craquement sous un pas. Remontant du fruitier, Elena fit son apparition. Tandis que Isabella lisait, Paloma la sollicita:
Paloma: Maman!
:Laguerra: : Une minute ma colombe.

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Voyant sa mère occupée, Elena s'attela à divertir sa petite sœur. Zia continuait à siroter son thé. La boisson était très chaude et l'élue attribua à cette circonstance la rougeur flamboyante qui lui montait soudain au visage. Quant à savoir pourquoi sa main tremblait, ou pourquoi elle renversait sans le vouloir la moitié de sa tasse sur la table, elle décida de ne pas se poser la question.

...Au cours de ma longue carrière, je n'ai jamais écrit à un patient ou un membre de sa famille : nos rencontres sont généralement très brèves et elles ne me permettent pas toujours des échanges plus personnels. Cependant, dans votre cas, j'ai tissé un lien particulier avec votre mari. Il est si combatif malgré ses difficultés à respirer. Ne soyez pas inquiète, il est entre de bonnes mains.
Au cours de nos échanges, je viens d'apprendre que vous êtes la fille de Charles Quint. Bien avant que Vésale ne devienne son médecin attitré, votre père m'a honoré en venant me consulter en 1535. À cette époque, il m'avait avisé qu'il était bien fort tourmenté par sa santé. Sa maladie était tant ennuyeuse et douloureuse qu'elle n'était pas croyable...


L'infante de Castille songea à l'empereur. Selon son accoutumée, il ne mangeait pas, il gloutonnait. Et chacun de ses repas était une exhibition propre à couper l'appétit aux autres convives. Ses défauts s'étaient encore accentués: maintenant, il tenait son assiette au-dessous de sa mâchoire déformée et engloutissait la nourriture en la poussant, à la manière dont certains Chinois mangeaient leur riz. Il déglutissait le tout à l'aide de grandes lampées de vin du Rhin, dont il buvait une bouteille à chaque repas! Avec un tel régime, les attaques de goutte étaient de plus en plus fréquentes et il se refusait à écouter les conseils de son majordome, Luis Méndez Quijada, qui lui répétait:
LMQ: La goutte se soigne en fermant la bouche!
Isabella reprit sa lecture.

...J'ai été touché par le fait que votre époux a l'air d'être un homme très épris. J'imagine que vous attendiez une réponse de sa part mais dernièrement, il n'était pas en état de se tenir debout. De mon expérience en tant que docteur, je pense que l'amour et le soutien d'un conjoint ou un membre de la famille apaisent, apportent paix et sérénité à ceux qui sont malades. Cependant, je ne vous demande pas de voyager à travers le vieux continent pour venir le voir au parloir. Écrivez-lui.
Je vous adresse mes souhaits pour l’année qui va commencer. Adieu, señora : trouvez ici, je vous prie, l’expression bien sentie de mon affectueux et respectueux dévouement.

G.F.


:Laguerra: : Eh bien, je me dis parfois que je suis trop absorbée par mes occupations. Mais je risque de l'être encore plus maintenant, pendant un certain temps tout au moins.
Isabella empocha le billet et prit Paloma dans ses bras.
:Laguerra: : Ton père est vivant. Il n'est finalement pas mort noyé et il nous reviendra. (Pensée).
Avant de se permettre de lui demander des explications, Estéban rattachait sa ceinture qui s'était desserrée. Puis s'étant resservi de pain et ayant rempli sa tasse, il déclara avec nonchalance:
:Esteban: : Mendoza ne va sans doute pas rentrer prochainement, je suppose?
:Laguerra: : Non, pas dans l'immédiat. Il n'est pas bien portant.
:Zia: : De quoi souffre-t-il?
:Laguerra: : Je l'ignore car son médecin est resté vague. J'imagine qu'il est tenu par le serment d'Hippocrate. Mais je vous prie de croire que je vais me renseigner!

