Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Dans la première partie, à corriger :
« Le manque de main d’œuvre les avait FORCÉS à débuter » et non « forcer »
« Faites de ducs, marquis et COMTES » et non « contes ».

Trop fatigué ce soir pour lire la partie sur « les sombres héros » mais merci pour la publication.


Ben je viens de lire la suite... Je ne veux pas le croire !
Tu es cruelle ! Toutes les amantes du capitaine sur le forum soit vont te haïr, soit vont faire des cauchemars, soit vont pleurer d’être veuves ! :oops: :cry: :|
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Le leader attendit que meure l'écho de la détonation avant de donner ses ordres:
:twisted: : Prenez le canot et ramez jusqu'au navire! Fouillez-le de fond en comble, en commençant par la cabine du capitaine! Trouvez-moi le magot avant que la coque ne se brise définitivement!
Les hommes, malgré l'horreur du drame auquel ils venaient d'assister, avaient retrouvé leur unité. La barbarie de l'acte monstrueux qu'ils avaient commis les rendait solidaires et forgeait leur résolution. On les sentait décidés à aller jusqu'au bout. Quelques-uns poussèrent à l'eau l'embarcation et la conduisirent à grands coups de rame jusqu'à l'épave, empalée sur les récifs, battue par les flots qui s'évertuaient à la mettre en pièce. Ils s'engouffrèrent dans la coque éventrée et leurs torches vacillantes disparurent l'une après l'autre dans les entrailles du navire.
Allongé sur la grève, dissimulé parmi les oyats, Álvaro de Bazán n'avait rien perdu de leur manège. Il tourna la tête. D'un côté, il vit le corps inerte de son compatriote gisant face contre terre.

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De l'autre, il apercevait la masse pathétique des femmes et des enfants dépenaillés qui se serraient par petits groupes de trois ou quatre en implorant de l'aide, les yeux noyés de larmes.
Le capitaine n'était pas le seul à contempler ce triste spectacle. Derrière lui, Alberto et Francesca, pétrifiés, allaient assister au carnage. Du haut de la falaise, un autre groupe d'hommes s'apprêtaient à précipiter leurs premières victimes au milieu des rires et quolibets en criant très fort qu'il était temps pour elles d'apprendre à voler sans ailes... En contrebas, le chef des naufrageurs observait également la scène en tenant d'une main un pistolet, de l'autre un méchant gourdin. Il affichait sur son visage un rictus si abominable qu'un frisson glacé parcourut l'échine du jeune officier. Que pouvait-il faire?
Alberto ne put retenir une protestation outrée:
Alberto: Est-ce façon de traiter ces pauvres femmes? Il faut tenter quelque chose. Que proposez-vous?
A.B: Rien... Il n'y a rien que nous puissions faire... Les tortionnaires sont trop nombreux...
Alberto: Mais!...
A.B: Nous allons connaître le même sort si nous intervenons...
Alberto: Pardonnez-moi mais ceci est indigne d'un chef de guerre!
A.B: Tôt au tard, ces hommes seront confrontés à la justice divine...
Alberto: Il faudrait qu'ils trépassent sur le champ pour éviter la mienne!
Francesca, qui ne pouvait plus contenir son écœurement, siffla:
Fran: Et je dis, moi, que c'est une infamie! Tuer des femmes et des enfants sans défense est une lâcheté à laquelle je refuse d'assister plus longtemps!
Ses grands yeux suppliaient et le jeune officier crut bien y voir briller une larme. Sa main se posa sur celle de la jeune femme, compréhensive et apaisante:
A.B: Dans ce cas... Venez, señorita! Alberto, vous nous suivez?
Alberto: Il n'en est pas question! Je reste! Dussé-je ne sauver qu'une seule vie!
A.B: Eh bien faites-le en mettant la vôtre en sûreté.
Alberto: Non!... Mais fuyez donc, espèce de lâche! Je ne vous retiens pas...
A.B: Ce n'est pas de la couardise. Il faut bien que quelqu'un avise l'Empereur sur ce qu'il vient de se passer ici!
Il y eut un silence que troublait seulement la respiration de ces deux êtres qui, à cet instant, s'étaient reconnus comme ennemis. Aucune courtoisie n'atténuait le ton agressif de leur voix. Les paroles tombaient, à la limite de l'insolence, de part et d'autre, tranchantes comme des couteaux. Un duel s'établit dès le premier abord entre ce vieil homme aussi rigide qu'une statue et ce bel officier dressé en face de lui, refrénant de son mieux une instinctive aversion.
Alberto émit un petit rire sec et reprit, plus mordant que jamais:
Alberto: C'est ça! Et vous n'oublierez pas de lui mentionner comment son gendre est tombé en assumant courageusement le rôle et les responsabilités qui vous incombent...
La dernière phrase fit réfléchir le jeune officier.
Tout au fond de lui-même, il avait conscience de vouloir sauver sa peau. Mais l'opinion du vieil homme, il n'en avait cure. Il lui suffirait de passer sous silence ce pan de l'histoire.
Se sentant impuissant face aux autochtones, il tourna les talons et se mit à ramper, suivi de la jeune femme. Ils s'éloignèrent de la plage en ligne droite vers l'intérieur des terres en prenant comme point de repère le phare sur leur droite.
Ils devaient fuir, il en allait de leur survie...
L'un derrière l'autre, ils escaladèrent la butte sablonneuse, couverte de buissons et de pins maritimes. Parvenu au sommet, Bazán, son lourd sac de toile sur l'épaule, s'immobilisa afin de se repérer. Les dunes, parsemées d'oyats et de broussailles, dessinaient des creux de sable vallonnés.
A.B: Par là!
Il désigna du doigt une colonne de pierre dressée, un peu plus loin, au point de rencontre de deux sentiers. Elle était peinte à la chaux afin d'être plus visible dans l'obscurité. Deux bras se détachaient de son sommet. Alfarim, le plus proche village indiqué par ces panneaux se trouvait, selon l'inscription, à une distance d'une demi-lieue. Azóia, une freguesia (paroisse), à plus d'une lieue dans la direction opposée, en allant vers le phare. Grâce aux noms, Bazán apprit dans quelle comarque ils se trouvaient. Celle de Setúbal, couverte de landes sombres, comme ils pouvaient le constater. Le cap Espichel était un endroit désolé et la population était clairsemée. Même en plein jour, on ne voyait point de passants sur ces routes. Elles s'étendaient aux quatre points cardinaux, blanches, étroites et solitaires. Elles étaient toutes taillées dans la lande et la bruyère poussait drue, exubérante, jusqu'au rebord même de leurs chaussées. Pourtant, quelqu'un pouvait survenir à tout moment. Or, le jeune capitaine ne voulait être vu présentement par aucun œil. Les gens du cru se demanderaient ce que ce couple faisait à s'attarder ici auprès du poteau indicateur, manifestement sans but et hésitant.
A.B: Venez!
Fran: Où allons-nous?
A.B: Vers le nord... À Lisbonne dans un premier temps. Après, je retrouverai les miens en Espagne...
Fran: Pour rejoindre votre épouse?
A.B: Mon épouse? Mais je ne suis pas marié! Je faisais allusion à mes parents.
Fermement déterminé à ne pas perpétuer les Bazán avant d'avoir eu la chance de retourner à Santander, le jeune marquis de Santa Cruz s'était-il consacré exclusivement à son métier de soldat en refusant avec obstination de s'apercevoir que villes et campagnes, sans compter la cour de Charles Quint, offraient à son choix nombre de jolies jeunes filles et même de moins jeunes tout aussi charmantes. D'ailleurs, une certaine Juana y Zúñiga ne le laissait pas indifférent. Pour l'hygiène, les ribaudes lui convenaient parfaitement pour le moment. Quand l'envie lui en venait, il en prenait une sans y attacher plus d'importance que s'il s'agissait d'un gobelet de vin. Néanmoins, il la choisissait avec autant de soin que sa boisson.
Fran: Ne serait-il pas plus sage de se rendre à Alfarim?
A.B: Non! Qui sait si ces assassins ne sont pas de là-bas... Ne restons pas sur ce sentier.
Les deux silhouettes se faufilèrent donc silencieusement au milieu de la maigre végétation, à peine deux ombres dans une nuit presque sans lune.
Bazán s'engagea dans la bruyère et suivit un creux qu'il voyait sillonner profondément la pente brune de la lande. Il marchait avec difficulté dans cette sombre végétation qui, parfois, lui arrivait aux genoux. Sa lanterne peinait à trouer la nuit, traversée par un épais rideau de pluie.
Il mulitipliait les précautions, semant dans son sillage un discret bruissement de feuilles rythmé par le bruit de succion de ses semelles chaque fois qu'il traversait une flaque d'eau. Toujours derrière lui, Francesca, trempée jusqu'aux os, marchait sous l'ondée dans sa robe maculée de sable et de boue qui lui collait à la peau.

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Le froid lui était égal, son enfance dans les rues de Lloro, sa ville natale, l'avait à jamais immunisée contre les intempéries.
Leur objectif étant éloigné, il leur faudrait sept heures et demie avant d'atteindre leur but, mais ils n'avaient pas le choix. L'obscurité, loin d'incommoder le marquis, l'arrangeait au contraire.
Ce dernier épousait les sinuosités du sillon et, après avoir marché un quart de lieue, il finit par trouver un rocher de granit, noir de mousse, dans un recoin caché. Il s'y arrêta brièvement, le temps de changer son sac d'épaule et de scruter les alentours. Francesca en profita pour s'asseoir. Jusqu'alors, elle n'avait pas pensé. Elle s'était contentée d'écouter, d'observer, de craindre. À présent, elle retrouva la faculté de réfléchir.
Il se passa un certain temps avant que le jeune officier ne se sente tranquille en cet endroit. Il éprouvait la vague crainte que des bêtes en liberté ne fussent proches, ou qu'un des assassins ne pussent les découvrir. Si un souffle de vent balayait le cap Espichel, il levait les yeux, redoutant que ce ne fût l'approche rapide d'un taureau. Si un pluvier sifflait, il se figurait que c'était un être humain. Mais, quand il s'aperçut que ses appréhensions n'étaient pas fondées, calmé par le profond silence qui régnait, il reprit confiance et se remit en route. Derrière lui, Francesca avançait d'un pas rapide, aveuglée par la colère et la honte.
Son instinct avait commencé par lui dicter la fuite. Mais à mesure qu'elle s'éloignait du phare en direction du nord, elle regrettait son choix. Elle s'en voulait d'avoir laissé le vieil Alberto face à ces hommes sans pitié.
Incapable d'en supporter davantage, elle s'arrêta. Son cœur se plaignait de ses blessures béantes, de son hémorragie interne, de ses fibres rompues. Il tremblait pour le vieil homme, pour ces femmes, ces enfants et pour leur destin. Il se lamentait sur eux avec une douloureuse pitié et les appelait d'une incessante aspiration. Impuissant comme un oiseau aux ailes brisées, il agitait encore ses moignons meurtris en de vains efforts pour les rejoindre.
Épuisée par ces pensées torturantes, elle se mit à genoux. Dans le ciel, les planètes s'étaient levées. Hormis la pluie, la nuit était calme et tranquille, trop sereine pour accepter la compagnie de la crainte. Francesca savait que Dieu était partout. Mais assurément, elle ressentait sa présence plus que jamais quand ses œuvres s'étalaient devant elle sur la plus grandiose échelle. Et c'était dans le ciel de la nuit, où les mondes qu'Il avait créés poursuivaient leurs silencieuses révolutions, qu'elle lisait le plus clairement son infinitude, sa toute-puissance, son omniprésence.
La jeune femme s'était mise à genoux afin de prier pour Alberto, pour ces femmes et ces enfants. En levant ses yeux obscurcis de larmes, elle vit l'imposante Voie lactée. En se souvenant de ce qu'elle était, des innombrables systèmes qui balayaient l'espace comme une délicate traînée de lumière, la jeune femme éprouva la puissance et la force de Dieu. Elle s'assurait de son pouvoir efficace de sauver ce qu'Il avait Lui-même créé. Francesca se convainquit que la terre ne pouvait pas périr; non plus qu'une seule des âmes qu'elle abritait précieusement. Sa prière se mua en action de grâces; la source de vie était aussi le Salut des esprits. Alberto et tous les autres étaient sauvés. Ils étaient à Dieu et par Dieu seraient protégés. Elle fit demi-tour et gagna sans un mot le sommet de la dune la plus proche, d'où elle plongea le regard dans la masse froide et insensible de l'océan.
Francesca redescendit sur la plage, sans un regard en arrière tout en sachant qu'elle s'engageait dans une entreprise hasardeuse, peut-être même périlleuse.
A.B: Señorita, non! C'est de la folie... Revenez!

☼☼☼

L'officier, désormais seul, se taillait un chemin à travers les herbes en multipliant les coups d'épée et en écartant les tiges d'une main. Le froid et la nuit s'épaississaient à mesure qu'augmentait l'humidité pénétrante du bord de mer.
Il s'arrêta à plusieurs reprises afin de vérifier sa position. Il déplia sa carte, s'orienta, et se remit lentement en marche...
Trente minutes seulement s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté Alberto. Il parcourut quelques mètres de plus lorsqu'un bruit inquiétant l'arrêta: un gémissement douloureux dont l'écho se répercutait longuement à travers la lande. Álvaro de Bazán identifia sans peine un hurlement de douleur et d'épouvante.
Le cri d'un homme qu'on assassine.

☼☼☼

À pas lents, Francesca longeait la côte, se dirigeant vers le cap. Elle avisa le corps du señor à la cape bleue parmi les cadavres des marins qui couvraient la plage. Déjà les pillards, habituels vautours des champs de mort, étaient à l'ouvrage. En revenant sur les lieux du drame, la jeune femme crut entendre une plainte, un faible appel. Avec précaution, elle s'avança parmi les roseaux. La plainte se fit plus proche et, soudain, elle le vit. Couché au milieu des plantes, son caban souillé de sang, un matelot était là, devant elle, une longue pique enfoncée dans sa poitrine, une autre transperçant l'une de ses cuisses.
Le blessé sentit sa présence et ouvrit les yeux et souffla:
:?: : Sauvez-moi!
La jeune femme se pencha et l'entendit ajouter:
:?: : Au nom du Dieu vivant... aidez-moi!
Elle empoigna l'arme qui clouait le corps au sol. Elle la tira lentement avant de la jeter au loin.
Fran: Ne bougez pas... Je vais vous soigner puis j'irai chercher de l'aide.
Elle se détourna et se releva pour arracher un pan de sa robe afin de panser le malheureux. Le coup arriva à cet instant. Lancée d'une main sûre, une hache vint s'enfoncer dans le crâne du marin qui expira aussitôt. Francesca, stupéfaite, regarda l'assassin foncer ensuite sur elle avec une longue pique. La mort était là, devant elle, et elle en eut horreur. Pour ne pas la voir, elle ferma les yeux et, soudain, elle se sentit bousculée, jetée à terre. Un corps tomba sur le sien, qu'elle repoussa avec un cri. C'est alors qu'elle vit le naufrageur courir vers une autre victime en brandissant sa pique tachée de sang... et qu'elle reconnut celui qui en avait été percé à sa place.
Fran: Alberto! Oh, mon Dieu! Non!
La poitrine du vieil homme était couverte de sang et un filet sombre commençait à couler au coin de ses lèvres mais il ouvrit les yeux et réussit à sourire.
Alberto: Vous n'auriez pas du revenir, señorita! Sauvez-vous... Allez vous cacher dans les dunes.
Fran: Ne parlez plus! Je vais vous tirez jusque-là pour vous soigner. On dirait que ces hommes s'éloignent...
Alberto: Ils... poursuivent les derniers survivants et moi... je n'ai plus... besoin... de rien. J'ai... j'ai... accompli...
Ce fut le dernier mot. La tête d'Alberto roula sur son épaule. La jeune femme, désolée, ferma doucement les paupières grises que la mort n'avait pas closes, puis posa un baiser léger sur la joue.
Voulant regarder où en étaient les choses elle vit trouble et s'aperçut ainsi qu'elle pleurait. Elle essuya ses yeux du revers de sa main, avisa une épée abandonnée et s'en saisit. Le phare n'était pas trop loin et le chemin presque dégagé. Se relevant, elle allait courir vers cet abri quand l'homme qui avait tiré à bout portant sur le señor à la cape bleue se dressa devant elle, brandissant une masse d'arme. Elle esquiva le coup en se baissant puis, presque d'instinct, son bras armé se détendit avec une force décuplée par la peur et la rage. La lame d'acier glacée traversa le ventre du leader qui s'écroula avec un cri de douleur. Alors, abandonnant l'arme, Francesca courut jusqu'au sémaphore éteint, s'y engouffra et alla s'abattre secouée de sanglots sur une couche aux draps froissés que personne ne referait.
Le gardien de la tour faisait partie des victimes, lui aussi. Il fut supprimé dès le début de l'opération pour substituer la flamme de l'édifice à celle des naufrageurs.
Combien de temps dura cette espèce de crise qui secouait la jeune femme des pieds à la tête quand elle compris qu'elle venait de tuer un être humain, aussi mauvais fut-il? Une heure ou quelques minutes? Elle était incapable de l'évaluer et cela aurait pu durer longtemps encore si une main posée sur son épaule et qui la secouait sans ménagement n'était venue l'arracher à sa prostration:
:?: : Assez pleuré!
Le ton était rude.
:?: : Levez-vous!
Au son de cette voix, elle sursauta et, en un instant, elle fut debout, face à l'homme qui la considérait avec stupeur.
Fran: Ce... Ce n'est pas possible... Vous êtes revenu...
:?: : Que s'est-il passé?

☼☼☼

Une situation difficile.

Une odeur fétide flottait au-dessus des marais proches de Amora lorsque deux silhouettes sombres se profilèrent entre les herbes sauvages balancées par le vent.
À cinq heures du matin, sur la rive gauche du Tage, la marée basse avait achevé de découvrir la Ponta dos Corvos (pointe des corbeaux). Ses fonds vaseux luisaient d'un éclat terne dès qu'un quartier de lune apparaissait entre deux bancs de nuages. Une odeur âcre de poisson mort se mêlait aux effluves pénétrants la brume, jusqu'à former une puanteur qui imprégnait les cheveux et s'immisçait dans les pores de la peau.
Plus au nord, les salines s'étendaient sur quatorze mille cinq cent soixante hectares. Elles dessinaient un entrelacs de canaux, d'îlots et de boue traversées par l'estuaire de Sítio das Hortas qui rejoignait l'Atlantique à la pointe ouest. La moitié de ces marais constituait une réserve naturelle. Quant à l'autre, presque impénétrable et totalement inconstructible, elle grouillait de mouches à cheval durant les mois d'été. La pêche à la palourde, exclusivement pratiquée à marée basse dans les rares zones accessibles à pied, constituait la seule richesse de cet enfer naturel.
Le paysage tout entier baignait dans un silence attentif, en dépit des efforts du vent qui recommençait à se lever. Francesca avançait avec une grâce féline, repoussant les quenouilles de son bras libre dans le chuintement de ses bottes, engluées dans le sol spongieux. Tenant la main de son compagnon qui visiblement, n'en pouvait plus, elle le précédait en pressant le pas, sachant qu'ils allaient devoir sortir de ce lieu avant le prochain changement de marée, sauf à vouloir rester coincés des heures durant dans ce désert inhospitalier.
Les herbes se faisaient plus denses à mesure qu'elle s'enfonçait à l'intérieur des marais, jusqu'à former une véritable jungle. Cela ne l'empêchait pas d'avancer d'une démarche sûre en suivant un sentier à peine visible, même à l'œil le plus expérimenté. Francesca bifurqua à gauche en continuant de suivre la sente invisible qui longeait l'estuaire. Ils touchaient au but. Cacilhas était proche, droit devant. Le vent soufflait en rafales en faisant chanter les tiges des roseaux.
L'herbe, de plus en plus dense et drue, s'était transformée en un paravent presque solide contre lequel le capitaine devait lutter à chaque pas. Ce dernier demanda grâce.
Fran: Allez, señor! Encore un effort!
Le marais céda bientôt la place à une vasière, large de quatre cents mètres, à travers laquelle serpentait un maigre filet d'eau laissé par la mer de Paille en se retirant.
L'homme éreinté ne voulait pas s'y aventurer. Soutenu fermement par Francesca, il marcha doucement jusqu'à la berge. Arrivés à l'endroit où reposaient deux ou trois barques, Francesca en tira une à l'eau et y installa son compagnon. Inquiet, celui-ci lui demanda si elle savait à qui cette embarcation appartenait.
Fran: Non. Mais soyez tranquille! Jamais je ne ferai de tort à quiconque. Je la ramènerai une fois que vous serez en sûreté.
La barque glissait maintenant sur l'eau noire du fleuve. La jeune femme s'efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d'effort car le courant l'aidait. Ils parcoururent ainsi la zone correspondant au cais do Ginjal, un important port maritime où les bateaux pouvaient entrer et sortir sans attendre la marée haute. Le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher.
Le voyage parut interminable au capitaine. Le froid de la nuit le glaçait jusqu'aux os et sa blessure, sur laquelle il ne cessait d'appliquer une main, lui donnait des élancements. Pourtant, il ne se sentait pas abattu. Francesca arrêta la barque en atteignant la rive d'en face et voulut aider son passager à en descendre:
Fran: Vous êtes las, n'est-ce pas?
Elle sauta de l'embarcation et l'arrima de son mieux.
Fran: Ne bougez pas. Je vais bientôt revenir avec de l'aide...

☼☼☼

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Trois semaines de plus s'écoulèrent, qui parurent se traîner pour Isabella.
La mi-carême passa. Toujours pas de nouvelles. Tian Li devait repartir vers de lointaines contrées. L'aventurière lui avait demandé s'il pouvait prolonger son séjour mais le moine Shaolin avait d'autres obligations. Avant de filer avec la rapidité d'une souris poursuivie par un chat, il insista pour qu'elle salue Mendoza de sa part dès son retour.
Les merles recommencèrent à siffler avec leur frénésie printanière. Les premiers bourgeons reverdirent sous-bois et jardins. De la terre réveillée, une sorte d'effervescence sensuelle, gaie, tonique, montait aux cœurs et aux corps des humains.
Durant toute cette période, Isabella avait tiré de sous ses oreillers l'ultime billet de son époux. L'enveloppe montrait des signes de fatigue, comme si la lettre avait été lue et relue. Elle s'y replongea avec un pincement au cœur.
Dimanche 1er Février 1545.
Ma princesse.
J'ai écoulé mes fûts de sacks en un temps record! À notre arrivée, nous avions fait un tour dans la ville de Douvres qui a beaucoup grandi depuis mon dernier passage, mais elle n'est pas plus belle pour cela. Figure-toi des maisons se ressemblant toutes. Que ton imagination le noircisse au-delà de toute expression, que ton nez respire un air enfumé comme il ne le fera jamais, espérons-le et multiplie cette image par quelques mille. Tu auras alors la ville que je vais avoir le plaisir de quitter. Demain matin à sept heures, nous appareillerons en nous faisant remorquer par nos canots et chaloupes. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous traverserons la Manche pour arriver à Calais. Une fois à terre, j'y posterai ce pli. Je t'enverrai également la recette de la vente par lettre de change. Tu pourras récupérer l’intégralité de l'argent en échange de cette lettre manuscrite.
N'ayant pu me rendre à Londres, je n’ai pu acheter le manteau que je t'avais promis pour Pablo: je saisirai la première occasion pour réparer cet oubli et te le faire tenir. Le capitaine Álvaro de Bazán, (James Alday étant toujours souffrant), sera l'homme qui me ramènera vers toi. J'entrevois mon retour vers la fin février.
La prochaine étape sera Lisbonne. J'espère que les vents de Sud ne nous forceront pas de louvoyer, toutes voiles dehors, ce qui nous ferait perdre un temps considérable.
Ah, mon amour! Vois comme je pense à toi... Je pense à toi si tendrement qu'il n'est pas possible qu'en cet instant ton cœur ne le sache pas...
Je veux que tu saches aussi ceci: j'ai dépassé depuis fort longtemps le point du non-retour. Mais tu t'en doutes. Merci, ô ma princesse, d'être celle par qui j'atteins le sommet de ma course: jamais plus je ne reviendrai en arrière. Je suis à toi, comme hier, aussi intensément mais par mon âme et non mon corps quand je t'écris ceci: depuis toi je ne puis qu'aller et regarder devant moi.
C'est une vague de fond, mon amour, elle nous emporte, elle nous sépare. Je crie, je hurle. Tu m'entends au travers du fracas, tu m'aimes, je suis désespérément à toi, mais déjà tu ne me vois plus, tu ne sais pas où je suis vraiment, tout le malheur du monde est en toi. Il faudrait mourir mais la mer fait de nous ce qu'elle veut. Oui, moi aussi je suis désespéré. Le temps de reprendre souffle et pieds.
Ô mon amour de vie profonde, j'aime ton corps, la joie qui coule en moi quand je détiens ta bouche, la possession qui me brûle de tous les feux du monde, le jaillissement de mon sang au fond de toi, ton plaisir qui surgit du volcan de nos corps, flamme dans l'espace, embrasement. Ô désir de tes bras, de ton être, du feu et de la houle, du cri qui nous dépose aux bords d'un autre monde. J'aime tes mains qui ont caressé mon corps, j'aime tes lèvres qui ont bu en moi, j'aime cette nouvelle vie qui germe en toi...
Mon bonheur est de penser à toi, aux enfants, et de vous chérir chaque jour que Dieu fait. Ma princesse, tu as toujours été la chance de ma vie. Comment ne pas t'aimer davantage?
Plus brutalement: je te désire de toute ma chair comme je n'ai jamais désiré prendre une femme. Rien d'autre n'existe. Il n'y a donc pas d'erreur possible! Te perdre, ce serait tous les malheurs à la fois. Imaginer que tu puisses appartenir à un autre, physiquement, est atroce... Châtré il ne me resterait qu'un cœur et qu'un esprit, assez pour t'aimer avec la même passion. Mais si on t'enlevait à moi, on m'arracherait tous mes bonheurs, tous mes amours, je serais en deuil de toutes mes joies, de tous mes rêves, de tous mes espoirs. J'ai pu mesurer un certain ordre des souffrances dernièrement. Ce sera peut-être le seul mot tranquille de cette lettre: je t'aimerai jusqu'à la fin de ma vie et si tu as raison de croire en Dieu, jusqu'à la fin des temps.

