Voici encore un peu de lecture, pour fêter le retour de Ra Mu
Tant pis, je grille mes cartouches pour le 12...
Chapitre 19 : Aveux.
Première partie.
Jusqu’au dernier moment, Esteban avait appréhendé le retour au condor, craignant à tout instant de voir surgir un danger imprévu. Mais les côtes d’Anticythère étaient totalement désertes, et le Solaris II parvint sans problème à la crique fermée qui abritait l’oiseau d’or. Pendant le court trajet, sous l’effet des frictions vigoureuses d’Esteban, le noyé avait paru se ranimer peu à peu, recrachant péniblement l’eau de mer qui encombrait ses poumons. A présent, il reposait, toujours inconscient et totalement nu, dans la lumière chaude du cocon d’orichalque que lui offrait le ventre du condor, étroitement enlacé par le jeune Atlante qui tentait de le réchauffer tout en goûtant par la même occasion un moment de repos réparateur. La couverture en alpaga les enveloppait tous les deux de sa douce chaleur. Esteban ferma les yeux. Il n’avait pas dormi depuis deux nuits, et les nuits précédentes aux côtés de Zia l’avaient toujours laissé en alerte. La respiration de Mendoza était encore chaotique, mais à le tenir ainsi serré contre lui, Esteban sentait que leur énergie à tous les deux se reconstituait peu à peu, ou du moins il voulait le croire. Il s’efforçait de faire le vide dans son esprit, et de ne se concentrer sur rien d’autre que ce corps à réchauffer, car à chaque fois que sa pensée s’échappait, elle le ramenait immanquablement en arrière, dans la peur et la froideur opaque de la pénombre glauque au goût salé, et son cœur s’emballait. Mais il avait l’impression que Mendoza, même au seuil de la mort, lui communiquait sa force. Bientôt, ils quitteraient l’île funeste d’Anticythère. Tao était déjà en route. Il avait préféré partir aussitôt après avoir aidé Esteban à transporter le corps jusqu’au condor, et avait décliné son offre de prendre un peu de repos, avant de conseiller à Esteban de souffler un peu, et d’ajouter : « Avec la tête que tu as, tu vas faire peur à Zia, et je parie qu’elle ne voudrait pas serrer dans ses bras un type trempé comme toi. Et puis, Mendoza a besoin de toi. » Esteban s’était récrié, il voulait partir dès que possible. Tao avait secoué la tête : « Qu’il soit ici ou à Porto Conte, ça ne changera pas grand-chose, en revanche tu ferais mieux de penser un peu à toi aussi. Je te connais, Esteban. Prends le temps de souffler, après ce qui s’est passé. » Il était parti sans ajouter un mot de plus. Esteban avait hésité, mais au moment où il allait se diriger vers le cockpit, s’était ravisé, plus par crainte de laisser Mendoza seul que par volonté de suivre les conseils de Tao. C’est alors qu’il avait senti le poids de la fatigue s’abattre sur lui, tandis que les larmes lui montaient aux yeux, ces larmes qu’il avait si longtemps refoulées, et qui se mirent à rouler sur ses joues. Alors, il accueillit la fatigue comme une libératrice, qui le lavait de toute colère et de toute peur. Puis il se déshabilla, et s’abandonna comme un enfant perdu et désorienté qui cherche le réconfort d’une présence protectrice. Ses larmes cessèrent peu à peu quand il réalisa qu’il n’était plus cet enfant terrorisé, mais que c’était à lui à présent d’offrir le réconfort de ses bras protecteurs à l’homme qui l’avait fait naître une seconde fois en l’arrachant à l’étreinte de la mer.