☼☼☼

Ce n'était pas tant les couloirs blanchis à la chaux et les portes soigneusement verrouillées qui dérangeaient le docteur Fracastoro lorsqu'il se rendait dans le service typhique du lazaret, ni même les émanations de soufre ou l'odeur des chairs en décomposition qui prenaient à la gorge. C'était le bruit. Une cacophonie de gémissements, de plaintes, de cris, d'exclamations monotones, un brouhaha de murmures, une symphonie de misère ponctuée à intervalles réguliers par des hurlements déchirants qui lui serraient le cœur.
Sans se douter de son trouble intérieur, un aide-soignant marchait à côté de lui en parlant d'une voix calme et rationnelle, comme sourd à la rumeur qui l'entourait. Sans doute était-ce le meilleur moyen pour lui de ne pas devenir fou.
Il poursuivait imperturbablement sa péroraison:
:?: : Je n'ai jamais vu ça de toute ma carrière. Le patient ne cesse d'osciller entre un état de stupeur ou de délire. En pleine crise, j'ai tenté de le convaincre de prendre une potion sédative avec son thé. J'y suis parvenu non sans difficulté. Je lui ai dit: "si tu ne te tiens pas tranquille, je serai contraint de t'attacher". Il l'a bu et s'est un peu calmé. Il semble plus raisonnable et docile qu'il y a quelques jours.
G.F: A-t-il prononcé quelques mots récemment?
:?: : Il s'est très peu exprimé. Il s'agissait essentiellement de propos incohérents. Il faisait allusion au souvenir d'un homme. Un alchimiste qu'il a connu autrefois et qui lui rend visite lorsqu'il se repose. Il a aussi évoqué sa femme et ses enfants en souhaitant ne pas les voir débarquer...
Le médecin resta interdit.
:?: : ... les voir débarquer du condor.
G.F: Du condor?
:?: : À ce que j'ai pu comprendre, il s'agit d'une machine volante tout en or. Elle serait capable de couvrir de très grandes distances en très peu de temps.
G.F: Rien d'autre?
:?: : Si. Il parlait de vous ce matin encore et souhaitait votre arrivée. Mais il dort pour le moment, ou du moins dormait-il il y a une heure quand j'étais dans sa chambre. Il reste en général plongé tout l'après-midi dans une sorte de léthargie et se réveille vers six ou sept heures du soir.
Fracastoro consulta sa montre de poche avant d'entrer.
G.F: J'aimerai rester seul avec lui.
:?: : Bien docteur.
L'Italien pénétra à l'intérieur et regarda la porte se refermer. Les deux rayonnages de la petite bibliothèque accueillaient des rangées de vieux volumes reliés plein cuir, et plusieurs objets de décoration, disposés à travers la chambre, avaient retrouvé leur fonction initiale: une carafe romaine remplie d'eau, un candélabre de l'époque byzantine surmonté de sept bougies blanches intactes, un brûle-parfum datant de l'Égypte antique dans la coupelle duquel se consumait de l'encens, dans l'espoir vain de chasser les odeurs nauséabondes qui incommodaient Mendoza.
Ce dernier reposait dans son lit, immobile. Ses traits avaient pris la teinte et la transparence de la porcelaine la plus fine. C'est tout juste si l'on ne distinguait pas le détail de chaque muscle, la forme de chaque os, le tracé de chaque veine. Il avait les paupières closes.
Fracastoro s'approcha du lit.
:Mendoza: : Docteur...
Le souffle qui venait de s'échapper des lèvres du Catalan prit le visiteur au dépourvu. Il ne dormait donc pas. À moins qu'il ne l'ait réveillé, en dépit de sa discrétion.
:Mendoza: : Docteur, c'est vous?
Le regard vague, la voix changée montrèrent à l'homme de science, qui prenait un siège à la tête du lit, les ravages qui s'étaient opérés dans cette constitution naguère vigoureuse. Malgré sa faiblesse, le malade continuait de lutter pied à pied contre la douleur avec une force de caractère intacte.
G.F: Comment vous sentez-vous, ce soir, señor? Avez-vous beaucoup toussé, aujourd'hui?
:Mendoza: : Pas tellement, il me semble.
G.F: Et votre douleur dans la poitrine?
:Mendoza: : Cela va un peu mieux.
Fracastoro se leva, lui prit la main et lui tâta le pouls. Puis il revint à sa place. Tandis qu'il s'asseyait, il poussa un long soupir. Il resta quelques minutes pensif, puis se rassit.
La main du capitaine se glissa lentement sous les draps avant de ressortir, une feuille de papier entre ses doigts. Il la lui tendit d'un geste mal assuré.
G.F: De quoi s'agit-il?
Le médicastre s'empara machinalement de la feuille et y découvrit le brouillon rédigé de sa main. Il avait commis l'erreur de le laisser traîner dans la chambre.
G.F: J'ai pris la liberté de donner de vos nouvelles à votre femme.
:Mendoza: : Vraiment?
La voix de Mendoza était froide de colère.
G.F: Je ne pouvais pas la laisser dans l'expectative.
Le malade plissa les yeux.
:Mendoza: : Vous n'aviez pas le droit.
Fracastoro refusa de se laisser impressionner par son regard assassin.
G.F: Vous n'avez pas votre mot à dire. J'ai agi dans votre intérêt.
Il y eut un silence que troublait seule la respiration oppressée de Juan. Le docteur le regardait sans le voir, absorbé dans un rêve intérieur. Soudain, il tira de sa manche bouffante un petit rouleau de papier qu'il mit dans la main de son patient.
G.F: Et j'ai bien fait! Ceci est arrivé ce matin. C'est pour vous!
L'Espagnol releva péniblement la tête.
:Mendoza: : Qu'est-ce que c'est?
G.F: Un jeune homme que j'ai vu m'a supplié de vous faire tenir ce billet. Il a été, paraît-il, rédigé par votre épouse.
Le marin prit le message comme il aurait reçu l'hostie. Ses yeux sombres venaient de s'illuminer.
:Mendoza: : Ce jeune homme, vous a-t-il dit son nom?
G.F: Je n'aurais pas accepter autrement. Il m'a dit s'appeler Estéban.
Les doigts du capitaine tremblaient autour du mince rouleau qu'il n'osait pas ouvrir. Ainsi donc, son beau-fils avait fait un saut jusqu'en Angleterre pour jouer les messagers.
G.F: Vous ne lisez pas?
Mendoza tourna vers le médecin un sourire incertain. Son hésitation était ridicule, il le savait bien. Elle tenait entièrement à ce qu'il avait peur de lire: des reproches, des mots cruels. Quand elle était en colère, il ne fallait pas compter sur Isabella pour orner d'arabesques la brutalité de ses propos.
Rassemblant son courage, il déroula enfin le papier.