Ton homme, Juan-Carlos.

Isabella remit la missive à sa place et s'approcha de la cage de Bianca. Elle se saisit du petit animal puis, quitta sa chambre afin de prendre un bol l'air en compagnie de Catalina. Six semaines auparavant, cette dernière avait enfin donné à Miguel ce fils tant attendu...

☼☼☼

Cat: Tu as changé, Isa... Voilà des jours et des jours que je t'observe et chaque fois que je te revois, cela me paraît plus évident. Aujourd'hui, il fallait que je te le dise.
Isabella sourit à son amie. Le gentil visage de l'artiste peintre portait en effet un pli soucieux qui lui était bien inhabituel et qui lui donnait une sorte de gravité.
:Laguerra: : En quoi ai-je tellement changé?
Cat: Tu ris moins qu'autrefois et je vois bien que, parfois, lorsque nous sommes ensemble, tu as l'air de penser à autre chose. Tu ne réponds pas aux questions que je te pose, ou alors tu y réponds tout de travers. Mais il y a plus grave...
:Laguerra: : Plus grave? Quoi donc, Seigneur?
Cat: Avant-hier, alors que, près du baptistère, nous étions à écouter l'histoire que contait le vieux chante-fables, Miguel qui passait par là avec des amis est venue te saluer. D'habitude, quand tu le vois, tu te montres toujours affable. Cette fois, c'est tout juste si tu l'as regardé et je crois bien que tu l'as vexé.
:Laguerra: : Eh bien, ton époux se dévexera. Qu'a-t-il besoin de l'attention, de l'admiration de toutes les femmes alors que les siennes te vont exclusivement? C'est de la fatuité et rien d'autre!
Cat: En voilà un langage? A-t-il fait ou dit quelque chose qui t'a déplu?
:Laguerra: : Non, non! Bien sûr que non! Excuse-moi mais les traits de Mig' me rappellent par trop ceux de Juan qui aurait du revenir depuis presque un mois, maintenant...
Plantant là son amie abasourdie, elle fit quelques pas vers le muret de pierres sèches d'où l'on découvrait tout le panorama de la vallée et bien au-delà.

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Les deux amies, escortées de Carmina et Colomba, leur gouvernante respective, étaient sorties à cheval pour se rendre à Sant Joan Despí comme elles avaient coutume de le faire chaque fois que revenait la belle saison pour cueillir des violettes et des aubépines qui poussaient à foison autour de l'église Saint-Jean-Baptiste. Elles disaient qu'elles étaient plus belles à cet endroit bénit que partout ailleurs et que, de là-haut, on avait l'impression que toute la comarque s'épanouissait comme une gigantesque fleur. Dans la lumière neuve du printemps, Barcelone semblait accumuler de la beauté comme un avare accumule son or: un peu n'importe comment pourvu qu'il y en ait beaucoup...
Cette promenade traditionnelle, Isabella aurait voulu la faire avec Juan, contempler avec lui, derrière la longue mèche blonde du Llobregat, nouée de ponts qui avaient l'air prêts à s'effondrer sous l'entassements des marchands qui les bordaient, le fouillis de tuiles roses posées sur l'ocre chaud, le gris doux ou le blanc laiteux des murs. C'était comme un tapis de roses d'où émergeaient des joyaux: une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer, un édifice imposant qui n'éclora jamais tout à fait au-dessus du palais des Seigneurs, des tours de cornaline dont les créneaux avaient l'air de papillons et des campaniles qui ressemblaient à des cierges de Pâques dans la gaieté de leurs marbres polychromes. Et puis, un peu partout jaillissait la verdure nouvelle des jardins où s'épanouissaient déjà les glycines et les lilas, les lauriers et les camélias car nulle part, au monde, le printemps n'était plus beau qu'en Catalogne... et il eût été doux de l'admirer, sa main serrée dans celle de son époux puis de revenir avec lui dans le soir tombant et dans la gloire d'un soleil couchant semblable à celui de Nippur qui serait le prélude d'une nuit d'amour. Mais Juan était loin, à des centaines de lieues de ses bras et Isabella n'avait même pas la consolation de savoir où il se trouvait exactement.
Il y avait maintenant quatre mois jour pour jour que le marin avait quitté l'hacienda, quatre mois qui auraient aussi bien pu être quatre siècles car jamais l'aventurière n'avait trouvé le temps si long. Après les soixante-douze heures qu'elle avait passées enfermée dans sa chambre sans daigner sortir, sans voir personne d'autre que Carmina qui lui apportait ses repas, sans permettre même que l'on changeât les draps de ce lit où Mendoza l'avait aimée la veille de son départ, elle avait enfin consenti à paraître quand la servante était venue lui dire que ses enfants avaient besoin de leur mère. Elle ne pouvait les laisser ainsi.
Pablo semblait le plus touché. Quand elle le retrouva et vit se tourner vers elle ce visage pâle aux yeux tristes qu'elle ne lui avait jamais vu, elle eut honte d'elle-même et de son égoïste réclusion. Devait-elle punir son petit garçon parce que son bonheur à elle s'en était allé? Alors, cédant à l'impulsion de sa tendresse filiale, elle s'était jetée dans ses bras mais Pablo, comme à son habitude, l'avait repoussée. L'aventurière avait donc trouvé réconfort auprès des trois autres. Avec son ainée, elles étaient restées un long moment embrassées, pleurant toutes deux des larmes semblables qui les unissaient...
D'une voix sans couleur, Elena avait demandé:
Elena: Tu l'aimes donc tant, maman? Tu aimes papa... au point de ne plus m'aimer?
:Laguerra: : Ne plus t'aimer? Oh, ma petite salamandre, j'espère que tu n'as jamais cru pareille chose? Personne, jamais, ne pourra prendre dans mon cœur la place qui est la tienne. Ton père, c'est différent... il est mon mari. Ce n'est pas la même chose. Et je te demande pardon pour ces trois jours mais je ne voulais pas que tu me voies pleurer.
Elena: Mais tu pleures en ce moment, maman... et moi aussi. Ne crois-tu pas que la peine est plus douce quand on peut la partager?
Après le chagrin du départ de Mendoza et la joie rétrospective, Isabella était entrée dans l'attente d'un retour qu'elle souhaitait proche ou tout du moins d'un message. Elle était restée de longues heures dans sa chambre ou au jardin, écoutant Joaquim qui chantonnait pour elle en contemplant l'anneau d'or que Juan avait glissé à son doigt en la prenant pour femme...
Elle admirait encore la bague à cet instant.
Catalina respecta durant un moment la méditation de son amie. Elle-même d'ailleurs avait besoin de remettre de l'ordre dans ses idées. Elle en profita pour augmenter encore le gros bouquet de violettes qu'elle tenait déjà dans ses mains puis, jugeant que le silence avait assez duré, elle jeta un coup d'œil à Colomba qui, assise sous un pin parasol, bavardait sans discontinuer avec Carmina en gardant un œil sur le petit Domingo et en occupant vaguement ses doigts d'un travail de broderie. Cat revint glisser son bras sous celui de son amie:
Cat: As-tu suffisamment rêvé? Tu contemples notre bonne ville comme si tu la voyais pour la dernière fois.
:Laguerra: : Tu devrais dire comme si je la voyais pour la première fois. Nous sommes venues souvent ici à pareille époque mais cette année, Barcelone a un charme différent. Même les remparts et les tours de guet semblent participer à la beauté générale. J'aimerais...
Cat: Être ici avec quelqu'un d'autre qu'une vieille amie! C'est bien ce que je pensais: tu songes plus que jamais à ton homme qui est loin!
:Laguerra: : Je t'en prie, parlons d'autre chose!
Cat: C'est si grave que cela? Pardonne-moi! Je pensais seulement à une mélancolie passagère comme il nous en vient et qui s'en va avec le vent. C'est un peu comme quand je pense aux enfants que j'ai laissé à Quivira... Mais ne t'inquiète pas. Je suis sûre qu'il reviendra d'ici peu...
:Laguerra: : Tu le crois, vraiment?
Cat: Absolument!
Isabella fit un sourire qui s'adressait davantage à ses propres pensées qu'à son amie.
Cat: À présent, est-ce qu'il n'est pas temps de nous rendre en ville? Nous avons assez de fleurs pour deux ou trois églises!
Elles avaient coutume, en effet, d'offrir chaque année leur récolte à Sainte Marie de Pedralbes en joignant à leur offrande parfumée une généreuse aumône pour les enfants pauvres dont s'occupaient les desservants du monastère. Elles allaient donc rejoindre les servantes qui, de leur côté, pliaient bagages quand soudain, Isabella retint son amie et fit d'une voix oppressée:
:Laguerra: : Attends!
Cat: Qu'y a-t-il? Tu es malade? C'est le bébé?
:Laguerra: : Non... non, tout va bien mais j'éprouve une sensation bizarre... Tout à l'heure tu as dit que je regardais la ville comme si je la voyais pour la dernière fois...
Cat: En effet... mais c'était une plaisanterie. J'ai dit cela parce que tu avais une expression d'avidité... comme si tu voulais absorber tout cela avec tes yeux. Et tu m'as répondu...
:Laguerra: : Je sais... mais à présent je me demande si tu n'avais pas raison. Il y a en moi quelque chose qui dit que... je vais bientôt quitter cet endroit.
Cat: Quelle folie! Tu penses encore à courir le monde maintenant que tu as des enfants?
:Laguerra: : Non! Je te jure que non... c'était même très loin de ma pensée... mais j'ai eu comme un pressentiment, comme si Barcelone me devenait soudain hostile... me rejetait, moi qui l'aime tant!
Cat: Tu crois qu'elle t'en veut parce que tu te permets d'aimer un homme qui se trouve à l'étranger quand tant de ses fils soupirent après toi? Chasse de pareilles idées! Tu as vécu trop retirée ces derniers temps. Ce qu'il te faudrait, c'est une belle fête où tu brillerais de tous tes feux et où les Grands d'Espagne danseraient avec toi! Tiens! Voilà justement tout ce qu'il te faut!
En effet, un groupe de gentilshommes, menés par Miguel en joyeuse cavalcade, débouchait sur le parvis de l'église. Sautant à terre et ôtant son chaperon, l'hidalgo clama:
MDR: J'étais certain de vous trouver ici! N'est-ce pas le jour de l'année où vous venez cueillir des fleurs pour la Madone?
Il embrassa sa femme.
Cat: Tu viens nous aider?
MDR: À porter tout cela? Bien sûr!
Cat: Vous aussi, Rafael?
Le jardinier acquiesça.
Rafael: On va vous escorter jusqu'à la basilique pour joindre nos prières aux vôtres!
Catalina prit son fils dans ses bras.
Carmina: Vous voilà bien pieux, Rafael! Je vous croyais un fidèle disciple de Platon et voilà que vous parlez de la Madone comme si vous vouliez entrer au couvent.
Rafael: Je n'ai jamais souhaité rien de pareil et il y a un temps pour Platon et un temps pour prier.
En regardant tendrement Isabella, il ajouta:
Rafael: Il me semble qu'en allant m'agenouiller à ses pieds en compagnie d'une certaine jeune femme, elle entendra mieux mes prières...
Il s'attendait à un éclat de rire de l'aventurière mais elle détourna les yeux, gênée par l'image qu'il évoquait et fit comme si elle n'avait pas entendu. Pensant alors qu'il s'était montré trop hardi, il alla prendre par la bride le cheval d'Isabella et l'aida à se mettre en selle:
Rafael: Quelque chose me dit que je suis mal inspiré, aujourd'hui.
Il murmura en cherchant son regard.
Rafael: Señorita, comme je regrette de ne pas vous avoir connue plus tôt! Mon tour viendra peut-être un jour et j'attendrai tout le temps qu'il faut! On a tous les courages quand on sait que l'on peut espérer!
Pour la première fois, elle le regarda avec une espèce de tendresse. Elle qui ne vivait plus que d'espoir pouvait comprendre ce que ressentait le jardinier mais elle n'avait pas le droit de lui laisser la plus petite espérance.
:Laguerra: : Ne me parlez plus de ça, Rafael! Vous perdez votre temps et votre cœur avec moi. Le mien est déjà pris. De plus, au cas où vous ne l'auriez peut-être pas encore remarqué, je suis enceinte et je...
Rafael: ... et vous ne m'aimez pas! Vous voyez, je complète votre phrase. Je dis ce que vous n'osiez pas dire. Mais si vous ne m'aimez pas à présent, vous m'aimerez peut-être plus tard... Non! Ne dites rien de plus! C'est le printemps et il fait beau. Laissez-moi rêver encore!
Il retourna vers son cheval, et la petite troupe chargée de gros bouquets et de branches embaumés redescendit vers la ville tandis que l'un des hommes chantait une romance en l'honneur de la nouvelle saison. On reprit le refrain en chœur, on rit beaucoup mais Isabella ne réussit pas à se mettre au diapason. À mesure que l'on avançait, la tristesse qui s'était emparée d'elle à Saint-Jean-Baptiste s'accentuait. S'y joignait une impression de menace imminente. Superstitieuse comme toute bonne Castillane, elle songea que Juan était certainement encore en mer donc en perpétuel danger mais que, peut-être, il courait en ce moment un péril plus grave et son amour à elle le ressentait comme une prémonition... Bientôt, toute cette gaieté qui l'entourait lui fut insupportable et quand on eut passé la porte ouest de la ville, elle prétexta un soudain malaise et, sans permettre à Catalina de la raccompagner, (ne fallait-il pas qu'au moins une des cueilleuses allât porter les fleurs?), elle reprit avec Carmina le chemin de l'hacienda.
:Laguerra: : Je passerai te voir demain, Cat!
Elle avait hâte de rentrer, à présent, sans pouvoir dire d'où lui venait cette impatience. En traversant le pont de Pedret, c'est tout juste si elle répondit au joyeux salut que lui adressait Felip Pazos, un batelier du fleuve que Mendoza avait sauvé de la ruine et dont elle était la marraine d'un des enfants. Désireuse d'effacer ce que le brave homme pouvait considérer comme une offense, la servante cria:
Carmina: Il ne faut pas lui en vouloir! La señora est souffrante et je la ramène au logis!
Felip: Que Dieu la bénisse et lui rende la santé. On priera pour elle ce soir, chez nous!
Couvant Isabella de son regard inquiet, Carmina marmonna:
Carmina: De toute façon, quelques prières ne nous feront pas de mal... Que vous arrive-t-il, señora? Vous êtes réellement malade? Il est vrai que vous êtes bien pâle...
:Laguerra: : Oui... non... je ne sais pas. Mais il faut que je rentre. Je voudrais consulter mes enfants!
Carmina: À quel sujet, si ce n'est pas indiscret?
Trop émue pour répondre, l'aventurière embrassa la charmante femme et, la négligeant momentanément, tourna son esprit vers d'autres préoccupations.