Quelques heures plus tard, Esteban préparait son approche dans le ciel de Porto Conte, impatient et anxieux à la fois. Il lui tardait de retrouver la présence rassurante de Zia, mais il devait redoubler de prudence. Si le chevalier d’Aubusson avait renforcé sa surveillance depuis la dernière fois, il serait sans doute plus compliqué d’entrer en contact avec elle. Pourtant, il ne pouvait se permettre ni de se montrer prématurément, ni de garder sa présence secrète trop longtemps, dans l’intérêt de Mendoza, et peut-être d’Isabella. Cette dernière avait sûrement besoin d’être rassurée, et Esteban, qui venait d’expérimenter lui-même les effets puissants d’un choc émotionnel intense qui avait ravivé bien des souvenirs douloureux, craignait pour la jeune femme, enceinte, les conséquences d’une angoisse semblable à celle qu’elle avait dû affronter par le passé, au risque de perdre la raison. Il savait Zia capable de l’apaiser, en temps normal. Mais les visions qui l’assaillaient inexplicablement la fragilisaient elle aussi. Esteban réalisa alors que l’homme qui se noyait dans les cauchemars de Zia ne pouvait être que Mendoza. Et si Zia avait eu une nouvelle vision de cette scène macabre, avant qu’elle se produise, il n’osait imaginer dans quel état cela avait pu la plonger. Quant à Isabella…les deux jeunes femmes avaient certainement parlé ensemble de ces fameuses visions. Il regretta soudain d’avoir écouté Tao. Pourquoi n’avait-il pas décollé plus tôt ? Il s’était conduit en égoïste, et Tao était un imbécile ! Puis il réfléchit : n’avait-il pas voulu d’abord revenir à Porto Conte au plus vite, pour se rassurer lui-même, parce qu’il comptait sur Zia pour le faire, et pour s’occuper de Mendoza ? Avait-il songé seulement une seconde à elle, à son angoisse face à ses visions ? Non. C’est quand il songeait à Zia comme la personne qui pouvait l’aider qu’il avait été égoïste, et pas quand il était resté auprès de Mendoza. Il soupira. De toute façon, les regrets et les justifications ne servaient à rien. Et puis, n’était-il pas à présent plus fort, n’avait-il pas trouvé une sorte de paix ? Au lieu de revenir vers Zia le cœur gonflé de chagrin, de colère et de haine, en quête de consolation, il se sentait au contraire capable d’éponger toutes les souffrances, toutes les angoisses.
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Le chevalier d’Aubusson errait parmi les ruines nuragiques, essayant de trouver dans sa marche solitaire la paix que lui procurait généralement le contact avec la Nature, l’œuvre de Dieu, quand il leva les yeux vers le ciel, prêt à lancer vers l’immensité une prière muette. C’est alors qu’il vit passer un oiseau qui lui parut d’une taille gigantesque, et d’un éclat inhabituel. Il fronça les sourcils, troublé. Son cerveau se mit à fonctionner à toute allure, à la recherche d’une explication rationnelle. Etait-il victime d’une illusion d’optique ? L’oiseau planait en direction des bois, mais sa taille n’en restait pas moins impressionnante, même si elle diminuait en raison de l’éloignement. Mû par une impulsion soudaine, le chevalier se mit à courir, sans cesser de regarder l’oiseau extraordinaire. Etait-ce une réponse à sa prière ? Il se traita aussitôt d’idiot. Il n’avait même pas formulé sa prière, comment Dieu pouvait-il y répondre déjà ? Et comment croire que Dieu ait quelque chose à voir dans cet événement ? Seuls les hommes, dans leur orgueil, étaient capables de produire des machines qui rivalisaient avec la Création, ils avaient construit des navires de toute sorte pour braver les mers, et cherchaient depuis toujours à voler. Cet oiseau n’en était pas un, c’était impossible. Son éclat évoquait le métal, quant à sa taille…Se pouvait-il que des hommes se trouvent à l’intérieur ? Il était à présent au-dessus des bois. Gabriel le vit plonger et disparaître, non sans avoir replié ses ailes et montré deux appendices qui lui semblèrent être des pattes. Il s’arrêta un bref instant pour reprendre son souffle, puis repartit sans hésiter en direction des bois, sans plus se poser de questions.
Après avoir vérifié que l’état de Mendoza était resté stable durant le vol, Esteban décida qu’il était temps d’aller repérer les lieux. Avec un peu de chance, en cette fin d’après-midi, tous les occupants de la maison seraient à l’intérieur, et il pourrait s’approcher sans crainte d’être surpris. Bien sûr, il aurait été plus prudent d’attendre la tombée de la nuit, mais son impatience reprenait le dessus, d’autant plus qu’il doutait à présent de la nécessité de prendre toutes ces précautions : il pourrait toujours inventer un mensonge à l’intention du chevalier, si ce dernier devait constater sa présence, prétendre que Tao et Romegas s’occupaient de l’échange, et qu’il avait décidé de revenir auprès d’eux pour leur annoncer qu’ils avaient trouvé le trésor, et que tout se passait bien. Il sortit du condor, fort de sa résolution. Ce n’était pas ce chevalier qui l’empêcherait de parler à Zia, et de rendre Mendoza à Isabella comme il le lui avait promis, le plus vite possible. Certes, leur expédition n’avait pas été une réussite complète, mais il était revenu, et il tardait à Esteban d’annoncer la bonne nouvelle. Il se dirigeait vers la ligne sombre des arbres qui fermaient la clairière où il s’était posé, quand il vit surgir devant lui le chevalier d’Aubusson. Il s’arrêta net, tandis que ce dernier continuait à s’avancer vers lui d’un pas décidé, la main posée sur la garde de son épée. A quelques pas d’Esteban, il s’arrêta à son tour, et interpella le jeune Atlante d’une voix forte.