Vendredi 02 Janvier 1545, Barcelone.
Mon chéri, ton docteur m'a fait part de tes ennuis de santé sans entrer dans les détails. De quoi souffres-tu et pourquoi ne m'as-tu rien dit? Cela fait preque un mois que j'attend une réponse de toi, mais comme je pourrais peut-être encore l'attendre longtemps, je me détermine à prendre la plume. Aie donc au moins le courage d’imiter mon exemple et donne-moi quelques signes de vie.
N’ayant aucun don curatif, j’espère que ces quelques mots de soutien que je t’envoie sauront te donner un peu de baume au cœur. J’ai toujours admiré ta sérénité dans les diverses difficultés de la vie, la sagesse de tes conseils et ta philosophie. J’espère vivement que la maladie ne viendra pas abattre ces plus beaux atouts que tu détiens.
Comme d’un navire au milieu de la tempête, sois le capitaine imperturbable que tu as toujours été. Un homme ne peut maîtriser la mer, mais il peut guider son bateau. De même, tu ne peux commander le mal ni exiger de ton corps certaines réactions, mais l’optimisme et la volonté de lutter sont essentiels dans la bataille. Je sais que tu t’en sortiras, car tu es armé pour y faire face : ton mental est d’acier, et ta persévérance exemplaire.
Ne désespère pas et n’abandonne jamais le combat, souviens-toi de Pablo. Prends exemple sur notre fils. Garde patience, et sois fort.
Aie confiance en ta bonne étoile et sache que tu n’es pas seul. Tu as toujours fait preuve d’une amitié fidèle pour ceux qui t'entoure. Sache qu'ils le sont pour toi en retour. Je souhaiterai être présente, mais ce n'est pas possible. En revanche, je te donnerai tout le temps dont tu as besoin en t'écrivant. Si tu veux te changer les idées, parler, te confier, fais-en de même. Si tu n’es pas trop fatigué par les drogues que tu dois prendre (j'imagine), j’aurais de nombreuses lectures à te conseiller, qui te feront voyager dans le temps et te permettront de t’évader un peu.
Tiens bon et bats-toi. Garde espoir, le soleil brille au bout du tunnel. Courage, mon chéri! Je t'aime.