☼☼☼

À l'aube du surlendemain, encadrée de sa fidèle servante et de ses quatre gamins, Isabella franchit une nouvelle fois la barbacane qui ouvrait la ville de Barcelone à l'ouest. Le cœur de la jeune femme battait un peu plus vite que de coutume en dépit de ses allures imperturbables. Après avoir fait un saut chez sa belle-mère, elle se rendit chez sa meilleure amie.
:Laguerra: : Je ne supporte plus de vivre à l'hacienda si Juan ne revient pas. Son absence a vidé la maison.
Miguel serra sa belle-sœur dans ses bras.
MDR: Tu es ici chez toi! Je suis si content qu'en cherchant du secours, tu te sois tournée vers moi! Nous disposons de beaucoup de place sous ce toit, tu pourras t'y installer à ta guise.
:Laguerra: : Que ferais-je sans vous deux? Je me sens tellement perdue... Mes économies fondent comme neige au soleil. Dieu merci, Catalina m'a déjà trouvé du travail. Grâce à elle, je vais entrer dans l'atelier d'enluminure de la comtesse de castañeda. Blanca Pimentel s'est toujours montrée fort bonne pour moi.
Au lieu d'abattre Isabella, la désertion manifeste de son époux avait produit sur elle l'effet d'un coup de fouet. Elle s'était résolue à organiser son infortune.
Les travaux du printemps qui arrivaient étaient le gage de la récolte à venir. L'entretien de la vigne étant quotidien, l'attention des viticulteurs devait être permanente. La végétation reprenant son cycle, les enjeux étant importants, Estéban et Tao étaient tous deux trop nécessaires au vignoble pour le quitter. Ils y resteraient.
Luis, Jesabel, Miranda, Consuelo, et les trois apprentis, Matéo, Modesto et Diego demeureraient aussi sur place, vivant sur le domaine, gardant la maison, soignant les bêtes et entretenant jardin et cultures.
:Laguerra: : Je compte retourner chez moi de temps en temps. Je tiens à ce que rien ne se détériore...
L'aventurière avait amené avec elle ses enfants et Carmina.
:Laguerra: : Il me faudra engager une autre servante qui s'occupera de Paloma et Joaquim pendant que je serai à l'atelier.
Descendus de charrette après elle, Pablo et Elena se voyaient accaparés par Cora et Dolores qui, une fois leur tante embrassée, semblaient uniquement préoccupées de retrouver leurs cousins et cousines.
MDR: Écoute, Isa. Tu n'as pas besoin de travailler. Regarde-toi! Tu es à trois mois de ton terme. S'il te faut de l'argent, il te suffit de me le demander!
L'hidalgo lui désigna la bancelle du perron.
:Laguerra: : Ne me rend pas confuse, Mig'! La générosité avec laquelle tu nous reçois, mes enfants et moi, m'interdit d'aborder avec toi cette question...
MDR: Parbleu! Isa! L'étrange belle-sœur de négociant que tu fais? Tu mélange tout!
:Laguerra: : Je ne crois pas et même je te demande de ne pas poursuivre car tu me gênerais fort!
MDR: Seigneur! Tu ne comprends rien, mais rien à ce que sont les affaires! L'hospitalité est un devoir de chrétien qui avec toi se mue en un merveilleux plaisir mais c'est une chose qui ne fait pas partie du commerce! En ce qui te concerne, la réalité est ceci: Le sieur Jehan Deudemar qui assume, d'accord avec le roi de France, les responsabilités de mes biens, commerces et propriétés à Rouen, m'a fait savoir que les bénéfices qui dans mon négoce forment la part de J-C doivent t'être remis intégralement. Il en est de même pour le comptoir d'Anvers où, pour plus de commodité, le sieur Steven Ractret a reçu ordre de m'envoyer chaque année ce qui te revient et je peux dire que, s'il ne s'agit pas d'une richesse comparable à celle de notre cher Empereur, tu es tout de même, dès à présent, à la tête d'une gentille fortune qui grossira chaque année et qui te permet, si aujourd'hui tu le souhaites, d'acheter une belle maison, ici à Barcelone, qui saurait te plaire.
:Laguerra: : Est-ce que, par pure bonté, tu n'exagérerais pas un peu, Mig'?
MDR: Mais en aucune façon, sur mon honneur! Si jamais mon frère, pour je ne sais quelle raison, ne revenait pas, il faut songer à l'avenir et prendre ce qui te revient...
:Laguerra: : Je ne saurais qu'en faire pour l'instant. Néanmoins j'accepterais volontiers quelque liquidité pour payer les gages de mes employés, mais pas plus qu'il n'en faut. Pour le reste, je souhaite que tu le places aux mieux de nos intérêts communs et je désire que tu prélèves dessus tout ce qui sera nécessaire pour assurer l'entretien et le confort de mes enfants...
D'un geste désinvolte, l'hidalgo balaya le dernier article comme quantité négligeable et porta la main à sa ceinture où pendait une bourse qui semblait d'un bon poids. Il la lui tendit en annonçant:
MDR: Voilà vingt sols (deux cent quarante deniers ou mille livres) pour commencer. Tu pourras m'en demander chaque fois que tu en auras besoin mais, puisque tu veux bien me confier le soin de gérer ta fortune, je veillerai à ce que tu n'aies jamais à le regretter.
Émue, elle se rapprocha de lui et l'embrassa sur les deux joues.
:Laguerra: : J'en suis certaine. En tout cas, merci d'être ce que tu es.
Pendant que deux valets de la riche demeure déchargeaient les coffres de cuir cloutés où étaient serrées les affaires des voyageurs, Isabella, qui s'entretenait toujours avec Miguel, observa son aînée.
Âgée tout juste de treize ans à présent, Elena n'offrait plus rien d'enfantin. Dotée du corps délié qui avait été celui de sa mère à son âge, elle était pourvue d'une taille mince, de hanches élégantes, de petits seins haut placés. Tenant ses cousines par la main, elle s'approcha de la nourrice qui s'occupait du dernier-né du couple. Se penchant vers lui, elle s'exclama:
Elena: Voici donc mon petit cousin! Comme il est mignon!
Remarquant que l'attention d'Isabella était tournée vers sa progéniture, Miguel lui posa une main sur le bras.
MDR: J'ai à faire, Isa. Mais Cat va vous installer. On se reverra plus tard. D'accord?
L'aventurière se contenta d'opiner et d'embrasser l'excellent homme. Les coffres étaient enfin descendus de la lourde charrette qui avait amené la petite famille.
À la mi-mars, une lumière de miel lustrait les toits de tuiles et les clochers des églises. Ramassant à pleines mains ses jupes de cendal safrané qui bruissaient joliment, Catalina accourait:
Cat: À quoi pense Miguel de vous tenir là, dans la rue, sous les yeux de toutes les commères du quartier, au lieu de vous faire entrer chez nous! Venez, venez!
Elle embrassa Isabella, ses neveux et nièces puis tout le monde entra dans la maison.
Cat: J'ai fait aménager la partie de notre demeure que nous n'habitons pas, Isa. Cette maison est bien trop vaste pour nous! C'est une grande satisfaction pour moi de me dire que ces pièces inoccupées vont enfin servir à loger quelqu'un!
Parvenue à la quarantaine, Catalina gardait son corps sans graisse, mince et racé, mais, si elle n'avait pas pris de poids, son dos s'était voûté. Sous un voile violet, entre ses nattes blondes, ses traits conservaient un charme étrangement émouvant parce qu'on le sentait sur le point d'être détruit. Elle évoquait un fruit ayant dépassé son point extrême de maturité...
En pénétrant dans la maison de son amie, Isabella retrouva l'impression d'opulence qu'elle avait ressentie la première fois qu'elle y était venue.
En ce temps-là, son état d'esprit était tout autre. Quand Juan l'avait amenée jadis à Barcelone, ils vivaient tout deux les débuts mouvementés de leurs amours, les croyaient éternelles, se sentaient portés par leur désir l'un de l'autre comme par un vent d'orage... Depuis, elle était souvent retournée chez son beau-frère, mais toujours en compagnie de son époux, ou, tout au moins, dans la certitude de le retrouver sans tarder...
Que restait-il de ce passé si proche?
Cat: Je devine tes pensées, Isa. Ne te laisse pas ronger par le regret de ce qui n'est plus.
Les enfants suivaient la chambrière qui, derrière les porteurs des coffres, les emmenaient visiter leur nouvelle installation. Berçant Domingo, la nourrice leur emboîta le pas.
Isabella se laissa tomber sur un siège à pieds croisés et murmura:
:Laguerra: : Treize ans pendant lesquels nous avons tout partagé. Tout. Peines et joies. Treize années de bonheur, somme toute... Penses-tu qu'on puisse les oublier? Crois-tu que leur souvenir me laisse un instant de repos? Oh! Toi qui nous as reçus chez vous au début de ces temps heureux, tu dois, mieux que quiconque, comprendre ce que je ressens!
Debout devant son amie, Catalina posa ses mains sur les épaules recouvertes d'un pan du voile pourpré qui enveloppait la tête inclinée d'Isabella. Avec une ferme douceur, elle lui dit:
Cat: Comprendre n'est pas toujours se lamenter avec ceux dont on devine la souffrance. Mon amitié pour toi doit t'aider à sortir de ta peine, non pas à t'y enfoncer davantage.
L'artiste peintre accentua sa pression sur les épaules lasses.
Cat: Je veux te soutenir dans le combat que tu auras à livrer contre toi-même, Isa... Contre les autres aussi, et surtout, contre l'amollissement de la tristesse. Tu sais que je te suis entièrement dévouée. Mais l'appui que je t'offre ne comportera ni connivence, ni attendrissement. Je tiens à devenir ta sauvegarde, à te délivrer de la tentation du laisser-aller, qui est une des plus pernicieuses.
Elle se pencha, posa ses lèvres à la racine des cheveux de l'aventurière, là où la raie médiane les divisait.
Cat: Si tu l'acceptes, je serai pour toi comme une grande sœur. Mais une sœur de roc, pas de cire molle. C'est de solidité dont tu as le plus besoin.
:Laguerra: : Sois bénie, Cat. Il fallait que quelqu'un me prît par la main pour me maintenir sur le chemin où, toute seule, je risque de me perdre. C'est un si rude sentier!
Cat: Courage, amie, courage! Tu as déjà prouvé dans le passé que tu étais capable de vaillance. Je sais que l'absence de Juan-Carlos est pour toi la plus dure des épreuves. Depuis que tu m'en as informée, je n'ai pas cessé de prier Dieu pour qu'Il te vînt en aide. Mais le Seigneur secourt de préférence ceux qui ne se laissent pas aller au découragement. Lutte! Arme-toi contre le désarroi! Bats-toi contre l'adversité!
Isabella eut un sourire navré.
:Laguerra: : Tu me parles comme un à preux partant à l'assaut. Je n'ai, hélas, rien d'un chevalier...
Cat: Tu te trompes! Que défend-t-il? La veuve et l'orphelin. Tu es sans mari, tes enfants n'ont plus de père! En combattant pour eux, pour toi-même, tu fais la même chose qu'un paladin!
L'aventurière se redressa:
:Laguerra: : Si je ne me sens pas capable de venir à bout de ma tristesse, je suis néanmoins décidée à élever le mieux possible les innocents que Juan m'a laissés. Je me refuse à ce qu'ils deviennent à leur tour victimes de sa défection. Pour eux, je travaillerai. Je m'efforcerai de recréer autour de nous un vrai foyer.
Cat: Tu vois bien qu'il y a en toi beaucoup de ressources! L'amour maternel soutiendra ton énergie... Crois-moi, Isa, en perdant ton homme, tu n'as pas tout perdu!
La femme de Miguel s'assit à côté de son amie et elles demeurèrent un moment silencieuses. Le retour des gamins, leur agitation, leurs bavardages mirent fin à un tête-à-tête durant lequel Isabella s'était sentie plus proche de Catalina qu'elle ne l'avait jamais été.
Cat: Occupons-nous du plus pressé. Je vais te conduire à présent à ton nouveau logis que tout ce petit monde a déjà visité. À partir d'aujourd'hui débute une nouvelle vie!
Dès lors, Isabella trouva auprès de cette femme qui savait se montrer forte sans rudesse, aimante sans complaisance, l'aide dont elle éprouvait un si impérieux besoin.
Catalina commença par installer chez eux son amie et ses quatre enfants.
Composé d'une salle flanqué d'une cuisine, au rez-de-chaussée, de deux chambres au premier, le bâtiment qu'elle leur céda était relié à sa propre demeure par un passage en torchis à pans de bois. Derrière les deux constructions, un jardin de ville, étroit et feuillu. Sur le devant, la cour close cernée par le comptoir de Miguel, les écuries et les resserres.
Meublée avec simplicité, mais agrément, la grande pièce où se réunissait la famille, aussi bien que les chambres, comportait de solides meubles de chêne cirés et d'épaisses tentures accrochées aux murs pour aider au maintien de la chaleur. Des bouquets de fleurs ou de feuillage répartis dans des pots de grès ou de cuivre éclairaient le bois sombre.
En plus de ses effets personnels, de ceux de ses enfants, Isabella avait apporté avec elle des peaux de mouton et de castor, des coussins, des couvertures fourrées pour les lits.
Sans joie, mais avec acharnement, elle s'efforça de rendre son nouveau domicile le plus confortable possible afin que les siens y retrouvent la chaude intimité perdue.
Une jeune servante, la fille du cuisinier de Cat, ronde comme une caille, fort débrouillarde, et répondant au nom de Teresa, vint rejoindre Carmina qui s'occupait de l'entretien du logis et des enfants quand leur mère était absente.
Elena se chargea de l'éducation de ses cadets auxquels, le matin, elle donnait des leçons de lecture, d'écriture, d'instruction religieuse et de dessin. L'après-midi, c'était elle qui recevait les enseignements des maîtres choisis par sa tante.
Grâce à l'entremise de Catalina qui dirigeait l'atelier du château, Isabella fut à même de prendre la place laissée vacante par une enlumineuse qui venait de mourir en couches. La comtesse ne s'était jamais désintéressée de l'aventurière. Outrée par l'abandon du marin, elle saisit l'occasion qui lui était offerte de venir en aide à l'épouse délaissée en la prenant à l'essai.
Avec une certaine ostentation, mais beaucoup d'énergie, la señora De Rodas s'était instituée le mentor de son amie pour tout ce qui touchait à la reprise d'un métier qu'elles avaient appris ensemble autrefois et où elle-même excellait.
Entre la femme de Miguel, tentée de tout régenter, mais à l'affection inébranlable, et Raquel, plus fine, plus discrète mais tout aussi décidée à l'empêcher de sombrer, l'exilée entama une nouvelle tranche de son existence.
Elle avait déjà vécu à Barcelone. Seulement, en ces débuts passionnés de sa vie conjugale, comme elle ne respirait que dans l'ombre de Mendoza, elle n'avait pas eu l'occasion d'approcher souvent la cour comtale...
Désormais, elle allait y passer ses journées, découvrir un monde bien différent de celui auquel elle était accoutumée. La comtesse de castañeda était le principal objet des conversations Barcelonaises. Isabella entendait parler d'elle à tout bout de champ, aussi bien dans le quartier, quand elle faisait ses achats, que chez ses hôtes.
On disait que, continuant à entretenir d'étroits rapports avec le Portugal, doté d'institutions plus évoluées que celles du royaume ainsi que d'une excellente administration, Blanca s'était inspirée de la dynastie d'Aviz pour instituer une véritable chancellerie à sa cour. De grands officiers et des juristes secondaient, à l'émerveillement de leurs sujets, le couple dans l'exercice de leur pouvoir, tandis que des prévôts, des vicomtes, d'autres hommes liges encore les représentaient auprès de la population des campagnes.
Isabella devait vite s'apercevoir que les qualités d'organisation de la comtesse Blanca n'étaient pas ses seuls talents.
Catalina, en effet, à l'instar des gens qui l'entouraient, ne tarissait pas d'éloges sur la châtelaine. Elle n'avait, au fond, que deux sujets importants de conversation, Miguel et la comtesse. Quand elle abandonnait l'un, c'était pour reprendre l'autre.
C'était donc un petit univers clos où tout le monde se connaissait, où les racontars et les nouvelles se répandaient à une vitesse inouïe, mais où beaucoup révéraient Blanca Pimentel.
Les huit premiers jours de l'installation d'Isabella à Barcelone s'écoulèrent de la sorte. Ce fut une période d'initiation à des façons d'agir, à des modes, à des pratiques bien différentes de celles de l'hacienda.
En dépit de l'amitié de Cat, de l'affection de Raquel, de la présence auprès d'elle de trois de ses enfants, il arrivait souvent à l'aventurière de se sentir affreusement dépouillée de tout ce qui avait constitué sa vie jusqu'alors.
L'attitude de Pablo lui était un tourment de plus. Au lieu de venir loger avec sa famille, le petit garçon avait choisi de rester auprès de son oncle, profitant d'une petite pièce aménagée qui lui servait de chambre. Prétextant l'exiguïté du local où vivait les siens, il ne s'y rendait que pour son instruction et voir son frère et ses sœurs, mais s'arrangeait pour ne jamais se trouver seul avec sa mère. Autant il semblait se plaire avec sa fratrie, autant il fuyait celle-ci avec soin.
:Laguerra: : Au fond, il se comporte ici comme il le faisait chez nous... Ce qui rend ses manières plus difficiles à supporter pour moi, vient de ce que je vis dans cette ville, que l'espace me manque, que l'absence de Juan a fait de moi une écorchée vive! (Pensée).
Certains soirs, quand la jeune femme se retrouvait seule, enfants et servantes une fois couchés, elle connaissait des moments d'affreuse détresse.
Miguel lui avait bien proposé de venir passer toutes ses soirées chez lui, mais comment accepter de figurer à ces veillées durant lesquelles l'hidalgo et son épouse recevaient souvent beaucoup de monde? Isabella préférait demeurer seule. L'idée des conversations à soutenir, des petits jeux à partager, lui était insupportable. Son chagrin solitaire lui était encore moins difficile à endurer que les réjouissances en commun.
Assise devant sa porte ouverte sur le jardin que la nuit de printemps envahissait, elle laissait sa quenouille tomber sur ses genoux pour évoquer sans fin son bonheur perdu. S'en remémorer les douceurs envolées, pleurer sur sa condition. Son âme asséchée ne lui permettait pas d'avoir recours à la prière, ce dont elle souffrait à la manière des pèlerins perdus dans le désert et qui meurent de soif tout en rêvant d'eau pure...
En plus de ces causes d'affliction, elle se sentait misérable, loin des lieux où elle avait toujours vécu, déracinée. Sa maison, son domaine, la vallée du Llobregat dont chaque écho, chaque sentier, chaque reflet du ciel dans le courant du fleuve lui étaient fraternels, ce coin de terre rassurant, comme il paraissait inaccessible!
Des bruits de rires, de musique, de chants, de causeries lui parvenaient de la grande maison où les hôtes des De Rodas se divertissaient... Il semblait à Isabella qu'on tournait là-bas sa peine en dérision.
L'épouse de Miguel soupçonna cet état de choses et s'en alarma. Au bout de quelques jours, elle décida de sortir son amie, de lui faire découvrir le nouveau visage de Barcelone. Un après-midi, elle lui dit:
Cat: Je t'emmène! Allons nous promener en ville.
Elles sortirent. Seul un valet les accompagnait.
La cité était en pleine transformation. Avec la participation des habitants, exemptés pour ce faire de certaines corvées par le vice-roi de Catalogne, on édifiait, sous la haute autorité du contremaître, des remparts de pierre pour remplacer les anciennes fortifications.
Des maçons, aux mains protégées des brûlures de la chaux par d'épais gants de cuir, dirigeaient leurs ouvriers mêlés aux simples particuliers. À même le sol, des plâtriers préparaient de l'enduit ou gâchaient du mortier. Ailleurs, des aides remplissaient d'un mélange de cailloux, de fibres ligneuses et de ciment les intervalles compris entre les rangées de pierres. Perchés sur des échafaudages de planches, d'autres poseurs élevaient jusqu'à eux, au moyen d'une poulie, des chargements de briques. Au sommet d'une tour presque achevée, deux hommes marchaient à l'intérieur d'une grande roue en bois autour de laquelle s'enroulait une corde permettant de hisser de lourds blocs préalablement taillés qu'on destinait aux créneaux.
:Laguerra: : Juan avait raison d'affirmer que le monde actuel est possédé d'une frénésie de construction....
Cette pensée importune qui l'effleura, elle la repoussa avec colère. À cet instant, Isabella croyait haïr son époux presque autant qu'elle l'avait aimé...
Cat: Il est certain que la comtesse est arrivée ici avec de grands projets, des hommes capables de les réaliser et assez de ténacité pour amener le marquis de Aguilar de Campoo à partager les vues de sa femme.
À l'intérieur de la ville, de nouvelles maisons en pierres, en pisé ou en torchis se multipliaient au milieu des églises, chapelles, monastères aux murs tout blancs, à peine achevés. Si certains quartiers offraient encore des îlots de tranquillité, les voies commerçantes grouillaient de monde.
Cat: Viens, Isa, viens! Passons par la rue des dinandiers, la rue des orfèvres, la rue des drapiers et la rue des ferronniers! C'est une si bonne idée d'avoir ainsi regroupé les artisans qui font le même métier!
Elles se faufilèrent à travers la foule.
Des charrois de pierres, de madriers ou de tuiles, des ménagères, des mulets dont les bâts débordaient de briques, des chevaliers suivis de leurs écuyers, qui se frayaient un chemin à grands cris, des maçons poussant de lourdes brouettes de sable, des mendiants, des charpentiers portant de longues planches sur l'épaule, des moines au capuchon rabattu, des médicastres sur leurs mules, des clercs moqueurs, des marchands d'eau, de salades ou de volailles se bousculaient entre les étals des boutiques où l'on vendait à fenêtres ouvertes.
Quelques porcs errant à la recherche de détritus, des chiens qui leur disputaient leurs trouvailles achevaient d'encombrer la chaussée de terre battue.
Cat: Quand il pleut, l'eau ruisselle le long des pentes, ce qui lave le sol, mais, par temps sec, la poussière est souvent gênante.
Il faisait déjà chaud en cette fin mars. Des odeurs de mortier, de crottin, de sciure, des bouffées vineuses, des relents d'ail et d'oignon se mêlaient aux exhalaisons des eaux grasses coulant sous les planches jetées en travers des rues pour permettre d'enjamber les caniveaux. Catalina, qui tenait le bras d'Isabella, continuait de deviser:
Cat: Sais-tu que des tanneurs et des foulons se sont installés au confluent du Llobregat et de la rivière appelée Cardener? Pour le feutrage du drap, me crois-tu? Les foulons utilisent de l'urine recueillie par des concessionnaires spécialement commis à cet office! Mais cette industrie, comme celle des tanneurs, sent mauvais. Aussi a-t-on eu l'idée d'assigner aux malheureux habitants de Castellgalí qui exercent ces deux métiers le quartier le plus exposé au vent d'ouest!
Elle riait. Isabella s'efforçait de paraître amusée.
Elles passaient devant des porches d'où s'échappaient des chants liturgiques, devant des logis d'où fusaient des criailleries.
Dans les boutiques étroites où l'on voyait travailler côte à côte maîtres et apprentis, s'entassaient, selon les endroits, des épices, des denrées diverses, des tissus, des poteries, des objets en cuir repoussé, des tas de vaisselle en bois ou en étain, des bijoux d'argent ou d'or, des instruments de fer, des parchemins roulés ou en cahiers, des selles, des harnais...
:Laguerra: : Par tous les saints! Que de tentations. Je ne connais rien de semblable au village.
Depuis le temps qu'elle vivait près de Sant Joan Despí, elle avait oublié l'agitation et les richesses de cette grande cité.
:Laguerra: : Les rares fois où je viens, c'est toujours à l'occasion de quelques fêtes ou d'une foire. Je finissais par penser qu'il fallait des circonstances exceptionnelles pour voir étaler tant de marchandises!
En réalité, elle n'avait envie d'aucune de ces choses offertes à la convoitise des passants. Elle soupirait après le calme de la vallée du Llobregat.
Lasses, soûlées de tumulte, les deux amies rentrèrent au bercail à la fin de la journée. Ce fut avec soulagement qu'elles retrouvèrent la fraîcheur et la paix du logis. En passant auprès de la cuisine, la femme du négociant demanda à Teresa de leur porter du lait d'amandes et de l'hydromel sous la tonnelle d'aristoloche et de chèvrefeuille qui était l'un des attraits du jardin, l'autre étant les massifs de rosiers auxquels Rafael prodiguait des soins de père. Il était justement occupé à couper des fleurs fânées quand les deux femmes pénétrèrent sur son territoire. Catalina soupira:
Cat: Je vais finir par t'envoyer au clos de la comtesse. Tu passes dans ce jardin bien plus de temps que devant ton chevalet...
Rafael: Cela tient, señora De Rodas, à ce que j'aime à m'occuper de fleurs beaucoup plus que de peinture...
Cat: Et que dira ton père? Il ne t'a pas placé chez moi pour que tu deviennes mon jardinier!
Rafael: J'en apprends bien assez pendant la mauvaise saison. Et je suis tellement plus heureux comme ça!
D'un geste affectueux, Catalina ébouriffa les cheveux du jeune homme qui n'étaient déjà pas tellement disciplinés:
Cat: Nous verrons cela plus tard. Pour l'instant, fais-moi la grâce d'aller travailler un peu. Nous avons à parler, mon amie et moi.
Rafael obéit sur-le-champ et les deux femmes commencèrent à marcher lentement le long des allées sablées où ne se hasardait pas à pousser la moindre mauvaise herbe...
Une voix d'homme lança soudain:
MDR: Dieu vous garde toutes deux!
Cat: Tu arrives bien à point, mon cœur! Veux-tu boire une coupe avec nous?
Miguel vint s'asseoir près de son épouse. Il souriait benoitement, mais ses yeux marrons demeuraient attentifs et observateurs comme ils étaient toujours.
Les boissons arrivaient, portées par la plus jeune des servantes de la maison. Elle emplit deux gobelets d'hydromel qu'elle offrit au couple, servit à l'aventurière son lait d'amandes puis disparut. La chaleur se faisait encore sentir et des abeilles bourdonnaient dans le chèvrefeuille. Mais sous la tonnelle, il faisait plus frais... Catalina but une bonne rasade, s'essuya la bouche à la serviette posée sur le plateau et reprit:
Cat: Nous sommes allées musarder en ville. La presse y était grande.
MDR: Plus il y a de monde, plus il y a d'échanges, et mieux les marchands vendent. Par Salomon, nous avons tout intérêt à ce que la cité ne cesse de s'accroître.
Il but lentement, en goûtant avec gourmandise, le contenu de sa coupe. L'ayant vidée, il la déposa puis se leva.
MDR: Je vais me préparer pour le souper. À bientôt!
Catalina et Isabella bavardèrent encore de longues minutes sous la tonnelle du jardin, tout en dégustant leur breuvage. C'était l'un de ces instants où l'existence paraît précieuse. Tout était calme dans la maison. Colomba aidée de Carmina rangeait les pièces d'une lessive nouvellement repassée, Domingo et Paloma faisaient leur sieste. Joaquim en faisait autant sur la paille de l'écurie et, dans les bureaux du négociant, chacun vaquait à sa besogne: les plumes d'oie grinçaient presque en mesure sur les grands livres reliés de parchemin. Seul, Rafael rêvait. Assis sur une marche de l'escalier, il regardait Isabella qui, tout en discutant, passait à son hôtesse une serviette que celle-ci déposa sur ses genoux. Vêtue d'une simple robe de lin blanc bordée d'une mince guirlande de feuilles vertes que Carmina lui avait confectionnée à l'hacienda, la masse lustrée de ses cheveux noirs tordue en une simple natte retombant sur une épaule, Isabella ressemblait plus que jamais à la princesse de quelque fabliau et le jeune homme la dévorait des yeux. Sans d'ailleurs qu'elle s'en aperçût. Ce fut Miguel qui remarqua le regard gourmand du jardinier et s'en montra irrité:
MDR: N'as-tu rien d'autre à faire qu'à rester assis à bâiller aux corneilles? Je te croyais au jardin?
Rafael se releva avec une mauvaise volonté évidente et grogna:
Rafael: Votre femme y est avec son amie et m'a signifié de rentrer.
MDR: Sans nul doute avec l'idée de t'envoyer travailler! Va te laver les mains et te coiffer et puis retourne à ton atelier. Je commence à regretter de t'avoir confié le jardin...
Rafael partit en direction de la cuisine, se tordant le cou pour voir un peu plus longtemps celle qu'il nommait intérieurement sa "belle dame". Miguel hocha la tête, haussa les épaules avec un brin de commisération et retourna au jardin.
MDR: Ah, Isa! Ce Rafael est assoté de toi! J'ai bien peur qu'il ne soit plus bon à rien.
:Laguerra: : Cela lui passera dès qu'il ne me verra plus! Quand je serai à l'atelier d'enluminure toute la journée, il m'oubliera.
Le lendemain matin, après la messe quotidienne que toute la maisonnée entendait dans la chapelle voisine, l'aventurière se rendit chez Catalina qui devait la conduire à l'atelier où elle allait commencer à travailler.
Non sans un nouveau déchirement, il lui avait fallu quitter ses enfants. Elle pensa à chacun d'eux tout en se dirigeant vers la forteresse.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 12 févr. 2019, 00:51, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Petite correction à faire :
Tirade de Rafael : « J’attendrAI (pas j’attendrais) tout le temps qu’il faut. On a TOUS les courages (et non tout les courages) »
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Message par TEEGER59 »