GA : Que signifie ceci ? Je vous ai vu sortir de cet…oiseau. Expliquez-vous, et vite !
E : Très bien. Par où commencer ? Il y a tant à vous expliquer…
GA : Etes-vous seul ? Où sont les autres ? Qu’avez-vous fait de ce pauvre Nacir ?
E : Nacir ? Oh, il est resté avec le chevalier Romegas, qui a l’intention de capturer Hava.
GA : Je ne comprends pas : l’échange a déjà eu lieu ? Comment le savez-vous ? Vous ne pouvez pas être déjà revenu…
Les questions se bousculaient dans la tête du chevalier.
E : Chevalier, je crois qu’il vaut mieux que nous discutions à l’intérieur. Vous comprendrez mieux.
GA : Une minute ! Vous ne m’avez pas répondu : êtes-vous seul ? Qui me dit que vous ne me tendez pas un piège en m’attirant dans votre…machine volante ?
E : Bien, nous avons déjà fait une bonne partie du chemin : je ne suis pas un sorcier, et cet oiseau est bien une machine construite de la main des hommes, qui fonctionne grâce à l’énergie solaire. Une technologie avancée, certes, mais pas impossible. Et à l’intérieur ne se trouve qu’une personne : le capitaine Mendoza, que j’ai ramené d’Anticythère.
GA : C’est impossible ! Vous ne pouvez pas…
E : Vous avez vu le condor voler, n’est-ce pas ?
GA : Oui, mais…
E : Il peut parcourir de longues distances à une vitesse bien supérieure à celle d’un navire. Je reviens d’Anticythère, et je vais vous en donner la preuve, si vous voulez bien me suivre. Après tout, c’est une chance que vous soyez là : j’hésitais à laisser Mendoza seul, et je me demandais quel mensonge j’allais bien pouvoir inventer pour justifier ma présence si vous me surpreniez aux abords de la maison, comme la dernière fois. Vous me facilitez les choses.
GA : L’autre soir…c’était vous !
E : Eh oui, avec le condor, je peux faire des aller-retours en un temps record. Venez.
Le chevalier hésitait encore, portant ses regards tantôt sur le condor, tantôt sur le jeune homme qui lui faisait face, et lui souriait.
E : Vous n’avez rien à craindre.
GA : Qui êtes-vous ?
E : Vous saurez tout, bientôt. Faites-moi confiance.
GA : Pourquoi avez-vous essayé de pénétrer dans la chambre de la senorita Laguerra ?
E : Tout simplement parce que je voulais lui parler, ainsi qu’à Zia. Pour leur annoncer que nous avions trouvé le trésor.
GA : Vous avez utilisé cette cloche mise au point par votre ami ?
E : Euh…ce n’est pas exactement une cloche, mais c’est un engin capable d’aller sous l’eau. Nous ne pouvions pas vous en dire plus, alors, nous avons inventé cette histoire de cloche sous-marine, parce qu’il existait déjà des légendes à ce sujet, que vous connaissiez certainement. Je suis désolé de vous avoir menti. Et de vous avoir fait courir inutilement.
GA : Je vois…C’est fascinant. Eh bien, Esteban, puisque vous vous excusez, j’accepte vos excuses, et je prends le risque de vous croire. Votre visage respire l’honnêteté, et vous m’inspirez confiance, bien que j’aie toutes les raisons du monde de me méfier de vous. Je vous suis. Mais dites-moi, pourquoi hésitiez-vous à laisser le capitaine Mendoza seul ? Est-il blessé ? Craignez-vous que quelqu’un ne le surprenne en voulant pénétrer dans votre machine ?
Tandis qu’ils se mettaient en route, Esteban fournit quelques explications à son interlocuteur.
E : Personne ne peut pénétrer dans le condor si j’en ai verrouillé l’accès, avec ce médaillon. Zia en porte un également, vous ne l’avez pas remarqué ?
Il lui montrait le pendentif qui ne le quittait jamais.
GA : Oui, je l’ai vu. Cela signifie-t-il que vous seuls, cette jeune fille et vous, pouvez avoir accès à l’oiseau ?
E : Exactement. Ne vous inquiétez donc pas, Mendoza est en sécurité. Mais il est vrai qu’il n’est pas au mieux de sa forme. Si quelqu’un est fourbe dans cette histoire, c’est bien cette femme, Hava.