Ta princesse.


Des larmes montèrent aux yeux du Catalan qui ne chercha pas à les dissimuler.
Il avait mis son âme à nu devant Fracastoro. Qu'importait alors qu'il le vit pleurer? Comme il lisait une inquiétude dans les yeux candides, il lui tendit le message.
:Mendoza: : Lisez, docteur! Vous comprendrez pourquoi je pleure...
Le médecin fut étonné en découvrant la première ligne. La lettre datait du jour même.
C'est alors que Mendoza repoussa brutalement ses couvertures sous le regard stupéfait de Fracastoro. Sans doute venait-il d'entrer en phase de rémission.
:Mendoza: : Allez Juan! Bien des tâches t'attendent... (Pensée).
G.F: Je vous le déconseille fortement.
Le marin tenta douloureusement de se relever, en vain. Il rassembla ses forces et réussit cette fois à se mettre en position assise. Il se sentait aussi pesant qu'un sac de farine. Puis d'une voix péremptoire, il déclara:
:Mendoza: : Poussez-vous!
G.F: Señor Mendoza. Je ne peux pas vous autoriser à quitter votre lit.
Le malade posa sur lui des yeux brillants.
:Mendoza: : N'essayez pas de m'arrêter.
Le médecin préféra se tenir coi. Son patient, emporté par la fièvre, devait être victime d'hallucinations. Au prix d'un effort héroïque, ce dernier se releva en titubant. La pièce se mit à tourner autour de lui et il s'appuya contre la table en secouant violemment la tête, dans l'espoir de s'éclaircir les idées. Il demeura immobile quelques instants, le temps de reprendre des forces.
G.F: Vous voyez! Vous n'êtes pas encore en mesure de vous lever! Que vouliez-vous faire?
:Mendoza: : Répondre à ma femme.
G.F: Je vous apporte de quoi écrire. Recouchez-vous.
Alors que Fracastoro ouvrit le tiroir pour en tirer une plume d'oie et du papier, l'Espagnol regagna sa couche.
:Mendoza: : Un mot encore. Vous reverrez Estéban sans doute. Si je dois trépasser, dites-lui que je défends que l'on apprenne ma mort à ma femme. Pas avant, tout au moins, qu'elle ne soit délivrée. L'enfant pourrait souffrir de son chagrin... car je sais qu'elle en aura.
G.F: Soyez en paix! Je le lui dirai.
L'Italien s'éclipsa discrètement en voyant Mendoza plonger sa plume dans le petit encrier.