Fait! Merci.
Pour le verbe "attendre", je l'avais conjugué au conditionnel présent. Ça me paraissait bien.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Située dans la haute cour, la longue bâtisse consacrée aux ouvrières de la toile, du lin, de la laine et de la soie était divisée en plusieurs ouvroirs de filage, tissage, couture et broderie.
Avant de parvenir au premier étage où on les attendait, Isabella, précédée de son mentor, traversa le rez-de-chaussée. Dans la salle des couturières, une dizaine d'apprenties et une maîtresse taillaient, ajustaient, cousaient et montaient les vêtements du marquis, de sa seconde femme et de leurs deux enfants.
L'aventurière fut frappée par la qualité et la diversité des tissus, par leurs coloris éclatants, par la quantité de galons, d'orfroi, de tresses en soie, de parements brodés qu'on y appliquait.
Cat: La comtesse est fort attentive à la façon dont se vêt chacun des membres de sa famille. Ils sont tenus de donner à sa cour l'image du bon goût et du raffinement.
Tout le monde en Catalogne savait qu'elle avait à cœur de se montrer comme l'exemple à suivre si l'on voulait affiner les anciennes mœurs, jugées par elle trop frustres.
En deux ans de pouvoir, Blanca Pimentel était déjà parvenue à obtenir un assez bon résultat. La transformation des comportements Barcelonais frappait plus particulièrement Isabella que sa vie à l'hacienda avait détournée d'une évolution suivie de trop loin pour l'avoir intéressée.
Dans l'atelier d'enluminure où elle pénétra enfin, huit ouvrières, quatre apprentis et deux aides féminines s'installaient à leurs places habituelles.
La señora De Rodas fit les présentations. Contrairement à ce qu'avait imaginé l'ancienne alchimiste, les travailleuses n'étaient pas toutes jeunes. Leur âge s'échelonnait de dix-huit à cinquante ans.
Illuminée par un bonheur tout neuf, l'œil clair, la tête haute, Catalina prenait soudain, parmi ses compagnons, une importance nouvelle. Elle parlait avec autorité, veillait à tout, conseillait, tranchait et quelque fois réprimandait.
Cat: Voici ta place, Isa. Je t'ai installée près de moi.
Par trois larges fenêtres, la grande pièce donnait sur le cloître gothique et la cour des orangers. Comme il faisait beau, ces fenêtres étaient ouvertes.
Isabella regarda autour d'elle. Poussée contre un des murs de l'atelier, une lourde table était recouverte de nombreux godets contenant chacun une couleur différente et plusieurs cornes à encre.
Sa vie allait maintenant se passer entre ces murs, dans les exhalaisons de parchemin, de colle, d'huile, de plâtre, de couleurs végétales, de céruse, de safran, de cire et de bien d'autres ingrédients, qui se mêlaient inextricablement pour composer l'odeur rassurante et familière de sa nouvelle profession.
Cat: Viens, Isa! Installe-toi.
L'aventurière vint s'établir devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert, il y avait un ivoire tout préparé et près de celui-ci, des pinceaux neufs.
Cat: Par ma foi, amie, si tu as un tant soit peu perdu la main depuis le temps où nous travaillions ensemble, ce n'est pas bien grave. Après quelques jours d'entraînement, l'habileté te reviendra vite au bout des doigts!
Assise à la gauche d'Isabella, une femme d'une quarantaine d'années, au visage coloré, aux lèvres épaisses et à la poitrine rebondie, approuva de plusieurs hochements de tête. D'un air gourmand et en désignant le ventre de la señora Mendoza, elle fit:
:D : C'est comme l'amour! Quand on l'a fait, par Dieu, on ne l'oublie plus jamais!
Elle riait en portant à sa bouche une main qui tenait un pinceau trempé de poudre d'or. Une fille d'une vingtaine d'années dont les tresses rousses tombaient jusqu'au sol de chaque côté de son siège, protesta:
:roll: : Voulez-vous bien vous taire, Anita. Est-ce que ce sont des réflexions à faire devant une nouvelle?
Son visage rond était parsemé de taches de rousseur comme si on lui avait jeté en pleine figure une poignée de son. Une troisième ouvrière, qui avait à peu près l'âge de l'aventurière, approuva:
;) : Bien parlé, Guvendolina! Si nous voulons suivre les traces de la comtesse, nous devons apprendre à tenir notre langue. Mauvais discours et mauvaises manières vont de pair.
Celle-là était blonde, nette, soignée, avec un bliaud fraîchement repassé, des cheveux nattés sans une seule mèche qui dépassât, un voile éclatant de blancheur sur la tête. La première qui avait parlé lança:
Anita: Oh, vous, Beatriu, l'amour ne doit pas vous laisser beaucoup de souvenirs mémorables... Vous êtes bien trop sage!
D'un ton ferme, Catalina imposa le silence:
Cat: Paix! Ces babillages sont déplacés. Pour débuter, je vais donner à Isabella une bordure à compléter. Elle s'y fera la main en soulignant les contours des motifs dessinés. Allons! À l'ouvrage!
Avant de prendre place, l'épouse de Miguel passa derrière les apprentis: trois garçons et une fille, dont les âges s'étageaient de douze à quatorze ans. Les quatre jeunes gens s'employaient à composer des mélanges de cinabre et de céruse avec de la charnure, peinture couleur chair, ou à préparer du minium. Ils s'affairaient aussi à broyer les couleurs végétales obtenues, au cours des saisons, par la récolte et la conservation de certaines fleurs. Des bleuets pour le bleu, des feuilles d'iris sauvages pour le vert, de la gaude pour le jaune. Pour les dérider, l'enlumineresse en chef leur dit:
Cat: J'espère que vos teintes seront aussi réussies que la sanguine que vous avez si bien faite au début du printemps!
On avait coutume, vers le mois de mars, de couper le lierre nécessaire, d'en recueillir alors le jus dans un récipient de grès où on le laissait trois jours avant de le faire cuire dans de l'urine. C'était là fabrication courante, mais les apprentis s'en étaient occupés pour la première fois cette année. Aussi, ne manquèrent-ils pas d'apprécier ce rappel flatteur.
Cat: Ces enfants nous donnent l'exemple de l'application. J'ai souvent remarqué que les plus jeunes font preuve de sérieux plus que leurs ainés!
Guvendolina: Je ne suis pas sérieuse, moi!
La rouquine protestait avec amertume. On savait qu'à l'abri de la discrétion dont elle entourait sa vie privée, la jeune femme était des plus susceptibles.
Cat: Je ne parlais pas pour vous, Guvendolina, mais plutôt pour moi. Ce matin, je suis fort distraite.
Pour ne pas blesser sa collaboratrice, Cat évita de jeter un coup d'œil sur le semis d'étoiles d'or dont elle parsemait un ciel nocturne sur la page d'un psautier qu'elle lui avait confié. Elle la savait jalouse de son travail et capable de ruminer pendant des jours une remarque qu'elle aurait jugée mal venue. Catalina sourit ensuite aux deux aides, jumelles d'une quinzaine d'années assez accortes, dont la ressemblance était une source jamais tarie de facéties, et qui complétaient de façon divertissante l'équipe de l'atelier. Assises sur des escabeaux, elles s'affairaient. Pendant que Marta nettoyait un lot de pinceaux encrassés, sa sœur Maria taillait des plumes.
On commença à travailler en silence, puis Guvendolina, qui paraissait vouer une admiration sans borne à la comtesse de castañeda, se mit en devoir de décrire à Isabella la façon dont cette femme de goût avait meublé et décoré les salles du palais. Au bout d'un moment, Cat reprit:
Cat: Tout cela est vrai, mais la réussite des réussites reste bien sa propre chambre.
Anita: Vous pouvez le dire! Par tous les saints, on n'a jamais rien vu de si beau!
Parler de la chambre de Blanca Pimentel mit tout l'atelier en effervescence. Chaque ouvrière voulait rajouter un détail.
Beatriu: Sur deux murs, il y a des tentures brodées par l'ouvroir du rez-de-chaussée, qui représentent la création du monde, le paradis terrestre, le déluge et certains passages de l'Ancien Testament. C'est là un travail qui a pris plusieurs années. Il est d'une précision dans les détails dont vous n'avez pas idée.
Une femme d'une cinquantaine d'années, toute en os, avec des cheveux gris clairsemés qui, sous un voile lie-de-vin, lui faisaient deux petites nattes maigrelettes, intervint à son tour. Elle ressemblait à une chèvre dont elle avait la face longue et étroite, la mâchoire inférieure pendante, la voix bêlante. Dans son visage ingrat, deux larges prunelles dorées, bombées, brillantes, accentuaient cette ressemblance. Tout en continuant de travailler sans désemparer, elle dit:
🐐: Sur le troisième mur, on peut admirer un autre ouvrage qui représente des scènes de la soi-disant existences d'anciens dieux païens...
D'un air entendu, Cat la coupa:
Cat: Il s'agit des dieux Grecs. C'est Dom Ricardo, le chapelain de notre comtesse qui l'a dit devant moi. Je croyais que vous le saviez, Eulàlia.
Sans se laisser démonter, celle-ci continua:
Eulàlia: Sur le plafond, il y a des signes du zodiaque environnés d'étoiles peints par notre atelier. C'est une merveille!
Guvendolina dont le visage roux, s'enflammait d'enthousiasme, récita sans perdre haleine:
Guvendolina: Et le sol est recouvert d'une marqueterie de marbre composée de fleurs, d'animaux fabuleux ou familiers et de paysages de montagnes.
La señorita De Rodas, qui entendait mener la conversation, reprit:
Cat: Par ma foi, il ne faut pas oublier le fameux lit de sa seigneurie. Il est en bois sculpté, avec des pieds d'ivoire les plus élégants du monde. À sa tête sont représentés les arts libéraux et notre comtesse a composé elle-même des devises savantes qui sont gravées tout autour... Isa, tu ne peux imaginer sans l'avoir vu l'enchantement dont on est saisi en pénétrant dans cette chambre incomparable.
Une petite femme maigre et brune qui n'avait encore rien dit jusque-là ajouta:
8-x : Elle sera tout à fait parfaite quand l'ouvrage auquel nous travaillons maintenant sera terminé!
Eulàlia: C'est bien pourquoi, Meritxell, vous avez raison de manier le pinceau sans bavarder. Nous n'avons pas de temps à perdre!
Par Catalina, Isabella savait l'importance du labeur entrepris. Afin d'ajouter à tant de merveilles une note de dévotion filiale, la comtesse avait confié à ses ouvrières le soin de confectionner un nouvel ouvrage auquel elle attachait la plus grande importance: un manuscrit, une chronique illustrée relatant l'existence du cinquième comte Benavente, son honorable père. Il s'agissait là du raffinement suprême. Aussi les moyens n'avaient pas été épargnés pour faire de ce travail d'écritures une véritable œuvre d'art.
Cat: Songe, Isa, que seul l'or a été jugé digne de retracer les principaux événements de la vie d'Alonso Pimentel! Tu comprends de quelle responsabilité nous sommes chargées là! Il nous faut faire preuve de la plus grande attention, de la minutie la plus scrupuleuse si nous ne voulons pas décevoir la comtesse.
Isabella se dit que le culte entretenu par les travailleuses autour de la personne de la comtesse de castañeda magnifiait leur labeur. Le sentiment qu'elles éprouvaient d'être les instruments d'une personne si incomparable poussait chacune d'entre elles à se surpasser. L'enthousiasme manifesté par Catalina n'était que le reflet de la vénération dont la plupart des ouvrières de l'atelier entouraient leur suzeraine. Cependant, elles ne devaient pas toutes partager ce zèle. Dans un coin, silencieuses, ne levant pas le nez de leur ouvrage, les deux dernières enlumineresses peignaient côte à côte. L'air fermé, Marisol et Neus échangeaient entre elles des regards excédés.
L'aventurière, qui taillait sa plume d'oie, annonça tranquillement:
:Laguerra: : Eh bien moi, je ne suis pas près de me sentir digne de participer à un tel chef-d'œuvre! Je ne suis pas certaine d'en être un jour capable!
Une grosse femme au teint de suif auquel l'embompoint empêchait de donner un âge s'exclama:
:geek: : Il ne faut jamais partir perdante!
Placée près d'une des fenêtres, Llúcia travaillait sur la page d'un cahier volant en parchemin qui faisait partie d'un gros bestiaire.
Soudain, la porte de l'atelier s'ouvrit. Un homme d'une trentaine d'années entra. Une large ceinture en cuir serrait à la taille sa tunique de serge bleue. Une tablette de cire et un stylet y étaient suspendu.
Guvendolina souffla:
Guvendolina: Voici Jaume, le secrétaire de notre comtesse. C'est un de ses familiers. Elle ne s'en sépare jamais davantage que de son chapelain!
Un groupe de personne richement vêtues apparaissaient à leur tour derrière une dame de taille moyenne, à la peau blanche, aux yeux clairs. Les ouvrières esquissèrent un mouvement pour se lever.
B.P: Restez assises, je vous prie! Vous savez bien que je ne veux pas vous voir bouger quand j'entre ici. Sur mon âme, je m'en voudrais de vous faire manquer une seule lettrine!
Isabella revoyait toujours avec intérêt cette femme d'une quinzaine d'années de plus qu'elle, dont l'existence semblait, à l'image des travaux qu'elle faisait exécuter au rez-de-chaussée, tissée d'or et de soie. Sur une longue tunique à fleurs et à rinceaux multicolores, Blanca Pimentel portait ce jour-là une gipe d'étoffe gaufrée, fort ajustée, qui dessinait ses formes déliées. Ses larges manches, évasées à partir du coude, garnies de broderies d'argent, descendaient presque aussi bas que son bliaud. Enroulée deux fois autour de sa taille, une ceinture d'orfroi retombait jusque sur de fins souliers de cuir mosaïqué. Un voile transparent recouvrait ses cheveux dont les nattes étaient surmontées d'un bandeau orné de pierreries. En se dirigeant vers sa nouvelle ouvrière, elle dit:
B.P: Voici donc notre Isabella installée en bonne place. Soyez la bienvenue parmi les femmes de cet atelier. Vous savez combien je suis satisfaite de vous compter dorénavant au nombre de mes enlumineresses.
:Laguerra: : Fasse le ciel, dame, que je ne vous déçoive pas!
B.P: Je vous fais confiance. D'ailleurs, Catalina ne cesse de louer votre adresse... et puis j'ai déjà eu l'occasion, voici fort longtemps, il est vrai, de la constater par moi-même.
Elle avait un sourire un peu moqueur qui la rajeunissait mais, dans son regard, affleurait une sorte d'exigence intime, de force contenue et ombrageuse.
Les personnes de la suite demeuraient près de la porte pendant que la comtesse allait et venait d'une ouvrière à l'autre, complimentant ici, faisant là une remarque précise, toujours justifiée.
Pendant ce temps, Jaume s'approcha d'Isabella. Se penchant sur son épaule, il lui dit à mi-voix:
Jaume: Par saint Luc, patron des peintres, voici bien la plus avenante de toutes les manieuses de pennes que j'ai jamais rencontrées! Ne craignez-vous pas d'abîmer ces beaux yeux en les fatiguant à de pareils travaux?
Continuant son ouvrage, elle répondit:
:Laguerra: : Je craindrais bien davantage de laisser mes enfants mourir de faim si je ne gagnais pas de quoi les nourrir!
Jaume: Si je comprends aisément celui qui vous les a faits, je ne comprends pas, en revanche, qu'il vous laisse le soin de subvenir à leurs besoins.
Ramollie à cause de l'encre, la tige de la plume s'effilochait entre les doigts de l'aventurière. Elle se mit en devoir de la retailler avec un canif.
Jaume: Ne soyez pas si nerveuse, douce amie!
Jaume riait. Il était beau, sûr de lui et exaspéra Isabella. Égratignant d'un ongle rageur les gouttes d'encre tombées sur le papier qui formaient un beau pâté, elle marmonna:
:Laguerra: : Laissez-moi travailler en paix, je vous prie!
Jaume: À votre aise, ma belle! Mais il faudra nous revoir.
Il la salua bien bas tandis qu'elle haussa les épaules.
:Laguerra: : Je n'en vois pas la nécessité.
À quel jeu s'amusait cet homme? Comment pouvait-il croire, à l'instar de Rafael, qu'elle s'y prêterait? En avait-elle le temps, l'envie, la possibilité?
La comtesse s'éloignait. Sa petite troupe la suivait.
B.P: Jaume, venez-vous?
Jaume: Me voici, señora!
Il rejoignit le groupe, mais son parfum de musc s'attarda derrière lui. Anita chuchota à sa voisine:
Anita: Eh bien! Pour une première journée, ce n'est pas si mal. Vous avez reçu les paroles aimables de la comtesse Blanca et vous avez séduit son secrétaire!
Isabella ne répondit pas. Elle suivait avec une application excessive la bordure qu'on lui avait confiée.
La quarantenaire, dont le teint était soudain encore plus coloré, les prunelles plus brillantes, reprit:
Anita: Par ma tête! Avec ses yeux bleus et ses cheveux bruns, ce Jaume est un joli garçon! S'il me recherchait, moi, je ne saurais rien lui refuser, à ce beau museau!
Cat: Taisez-vous, babillarde! Qui bavarde à tort et à travers travaille mal. Nous avons mieux à faire qu'à pérorer.
Le soleil se couchait quand les ouvrières quittèrent l'atelier. Isabella avait mal au dos, ses reins douloureux lui causaient des élancements en dépit du siège confortable qu'on lui avait attribué. Son corps ignorait ses nouvelles conditions de vie, avait ses habitudes et il protestait à sa manière contre le changement de régime auquel il était soumis. En traversant la cour des orangers, elle se confia à son amie:
:Laguerra: : La journée m'a paru bien longue.
Cat: Tu t'y feras. Notre travail n'est pas sans intérêt et les ouvrières sont de bonnes filles.
Après avoir franchi la poterne qui permettait aux habitants de l'enceinte castrale d'entrer et de sortir sans passer par la grande porte sévèrement gardée, l'aventurière se trouva devant le spectacle offert par le crépuscule qui envahissait sous ses yeux l'immense vallée.

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En une dégringolade de toits dont les tuiles reflétaient les teintes sanglantes du couchant, les demeurent de la cité s'imbriquaient jusqu'au fleuve que franchissait un pont de pierre.
Au-delà, de vastes prairies, des champs cultivés, des vignobles, des villages disséminés dans la campagne, de lointaines forêts s'étendaient jusqu'à l'horizon coloré de feu. Cette incandescence s'adoucissait peu à peu en de savants dégradés qui parvenaient à atteindre le mauve rosé des colchiques.
Cependant, bousculés comme des troupeaux de moutons noirs, d'épais nuages dissimulaient des pans entiers de ciel. Cerné par ses berges d'encre, de cendre, d'ombre, le Llobregat, dont l'eau tranquille roulait des flots rouges à la couleur de sa marne, se vêtait de reflets rutilants qui s'étiraient tout au long de son cours.
Par endroit, le flot était comme laqué de garance, ailleurs, il appartenait déjà à la nuit. Cat demanda:
Cat: A-t-on jamais rien vu de plus magnifique?
Immobiles, éblouies, les deux femmes se sentaient éclairées, illuminées, comme glorifiées par cette apothéose.
:Laguerra: : Je dois admettre que, comparé à une telle splendeur, notre village paraît étriqué entre ses collines. Pourtant, même devant une semblable merveille, je ne le renierai pas. Moins grandiose, il est plus à ma taille.
Cat: Décidément Isa, toi et moi, chacune à notre manière, nous sommes fidèles avant tout! Elle s'empara du bras de sa belle-sœur pour l'aider à redescendre en ville.

☼☼☼

Isabella écoutait tomber la pluie sur les tuiles du toit et sur le gravier des allées du jardin. On devait être à peu près au milieu de la nuit. À sa gauche, Paloma, en sueur, continuait son somme à sa manière agitée, que le repos lui-même n'apaisait pas. Une légère odeur fauve se dégageait des cheveux bruns et de la peau laiteuse de la petite fille.
Tournée du côté du mur, Elena semblait, elle aussi, faire des rêves agités. Installé dans un cabinet attenant à la chambre principale, Joaquim était également tout proche.
Teresa et Carmina se partageaient la seconde chambre de l'étage. Désormais, chez l'aventurière, l'angoisse avait remplacé la sérénité. Comment parvenir à élever, à éduquer ses enfants? Comment les guider dans leur jeune âge, leur adolescence, les choix essentiels de leurs vies? À certains moments, une peur affreuse transperçait Isabella. Si elle était à présent admise de façon définitive parmi les ouvrières de la comtesse Blanca, ce qui assurait sa subsistance et celle des siens, pourraient-ils toujours continuer à loger chez Miguel où ils ne payaient pas de loyer? Cette situation restait précaire, un peu humiliante... Et l'hacienda? L'entretien des bâtiments et des terres se révélaient fort lourd...
Sans le soutien de Juan, l'existence de chaque jour n'était que difficulté, tourments...
De crainte de réveiller ses filles, elle bougeait le moins possible. Cependant, lasse de demeurer immobile dans le noir, à ressasser sans fin mêmes appréhensions et mêmes alarmes, il lui arrivait parfois de se lever. Avec précaution, elle sortait du lit, passait une chaisne molletonnée qui lui servait aussi au sortir du cuveau où elle se lavait chaque matin, et allait s'accouder à la fenêtre.
Ce mois d'avril avait des nuits point trop froides. Isabella respirait longuement les senteurs de feuilles verdoyantes qu'exhalait le petit jardin. Si elle n'y trouvait pas de véritable consolation, car tout lui était réminiscences et blessures, la fraîcheur nocturne lavait comme une eau bienfaisante son esprit endolori, lui permettait ensuite de s'endormir sans trop de peine.
Mais il n'y avait pas que les soucis et les chagrins pour l'obséder... De plus en plus souvent elle devenait la proie d'autres harcèlements.
Sevré de caresses et de baisers depuis des mois, son corps n'acceptait plus une privation qui le suppliciait. Juan se souciait-il de la femme esseulée qu'il avait laissé derrière lui? Imaginait-il un tant soit peu les maux qu'elle devait supporter à cause de lui?
:Laguerra: : Dieu saint! Bien que je sois enceinte, je recèle un animal en rut qui réclame son dû! Il trouble mes pensées et me rend mauvaise... Il glisse en moi la tentation du péché. Il ignore le sacrement qui me lie... Féroce envers celui qui m'a délaissée, il me me pousse à rejeter notre alliance, à me libérer des liens qui m'attachent à Juan... Entre ses griffes, je ne suis plus en état de trouver des excuses à mon mari, je le maudis et même, par moments, vais jusqu'à le haïr! (Pensée).
Comme elle ne parvenait toujours pas à recouvrer l'élan nécessaire à l'offrande de son âme, que la prière continuait à ne lui être d'aucun secours, elle se sentait condamnée à devenir la proie du Malin. Une proie terriblement vulnérable... faible, si faible...
Une fois de plus, cette nuit-là, le désir la tenait. Comme sur un gril, elle se tournait et se retournait sans pouvoir espérer d'apaisement. Faute de recevoir la satisfaction qu'ils réclamaient, ses sens la torturaient. La chaleur du lit ne lui était plus supportable...
Elle rejeta le drap mais n'éprouva aucun bien-être. Trop vive était sa fièvre... Elle décida de se lever.
Sa rancune envers Juan s'aggravait du poids humiliant à la honte qu'à cause de lui elle s'infligeait à elle-même. Elle enfila à la hâte la chemise de jour roulée sous son oreiller et sortit de la chambre.
Après avoir sans bruit traversé la salle, elle gagna le jardin sur lequel il pleuvait sans répit depuis des heures. Dehors, l'odeur de la terre humide, des feuilles détrempées l'assaillit. Elle se trouvait transportée au centre d'un univers liquide dont le bruit crépitant empêchait d'entendre autre chose que son écoulement monotone.
Les yeux fermés, la tête renversée en arrière, presque nue sous le ruissellement que le ciel déversait sur elle, Isabella demeura un moment, comme une statue au porche d'une cathédrale, les mains ouvertes le long des cuisses, immobile, offerte...
Sur son visage où gouttes de pluie et larmes, étroitement mêlées, coulaient, l'eau douce s'unissait au sel amer. Le long des cheveux bruns encadrant le visage de noyée, des perles fugitives glissaient avant de tomber sur le gravier de l'allée.
:Laguerra: : Ô, Juan, qu'as-tu fait de moi? (Pensée).
Combien de temps resta-t-elle ainsi, frissonnante de froid bien que consumée d'ardeurs?
Au fond du jardin, une petite porte qui ne servait guère s'ouvrit soudain avec précaution. Une silhouette masculine entra, referma le battant et se dirigea vers la maison. À travers l'obscurité pluvieuse, la lueur balancée d'une lanterne éclaira soudain la femme debout dans une des allées.