Il lui raconta rapidement les événements du matin. Gabriel était tellement outré qu’il ne pensa même pas à s’étonner de tout ce qu’il découvrait : l’échelle pour grimper à bord, le cockpit et ses baies vitrées qui offraient une vue panoramique sur les bois qui les entouraient, la paroi qui se dérobait pour laisser place à un couloir secret, lequel conduisait à une pièce fermée par une autre de ces parois étranges faites de ce même métal doré qui étincelait partout dans cette machine. Au moment où ils pénétrèrent dans la chambre où reposait Mendoza, ce dernier était en proie à une quinte de toux qui se calma dès qu’il eut expectoré un peu de liquide plus ou moins clair, qu’Esteban s’empressa d’essuyer.
E : Je suis confus de vous demander ce service, mais, tant qu’il n’aura pas repris conscience…
GA : J’ai beau être le secrétaire du Grand Maître de l’Ordre, je n’en suis pas moins comme tous mes frères au service de ceux qui souffrent. Dieu m’a envoyé vers vous pour que je vous apporte mon aide. Ce n’est pas un hasard si j’ai vu votre oiseau juste au moment où je m’apprêtais à adresser une prière au Seigneur. Il m’a répondu avant même que je le fasse, parce qu’il sait où doit être la place de chacun. Et la mienne est ici, auprès de votre ami, comme je l’ai été auprès de sa compagne.
Il posa sa main sur l’épaule d’Esteban et prit le linge que ce dernier tenait encore.
GA : Avant que vous n’alliez la rejoindre, je dois vous avertir. Son état la rend fragile émotionnellement. Ces derniers temps ont été éprouvants. Même si elle possède une grande force de caractère et ne se laisse pas facilement ébranler, elle a atteint les limites de ce qu’elle pouvait endurer. Il ne serait pas judicieux de lui apprendre ce qui s’est passé, du moins, pas encore. Et il serait sans doute plus sage d’attendre que le capitaine soit en état de la rejoindre. Votre amie sera probablement de cet avis. Un certain Ruiz est venu nous rendre visite…bref, elle vous racontera cela mieux que moi.
Esteban opina. S’il avait pu partir en courant à l’instant, il l’aurait fait, car ce que lui disait le chevalier d’Aubusson venait de raviver ses craintes.
E : Je reviens dès que possible.
GA : Attendez ! Prenez toutes les précautions pour qu’Isabella ne vous voie pas, je vous en prie.
E : Je serai prudent. Le seul risque, c’est qu’elle ait vu le condor.
GA : C’est fort peu probable. Elle est alitée depuis hier.
E : Je verrai Zia en dehors de la maison, ne vous inquiétez pas.
GA : Une dernière chose ! Allez-vous m’enfermer ici ? Pourrai-je sortir de cette machine en cas de nécessité ?
E : Aucun problème, je vais vous montrer. Mais soyez sans crainte, je ferai vite. Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites comme chez vous.
GA : Mais si quelqu’un venait ?
E : Il ne pourrait entrer, à moins que vous ne lui ouvriez. Par contre, si l’état de Mendoza venait à se dégrader…
GA : Ne vous inquiétez pas, il est entre de bonnes mains. Et j’irai vous prévenir si je le juge nécessaire.
E : Merci.