Vendredi 02 janvier 1545, île de Sheppey, Angleterre.
Mon Isa, si tu m’accuses d’un trop long silence, ne me blâme pas car voici quelle a été mon idée : Depuis un mois je veux t’écrire et je ne le veux pas, toutes les fois j’en ai eu envie et ne pouvais pas m’y résoudre, voilà pourquoi (surtout ne prends pas cela pour une défaite car je t’affirme que c’est la vérité). Étant loin de toi j’espérais que tu ne saurais rien et alors je pensais avec bonheur très souvent au jour où je te parlerais à cœur ouvert.
J’ai tant pensé à vous. Ta chère lettre, m’a été une si agréable compagne ce soir que ton cœur a dû te dire quelque chose de ma joie en la lisant et nous étions ensemble malgré la séparation. Tu ne seras, je pense, pas étonnée si je te disais que c'est de mon lit que je t'écris. Chère privilégiée ne sais-tu donc pas ce que c'est que le typhus? c'est un vrai Protée qui prend toutes les formes et se fourre partout. Tu as un commencement de fièvre, c'est le typhus! une fluxion de poitrine, c'est le typhus! Tu meurs en vingt-quatre heures. c'était le typhus! toujours le typhus. Il est aussi chez certains de mes compagnons, ce vilain-là! Il tient au lit Alday, John Luttrell, Henry Ostrich, John Fletcher, le maître coq, Alberto et d'autres matelots, de sorte que comme je ne sors pas de ma chambre, nous sommes absolument privés de nous voir et pour combien de temps ?... Pour ma part je suis tout étonné d'avoir été pris ainsi car jamais je n'avais été malade et je paie, je pense, mon tribut cet hiver pour beaucoup d'autres. Toujours est-il que depuis Noël, je n'ai été que trois jours tout à fait bien portant. Heureusement que le jour des Saints Innocents a été un de cela. Quant au Nouvel An, je l'ai passé au lit et pour les rois, je pense que je vais devoir les tirer avec une tasse de tisane. Je pourrais te dire ceci: "All my adventures are by the fireside and all my migrations from the blue bed to the brown"...

Je reprends après le dîner cette lettre, qui ne pourra partir que demain.
C'est avec impatience que j'attends le moment de revoir et de savourer à plaisir une absolue beauté. En attendant ce beau jour, imitons, de notre mieux, les exemples si pieux, si sages et si parfaits, que nous a laissés notre regretté Marco, sur la terre.
Adieu mon amour que j'aime tant, il est doux à mon cœur de joindre ces deux mots en t'écrivant. Embrasse bien fort pour moi les enfants. Mes souvenirs affectueux à mon bon frère, Catalina et leurs filles, ainsi qu'à Tao, Estéban et Zia.

Ton capitaine imperturbable.


Mendoza demeura toute la nuit dans son lit. Mais pas un instant il ne fut question de sommeil. Jusqu'au moment où le jour commença de poindre, il fut balloté sur une mer qui le soutenait, mais qui était agitée, où des flots d'inquiétude roulaient sous des vagues de joie. Il lui semblait parfois qu'il apercevait au-delà de ces eaux troublées un rivage aussi délectable que les montagnes d'Espagne. De temps à autre, une bourrasque rafraîchissante, éveillée par l'espérance, emportait vers l'ailleurs son esprit triomphant. Mais le marin ne parvenait pas à l'atteindre, même en imagination: une brise en sens contraire soufflait de la terre et le repoussait sans cesse. Sa raison résistait au délire: son jugement mettait la passion en garde. Trop enfiévré pour goûter le repos, Juan se leva à la première heure de l'aube.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 08 nov. 2018, 00:05, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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nonoko
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par nonoko »

Cette reprise de dialogue fait honneur à tes qualités d'épistolière. Il est rare de nos jours d'écrire et de lire des lettres, et curieusement ça fait du bien de lire ces lettres échangées par des personnages de fiction.
J'ai bien aimé ton évocation très réaliste de Charles Quint, on n'a pas envie de le voir en face de soi! ( c'est sans doute pour éviter à Marie le spectacle de sa déchéance qu'il l'envoie au bout du monde, j'aurais dû y penser!!! :x-): )
Bref, même si je ne goûte pas trop les évocations de la vie de famille de nos héros, et les péripéties qui s'y rattachent, c'est toujours très bien écrit, bravo! ;)
"On savoure mieux ce qu'on a désiré plus longtemps, n'est-ce pas Mendoza?"
Unagikami mon amour
"It was a skyfall, and a rebirth, a bloody honeymoon, for both of us"
Yokai Circus
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