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MDR: Toi ici, Isa! À cette heure? Tu vas prendre mal!
Elle ouvrit les yeux pour apercevoir, enfoui sous le capuchon de sa chape pluviale, le visage étonné de son beau-frère que la chiche lueur jaune éclairait de bas en haut.
MDR: Par le Dieu tout-puissant, que fais-tu sous l'averse, toute seule, au milieu de la nuit?
:Laguerra: : Je ne pouvais dormir.
L'époux de Catalina posa sa main libre sur le bras d'Isabella.
MDR: Ne reste pas ainsi. Viens. Rentrons.
D'une ferme pression, il la décida à bouger, à se diriger avec lui vers le logis où elle habitait. Ils pénétrèrent ensemble dans la salle. La tiédeur du feu s'y attardait.
Comme une draperie mouillée, la chemise trempée collait au corps de l'aventurière, épousant et révélant ses formes. Miguel s'empara d'une courtine pliée sur un siège et la déposa sur ses épaules.
MDR: Veux-tu que je réveille une de tes servantes pour qu'elle descende te frictionner?
:Laguerra: : Non. Merci. Je le ferai moi-même.
MDR: Il faudra aussi te sécher les cheveux avec soins. Ce sera le plus long, mais n'y manque pas. On s'enrhume souvent pour avoir eu la tête mouillée.
:Laguerra: : Merci de te soucier à ce point de ma santé. Tu dois penser que je suis devenue folle.
L'hidalgo rejeta en arrière son capuchon dégoulinant.
MDR: Dieu m'en garde! Je sais de quoi il en retourne et j'ai suffisamment vécu pour savoir reconnaître un véritable chagrin d'une lubie.
Sans fausse honte, la jeune femme cacha sa figure dans ses mains. Au mouvement de ses épaules, Miguel comprit qu'elle pleurait et il s'approcha lentement d'elle pour la prendre contre lui, pour la bercer comme l'enfant malheureuse qu'elle était. Isabella se sentit dominée par une force irrésistible, à la fois brutale et infiniment douce, qui la rendait incapable de la moindre réaction. Alors que le plus petit mot tendre venu d'un de ses soupirants déclenchait chez elle une colère hautaine, là, elle se laissa emporter dans une sorte d'ivresse par cet homme dont elle sentait le cœur battre lourdement contre sa poitrine. Son beau-frère sentait le grand air, l'herbe mouillée et même le cuir et cette odeur avait quelque chose d'enivrant comme l'était cette chaste étreinte. Quand il la lâcha, aussi brusquement qu'il s'était emparé d'elle, l'aventurière faillit tomber. Il la retint et plus doucement, la ramena contre sa poitrine et lui releva le menton d'un doigt. Un instant, ils se regardèrent au fond des yeux et, dans le cœur d'Isabella, quelque chose s'illumina. Le regard de Miguel était brûlant d'amour comme il l'avait toujours été mais il ne tenta rien. Elle lui sourit avec une tendresse infinie...
:Laguerra: : Merci...
MDR: Mais je t'en prie!
Cette fois, il se sépara d'elle et soupira:
MDR: Va te sécher!
Elle acquiesça, tout en resserrant autour d'elle l'étoffe rouge qui ne parvenait pas à la réchauffer. Miguel se baissa, reprit la lanterne qu'il avait posée sur un coffre en rentrant, et sortit afin de regagner son logis. Isabella tourna le verrou, revint vers le feu, rejeta la courtine, se dépouilla de la chemise qui lui collait à la peau, puis se mit en devoir de se frictionner avec ce qui lui tomba sous la main. Quand elle se fut séchée, elle regagna sa chambre où elle s'enveloppa dans la chaisne molletonnée de ses veillées solitaires avant de s'installer devant sa coiffeuse.
Assise au pied du lit où Paloma et Elena dormaient toujours, elle se frotta vigoureusement la tête avec une épaisse serviette de toile tirée du grand coffre où elle rangeait son linge.
Comme l'avait prévu Miguel, il lui fallut du temps pour parvenir à sécher ses longs cheveux. Tout en maniant le peigne et la brosse, elle se disait qu'il s'était bien conduit à son égard. Pour ne pas retomber dans les affres dont elle n'était sortie qu'à grand-peine, Isabella préféra penser à autre chose... Elle se dit qu'elle pouvait être reconnaissante à l'hidalgo de ne pas avoir profité de la situation insolite où il l'avait trouvée. Bien d'autres, à sa place...
Cette constatation l'amena à songer au jardinier des De Rodas et plus particulièrement au secrétaire de la comtesse. Depuis un mois qu'elle était entrée à l'atelier du palais, Jaume avait imaginé mille prétextes pour la revoir et venir tourner autour d'elle. Un intérêt subit à l'endroit du travail effectué par les ouvrières de Blanca Pimentel lui servait d'excuse. Les compagnes d'Isabella en riaient et brocardaient entre elles ce changement d'attitude.
Sans se permettre jamais un geste aventuré, un mot de trop, l'homme assiégeait la nouvelle enlumineuse d'attentions, de menus présents, d'allusions transparentes. Un soir, ne pouvant tenir dans l'ignorance d'assiduités aussi affichées, elle avait dit à Catalina:
:Laguerra: : Quand je me souviens de la manière dont Juan s'était emparé de moi, je ne comprends rien aux façons de ce Jaume! Il ne se comporte pas comme les hommes le font d'ordinaire. On dirait qu'il craint de passer à l'attaque. Serait-il impuissant?
Son interlocutrice avait répondu en riant:
Cat: Certainement pas! Ce sont là des modes mises au goût du jour par la comtesse elle-même. Au palais, on ne vit pas comme ailleurs, tu n'es pas sans le savoir. On ne s'y comporte pas selon nos anciennes habitudes. Par ma foi! Blanca s'est mis en tête de changer les hommes en pigeons roucouleurs et les loups en agneaux!
On savait à la cour que, sans jamais faillir, la suzeraine entretenait des échanges épistolaires variés, nombreux, remplis de bienveillance avec des adorateurs déclarés, mais platoniques, comme Joachim du Bellay ou Pierre de Ronsard. Celui-ci se piquait de faire des œuvres poétiques. Il adressait à la comtesse des vers enflammés mais toujours respectueux qui enchantaient leur destinataire. Le vice-roi n'avait pas à prendre ombrage d'une correspondance ou de visites connues de chacun, et, de toute évidence, parfaitement innocentes.
Cat: Il est vrai que notre comtesse cultive les belles lettres, attire maints poètes, savants ou historiens au palais, compose elle-même des poèmes. Elle a su se faire, à juste titre d'ailleurs, la réputation d'une femme d'esprit ainsi que de grand savoir. À son contact, choses et gens évoluent à vive allure!
Occupée à refaire son chignon, Isabella songeait qu'il était peut-être possible d'amener les hommes à se comporter avec plus de respect envers les femmes, mais qu'on ne transformerait par leurs instincts. Que Jaume ou même Rafael, un jour ou l'autre, s'enhardiraient à son endroit.
Que ferait-elle quand le secrétaire ne se contenterait plus d'oublier auprès d'elle un bouquet, un gant, un anneau de corail? Qu'il demanderait davantage qu'un sourire, qu'un mot aimable?
Recoiffée, elle quitta son vêtement de nuit avant de se remettre au lit. Nue devant sa couche, elle passa lentement ses mains sur ses seins marqués des deux grains de beauté où s'étaient si souvent attardées les lèvres de Juan, sur son ventre qui portait encore à cet instant le fruit de leur union...
Faudrait-il donc renoncer pour toujours aux caresses d'un homme?
L'idée d'abandonner simplement ses doigts à Jaume ou Rafael lui avait, jusqu'à présent, été désagréable. En dépit de tout, elle continuait à aimer, à attendre son époux, ce qui la préservait de la tentation. Mais si son corps parlait plus haut que ses sentiments? Si sa chair l'entraînait à elle ne savait quelle compromission? Par la faute d'un renégat, serait-elle amenée à se parjurer, à renier ses serments les plus sacrés, à perdre son âme?
Autrefois, elle se serait jetée à genoux pour implorer aide et secours de Dieu et de Notre-Dame. Ils ne l'auraient pas abandonnée en un si grand péril... Mais elle ne savait plus Les prier. L'aridité dont elle souffrait depuis le départ de son mari avait desséché en elle la rosée de la grâce. Vers qui se tourner? À qui demander secours? Où trouver appui? Tout lui manquait à la fois.
Elle dormit peu et mal. Des rêves l'assaillirent jusquà l'heure du lever...
Le lendemain, à l'atelier, quand elle vit entrer sur les pas de la comtesse Blanca le secrétaire dont les yeux la cherchèrent aussitôt, elle se troubla et sut qu'elle ne pourrait pas lutter sans fin contre son désir. Un jour arriverait où le premier galant venu ferait l'affaire. Elle le sut, mais une honte brûlante l'empourpra...

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 21 févr. 2019, 14:00, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Reviens vite Juan Carlos !

Une petite correction après le dialogue avec Jaume : « Qu’elle s’y prêterait » (conditionnel) et non « prêterai » (futur... et qui, de toute façon aurait été « prêtera »).
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Le dimanche suivant, après la grand-messe, Isabella se rendit avec ses enfants chez Catalina où ils avaient l'habitude de dîner chaque semaine. Estéban et Zia étaient présents, eux aussi.
Il ne pleuvait plus, mais, du ciel gris, une haleine maussade et froide soufflait sur la vallée, à travers les rues de Barcelone.
Dans la salle de la maison commune, un bon feu flambait, léchant les flancs d'une marmite d'où s'échappait un fumet appétissant de perdrix en capilotade. Enfoui dans les cendres chaudes de l'âtre, un pot de grès devait contenir du bouillon aux gousses d'ail. Deux poêlons mijotaient sur les braises chaudes contenues dans les récipients creux terminant les grands landiers de fer qui supportaient les bûches.
Devant la cheminée, une table recouverte d'une longue nappe blanche avait été dressée et, sur un coffre, plusieurs corbillons d'œufs teints en vert, en jaune, en rouge, en violet, en rose, au moyen de sucs de diverses plantes, attendaient d'être distribués aux enfants du logis pour Pâques.
L'odeur de cuisine, de pain grillé, de feu, de linge propre restait liée à ces réunions dominicales qui apparaissaient à Isabella comme les uniques moments de son existence où les douceurs de la complicité familiale retrouvaient un peu de leur pouvoir.
Tandis que Miguel remontait de la cave où il était allé quérir du vin frais, Tao fit irruption dans la pièce sans y être annoncé.
:Tao: : Isabella! Isabella!
Le naacal cria son nom en s'élançant vers celle qui se trouvait déjà à table.
:Tao: : Ce dimanche est un jour béni! Le père de Jesabel a enfin accepté de me recevoir! Nous avons longuement discuté ensemble... Il vient de m'accorder la main de sa fille! Ma ténacité semble l'avoir impressionné. Le mariage sera fixé après les couches de Zia et les tiennes!
Il rayonnait. Ses dents blanches éclairaient son visage à la peau sombre où mille petites ridules joyeuses s'inscrivaient autour des yeux. L'aventurière lui saisit les mains et les serra:
:Laguerra: : Comme je suis heureuse pour vous deux! Luis vous a enfin donné son consentement?
:Tao: : Oui! Grâce à l'adresse de Carmina, qui a su utiliser l'amélioration ressentie par son malade pour plaider notre cause, tout a été plus vite que prévu.
:Laguerra: : Vous touchez tout de même au bout de vos peines! Jesabel doit être au comble du bonheur!
:Tao: : Elle ne le sait pas encore car la discussion a eu lieu en terrain neutre, à la taverne de Sancho et Pedro.
:Esteban: : Je vous souhaite à l'un et à l'autre toute la félicité possible! Pour tardive qu'elle soit, votre union n'en sera peut-être que meilleure!
Zia protesta en riant:
:Zia: : Dieu me pardonne! N'oublie pas que je me suis mariée à dix-huit ans et que je ne m'en trouve pas malheureuse pour autant!
:Esteban: : Ce n'est pas ce que je voulais dire...
:Zia: : Je le sais bien, Estéban. Je te taquinais...
MDR: Allons, Tao, ne reste pas debout! Installe-toi et vidons une coupe de vin gris en ton honneur!
:Tao: : Ce serait bien volontiers, mais je repars à l'hacienda tout de suite. Je tiens à annoncer la bonne nouvelle à... ma fiancée, le plus tôt possible!
Il donna l'accolade à ses amis et repartit comme un tourbillon. D'un ton ironique, Estéban fit:
:Esteban: : Voilà au moins un homme heureux! Il aurait dix ans de moins qu'il ne serait pas plus naïvement ravi!
:Zia: : Je te trouve bien sévère envers Tao... Que lui reproches-tu, Estéban?
:Esteban: : Eh bien... Qu'en est-il du consentement de Mendoza? Ne devrait-il pas encore attendre un peu?
Il y eut silence. Isabella considérait sans le voir le morceau de pain tranchoir posé devant elle. C'était la première fois que l'élu évoquait son père de substitution. Catalina surveillait son amie d'un œil inquiet. Elena fixait sur sa mère un regard rempli d'amour et d'interrogation tandis que Pablo jouait avec son hermine apprivoisée qui se tenait sur son épaule. Sans cesser de caresser la tête penchée du mustélité, il asséna:
Pablo: Là où il est, mon papa doit s'en moquer!
Cat: Voyons Pablo!
:Laguerra: : Non, Cat! Mon fils a raison! Et je trouve tout à fait normal que notre naacal vive sa vie.
Venant du logement voisin, on entendait des éclats de voix avinées, des refrains de chansons à boire. Isabella, dont la gorge était nouée comme par un garrot, murmura:
:Laguerra: : Tao se mariera donc en juillet ou en août, après mes relevailles... Ce qui laisse encore à Juan un délai de trois mois... Mais il ne reviendra pas.
Alertée par le ton avec lequel l'aventurière avait prononcé ces derniers mots, Cat leva les sourcils. Elle ne comprenait pas comment une femme délaissée avec une telle impudence pouvait, au fond d'elle-même, espérer le retour d'un traitre. Dans un cas semblable, elle n'aurait songer qu'à se venger...
Miguel essuyait avec soin la lame de son couteau sur une bouchée de pain.
MDR: Par Dieu, Isa, nous ne savons pas ce qui est arrivé à mon frère, il est donc trop tôt pour en tirer des conclusions définitives. Il n'y a qu'un peu plus d'un mois qu'il aurait du revenir, ce n'est guère long s'il a connu quelques avaries. Laisse-lui le temps de se retourner.
Joaquim: Papa est peut-être amoureux d'une autre femme...
Elena: Joaquim!
C'était une possibilité que l'aventurière n'avait pas envisagé mais elle l'écarta de suite.
:Laguerra: : Je ne crois pas, mon petit prince!
Elena se leva et donna une pichenette sur l'oreille de son petit frère.
Elena: Arrête de dire des bêtises, toi!
Elle aida ensuite sa tante à apporter sur la table, après le pâté d'anguilles, le plat de perdrix en capilotade avec les deux poêlons. L'un contenait des navets aux châtaignes, l'autre de la purée de fèves.
Pablo déposa le petit carnivore sur le banc à côté de lui.
Pablo: Et si c'était vrai? Et si papa revenait, lui pardonnerais-tu, maman? Accepterais-tu qu'il revienne vivre avec nous?
:Laguerra: : Le sais-je? Le sais-je seulement moi-même?
Tout en servant ses convives en versant dans leurs écuelles viande et légumes, Catalina lui répondit:
Cat: De toute façon, l'Église punit sévèrement l'adultère. Si elle était avérée, notre évêque infligera à ton père sept ans de pénitence... Et ta maman pourra, si elle le souhaite, réclamer la séparation.
Isabella repoussa vers Miguel l'écuelle qu'elle partageait avec lui. Elle n'avait plus faim. Sa gorge restait nouée, un tremblement qu'elle ne pouvait maîtriser l'agitait.
:Laguerra: : Je ne demanderai jamais la séparation. Je ne porterai non plus aucune plainte. Je ne voudrai pas mêler l'Église à notre différend s'il y en avait un. Si Juan revenait un jour, je ne sais pas ce que je ferai, mais je sais ce que je ne ferai pas...
Elle s'interrompit. Ses doigts pétrissaient machinalement une boulette de mie de pain. Avec un peu plus d'assurance, elle reprit:
:Laguerra: : Le sacrement de mariage lie l'homme et la femme à jamais. Rien ne peut, par la suite, les séparer. Rien ni personne. Même pas la faute de l'un d'eux. Votre père et moi resterons pour l'éternité unis devant Dieu. S'il a été pris de folie, il peut l'avoir oublié. Pas moi.
Autour de la table, chacun mangeait en silence. Au bout d'un moment, Miguel dit:
MDR: "Si", "si", "si". Ce ne sont là que spéculations. Encore une fois, nous ne savons pas ce qui est arrivé à J-C, mais tu as raison, Isa. Séparation, répudiation ou divorce ne rompent que les liens charnels. Aucun pouvoir humain ne parviendra jamais à dénouer les liens spirituels. En échangeant de plein gré, tous deux, vos consentements et vos anneaux, vous avez consacré votre union et, du même coup, l'avez rendue indissoluble.
On entendit alors la voix légère de Dolores:
Dolores: Moi, je ne me marierai pas avec un homme. Je serai l'épouse du Seigneur Jésus-Christ!
Isabella se pencha vers sa nièce et l'embrassa sur le front.
:Laguerra: : Ce serait certainement le meilleur des choix. Mais nous avons tort de parler devant vous de ces tristes choses. Ne va surtout pas t'imaginer qu'il n'y a que des mariages manqués. Il y en a d'heureux. Regarde Zia et Estéban, par exemple.
Pablo: Ils ne sont pas mari et femme depuis bien longtemps! Il faut attendre davantage pour savoir à quoi s'en tenir.
Zia partit d'un rire un peu forcé.
:Zia: : Eh bien! Au moins, tu ne te payes pas de mots, Pablo! Par ma foi, tu n'es pas de ceux à qui on peut en faire accroire!
Avec fermeté, Isabella répliqua à son fils:
:Laguerra: : Je jouerais cependant volontiers mon salut sur la solidité et la durée de leur union, mon grand. Ils se connaissent depuis l'enfance et la dizaine d'années pendant lesquelles ils se sont attendus ont coulé entre eux un mortier aussi solide que celui des remparts de Barcelone!
L'élue adressa à l'aventurière un regard de gratitude pour cette profession de foi. La conversation dévia. On parla des habitants de la ville qui se plaignaient des transformations apportées à leur cité, et n'acceptaient qu'à contrecœur de la voir s'agrandir.
MDR: Il y a des grincheux partout. Les gens se méfient toujours des changements qui modifient leurs habitudes.
Cat: Peut-être, mais il y a beaucoup de mécontents...
Isabella, qui faisait des efforts pour se mêler à la conversation, opina:
:Laguerra: : Oui! Hier, à l'atelier, on parlait d'une délégation d'artisans Juifs qui seraient venus présenter leurs doléances au vice-roi à ce sujet. Il les a reçus, mais, après leur départ, on assurait qu'il était furieux!
Cat objecta:
Cat: C'est pourtant un seigneur calme et pieux, qui ne se met pas souvent en colère.
Avec l'aide de Dolores et d'Elena, elle retirait les récipients vides pour les remplacer par une jatte de crème au vin, décorée de poires cuites.
Cat: Depuis peu, certains ne cessent pas de le dénigrer. C'étaient les mêmes, autrefois, qui louaient sa générosité, sa modestie, sa bienveillance envers les sujets marranes de l'Empereur.
MDR: Que veux-tu, ma chérie! Les hommes sont versatiles. Avant d'être le vice-roi, cet homme était l'ambassadeur auprès du Saint-Siège. Quand, en 1537, sous la pression de Charles Quint et de l'Impératrice Isabelle, le pape Paul III justifia, après beaucoup de réticence, la nécessité de produire un certificat de pureté de sang pour entrer dans une confrérie d'Alcaraz, Juan Fernández Manrique de Lara y Pimentel a du suivre la politique de son roi. On peut donc à juste titre se demander si le mari de la comtesse ne fait pas partie de ceux qui se voient rejetés vers les ténèbres extérieures!
Miguel souriait. Sa joie de vivre reprenait le dessus.
Cat: Ne plaisante pas avec les choses saintes, mon cœur! Il est déjà assez triste de voir en même temps le royaume d'Espagne appliquant une politique plus répressive à l’égard des communautés juives, et notre propre vice-roi en situation difficile avec le Saint-Siège!
Isabella murmura:
:Laguerra: : Les affaires des hommes coïncident rarement avec celles de Dieu...
Le repas se terminait par des fromages de chèvre et de brebis. Miguel fit circuler un pichet de vin cuit additionné de miel et d'aromates. Soudain, au milieu du silence, Pablo annonça:
Pablo: On ne parle plus au palais que d'une grande manifestation pour la fête des Maures et des Chrétiens qui devrait avoir lieu à la fin du mois. On insinue même qu'une nouvelle d'importance y serait annoncée aux Barcelonais.
:Zia: : Je ne serai plus loin de mon terme, à ce moment là!
Zia adressa à son mari un regard de connivence amoureuse qu'il lui rendit d'un air amusé et attendri à la fois.
:Laguerra: : Comment sais-tu ces choses-là?
Le petit garçon vida à petites gorgées le contenu de son gobelet d'étain.
Pablo: En vivant ici, je sais tout sur tout! Et puis, oncle Miguel aime les fêtes. Celles des vendanges, à la Saint-Rémy, a beaucoup fait jaser l'année dernière...
Isabella se dit que son fils ainé allait sur ses huit ans, qu'il était en droit de sortir pour aller s'amuser avec des enfants de son âge. Mais son destin devenait chaque jour plus cruel. Pendant les veillées auxquelles il ne manquait jamais d'assister chez l'hidalgo, il devait entendre bien des propos légers. Qu'en pensait-il? Comment envisageait-il son avenir?
Jamais il ne se confiait à sa mère. À personne d'autre, non plus... Il conservait ses sentiments enfouis au fond de son cœur. Quelques mots, un regard désabusé, une expression railleuse lui échappaient parfois... Qu'en conclure?
À sa propre malchance était à présent venue s'ajouter la disparition de son père sans qu'il ait laissé voir ce que ce nouveau malheur lui inspirait.
Isabella aurait aimé prendre entre ses bras l'enfant éprouvé pour l'aider à porter son fardeau. La pudeur farouche de Pablo s'y opposait. Pas plus qu'on ne pouvait frôler sa blessure grave sans le faire souffrir, on ne pouvait s'intéresser ouvertement au petit garçon sans provoquer de sa part un sursaut de défense ou un mouvement de fuite.
Emmurée de son côté dans sa douleur, sa mère pouvait-elle lui être du moindre secours? Depuis des années, ils ne savaient plus parler l'un avec l'autre. Leur double infortune allait chacun son chemin, comme des sentiers forestiers qui partent du même carrefour pour ne plus cesser, par la suite, de diverger...
Pablo: ... Pendant cette fête, il paraît qu'on y a trop bu de vin nouveau.
La conversation fut interrompue par un couinement étrange. Estéban tourna la tête et vit sur le tapis une petite souris blanche manifestement tombée de la poche d'Isabella. L'aventurière la ramassa prestement avant que l'hermine de Pablo ne se jette dessus. Elle tenta de calmer l'animal avec des paroles douces en la caressant, puis elle la remit dans sa cachette. Dans le silence qui s'était installé, elle leva les yeux et rougit en constatant que tout le monde la regardait.
:Zia: : Quelle charmante petite bête. Je ne te connaissais pas cette passion pour les souris.
Isabella lui répondit par un sourire.
:Esteban: : Où l'as-tu dénichée?
:Laguerra: : C'est Juan qui me l'a offerte avant de partir.
:Esteban: : Vraiment?
:Laguerra: : Oui. Je suppose que quand il l'a trouvée, Bianca se promenait au milieu des vignes.
:Zia: : C'est curieux. Elle n'a pas l'air bien sauvage, et puis les souris blanches ne se promènent pas comme ça dans la nature.
Tout en se levant, elle répliqua:
:Laguerra: : Sans doute s'agit-il d'une souris domestique qui se serait perdue. Vous ne m'en voudrez pas mais je vais retourner chez moi et la remettre en sûreté dans sa cage. Je ne tiens pas à ce que l'hermine de Pablo la dévore sous nos yeux. Et puis, il se fait tard... J'aimerai aller m'allonger un peu.
Elle embrassa tout le monde et quitta la pièce.
Son départ fut suivi d'un silence que Zia se décida enfin à rompre.
:Zia: : Moi aussi je suis fatiguée. Et si nous rentrions à l'hacienda, Estéban?