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S’il n’avait pas été entre ces murs étranges, le chevalier d’Aubusson aurait pu se croire à Malte au chevet de quelque malade. Mais le lieu où il se trouvait n’avait rien d’ordinaire, pas plus que l’homme sur lequel il veillait. Voilà donc à quoi ressemblait ce fameux capitaine qui avait les faveurs d’Isabella. Il n’était pas surpris. Il était tel qu’il l’avait imaginé. Une femme comme elle ne pouvait choisir qu’un homme comme lui. C’était dans l’ordre des choses. Bâti comme il l’était, il ne faisait aucun doute qu’il se remettrait, même s’il paraissait mal en point. A cette pensée, Gabriel se morigéna. Dieu était le seul juge. Depuis qu’il était à son service au sein des chevaliers Hospitaliers, il avait vu mourir bon nombre d’hommes vaillants, aussi solides que des rocs, et il savait qu’il fallait rester humble, toujours. Mais ce Mendoza…non, il ne fallait pas qu’il meure. C’était de la part de Gabriel un vœu parfaitement égoïste, une façon de soulager sa conscience. Il demanda pardon à Dieu, sans conviction, et tâcha de se justifier : cela valait mieux pour tout le monde, l’enfant à naître, la mère, et lui-même, Gabriel d’Aubusson, secrétaire du Grand Maître de l’Ordre, qui avait délaissé ses fonctions pour des motifs certes charitables, mais pas complètement honnêtes, et Dieu le savait. Mendoza s’agita. Sa respiration était encore malaisée, mais sa température avait bien remonté, trop peut-être. L’hyperthermie pouvait succéder à l’hypothermie, et mettre en péril la survie. Le chevalier vérifia le pouls et tenta d’évaluer la température de son patient en posant sa main sur son front. Ce contact, pourtant effectué en douceur, arracha un gémissement au capitaine. Il ne s’agissait probablement que d’une coïncidence, mais le chevalier d’Aubusson en fut troublé. La fièvre semblait avoir gagné le convalescent, mais elle n’était que modérée. Peu à peu pourtant, l’état de Mendoza commença à inspirer une inquiétude grandissante à son infirmier, qui s’alarmait de constater que son patient s’agitait de plus en plus, comme en proie à un mauvais rêve, gémissant et proférant des bribes de paroles à peine audibles, formant une suite incohérente de sons qui mettaient le chevalier mal à l’aise. Pour tenter de le calmer, il lui prit la main, mais fut surpris de la force avec laquelle Mendoza serra soudain son pouce dans ses doigts. Même s’il avait voulu retirer sa main, il ne l’aurait pu. Plus inquiétant, le corps du capitaine se tendit comme sous l’effet d’une souffrance intense. De sa main libre, il agrippa brutalement le bras du chevalier, qui sursauta violemment. Presque simultanément, ce dernier crut entendre Mendoza prononcer le nom de cette femme : Hava. Puis le capitaine relâcha son bras, desserra ses doigts, sa respiration devint moins chaotique. Il ouvrit les yeux.
Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il n’était pas dans sa prison, et plusieurs minutes pour parvenir à maintenir ses yeux ouverts. Il était donc sauvé. Il se trouvait dans le condor. Il se souvint qu’il avait agrippé le bras de quelqu’un. Ce ne pouvait être Hava. On l’appelait, mais cette voix lui était inconnue. Pourtant, il était sûr à présent d’être dans le condor. Il se força à regarder celui qui lui parlait, mais ce mouvement lui donna la nausée. Sa tête lui faisait mal, ses tempes battaient. Il avait la sensation d’étouffer.
GA : Restez calme. Vous êtes en sécurité. Tout va bien.
M : Non…
GA : Vous irez mieux bientôt. Vous revenez de loin.
M : Qui êtes-vous ?
GA : Ne parlez pas. C’est trop tôt. Je me nomme Gabriel d’Aubusson, chevalier de l’Ordre des Hospitaliers de Saint Jean, secrétaire du Grand Maître Juan de Homèdes, pour vous servir.
Mendoza laissa le temps à ces informations de pénétrer sa conscience, puis il laissa vagabonder sa pensée. L’Ordre de Malte…cet homme, à Benghazi…il ne ressemblait pas à celui-là…peu importait, Isabella avait dû réussir à les faire intervenir…le trésor…pourquoi le condor était-il là ? Gonzales avait dit qu’Esteban était sur la plage…qui l’avait sauvé ? Et Gonzales ? Avec effort, il articula son nom.
GA : Il est sain et sauf, mais il a voulu tenter de capturer cette criminelle avec l’aide de notre navire. Le jeune Nacir est resté lui aussi. Dieu fasse qu’ils reviennent bientôt.
Hava…cette criminelle. Oui, c’en était bien une, de la pire espèce. Ainsi, il ne la rejoindrait pas en enfer, pas encore. Peut-être allait-elle devoir l’attendre longtemps. Il allait retrouver Isabella…malgré lui, il prononça son nom. Le chevalier crut qu’il voulait lui demander de ses nouvelles.
GA : Vous verrez la senorita Laguerra bientôt. Nous sommes à Porto Conte. Cependant, j’ai préféré demander à votre jeune ami, Esteban, de la tenir à l’écart, le temps que vous soyez remis. Comprenez bien, cette attente a été éprouvante, et je ne voulais pas qu’elle s’inquiète inutilement. Mais à présent que vous avez repris conscience, tout est différent. Il vous faudra juste encore un peu de patience…
Un peu de patience ? Qu’entendait-il par « attente éprouvante » ? Mendoza s’agita, cherchant à se lever, mais une main ferme le repoussa, doucement. Le chevalier d’Aubusson réalisa qu’il en avait trop dit, et se reprocha son imprudence.
GA : Il faut vous reposer encore.
Mendoza murmura encore plusieurs fois le prénom de son amour trahi, en proie à une soudaine angoisse, malgré les paroles rassurantes que le chevalier lui répétait d’une voix égale. Sa poitrine le brûlait, une main invisible broyait son cœur.
GA : Elle va bien. Reposez-vous. Vous la verrez bientôt.
Le capitaine finit par perdre à nouveau conscience. Ce réveil inespéré laissait au chevalier un goût étrange. Il plaignait cet homme qui avait frôlé la mort de la plus ignoble façon, mais l’entendre répéter ainsi le nom de son amante le mettait mal à l’aise. Il avait eu l’impression d’entendre ce qu’il ne devait pas entendre, comme lors d’une confession. Il avait toujours détesté la confession, qui permettait de pénétrer dans l’intimité des âmes, car il ne parvenait pas à prendre assez de distance par rapport aux aveux qu’on lui confiait, et qui résonnaient en lui de façon troublante, éveillant ses doutes sur son engagement. Et que penser de la façon dont le nom d’Hava avait surgi de la bouche du noyé ? Il avait beau se dire que le traumatisme subi expliquait tout, que le capitaine avait agrippé son bras comme pour se raccrocher à quelque chose, ou parce qu’il croyait saisir son bourreau, dans un désir de vengeance, il n’en était pas moins profondément troublé.
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Isabella se leva avec précaution. Elle avait besoin d’air. Cela faisait trop longtemps qu’elle était allongée. Afin de pouvoir rester tranquille, elle s’avança à pas de loups vers la fenêtre. Il était hors de question d’attirer l’attention de ses garde-malades, surtout Gabriel, qui avait insisté auprès de Zia pour qu’elle ne sorte pas de son lit, et encore moins de sa chambre. Il est vrai qu’elle les avait tous alarmés avec sa crise de nerfs, et qu’elle s’était réveillée en pleine nuit d’un cauchemar particulièrement éprouvant. Elle avait lutté de longues minutes pour reprendre son souffle. Sa poitrine lui faisait mal, oppressée par un poids invisible, et son ventre se contractait douloureusement. Elle se souvenait qu’Indali avait tenté de l’apaiser en lui massant le dos avant de la forcer à se recoucher ; puis elle lui avait tenu la main, lui parlant doucement, avant de l’inviter à caler sa respiration sur la sienne, lente, profonde ; peu à peu son corps avait cessé de la faire souffrir, et elle n’avait plus senti que ses larmes sur ses joues. Puis elle s’était endormie à nouveau. Au matin, Zia avait déjà préparé pour elle de nouvelles tisanes sédatives, et elle avait encore dormi. Mais elle était à présent bien éveillée, et les souvenirs de la veille commençaient à la harceler à nouveau. Elle s’était donnée en spectacle. Pire, le chevalier d’Aubusson en avait été témoin. Elle ne se souvenait pas l’avoir vu près d’elle, mais elle était certaine d’avoir senti contre sa joue la toile empesée de sa cape, avant de sombrer tout à fait. Il avait dû la porter jusqu’à sa chambre. Il était présent à son chevet quand elle avait repris connaissance. Elle revoyait son visage dévoré d’inquiétude, elle entendait sa voix douce, pleine de sollicitude. Il lui avait fait boire une des préparations de Zia. Elle se tenait derrière lui, et semblait bouleversée. Pauvre Zia ! Que de soucis, que de souffrances inutiles elle lui causait ! Elle et Esteban auraient dû être occupés à des préparatifs d’une toute autre nature. Le bonheur se refusait-il donc à eux aussi ? Tout cela, par sa faute, celle de Mendoza…Ne pas penser à lui, non, ou alors le tourbillon des questions sans réponse allait reprendre et l’entraîner à nouveau vers l’abîme. Elle prit une profonde inspiration, et ouvrit la fenêtre avec mille précautions. L’air était chargé d’une chaleur humide, mais il lui parut délicieusement frais en comparaison de la moiteur étouffante de sa chambre. En contrebas, la mer miroitait sous le soleil. Comme il aurait été plaisant de s’y plonger, cela faisait trop longtemps qu’elle ne s’était pas abandonnée dans les eaux tièdes de la Méditerranée. La dernière fois remontait à…son cœur se glaça soudain, au souvenir de sa baignade à Lampedusa. Son dernier souvenir heureux. Ils avaient payé cher ce petit moment de bonheur qu’il lui avait offert. La culpabilité vrilla son cœur. Elle étouffa un gémissement et détourna son regard de la baie miroitante, levant les yeux vers le ciel, mais l’éclat du soleil l’aveugla. Elle ferma les yeux, tourna la tête. Quand elle les rouvrit, elle vit l’oiseau d’or glissant vers les bois. Son cœur bondit. Tremblante, elle se recula, puis elle s’empara prestement de ses vêtements, s’habilla et sauta sans un bruit sur la corniche en dessous de la fenêtre. Le choc ébranla son corps, mais elle décida de ne pas en tenir compte, et continua prudemment sa progression. Bientôt, elle courait aussi vite qu’elle le pouvait en direction des bois, ignorant que le chevalier d’Aubusson l’avait précédée.