☼☼☼

La plus belle chevelure féminine.

Elena: Pas celle-ci! Ni celle-là! Et encore moins cette autre: on me l'a vue porter vingt fois dans les fêtes. Oh, non! Pas cette vieille horreur: elle me donne cent ans et avec celle-ci, j'ai l'air d'un bébé! Cherche encore!
Debout au milieu de la chambre, en chemise, pieds nus, les poings aux hanches et la masse noire de ses cheveux croulant librement sur son dos, Elena, l'œil orageux, passait la revue des robes que Teresa tirait l'une après l'autre, d'un geste nonchalant, des grands coffres de cèdre, peints et dorés qui servaient de garde-robes. Les satins irisés, les velours roses, bleus, blancs, noirs ou bruns, les mousselines brodées, les taffetas et les cendals bruissants, les samits diaprés, enfin tout ce que l'art de la soie et les tissages orientaux pouvaient offrir à la coquetterie comme à la parure d'une jolie fille encombraient déjà la pièce. Ils jaillissaient des cassones, décrivaient dans l'air une courbe gracieuse puis venaient s'étaler aux pieds de la fille ainée d'Isabella pour former, sur le parterre bleu d'un grand tapis, un massif coloré et chatoyant qui augmentait de volume à chaque instant sans parvenir à dérider sa jeune propriétaire.
Vint le moment où Teresa, disparaissant jusqu'à mi-corps dans les profondeurs du coffre, en ressortit avec un dernier voile et se laissa retomber sur le sol avec un soupir navré:
Teresa: C'est tout, señorita. Il n'y a plus rien!
Elena ouvrit de grands yeux incrédules.
Elena: Tu en est sûre?
Teresa: Regardez par vous même si vous ne me croyez pas.
Elena: Alors, c'est là tout ce que je possède?
Teresa: Il me semble que c'est déjà beaucoup. Il y a sûrement des princesses qui n'en ont pas autant...
Elena: Ana Pimentel Manrique en a plus que moi! À chacune de ses apparitions, elle porte une toilette nouvelle. Il est vrai que Barcelone n'a d'yeux que pour elle et que son père ne cesse de lui offrir des présents...
Sentant des larmes de colère lui monter aux yeux, Elena tourna les talons et s'en alla, d'un air accablé, s'accouder à la fenêtre d'où l'on découvrait le cours paisible du Besòs étincelant sous le clair soleil d'avril. Sans détourner la tête, elle ordonna:
Elena: Range toute cette friperie! Je ne sortirai pas.
Teresa fut déçue. D'ordinaire, elle accompagnait Elena partout où elle allait et se faisait une joie de voir la fête guerrière. Pour célébrer la Reconquête et les affrontements passés entre les populations chrétiennes et musulmanes, un grand rassemblement de chevalerie fut organisé à grand déploiement de prestige et de banquets. La jeune servante se mit à gémir:
Teresa: Vous ne voulez pas aller au tournoi, Señorita Mendoza?
Elena: Ni au tournoi, ni ailleurs. Je reste ici!
Carmina: J'espère que vous aller tout de même vous habiller? Qu'est-ce que cette façon de parader en chemise à votre fenêtre. Cherchez-vous à prendre froid ou bien à vous faire voir des mariniers du fleuve?
Carmina venait de faire son entrée portant sur un plateau du lait chaud et des tartines de miel. Sa voix avait les intonations flexibles du commandement lorsqu'elle s'adressait à la fille de l'aventurière qu'elle adorait mais à qui elle ne passait rien. La servante posa calmement le tout sur le lit, alla prendre la jeune fille par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb. Elle se mit à gronder:
Carmina: Allez-vous enfin être raisonnable?
En se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante, Elena protesta:
Elena: Je n'ai pas envie de l'être! D'ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable?
Carmina: Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.
Elena: Je n'en veux pas! Je n'ai pas faim.
Carmina: Eh bien, faites semblant! Que dirait votre mère si elle vous voyait réagir comme ça?
Comme par miracle, la rebelle se calma. Elle aimait sa maman d'un amour profond. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Carmina le savait bien.
Carmina: Et puis laissez-vous habiller! Votre oncle vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise?
Docilement, Elena mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Teresa, sur un signe de la gouvernante, ramassait l'une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir la jeune fille. Un instant plus tard, Elena apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d'un beau velours couleur de feuille morte qui s'agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s'achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu'elles recouvraient à demi le dessus de la main.
Tandis que Teresa laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l'épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Carmina, armée d'une brosse, s'efforçait de remettre de l'ordre dans l'abondante chevelure d'un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Mendoza avait fait venir à grand frais pour sa fille bien-aimée, Elena suivait d'un œil désabusé le travail des deux servantes. D'un ton dramatique, elle déclara:
Elena: Je suis affreuse!
Carmina ricana:
Carmina: C'est ce que je me dis tous les matins en entrant ici! Comment le señor De Rodas qui est un homme de goût peut-il supporter la présence d'une nièce aussi laide et même pousser l'aveuglement jusqu'à s'en réjouir?... Ne dites donc pas de sottises!
Elena était sincère. Maintenant élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaicir leurs cheveux au moyen d'une multitude d'onguents et en prenant d'interminables bain de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d'estimer à sa juste valeur une toison souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.
Les larmes aux yeux, elle murura:
Elena: Oncle Miguel m'aime beaucoup. Mais il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m'aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...
Elle se tut brusquement et rougit à l'idée qu'elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Carmina l'avait percé depuis peu. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l'enfant, elle fit comme si elle n'avait pas entendu.
Carmina: Il ne faut pas faire attendre votre oncle. Nous finirons la coiffure plus tard.
Puis, effleurant d'un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse:
Carmina: Si vous n'en croyez pas votre miroir señorita, croyez-en votre vieille Carmina... Et tous ces garçons qui tournent autour de vous: vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent!
Elena ne répondit pas. Elle n'était pas convaincue. Bien sûr, elle ne se jugeait pas horrible: c'eût été de la mauvaise foi. Bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la nièce du très riche et très puissant señor De Rodas mais justement parce que son oncle possédait l'une des plus grosses fortunes de la ville, elle n'arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d'or rouge d'Ana...
Au seuil de la chambre, elle demanda:
Elena: Où est mon oncle?
Carmina: À son comptoir.
Le chemin que la jeune señorita avait à parcourir n'était pas long: la demeure de Miguel se trouvant à quelques pas de la petite maison que la famille Mendoza occupait. Arrivée devant la porte du comptoir commercial, elle frappa légèrement et entra sans en entendre l'autorisation, ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l'attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, son oncle rêvait devant un tableau posé sur un chevalier d'ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée. Elle l'appela doucement:
Elena: Oncle Miguel?
L'hidalgo tressaillit comme quelqu'un que l'on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait prit un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s'argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.
Étendant le bras pour attirer à lui sa nièce, il dit:
MDR: Viens voir! Antonio vient de me le faire porter et c'est une merveille...
Elena s'approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un peintre Néerlandais que l'Empereur avait distingué et qui, jusqu'à présent, n'avait guère travaillé que pour lui. Mais Miguel, dont on savait la passion qu'il portait à l'art pictural depuis qu'il avait épousé Catalina, avait su s'attirer l'amitié de ce jeune homme imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes de la renaissance. Il était né vers 1520 aux Pays-Bas et s'appelait Antonio Moro. On commençait à le connaître sous le nom de Van Dashorst. Portraitiste très apprécié, il faisait une carrière internationale, qui le faisait voyager de Bruxelles à Madrid, de Lisbonne à Londres, d'Utrecht à Anvers...
Le tableau que contemplait Miguel était un portrait que sa nièce considéra avec une stupeur où entrait une forte dose de déception:
Elena: Mais... ce n'est pas moi?
Le panneau de bois peint représentait une toute jeune fille aux cheveux un peu plus clairs, vêtue d'une robe de velours gris brodée d'or comme Elena n'en avait jamais portée parce qu'elle était d'une mode différente. Différent aussi, le petit filet de résille qui coiffait le personnage et qui était un excellent moyen de faire tenir un chignon.
MDR: Bien sûr que c'est toi, ma petite salamandre!
Prête à pleurer, la jeune fille s'écria:
Elena: Ce n'est pas vrai! Ce portrait, c'est celui de ma mère.
MDR: Hé! Ce n'est pas de ma faute si tu as ses traits. À mesure que tu grandis, la ressemblance se développe, s'accentue...
Elena: Tu t'illusionnes, oncle Miguel. Maman est très belle et moi je ne lui suis pas...
MDR: Qui t'a mis cette idée dans la tête?
Elena: Personne, mais aucune fille ne saurait être belle avec des cheveux de corbeau!
MDR: Ma parole, tu es folle? Mais je vais te démontrer que tu te trompes...
Se levant, l'hidalgo alla jusqu'à l'une des armoires marquetées en trompe-l'œil qu'il avait disposé contre les murs de son bureau. Elena savait, pour les avoir maintes fois admirées, que ces armoires contenaient des merveilles: livres rares aux précieuses reliures, émaux lumineux, objets d'argent, d'ivoire ou d'or, statuettes chryséléphantines ou danseuses d'albâtre translucide et cent autres jolies choses. Il prit, dans l'une d'elles qu'il déverrouilla avec une clef dorée pendue à son cou par une chaînette, un petit coffre d'argent qui ressemblait à un reliquaire et le posa sur une tablette, l'ouvrit et en sortit, avec des gestes qui étaient ceux d'un prêtre touchant l'hostie, le filet de résille en chenille de soie qui, avant d'être la coiffe de Cat lors de son mariage, fut celle d'Isabella. Il murmura:
MDR: Laisse-moi faire!
Rejetant en arrière la chevelure noire de sa nièce, il dégagea son front qui était haut et bien formé, fixa la coiffure presque à la racine des cheveux, enveloppa le visage du pan de tissu résille puis, prenant au mur un miroir, le posa près du portrait et mena Elena devant la glace. Après un court moment, il dit seulement:
MDR: Regarde!
La dentelle avait un peu jauni mais, ainsi séparé de son cadre habituel, le visage que reflétait le miroir et celui du portrait étaient étrangement semblables. C'était le même teint délicat d'ivoire rosé, la même bouche au pli boudeur, le même nez fin et surtout les mêmes yeux.
MDR: Alors? Soutiendras-tu encore que tu es laide?
Elena: N... Non. Mais pourquoi n'ai-je pas la même couleur de cheveux?
MDR: Parce que tu as pris la teinte de ton père...
Elena: Si j'avais eu celle de maman, je suis sûre que les poètes me chanteraient et peut-être que j'aurais pu être un jour la reine du carrusel...
Une flamme de gaieté dans les yeux, Miguel sourit:
MDR: Comme Ana Pimentel? J'espère que ma petite salamandre ne va pas s'aviser d'être sottement jalouse? Certes, tout Barcelone admire cette ravissante jeune fille mais, avant que son père n'épouse Blanca...
Elena: Qui est rousse!
MDR: Qui est rousse... et pas très jolie à mon goût... Donc, avant ce mariage, tout Barcelone n'avait d'yeux que pour la belle María de Luna y Sandoval que le vice-roi aimait et qui était brune, comme toi.
Avec les mêmes gestes légers et pieux que tout à l'heure, Miguel ôtait la coiffure et acheva de la disposer dans le coffret qu'il rangea à son tour. Puis, il revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu'il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Elena l'arrêta:
Elena: Laisse-moi la regarder encore!
MDR: Voyons! Le temps passe et il va falloir te préparer. Que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France?
Ramenée à ses préoccupations antérieures, Elena haussa des épaules désabusées:
-Elena: Je n'en sais rien. Je t'avoue que je n'ai pas très envie d'y aller.
MDR: Ne pas aller au carrusel, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune?
Elena: Derrière la fille de la comtesse. Donc, ce que je mettrai a bien peu d'importance. Personne ne me remarquera!
Retrouvant son sourire, Miguel récita:
MDR: Excepté Juan et Fernando de Herrera, Fray Luis de León, Juan Fernández Navarrette, Francisco Guerrero, Alonso de Ercilla et quelques autres de moindre importance...
Elena: C'est bien ce que je dis: personne!
Elle n'ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, c'était le beau, l'irrésistible Vicente Juan Masip alias Juan de Juanes. Mais ce jeune homme de vingt-deux ans ne regarderait que Ana. L'hidalgo s'était mis à rire:
MDR: Comme tu y vas! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...
Elena glissa son bras sous celui de son oncle et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue:
Elena: Le seul homme que j'aime ne saurait m'épouser puisque c'est toi!
MDR: Ah! Voilà une parole qui mérite récompense! J'ai quelque chose pour toi.
Se dégageant du bras de sa nièce, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Elena:
MDR: Tiens, je comptais t'offrir ceci pour ta fête mais l'occasion me paraît opportune...
Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses consœurs, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d'impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d'or comme aimaient à en porter les élégantes señoras. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Un autre, en forme de poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...
Elena: Oh, oncle Miguel! C'est ravissant! Qui a fait cela?
MDR: Wenzel Jamnitzer, un orfèvre Allemand de Nuremberg. Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt. Je suis heureux de pouvoir t'offrir ce bijou aujourd'hui car, contrairement à Dolores et Cora, tu es en âge de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n'as plus aucune raison de ne pas aller à la fête. À présent, quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais...
Elena: Où les dames ne vont pas...
MDR: Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand le vice-roi reçoit ambassadeurs et hommes politiques. Au carrusel et au bal de ce soir, les señoras et señoritas auront leur revanche...
C'était vrai que la fête promettait d'être belle. Il en était toujours ainsi quand le marquis décidait que la ville devait vivre quelques jours de folie car il n'omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Barcelone. Il y aurait bal au palais et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...
Quand, flanquée de Carmina et Colomba qui devaient escorter tous les enfants jusqu'à la placeta de Montcada où avait lieu les festivités et où ils retrouveraient leur mère respective, Elena avait oublié sa matinée maussade et ce qu'elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. À travers l'air bleu, les cloches de tous les campaniles tintinnabulaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d'être jeune et de vivre à Barcelone, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges, blancs et jaunes, aux couleurs de la cité, galonnés d'or ou d'argent. On avait l'impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s'en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur le port, sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont certaines portaient la Senyera, les armes d’or à quatre pals de gueules, blason de la Catalogne. Sur d'autres, il y avait la croix rouge sur fond blanc de saint Georges, le saint patron de Barcelone et enfin, sur les dernières étaient représentés les deux colonnes d'Hercule et l'aigle à deux têtes de la maison des Habsbourg.
Les jours de fête, tout le monde allait à pied, pour mieux jouir des décorations et pour ne pas surencombrer les rues étroites livrées à la liesse populaire. Le vice-roi donnait l'exemple et entraînait à travers la villes ses hôtes illustres, avec d'ailleurs l'arrière-pensée de leur faire estimer sa popularité, qui était immense, à sa juste valeur.
Devant la basilique de Sainte-Marie-de-la-Mer qui, de ses murs sévères et de ses deux hautes tours octogonales dominaient les maisons d'alentour et imposaient l'image intransigeante de la foi, Elena rencontra son amie Araceli Salvado, une charmante fille de son âge qu'elle connaissait depuis toujours et pour qui elle n'avait pas de secrets... peut-être parce que la jeune Araceli était presque aussi brune qu'elle et regardait chose et gens d'un œil aussi curieux et aussi acéré. Comme Elena elle-même, Araceli, fille de la noblesse, était escortée d'une gouvernante et de deux serviteurs armés. Quand le vin coulait à flots, les mauvaises rencontres étaient toujours possibles.
Se prenant par le bras, les deux jeunes filles laissèrent légèrement en arrière leur escorte bienveillante. Carmina appréciait infiniment la compagnie de la grosse Antònia, la nourrice d'Araceli, qui était sans doute la pire commère de Barcelone et qui portait généralement avec elle un plein sac de nouvelles dont sa fille de lait était toujours, naturellement, la première bénéficiaire.
Ara: Je croyais que tu ne voulais pas venir? Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée?
Elena: Mon oncle. Il tient beaucoup à ce que je paraisse auprès de lui au carrusel. Il m'a même offert ce bijou pour la circonstance.
Ara: Compliments!
Inspectant d'un œil connaisseur la symphonie de brocart et de velours gris clair, de la teinte exacte de ses yeux, qui habillait son amie et le savant édifice de tresses soyeuses, d'or et de perles qui avait demandé à Carmina une petite heure d'effort, Araceli ajouta:
Ara: Mais il a raison: tu es superbe!
Elena: Toi aussi tu l'es. Tu as l'air d'une aurore. Tu es toute rose!
Ara: J'ai surtout l'air de quelqu'un qui veut s'amuser tandis que toi tu parais bien décidée à souffrir. Ne peux-tu vraiment t'ôter Vicente Juan Masip de la tête?
Elena: Chut! Et ce n'est pas ma tête qui souffre, c'est mon cœur. On ne peut rien contre les mouvements du cœur.
Elle soupira si tragiquement que son amie se mit à rire.
Ara: J'espère que tu en auras d'autres, des mouvements du cœur, et que tu ne vas pas passer ta vie à attendre un garçon bien trop vieux pour toi et qui n'a d'yeux que pour une autre. Tu ferais mieux de regarder autour de toi: Alonso de Ercilla est plus beau que Juan de Juanes, il a notre âge et il est fou de toi.
Elena: Mais il n'est pas peintre!
Ara: Non, mais il compose de beaux poèmes. D'ailleurs... quand on parle du loup...
Le jeune garçon en question venait de déboucher d'une rue en compagnie de plusieurs camarades. Tout de suite, les deux jeunes filles furent entourées par une bande joyeuse et bavarde qui les sépara de leur escorte et les mena triomphalement jusqu'au lieu du tournoi. Alonso, vivant à la cour de l'Empereur suite à des problèmes familiaux, avait osé, à la faveur du tumulte, prendre la main d'Elena et la garder dans la sienne après y avoir posé un baiser furtif:
Alonso: Vos beaux yeux auront-ils aujourd'hui pour moi un regard plus doux que d'habitude?
Elle lui sourit et pensa qu'en effet il était très beau, avec sa haute taille qui l'obligeait à lever un peu la tête bien qu'elle fût grande, son profil de médaille, ses épais cheveux noirs et ses yeux sombres qui étincelaient en la regardant. Taquine, elle dit:
Elena: Pourquoi aujourd'hui?
Alonso: Parce que c'est jour de fête, parce qu'il fait beau, parce que vous êtes plus belle que jamais, parce que...

Qui veut être heureux se hâte,
Car nul n'est sûr du lendemain...


Il avait achevé sa phrase en fredonnant cette chanson qu'avait composée sa pauvre mère, qui était sa chanson favorite et qui, de ce fait, devenait l'évangile de toute la jeunesse de Barcelone. Plus bas, il ajouta ardemment:
Alonso: Laissez-moi parler à votre mère, Elena! Acceptez de devenir ma promise!
Elena: Même si j'acceptais, ma mère ne dirait pas oui. Elle me trouve trop jeune et elle a raison... Nous n'avons que treize ans...
Alonso: Alors donnez-moi un espoir, un gage. Je vais combattre pour vous...
Le garçon était l'un de ceux qui allaient se mesurer aux jeunes gens de son âge dans la joute équestre de cet après-midi. Ces jeux plus ou moins dangereux pimentaient ces affrontements au gré des modes en vigueur toujours recherchée par une jeunesse fougueuse en mal d'éprouver sa bravoure. Comme Bertrand du Guesclin en son temps, sortant à peine de l’adolescence, Alonso allait peut-être se distinguer brillamment en participant au tournoi. Touchée, malgré tout par cette prière passionnée, elle lui tendit son mouchoir qu'il glissa aussitôt son pourpoint. Il s'écria joyeusement:
Alonso: Merci, ma douce dame. Il faut à présent que je remporte la victoire pour vous faire honneur...
Ara: De toute façon, ce n'est pas Elena qui te couronnerait en admettant que tu gagnes. Ce n'est pas elle la reine de la joute.
Alonso: Pourquoi: en admettant? Doutes-tu de mon courage, Araceli?
Ara: Ni de ton courage, ni de ta valeur, beau chevalier, mais il ne serait pas convenable que Vicente soit battu puisque sa dame est reine.
Le jeune homme les quitta aussitôt. On arrivait à la placeta de Montcada à l'entrée de laquelle des tentes de soie multicolores avaient été dressées pour les combattants. Des pages, rouge et or, et des palefreniers donnaient leurs soins aux montures superbement carapaçonnées suivant les couleurs de leurs maîtres... C'étaient tous des chevaux de prix venant des écuries royales de Cordoue ou bien des purs-sang arabes fournies par quelque prince du désert. Seul Vicente Juan Masip devait monter un admirable destrier alezan offert récemment par l'Empereur. Charles Quint était un passionné et un connaisseur en la matière. Il savait se montrer royal quand il s'agissait de ses nobles sujets. Ce cheval, considéré comme un symbole de paix, en était la preuve.
Devant la très simple façade de briques grises de la basilique, une grande tribune drapée de pourpre et d'or avait été dressée pour le maître de Barcelone et ses invités. Le trône de la reine du tournoi en occupait le centre. De chaque côté, se faisant face de hauts balcons de bois avaient été dressés le long des maisons. Les señoras et les señoritas de la ville y prenaient place dans leurs plus beaux atours, accompagnées de leurs époux, de leurs pères ou de leurs amants. Elles composaient ainsi une double guirlande colorée et scintillante, digne d'une cour royale, et le petit peuple qui s'entassait derrière des barrières tendues de soie dans des habits aux couleurs joyeuses ne déparait pas le tableau. Ce n'étaient partout que rubans, banderoles et bannières qu'un vent léger faisait voltiger. Tout cela bruissait, frissonnait, et la cité, en ce beau jour, n'était plus que soie, or et argent comme une immense tapisserie qui se serait mise à vivre par la volonté de quelque tout-puissant magicien.
Justement ledit magicien allait faire son apparition. Annonçé par la sonnerie triomphale des longues trompettes d'argent auxquelles pendait, sur un carré de cendal les armoiries de la ville, précédé de porte-étendard qui faisaient tournoyer et lançaient en l'air leurs bannières bariolées, un brillant cortège venait de faire son apparition. En tête, vêtu de velours vert sombre ourlé de zibeline, un large collier d'or ciselé au cou et une fortune en perles et en rubis à son bonnet marchait Juan Fernández Manrique de Lara, le plus haut représentant de Catalogne, le vice-roi sans couronne de cet étrange État de la monarchie hispanique. Le pouvoir politique lui avait été dévolu quand l'Empereur n'était pas en Espagne. Pour le moment, le seul chef, c'était cet homme exceptionnel sur les larges épaules duquel reposaient l'une des plus grosses fortune d'Europe, les responsabilités du pouvoir et les ramifications compliquées d'une politique qui ne s'étendait pas seulement aux relations avec les autres provinces Espagnoles mais aussi avec les grandes puissances telles que l'Angleterre, l'Allemagne et les Pays-bas Espagnols.
Répondant d'un sourire et d'un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, il s'avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, sa fille Ana que l'on acclamait presque autant que son guide et que la fille d'Isabella détestait de toute l'ardeur jalouse de ses jeunes années. D'autant plus qu'elle était bien obligée d'admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.
Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d'une biche, Ana portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d'un casque de cheveux d'or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d'un mince cordon d'or natté qu'achevait, au-dessus du front, une brochetta, un amusant bijou d'or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.
D'autres perles encore, car elle les aimait à la folie, parsemaient ses vêtements d'un blancheur brillante, brodés de fine feuilles d'or et réchauffés d'hermine immaculée, ce qui indigna Pablo.
Ana était si belle ainsi que le cœur d'Elena se serra: jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection! La fille de la comtesse était unique, inoubliable...
D'un ton mécontent, Araceli fit:
Ara: Je reconnais qu'elle est belle mais il n'empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Vicente dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Fray Luis de León qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable! Et veux-tu me dire où se trouve à cette heure, Diego Sarmiento de Villandrando?
Elena: J'ai beau chercher, je ne le vois pas...
Ara: Parce qu'il n'est pas là! Et pour l'amour du ciel, cesse de faire cette mine! Tu devrais porter la tête aussi haute que Ana. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d'être fière de toi-même?
Elena: Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N'est-ce pas suffisant?
Ara: Non, il est temps que tu comprennes que tu n'es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante!
Elena se mit à rire de bon cœur:
Elena: Mon oncle et Carmina disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois!
Ara: Et tu feras bien! D'autres se chargeront d'ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu'on peut te courtiser pour toi et non pas pour la situation de ton oncle. Je me demande d'ailleurs où tu as pris des idées pareilles?
Elena: Oh! Cela remonte à quelques années. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, Marguerite van der Gheynst...
Ara: Ta tante? Marguerite de Parme?
Elena: La demi-sœur de ma mère, oui. Elle était venue nous rendre visite au manoir de Corça. Quand elle est passée avec une amie dans le jardin où je jouais, elle s'est arrêtée. Elle a pris une mèche de mes cheveux et elle a dit: "Cette petite est vraiment affreuse! Une vraie fille d'Égypte! Sans la dot qu'elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d'elle."
Ara: Et tu l'as crue? Il est vrai qu'elle est payée pour s'y connaître en monstruosité: c'est un laideron... Un laideron qu'on n'eût pas honoré d'un regard dans la rue! Je ne sais pas comment elle fait pour se regarder elle-même dans une glace!