Ce n’est que lorsqu’elle allait atteindre la clairière qu’elle les vit. Face à face, Esteban et Gabriel se parlaient, mais elle ne pouvait saisir leurs paroles. Haletante, elle s’arrêta et se cacha, indécise. Devait-elle se montrer ? Avant qu’elle ait pu prendre une décision, elle les vit s’éloigner en direction du condor. Elle aurait voulu soudain courir pour les rattraper, mais elle se sentit défaillir. Sa course avait épuisé ses dernières forces, elle n’avait rien mangé depuis des lustres, la tête lui tournait, et elle entendait distinctement son pouls battre, ses oreilles résonnaient d’une pulsation puissante qui étouffait tous les autres sons. Ils disparurent à l’intérieur. Elle devait les rejoindre. Elle devait savoir. Esteban était-il revenu seul ? Pourquoi faisait-il monter le chevalier à bord ? Après de longues minutes, elle se remit en route, en marchant d’un pas lourd. Elle était presque parvenue au condor quand elle entendit des voix. Instinctivement, elle pressa le pas pour se cacher, passant à côté du bec ouvert de l’oiseau pour atteindre l’abri d’une patte. Que dirait Gabriel, s’il la voyait ? Il la ramènerait à sa chambre, il l’enfermerait. La tête lui tournait dangereusement, elle devait s’assoir, là, sur cette patte. Ils revenaient, ils allaient sortir. Sa vision se brouillait, elle ne parvenait plus à penser. Un vertige la prit. Elle chercha un appui, elle devait savoir, il ne fallait pas qu’elle s’évanouisse, pas avant de savoir s’il était à bord. Elle vit Esteban descendre et s’éloigner en courant, le bec se referma. La jeune femme glissa à terre, inconsciente.
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Indali était assise sur le banc de pierre et massait son cou douloureux, quand elle entendit qu’on l’appelait discrètement. En grimaçant, elle tourna la tête, croyant avoir reconnu la voix d’Esteban. Elle vit alors sa tête qui dépassait du muret, puis sa main qui lui faisait signe d’approcher. Elle se hâta de le rejoindre.
In : Esteban ! Mais qu’est-ce que tu fais là ! Le chevalier…
E : Il est au condor, mais il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Appelle Zia pour moi, sans alerter Isabella. Elle ne doit pas savoir que je suis là. Je vais aller me cacher dans la remise.
In : Quoi ?!Mais…
E : Fais ce que je te dis !
Indali obtempéra sans plus poser de questions, et pendant qu’elle regagnait la maison, Esteban sauta par-dessus le muret et courut à la remise. Zia était en train de préparer de nouvelles infusions quand Indali entra, l’air préoccupé, une main sur son cou.
Z : Que se passe-t-il ? Tu reviens bien vite ? Tu peux encore te reposer, tu sais..Oh, toujours cette douleur ! Laisse-moi voir…
In : Non ! Ce n’est pas ça !
L’exclamation étouffée d’Indali surprit Zia. La jeune indienne s’approcha vivement, et glissa quelques mots à l’oreille de son amie.
Quand Zia ouvrit la porte de la remise, Esteban se tenait devant elle. D’un même élan, les deux fiancés se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se serrèrent, longuement, comme s’ils avaient voulu ne plus faire qu’un. Puis Esteban relâcha son étreinte et remonta sa main droite pour caresser les cheveux de Zia tendrement. La jeune femme leva son visage vers lui.
Z : Esteban…
E : Ne dis rien, Zia, je sais…c’est fini, tout va bien…
Lentement, il pencha son visage vers le sien, et embrassa ses lèvres tièdes, s’enivrant de son souffle. Elle lui rendit son baiser, passionnément, jetant ses bras autour de son cou, passant ses mains dans ses cheveux, ébouriffant au reste sa crinière en bataille. A bout de souffle, il se dégagea, plus amoureux que jamais, les yeux brillant d’un désir inassouvi auquel répondait l’éclat de ceux de Zia. Ils se sourirent.