49.1.PNG

Elena: Je t'en prie, ne parlerons plus de cela! Ce n'est ni le lieu ni le moment.
La grande tribune s'emplissait. La "reine" prenait place sur son trône de part et d'autre duquel s'installaient ses parents. Isabella vint rejoindre les siens en compagnie d'Estéban, Zia, Tao et Jesabel, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.
:Laguerra: : Eh bien, les filles? J'espère que vous êtes satisfaites de vos places? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune du vice-roi.
C'était, en effet, intéressant et les deux amies s'amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. La délégation des Corts tout d'abord, composée de quatre ecclésiastiques, quatre nobles et quatre bourgeois. Ces personnes étaient chargées de répartir les impôts et de contrôler les décisions de l'Empereur qui devaient être conformes aux Constitutions catalanes. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville dont Miguel et son épouse. Il y avait là aussi l'entourage habituel du roi: le philosophe Gaspard Lax de Sarenina qui, après la détention de François 1er à Madrid et les mesures de rétorsion anti-hispaniques à Paris l'avait contraint à rentrer en Espagne; le poète Hernando de Acuña, connu pour ses sonnets, ses églogues et élégies, dont certains étaient dédiés à l'Empereur; le savant Juan de Rojas: l'astronome se présentait dans ses œuvres plutôt comme un vulgarisateur que comme inventeur. Mais il était pourtant l’un des promoteurs de la projection orthographique qu'il appliqua à la construction des astrolabes. De Rojas était en outre mathématicien et Araceli le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d'astronomie comme elle avait reçu d'autres maîtres des cours de grec, de latin, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d'autres lieux qui faisait, en Espagne, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du savant, son élève favori, Luis Fernández Manrique de Lara y Pimentel, le frère ainé d'Ana, qui se rongeait les ongles d'un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s'en souciât.
Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l'exploration d'Araceli. Surexcitée, Elena chuchota:
Elena: Regarde! Qui c'est celui-là?
Ara: Qui donc?
Elena: Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de la comtesse? Je ne l'ai jamais vu auparavant.
Avec un aimable geste d'invitation, Blanca Pimentel faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir la trentaine et dont l'allure annonçait le serviteur et le séducteur. Sur ses épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux devaient être habitués au port du chaperon de velours noir, orné d'une large médaille d'or qui les coiffait. Le grand manteau qu'il portait négligemment rejeté sur l'épaule découvrait un pourpoint de velours bleu sur lequel tranchait un large collier auquel pendait un curieux bijou.
Elena: Maman, saurais-tu nous dire...
:Laguerra: : ... qui est cet homme?
Isabella complèta la phrase de sa fille en adressant un sourire aux deux curieuses.
:Laguerra: : Il se nomme Jaume Berenguer et il est le secrètaire de la comtesse Blanca. À présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...
À nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s'affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l'habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques à la grecque comme on imaginait qu'en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers...
Les demi-cuirasses étaient à l'antique.
Sous la sienne qui était d'argent et d'or, Juan de Juanes portait une tunique de velours rouge et jaune constellée de perles, et sur son bouclier, la Gorgone ciselée arborait au front un gros diamant. Il rayonnait de jeunesse et de joie et tenait, appuyé à la cuisse, un grand étendard d'une symbolique tellement obscure qu'elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Diego Sarmiento de Villandrando.
C'était un gonfalon en taffetas d'Alexandrie frangé d'or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d'or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Ana. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d'olivier alors que, vers le haut, d'autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l'antique et des cheveux tout tressés qui volait au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d'elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d'olivier auquel le dieu d'amour était lié avec des cornes d'or. À ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l'olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres dorées: La sans par (eille).
Ladite Pallas regardait fixement le soleil.
Ce monument fit un grand effet mais, de sa place, Isabella entendit un ambassadeur Vénitien demander à son voisin ce que cela signifiait. L'autre ne put que hausser les épaules dans un geste d'ignorance. L'explication allait venir cependant quand Hernando de Acuña, du haut de la tribune, entama la lecture d'un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Vicente, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habilité et la beauté de leurs montures:

Il lui semble voir sa dame, cruelle,
Toute sévère et arrogante de visage,
Lier Cupidon à la verte colonnette.
De l'heureux arbuste de Minerve,
Armée par-dessus sa blanche robe.
Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone.
Et semble qu'elle lui arrache toutes les plumes des ailes.
Et qu'elle brise l'arc et les traits du malheureux.


Mais dans son rêve Vicente promettait à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s'achevait le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être.
Pour sa part, Isabella afin de se désennuyer observait la foule mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, quand elle tournait la tête du côté de la tribune, ses yeux et ceux de Jaume se rencontraient, ce dont elle éprouvait une impression de gêne.
Le spectacle des joutes finit par retenir l'attention de tous mais c'était plutôt un ballet bien réglé qu'un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Juan de Juanes vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.
Le premier fut Alonso de Ercilla au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or d'Elena et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout de Vicente. Sans y parvenir d'ailleurs. Comme les autres, il vida les étrier et la fille de l'aventurière en éprouva un peu d'irritation: elle n'avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu'il le fasse traîner dans la poussière...
Le second était inattendu. Alors que le jeune peintre allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l'armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Vicente. C'était un homme jeune, élancé, noir de poil et brun de peau. En l'apercevant, le vice-roi fronça les sourcils.
J.P: Tu arrives bien tard, Philippe III de Croÿ. Pourquoi n'as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la joute?
P.C: Parce que je n'avais pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant?
J.P: Pourquoi ne le serait-il pas? Et si tu souhaites te mesurer à ce jeune homme...
P.C: À lui ou à n'importe quel autre, c'est sans importance! Ce que je veux, c'est recevoir la couronne et le baiser de la main des lèvres de la belle Ana. À moins que les faveurs de votre fille ne soient réservées exclusivement à Vicente?
V.J.D.J: Si tu les veux, viens les chercher. Mais tu ne les auras pas sans peine...
P.C: C'est ce que nous verrons!
Le combat qui s'engagea n'avait plus grand-chose de courtois. Le troisième duc d'Aerschot se battait avec hargne, le jeune peintre avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent des applaudissements du public. Pour sa part, Isabella fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Jaume. Jusque-là, le secrétaire avait paru considérer le pas d'arme comme un jeu d'enfants.
Enfin Croÿ mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Elena s'associa de bon cœur. Elle en oublia presque d'avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la "reine" du tournoi.
Vincente vint s'agenouiller devant Ana qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l'exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d'attendrissement, les bonnets volaient en l'air et l'enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône. C'était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète. Il dit calmement:
L.P: Ma sœur, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n'est pas?
Elena: Seigneur! Voilà notre Luis descendu de ses chères étoiles...
Ara: Pour s'occuper du ménage de sa sœur. Est-ce que tout n'irait pas pour le mieux chez les Pimentel pour que l'illuminé de la famille s'en mêle?
Mais déjà son père interpellait le perturbateur.
J.P: Retire-toi, Luis! Ana règne sur Barcelone par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S'il n'a pas plus à Diego, son époux, de l'accompagner, nous le regrettons mais nous n'y pouvons rien.
L.P: Il sait trop bien qu'il ne serait pas le bienvenu! Je me retire donc puisque tu me l'ordonnes père. Mais j'ai tenu à ce que tu saches que je n'approuve pas...
Quelqu'un vint le tirer par la manche et Elena reconnut son peintre. Antonio Moro et le jeune Luis Pimentel étaient amis. Cependant, Araceli et elle s'apprêtaient à prendre hautement le parti de Luis. Leurs nourrice et mère entreprirent de les calmer. Mécontente, Antònia fit:
Antonia: Leurs histoires de famille ne nous concernent pas! Je n'ai aucune envie d'être mêlée à ça!
Isabella, elle, se contenta de sourire à sa fille et de l'obliger à se rasseoir car le spectacle n'était pas encore tout à fait terminé. Elena reprit donc sa place. Machinalement, l'aventurière regarda Jaume mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu'à la racine des ses cheveux: non seulement l'insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts lui envoyait un baiser...
Tandis que les jeunes chevaliers, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le vice-roi faisait venir devant le trône de sa fille, pour le féliciter, l'homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors: Juan Correa de Vivar. Il était alors le peintre le plus célèbre de Madrid et se disait un des descendants du Cid. Il vint sous les applaudissements de la foule et, n'étaient ses habits élégants, on l'eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde et couverte de cheveux noirs et frisés. Tandis qu'il se confondait en remerciements, la nuit tombait rapidement. D'un seul coup, comme sous la baguette d'un magicien, la place s'illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège du vice-roi se reforma. Il offrit sa main à la comtesse pour l'aider à se lever. Dans les lumières mouvantes, elle brillait comme une étoile...
De sa voix rauque, le marquis lança:
J.P: Mes amis, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser!
Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Isabella vit alors que Jaume la contemplait toujours...

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 17 févr. 2019, 00:10, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par yupanqui »

Juan Carlos, reviens ! M’énerve ce Jaume...

Quelques corrections à faire :
1) Erreur de pictogramme Isabella Tao dans le dialogue.
2) Fin de tirade de MDR : « ne fait pas partie de CEUX »
3) Manque un pictogramme d’Isabella devant : « C’est Juan... »
4) Elena : « Je n’en VEUX pas »
5) Elena : « JE n’en sais rien ». Manque le J.
6) Isabella : «... qui EST cet homme ? ». Manque le EST.
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes. Les lettres de mon marin.

Message par TEEGER59 »

Suite.

♫ Décalecatan, décalecatan. Ohé, ohé! ♪

Sur la placeta de Montcada, la foule se dispersa.
Encore assise sur l'estrade, Isabella songeait à Jaume qu'elle avait aperçu durant le tournoi. Durant toute l'après-midi, l'aventurière ne fut que distraction. Les approches sans cesse renouvelées de son admirateur la troublaient dangereusement. Il était pugnace! Plus encore que Rafael. Le jardinier semblait avoir abandonné la partie.
Si, jusqu'à ce jour, elle était parvenue à éviter les pièges que le secrétaire lui tendait avec une ténacité inlassable, elle savait bien que ses propres défenses faiblissaient. Sans complaisance, elle mesurait les progrès accomplis dans sa pensée par les tentations dont il semait sa route...
Fidèle à sa manière d'être, Jaume ne se départait jamais du respect qu'il lui témoignait depuis leur première rencontre. Néanmoins, il accentuait peu à peu son emprise sur l'esprit de la jeune femme.
À la cour du vice-roi, les hommes et les femmes se piquaient d'entretenir entre eux des rapports plus délicats que partout ailleurs. On échangeait des œillades, des poèmes, des rubans. On écoutait de la musique ensemble, on allait dîner sur l'herbe à plusieurs, on s'entretenait de l'amour, mais on ne le faisait pas hors mariage. Du moins, le prétendait-on. La comtesse Pimentel donnait le ton et tenait avant tout à ce que ses sujets prissent modèle sur sa propre façon de se conduire. Ce n'était apparemment pas le cas de sa propre fille!
Pour Isabella, qui ne fréquentait le palais qu'au titre d'ouvrière, ces nouvelles subtilités du cœur n'avaient guère de sens. Elle ne respirait l'air de la cour que de loin.
Cependant, soit dans la basilique où il se rendait fort souvent, soit lors de rencontres aux abords du palais ou bien dans les rues de Barcelone, Jaume enfermait sa proie dans un réseau de manœuvres si habiles, si obsédantes, qu'elle y songeait plus qu'il n'aurait fallu.
Durant ces nuits douloureuses où elle devait combattre sa sensualité insatisfaite, l'image du secrétaire la poursuivait de plus en plus souvent. Elle se disait:
:Laguerra: : Si je voulais, si je voulais... (Pensée).
Elle se répétait encore ce soir qu'elle n'aurait qu'un geste à faire... Ce qui lui procurait en même temps remords et excitation. L'aventurière fut tirée de ses pensées quand Miguel s'écria:
MDR: Bon! Nous n'allons pas rester là plantés comme des radis! Rendons-nous au palais où nous sommes conviés.
:Laguerra: : Paloma et Joaquim sont fatigués. Je ne sais pas si j'irai avec vous. Je dois aller les mettre au lit et danser ne me tente plus guère...
Carmina: Par Dieu, Señora, il n'est pas bon pour une femme toujours jeune et belle de vivre comme une nonne! Je suis là pour m'occuper de vos petits. Allez-y!
:Tao: : C'est vrai, Isabella. Un peu de divertissement ne te fera pas de mal, crois-moi.
Tao n'eut pas de peine à la convaincre. Ainsi qu'une plante aux racines fouisseuses, la tentation ne cessait de croître au fond d'elle-même.
Cat: Pablo, viendras-tu danser avec nous?
Le petit garçon était occupé à nourrir de pain son hermine apprivoisée.
Pablo: Non... Je préfère rentrer avec Carmina.
La note pressante qui vibrait dans sa voix fit comprendre à Isabella qu'il n'obéissait pas à un simple caprice.
Cat: Pendant nos veillées, tu dansais pourtant avec plaisir, ce me semble?
Pablo: Il est vrai, mais à la maison, on est habitué à moi. Il n'en est pas de même au palais.
Isabella s'approcha de son fils et entoura de son bras ses épaules. Avec le plus de douceur possible, elle lui dit:
:Laguerra: : Il faudra bien, mon grand, que tu affrontes le monde. Pourquoi ne pas commencer ce soir?
Pablo: Parce que je ne suis pas prêt à le faire. Chez nous, je me sens à l'abri. Chez le vice-roi, je serais trop exposé aux regards.
La jeune mère se pencha et posa ses lèvres sur la nuque flexible, à la peau nacrée. Partagés par une raie médiane parfaitement nette, les cheveux de Pablo laissaient voltiger à leurs racines quelques menues mèches brunes. Si une parcelle de son corps déjouait la farouche volonté de réserve et de refus qui caractérisait son attitude depuis son accident, c'était bien celle-là. Fragilité, grâce et souplesse s'étaient réfugiées en cette étroite colonne de chair sur laquelle la détermination de l'enfant n'avait pas de prise.
:Laguerra: : Il en sera fait comme tu veux, mon grand. Dieu me garde de ne jamais te contraindre pour une chose pareille!
Un énorme soupir qui évoquait un soufflet de forge s'échappa soudain de la poitrine de Zia. Tout le monde se tourna vers elle et remarqua ses traits tirés, ses yeux cernés. Parvenue presque à son terme, elle semblait épuisée. L'élue souhaita d'ailleurs aller se coucher. Estéban se joignit à elle et offrit son poing fermé afin que son épouse y posât sa main.
:Esteban: : Le bonsoir à tous! Nous rentrons.
:Laguerra: : Vous n'allez tout de même pas vous rendre jusqu'à l'hacienda à pied!?!
:Esteban: : Non, Isabella. J'ai pris mes dispositions en retenant une chambre chez Sancho et Pedro... À bientôt!
Et les futurs parents quittèrent leurs amis, suivis de Pablo, Joaquim et Carmina. La servante tenait dans ses bras la petite Paloma endormie.
Cette nuit-là, il n'était guère besoin d'éclairage car les rues de la ville étaient brillantes de lumières et pleines de musique et de joie. On festoyait jusque sur les places où, sur l'ordre du marquis et de la comtesse, on régalait le petit peuple. Partout, chanteurs et baladins entraînaient les chœurs ou bien faisaient admirer leurs tours. La nuit étendue sur Barcelone en fête était belle et étoilée...
Devant les portes de la basilique dont les deux petits personnages de bronze semblaient s'animer sous les lumières dansantes, une bande joyeuse d'étudiants, d'apprentis et de filles enveloppa soudainement Zia et son époux d'une ronde qui les isola un instant des enfants d'Isabella. L'un des garçons s'écria:
:?: : Il tombe des caresses cette nuit, señor Estéban. Il n'est pas encore l'heure de rentrer mais de danser...
:Esteban: : Je n'ai point envie de danser, mes amis, et ma femme est fatiguée...
:?: : Fatiguée? Avec ces yeux-là?
Un autre jeune garçon, qui portait un luth sur le dos, s'était détaché de la ronde. Il venait mettre un genou à terre devant Zia amusée et chantait:

Ô rose cueillie sur la verte branche,
Tu fus plantée dans un jardin d'amour...


La chanson était célèbre. Tous la reprirent en chœur et l'inca, souriante, tendit sa main au jeune chanteur qui la baisa. En même temps, Estéban ouvrait sa bourse, en tira une poignée de pièces qu'il lança dans le cercle:
:Esteban: : La nuit est encore longue, enfants! Tirez-en le plus d'amusement possible à notre santé!
Alors que Carmina s'éloignait avec les trois bambins vers le logis des De Rodas, on acclama l'Atlante et les pièces furent vite ramassées. Après quoi, toute la bande, au son des luths, des flûtes et des tambourins, escorta les époux jusqu'à la taverne des deux anciens marins. Là, les compères durent se plier aux exigences du vice-roi et offrirent à boire à la petite troupe avant de décider lequel des deux sortirait s'amuser jusqu'au lever du jour.

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Pendant que les deux vieux garçons s'adonnaient à leur passe-temps favori, Zia et son époux montèrent dans leur chambre.

☼☼☼

Miguel et Catalina, Elena et son amie Araceli ainsi que Teresa, Jesabel et Isabella, en bref tous ceux qui avaient décidé d'aller danser, suivaient aussi vite que possible le naacal qui avançait à grands pas.
Après une courte marche, illuminé par des centaines de flambeaux de cire vierge, le palais leur apparut comme un lieu de délices.
Des airs joyeux accueillaient les arrivants dès qu'ils eurent pénétré dans la grande salle où avait eu lieu la cour de justice, le matin du jour de l'Épiphanie. Ornée de bruyère et de fleurs d'ellébore, l'estrade où s'était tenu, deux mois auparavant l'assemblée, servait à présent aux musiciens. Harpes, flûtes, tambourins, bombardes, musettes, clochettes, cornemuses, timbres et castagnettes en os rivalisaient d'entrain.
D'un côté de la rangée de colonnes, on dansait. De l'autre, autour de la famille de la comtesse, des groupes s'étaient formés entre l'immense cheminée où brûlaient plusieurs troncs d'arbres amoncelés, et une longue table couverte d'une nappe blanche sur laquelle s'entassaient des victuailles.
Jesabel, Teresa, Araceli et Elena furent étourdies de tout ce bruit et ce luxe. Les danses se nouaient, se dénouaient...
Le marquis, sa femme, les personnes de leur suite, ainsi que Miguel et Catalina, qui s'étaient installés sur des banquettes à coussins, en un espace délimité par des courtines, suivaient de loin ces ébats.
De temps en temps, Juan Fernández Manrique de Lara se levait de son siège pour prendre la main de son épouse ou d'une des dames présentes, et la conduire parmi les danseurs auxquels ils se mêlaient un moment. Les invités faisaient de même.
Vibrante et rythmée, la musique entraînait têtes et cœurs dans son tourbillon de joie un peu folle.
Dans la cohue, Isabella aperçut soudain Jaume qui contournait les assistants et se dirigeait dans sa direction. Elle se leva pour s'approcher du feu et les yeux du secrétaire qui la regardait se mirent à briller d'un éclat sombre. La robe de fin drap, souple comme un gant, qui la revêtait épousait les formes d'une gorge exquise, ronde et ferme, le tour de la taille dont on avait envie de prendre la mesure. C'était plus une fantaisie de couturière Parisienne qu'une robe vraiment à la mode mais Carmina avait pressé Isabella de l'acheter car elle semblait peinte sur son corps, du moins jusqu'aux hanches, avant de s'évaser pour finir en une courte traîne que l'on pouvait attacher au poignet.
Jaume: Ainsi, vous voilà! C'est à n'y pas croire!
:Laguerra: : Il faut bien qu'il en soit ainsi puisque je suis là devant vous.
Se moquait-elle de lui? Jaume l'envisagea un instant mais il était, depuis fort longtemps déjà, au-delà de tout raisonnement clair et ne savait plus qu'une chose: il fallait que cette femme soit à lui. Jamais il n'en avait vu d'aussi belle, aussi séduisante. Elle lui faisait bouillir le sang et il n'aimait pas attendre... Il fit un pas de plus vers elle et posa ses mains sur ses hanches pour la rapprocher de lui.
Jaume: Ne tardons plus à aller danser. Ne m'avez-vous pas promis de m'accorder rondes et farandoles?
Isabella hésita. En réfléchissant, elle se dit que quelques danses n'engageaient pas à grand-chose et elle finit par le suivre en cherchant sa fille du regard. Où était donc passée Elena?
Les ménestrels venaient d'attaquer une estampie rythmée. L'air en était si plaisant que les convives ne tardèrent pas à le scander en frappant des mains.
Emportée par une sorte de joie violente, amère, Isabella se livra à la musique. Jaume lui serraient les doigts...
Ils dansèrent, burent du vin traîtreusement doux, dansèrent de nouveau...
Danses vives et bondissantes se succédèrent.

☼☼☼

Alonso: Ma douce, il faut me croire, j'étais prêt à mourir plutôt que d'être vaincu sous vos yeux...
Alonso de Ercilla priait aux genoux d'Elena, assise entre une tapisserie d'Arras parfilée d'or et une crédence chargée de verreries de Venise aux couleurs chaleureuses et d'orfèvrerie précieuse, dans la plus reculée des salles du palais où la jeune fille s'était réfugiée pour trouver un peu de tranquillité... Il n'y avait là que peu de monde, la plupart des invités se tenant dans la salle voisine où une alerte romanesca entraînait les danseurs au son des violes, des harpes, des flûtes et des tambours.
Moins férue que Joaquim, son petit frère, Elena adorait néanmoins la musique. Mais ce soir, elle préférait écouter que danser, le spectacle de Vicente menant le bal en tenant Ana par la main ne lui étant pas particulièrement agréable. Elle s'était donc réfugiée dans cette pièce plus paisible. Hélas, il avait fallu que ce garçon l'y poursuivît! Elle le récompensa de sa protestation enflammée par un sourire acide:
Elena: À mourir, peut-être... Mais pas à déplaire au vice-roi. Tout le monde savait que Vicente devait être le vainqueur de la journée puisque Ana était la reine du carrusel. Elle ne pouvait être déçue et qui la déçoit déplaît à son père...
Alonso: ­­Êtes-vous en train de dire... que je me suis laissé battre?
Elena: C'est à peu près cela. Voyons Alonso, vous avez peut-être dix ans de moins que ce peintre mais vous êtes deux fois plus vigoureux que lui! Contre Fray Luis de León, je ne dis pas. Mais contre Vicente, vous deviez vaincre. J'avais espéré que mon gage vous conduirait à la gloire. Comme il n'en fut rien... rendez-le-moi!
Le jeune garçon appuya sa main sur sa poitrine pour mieux en défendre le précieux dépôt:
Alonso: Vous n'êtes tout de même pas aussi cruelle?
Elena: Je n'aime pas les vaincus. Allons, rendez-moi mon mouchoir! Il n'est pas fait pour essuyer des larmes de regrets.
Un éclat de rire fit retourner la fille d'Isabella. Appuyé à la tapisserie, les bras croisés sur sa poitrine, l'homme qui avait perturber la fin du tournoi considérait le couple avec un sourire narquois que la jeune Elena jugea parfaitement détestable. Quand il vit qu'elle le ragardait, Philippe III de Croÿ frappa ses mains l'une contre l'autre en un applaudissement moqueur:
P.C: Bravo señorita! Il semble qu'en dépit de votre jeune âge vous fassiez preuve d'un singulier esprit de pénétration...
Elena: Que voulez-vous dire?
P.C: Que vous n'êtes pas dupe! Pas plus que je ne le suis de la comédie martiale qu'on nous a donnée tout à l'heure. Le décor était parfait mais les rôles bien mal tenus.
Tout en marchant vers le perturbateur, Alonso gronda:
Alonso: Cela signifie quoi?
P.C: Le sens est clair, il me semble! Nous avons eu un fort beau spectacle... qui ne ressemble en rien à ce qu'est un tournoi digne de ce nom!
Alonso: Nous avons combattu, il est vrai, à armes courtoises... Et vous aussi, vous avez perdu!
P.C: C'était une simple mise en scène! Et ce que vous appelez armes courtoises, moi j'appelle ça armes symboliques... ou même armes inexistantes! Si vous voulez savoir ce qu'est un véritable tournoi, venez à Valenciennes, à Bruges, à Gand ou à Anvers et vous pourrez constater que nos armes courtoises pourraient servir en temps de guerre... à des gens comme vous!
La colère empourpra soudain le beau visage d'Alonso et, arrachant la dague pendue à sa ceinture dans une riche gaine de cuir de Cordoue, le jeune poète s'élança, l'arme haute sur l'homme qui le défiait si insolemment.
Alonso: Voilà des paroles que vous allez regretter!
Le troisième duc d'Aerschot ne décroisa même pas les bras et considéra l'agresseur avec l'indulgent sourire que l'on réserve aux enfants ou aux irresponsables:
P.C: Que prétendez-vous faire, jeune homme? Prouver votre valeur en ce lieu, c'est-à-dire hors de propos... ou bien m'assassiner?
Alonso: Je prétends que nous nous mesurions sur l'heure, dans la cour de ce palais, par exemple, afin de vous montrer si je suis un enfant ou un fou! Venez-vous ou dois-je vous frapper?
P.C: Vous y tenez vraiment?
Alonso: J'y tiens... essentiellement!
P.C: Dieu que vous êtes ennuyeux! Vous avez tellement envie de finir la nuit avec un trou ou deux dans la peau? Il me semble que ce soir, il y a mieux à faire!
Alonso: Quoi par exemple?
P.C: Mais... vous enivrez. Les vins du vice-roi, s'ils ne sont pas de Bourgogne, sont dignes d'estime. Ou encore prier à danser quelques belles señoritas. Tout ce que je désire, moi, c'est que vous sortiez d'ici. Voyez-vous, j'ai grande envie de prendre votre place aux genoux de cette jolie damoiselle à qui personne n'a encore consenti à me présenter...
C'était apparemment le soir des propos interrompus car une voix basse et rauque se fit entendre et la haute silhouette du vice-roi apparut soudain entre les deux jeunes gens qui, il faut le souligner, reculèrent avec respect chacun d'un pas en ébauchant un salut:
J.P: Voilà une lacune que je peux combler aisément. Souffrez, señorita Mendoza, que je vous présente le troisième duc d'Aerschot, fils cadet du gouverneur du Hainaut Philippe II de Croÿ et d'Anne de Croÿ-Chimay. Quant à vous messire Philippe, j'espère que vous apprécierez à sa juste valeur l'honneur qui vous est fait en étant admis à saluer Elena Mendoza, qui est l'un des plus jolis ornements de cette ville et la fille d'un homme que je tiens en grand respect. Êtes-vous satisfait?
P.C: Entièrement, monseigneur!
Et le salut que Philippe offrit à Elena eût comblé une impératrice.
J.P: Alors, faites-moi la grâce de vous faire conduire dans mon cabinet des médailles. Nous avons à parler. Voici Savaglio qui va vous y mener. Quant à vous, adorable Elena, m'accorderez-vous la joie de danser avec vous cette folia?
L'atmosphère, si menaçante l'instant précédent, venait de s'alléger comme par enchantement. Les deux adversaires se séparaient: Philippe III de Croÿ pour rejoindre le capitaine des gardes du palais et Alonso pour offrir sa main à une jeune fille rousse qui venait d'apparaître à point nommé. Elena se retrouva en route pour la salle de bal, sa main fine logée dans le poing du marquis qui l'élevait très haut comme pour mieux faire admirer sa danseuse. Ensemble, ils allèrent prendre place en tête de la double file des danseurs tandis que les musiciens préludaient.
Les figures de danse qui exigeait la perfection des gestes les tinrent silencieux durant un cout moment.
Elena s'abandonnait au plaisir d'évoluer au son de la musique avec l'ardeur de sa jeunesse mais aussi avec une pointe d'orgueil. C'était assez grisant de danser avec celui que beaucoup nommaient tout bas "le roi" et d'être ainsi le point de mire de tous ces yeux. La fermeté de la main qui tenait la sienne lui communiquait une étrange assurance. Pour la première fois de sa vie, la jeune fille goûtait la joie de se sentir belle et admirée. Cela lui venait de l'expression toute nouvelle qu'elle pouvait voir dans les yeux sombre de Juan Pimentel. Il la regardait comme s'il ne l'avait jamais vue et sous ce regard insistant elle se sentit rougir.
J.P: Quel âge as-tu?
Elena: Treize ans, monseigneur.
J.P: Vraiment? Je t'aurais donné davantage. Cela tient sans doute à cette façon que tu as de porter fièrement la tête et de regarder bien droit. La plupart des filles de ton âge baissent les yeux au moindre mot et j'ai toujours pensé qu'il entrait, dans cette attitude, une bonne part d'hypocrisie. Rien de tout cela chez toi! Tu restes sereine en toutes circonstances... du moins tu en donnes l'impression.
Elena: Parce que je ne me suis pas évanouie d'émotion lorsque le vice-roi m'a invitée?
Elle se mit à rire, d'un rire musical auquel le timbre chaud de sa voix donnait un charme inattendu.
Elena: Quant à ma sérénité, il n'y faut pas croire. Je sais très bien me mettre en colère. Et je sais aussi rougir...
J.P: J'ai vu... et c'est bien joli. Ton père songe-t-il à te marier?
Elena: Où qu'il soit, je ne crois pas qu'il le souhaite déjà. Et moi non plus monseigneur, si vous voulez la vérité. D'ailleurs les filles d'ici ne se marient guère avant vingt ans.
J.P: Quelle étrange créature tu es! Dès l'âge de dix ans, tes semblables rêvent d'un époux et, d'après ce que j'ai pu voir, tu ne manques pas de soupirants. Quand deux galants sont prêts à se battre, c'est une preuve, il me semble? Aucun d'eux ne saurait-il toucher ton cœur?
Elena: Aucun. D'ailleurs ce n'était pas pour moi que Alonso de Ercilla et l'étranger allaient se battre mais pour la façon dont on conçoit les tournois ici et dans les États bourguignons...
J.P: Quelle grossièreté! Si j'avais su cela, je les aurais fait arrêter. À une jolie fille on ne devrait parler que d'elle. En vérité, je suis déçu.
Elena: Pas moi! Voyez-vous monseigneur, je ne suis pas certaine d'être courtisée uniquement pour moi-même...J'entends trop parler de la fortune de mon oncle.
Le bras que le marquis venait de passer autour de la taille d'Elena resserra un peu plus son étreinte et sa voix se chargea de sévérité:
J.P: De telles idées ne sont pas de ton âge! Elles ne devraient jamais effleurer ton esprit. Tu ne devrais songer qu'à la joie d'être jeune et ravissante, au bonheur qui te viendra un jour, aux fêtes que te donnera l'amour. En vérité, je commence à croire qu'il n'y a pas un seul miroir digne de ce nom au palais...
Le couple se sépara pour le salut final et Elena reçut en plein visage le sourire narquois de son cavalier:
J.P: Je t'en enverrai un. À présent, je te rends ta liberté, bel oiseau, et je vais où la politique m'appelle...
Ils s'étaient arrêtés face aux banquettes à coussins où étaient assises Teresa, Araceli, Catalina et Isabella. Cette dernière avait besoin de faire une pause. Elena offrit à sa mère une révérence pleine de respect qui lui valut un sourire puis s'éloigna, cherchant des yeux Vicente pour voir s'il avait été témoin de ce qu'elle considérait comme son triomphe mais le jeune peintre, assis sur un carreau de velours aux pieds de la fille de Juan Fernández Manrique de Lara qu'une guirlande de poètes entourait, ne prêtait aucune attention à la danse. Il regardait la belle Ana qui, souvent, se penchait sur lui en souriant.
Tous deux offraient une image si parfaite de cet amour courtois cher aux romans de chevalerie que le fille de l'aventurière en oublia sa jalousie pour admirer, en artiste, le groupe qu'ils formaient, une symphonie de blancheur sur laquelle ressortait le scintillement des joyaux et le doux éclat des perles. Mais il y avait, dans la perfection même de la jeune femme, quelque chose de fragile qui, soudain, frappa celle qui l'observait. La peau si blanche d'Ana semblait s'être affinée jusqu'à une certaine transparence ces derniers temps et, si le large décolleté de la robe laissait admirer la naissance de seins charmants, le dessin fragile des clavicules y paraissait plus accentué. Quant aux mains dont l'une se posait sur l'épaule de Vicente, elles étaient d'une blancheur diaphane... Ana Pimentel était-elle malade?
Bien loin de se réjouir d'une idée dont la réalisation libérerait Vicente, Elena éprouva une brusque et profonde pitié. Le Créateur pouvait-il vraiment permettre à une maladie quelconque d'abîmer, en sa fleur, l'une de ses œuvres les plus achevées? Ana était trop jeune, trop rieuse pour que l'on évoque en la regardant les ténèbres du tombeau.
La sensation d'une présence derrière elle fit retourner la jeune fille si brusquement qu'elle heurta un personnage qu'elle n'avait encore jamais vu.
Elena: Oh! Veuillez m'excusez!
Esquissant un salut courtois, l'homme dit de sa voix grave:
:?: : Tu ne me dois aucune excuse, jeune fille! Je me trouvais sur ton passage et quand je suis ici, je ne fais attention à rien sinon aux objets qui m'entourent... Mais dis-moi! Saurais-tu où je pourrai trouver le vice-roi? Je ne le vois nulle part. J'arrive de fort loin pour remettre ce pli à l'Empereur mais tout le monde me dit qu'il n'est pas en Espagne en ce moment.
Elena: C'est exact! Il me semble qu'il se trouve quelque part en Flandre.
:?: : Comment peux-tu savoir cela?
Elena: Parce que c'est mon grand-père!
À l'évocation du lien de parenté, une angoisse soudaine sécha d'un seul coup la gorge du voyageur. Il valait mieux pour lui qu'il taise son nom et qu'il en dise le moins possible. Le trouble de cet homme n'avait pas échappé à Elena et elle lui demanda:
Elena: Que vous arrive-t-il?
:?: : Rien, rien!
Elena: Vous êtes tout drôle, messire...
Il l'interrompit d'un geste de sa main et s'écarta tout aussitôt.
Elena: Attendez! Je ne vous ai pas dit où se trouvait le vice-roi!
D'un ton sec qui fit frémir Elena, il répondit:
:?: : Ce n'est rien! Je le trouverai sans ton aide!
Elena le vit s'éloigner parmi les joyeux habits de fête mais elle put suivre son cheminement à travers les salles illuminées car c'était un homme très grand et sa tête coiffée d'un haut bonnet, frappé d'une agrafe d'or, dominait presque toutes les autres. Elle avait envie de s'élancer derrière lui mais la voix familière d'Araceli la détourna de son projet.
Ara: Je t'amène un malheureux qui n'ose même plus se présenter devant toi parce qu'il est persuadé que tu le méprises. Je lui ai assuré que ton cœur n'était pas aussi dur que cela.
Elena regarda sans vraiment les voir son amie et le jeune Alonso qui, tout de suite, devant la pâleur de son visage s'inquiétèrent. Araceli glissa son bras sous celui d'Elena pour la soutenir.
Ara: Que t'est-il arrivé? Tu es malade?
Elena: Non.
Ara: Mais tu trembles... Va donc lui chercher un verre de vin, Alonso!
L'adolescent fonça en direction d'un des grands buffets disposés à chaque extrémité des salons non sans se retourner plusieurs fois et sans se soucier de ceux qu'il bousculait. Cependant, Araceli conduisait son amie vers l'embrasure d'une fenêtre pour l'y faire asseoir sur un banc garni de coussins. Elena passa une main encore tremblante sur son front puis sourit au visage inquiet penché sur elle.
Elena: Cela va mieux, rassure-toi. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je crois que j'ai eu peur.
Ara: Peur, toi que rien n'effraie jamais? De quoi, grands dieux?
Elena: D'un homme que je n'ai jamais vu mais que tu as peut-être remarqué. Il a peut-être une vingtaine d'années. Il est très grand, a un visage encadré d'une courte barbe et de cheveux bruns, des yeux bleus. Il porte un haut bonnet... et il était ici il y a un instant.
Ara: J'ai vu, en effet, quelqu'un qui ressemble à ta description mais j'ignore son nom. Pourquoi en as-tu peur?
Elena: Parce qu'il avait une attitude bizarre. Quand il te regarde, il te glace le sang. Et je t'en prie: pas un mot sur ce que je t'ai confié à ma mère!
Araceli s'inclina mais, à sa mine, Elena vit bien qu'elle n'était pas convaincue. Heureusement, Alonso revenait avec un verre de vin de Malvoisie dont la fille de l'aventurière n'avait d'ailleurs aucune envie mais dont elle but tout de même quelques gouttes pour faire plaisir à son amoureux qui la couvait avec des yeux de chien fidèle, heureux de constater qu'un peu de rose revenait aux joues de la jeune fille.
Alonso: Cela va mieux, n'est-ce pas? À présent, quels ordres...
Ara: Essaye de savoir qui est certaine personne qui nous intéresse fort!
Alonso: Quelle personne?
Araceli se lançait dans une description aussi fidèle que possible, car elle était de seconde main mais Elena l'arrêta:
Elena: Ne te fatigue pas! Je le vois qui parle, là-bas, avec la comtesse...
Alonso se retourna, regarda dans la direction indiquée et lâcha:
Alonso: Eh bien, sachez, belles curieuses, que cet homme est un marin. Il s'appelle Álvaro de Bazán y Guzmán. Vous ne vous rappelez pas? L'année dernière, il a participé avec son père à la bataille de Muros sur la côte galicienne. Elle s'est soldée par une victoire éclatante de la flotte Espagnole. Après ce coup d'éclat, son père lui a confié le commandement de l'escadron. Il s'est rendu à Saint-Jacques-de-Compostelle en action de grâces, puis à Valladolid pour faire rapport de la victoire au prince Philippe. Il vient d'obtenir le commandement d'une marine indépendante, dont la mission est de garder les côtes méridionales de l'Espagne et de protéger l'arrivée de la flotte des Indes. Ton grand-père lui a fait présent d'une maison de Corça mais on dit qu'il s'y passe d'étranges choses...
La voix d'Alonso avait baissé de plusieurs tons à mesure qu'il parlait et finit en un chuchotement dramatique. Ce qui eut le don d'agacer Elena:
Elena: Nous avons un manoir à Corça et nous n'avons jamais entendu quoi que ce soit sur ce marin!
Au prix de sa vie, elle eut été incapable de dire la raison qui la poussait à prendre tout à coup la défense d'un homme qui l'avait si fort effrayée un instant plus tôt. Peut-être parce que élevée à l'école de la philosophie grecque, elle trouvait choquants ces commérages.
Elena: Dès qu'un homme sort de l'ordinaire, c'est étonnant ce que l'on trouve à clabauder sur lui...
Ara: Quelle mouche te pique? Regarde ce malheureux que tu ne cesse de maltraiter! Il en a les larmes aux yeux...
Elena: Alors qu'il me pardonne. Je suis nerveuse, ce soir, un peu irritable, peut-être.
Elena se leva.
Elena: Il y a des jours, comme cela, où rien ne saurait me plaire.
Alonso soupira:
Alonso: Le malheur, c'est que je tombe toujours sur ces jours-là!
Elena se mit à rire et pour consoler un peu son malencontreux adorateur, elle lui caressa la joue du bout des doigts:
Elena: Platon dit que personne n'échappe à sa destinée! Le bonsoir à vous deux! Allez donc danser ensemble cette catala que les musiciens attaquent! Moi, je vais rejoindre ma mère et la prier de me ramener à la maison... Je suis fatiguée!
La légèreté avec laquelle Elena virevolta sur ses talons démentait ces dernières paroles mais Araceli aussi bien que le jeune Alonso savaient qu'il était inutile d'essayer de la retenir quand elle n'en avait pas envie. Avec le même soupir mais des sentiments différents, ils regardèrent sa robe de brocart nacré glisser entre les groupes tandis qu'elle cherchait sa mère.
Alonso: Eh bien, allons danser puisqu'elle le veut!
Avec une grimace moqueuse, la jeune Salvado fit:
Ara: C'est ce que l'on peut appeler une invitation galamment formulée. Après tout, pourquoi pas? Faire cela ou discuter, c'est toujours une façon de passer le temps!
Isabella se trouvait encore dans la grande salle, parmi les danseurs. Quand sa fille la vit, elle ne se sentit pas le courage de l'interrompre. Elle avait l'air de tellement s'amuser. Autour d'elle, d'autres couples répétaient sans se lasser, jusqu'au vertige, les pas, toujours les mêmes, indéfiniment repris.

☼☼☼

:Laguerra: : Il doit être fort tard. Je vais rentrer.
Jaume: À votre gré, ma belle. Je vous accompagne car je ne vois plus vos jeunes amis ni mes maîtres. Ils doivent être partis de leur côté depuis longtemps avec votre fille.
:Laguerra: : Sans moi! C'est impossible!
Pourtant...
Était-ce pour se retrouver seuls que Tao et Jesabel s'en étaient allés sans la prévenir? Les deux amants devaient juger qu'elle avait besoin de penser à autre chose. De s'amuser. Et Miguel et Catalina? La connaissaient-ils si mal?
Autour du couple qu'ils formaient, Jaume et elle, la foule des danseurs commençait à se clairsemer. Isabella en prit seulement conscience et une gêne indicible lui serra le cœur. Conservant la main de sa partenaire emprisonnée dans la sienne, le secrétaire dit:
Jaume: Ils n'ont sans doute pas voulu vous arracher à la fête.
:Laguerra: : Je vais devoir retourner toute seule chez moi en pleine nuit!
Jaume: Par tous les saints, il ne saurait en être question! Si je vous laissais faire une chose pareille, je serais le dernier des rustres!
Après avoir salué leurs hôtes, le couple franchit la poterne du château. On plongeai dans l'obscurité et le froid. Isabella frissonna.
Jaume: Votre chape n'est pas assez chaude, douce amie.
Il passa son bras autour des épaules recouvertes de castor et serra sa compagne contre lui.
Comme ils n'avaient pas demandé de valet pour les accompagner, le jeune homme portait dans sa main gauche une lanterne qui éclairait faiblement leur marche.
L'heure était tardive. Quelques légères gouttes de pluie s'écrasaient sur les toits pentus et sur le sol.
À cause de la fête nocturne, on avait accordé aux invités du vice-roi la permission de sillonner les artères de la ville après l'heure habituelle du couvre-feu. Aussi une patrouille de sergent du guet qui survint au coin d'une rue laissa-t-elle passer le couple sans aucune des vérifications auxquelles étaient d'ordinaire soumis les promeneurs attardés.
Quand l'escouade se fut éloignée, Jaume chuchota contre le capuchon fourré:
Jaume: Si vous le vouliez, vous qui me plaisez tant... Si vous le vouliez, je pourrais être cette nuit, le plus heureux des hommes.
:Laguerra: : Voici donc le moment venu! (Pensée).
Isabella tremblait. Sans conviction, elle lança:
:Laguerra: : Taisez-vous donc!
Ils avançaient épaule contre épaule dans les ténèbres que hachaient les fines gouttes d'avril. Le secrétaire se serrait toujours davantage contre sa compagne. Parvenus devant la porte d'une maison neuve, il s'arrêta.
Jaume: Je loge ici. Pour l'amour de Dieu, acceptez de venir terminer la nuit chez moi!
:Laguerra: : Jamais!
Il se baissa, posa sa lanterne par terre, puis se retournant, attira d'un geste brusque Isabella contre lui. Avec véhémence, il lâcha:
Jaume: Vous voilà seule, abandonnée, sans homme pour vous aimer, et, pourtant, si désirable. Pourquoi refusez-vous les plaisirs que votre jeunesse réclame?
Se rejetant en arrière, Isabella répondit:
:Laguerra: : Parce que je ne vous aime pas!
Elle pensait que cette réponse le découragerait. Il n'en fut rien. Violemment, il la ramena contre lui et enfouissait son visage dans la masse des cheveux noirs, couvrant son cou de baisers dévorants puis s'emparait de ses lèvres comme une bête assoiffée sur un ruisseau frais.
Ce ne fut pourtant pas cet emportement qui révulsa la jeune femme. Ce fut, en un éclair, la comparaison avec d'autres embrassements dont le goût lui revint, la transperça et lui fit prendre en horreur un contact subi et non pas désiré.
D'instinct, elle gifla Jaume à toute volée, puis, profitant de son désarroi, elle se libéra de son étreinte et se mit à courir sur la chaussée bourbeuse, au milieu du tourbillonnement des gouttes de pluies qui s'acharnaient.
Le jeune homme s'élança sur ses traces et la rejoignit.
Jaume: Je n'avais pas l'intention de vous offenser. Dieu le sait! Mais j'ai tant envie de vous!
Tout en continuant sa course, l'aventurière jeta:
:Laguerra: : Je vous croyais moins grossier que les hommes de nos campagnes. Je vois qu'il n'en est rien!
Jaume lui saisit de nouveau les bras pour l'arrêter. Elle glissa sur le sol et serait tombée s'il ne l'avait retenue. Sans la lâcher, mais sans la reprendre contre lui, il dit:
Jaume: Sur mon âme, je vous aime et ne vous forcerai jamais. Vous savez bien que je vous respecte.
:Laguerra: : Alors, conduisez-moi devant ma porte, et laissez-moi!
Ils parvinrent sans plus mot dire à la demeure de l'hidalgo. En voyant la señora prête à rentrer, Jaume reprit:
Jaume: Pour être ceux qui tentent de suivre les directives amoureuses de la comtesse, je n'en suis pas moins follement épris de vous. Ayez pitié de moi. Ne vous fâchez pas pour un simple baiser. Il y a si longtemps que j'attendais ce moment!
:Laguerra: : Bonne nuit!
L'aventurière s'élança dans la cour dont elle referma avec précipitation la porte derrière elle. Mais elle avait les larmes aux yeux en entendant le pas du secrétaire s'éloigner... Sous ses paupières fermées, elle revoyait un marin au long mantelet bleu et rouge qui courait vers elle et la soulevait dans ses bras.

☼☼☼

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 05 mai 2019, 01:31, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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