Z : Tu es tout décoiffé…
E : Et toi, tu es toujours aussi belle…
Z : Tu es parti si peu de temps…
E : Une éternité…sans toi.
Elle rit.
Z : Ne sois pas ridicule !
E : Zia…Ces derniers jours m’ont rappelé à quel point je tenais à toi.
Z : Parce que tu l’avais oublié ?
Elle avait répliqué d’un ton taquin, mais Esteban la serra à nouveau dans ses bras, éperdument. Puis il se remit à parler.
E : L’échange ne s’est pas passé comme prévu. Mendoza a failli mourir. Il est dans le condor, avec le chevalier d’Aubusson. Il m’a vu, je lui ai tout raconté. Il veille sur Mendoza. Mais il m’a dit qu’il fallait garder le secret, dans l’intérêt d’Isabella. Comment va-t-elle réellement ?
Z : Le chevalier t’a averti à juste titre, il faut la ménager, mais elle ira mieux très bientôt, n’aie crainte. Pour l’instant, elle dort. Indali m’a enseigné quelques recettes, et nous a aidés à prendre soin d’elle. Et elle a été d’un grand soutien.
E : Je t’ai laissée seule, pardonne-moi.
Z : C’est inutile, tu as agi comme tu le devais. Et puisque c’est fini, tout ira mieux désormais. Tu n’auras plus à t’inquiéter pour moi. Mais raconte-moi tout, comment va Mendoza, que s’est-il passé ? Les visions étaient terrifiantes. Je ne savais plus à quoi m’attendre, j’avais l’impression que la mort risquait de tous vous emporter. Et j’étais là, impuissante…Mais je n’ai jamais perdu espoir.
E : Comment peux-tu supporter tout ça ?
Z : C’est ainsi, je n’y puis rien. Et à chaque fois, j’ai l’impression que je sors plus forte, comme d’une épreuve que je parviens à dépasser.
E : C’est certain, tu es la plus forte…et moi, je me suis complètement laissé dépasser.
Z : Tu dis n’importe quoi, comme d’habitude. Allez, raconte-moi tout.
Ils s’assirent sur le sommaire matelas de paille qui avait été préparé pour le chevalier, et Esteban raconta, sans omettre aucun détail. Il avait tant attendu ce moment. Il avait cru qu’en partageant le souvenir de ses angoisses, il serait soulagé, mais il se rendait compte à présent qu’il n’avait plus besoin d’apaisement, car il l’avait déjà trouvé plus tôt, à bord du condor. Zia avait raison. Lui aussi sortait plus fort de cette épreuve. Il en avait pourtant traversé bien d’autres auparavant, et des plus terribles. La colère, le remords et la culpabilité avaient souvent été au-rendez-vous, et ses victoires avaient eu un goût amer. Il se sentait désormais capable de dompter seul la violence qui se déchaînait en lui , en acceptant sa fragilité et celle des autres.
Z : Tu vas repartir chercher Tao ? Et je m’inquiète pour Nacir.
E : Je pourrais survoler la zone…mais tant que Mendoza n’aura pas repris connaissance, je ne bougerai pas d’ici.
Z : Allons voir ce qu’il en est !
E : Attends ! Quelqu’un vient !
Elle se levait, quand Indali fit irruption dans la remise.
In : Isabella ! Isabella est partie !
Esteban sauta sur ses pieds et fondit sur elle, l’empoignant et la secouant.
E : Qu’est-ce que tu lui as dit ? Pourquoi ?
Z : Esteban, arrête !
Il réalisa soudain qu’il faisait mal à la jeune indienne et la lâcha, confus. Toujours sa maudite impulsivité ! La colère allait s’emparer de lui, il était prêt à sortir comme une furie, mais il parvint à se maîtriser, et à parler calmement.
E : Je m’excuse, Indali, je ne voulais pas te faire mal. Que s’est-il passé ?
In : J’ai entendu du bruit dans la chambre, des coups secs, j’ai pensé qu’on avait laissé la fenêtre ouverte et, comme le vent s’est levé, qu’ elle s’était peut-être refermée brutalement. Cela risquait de réveiller Isabella, alors j’ai entrouvert la porte pour vérifier. La fenêtre battait bien, et je suis entrée pour la fermer. Mais Isabella n’était pas dans la chambre. Je ne comprends pas, j’étais dans la pièce à côté…
Z : Elle aurait sauté par la fenêtre ?
In : C’est la seule explication, l’un de nous l’aurait vue autrement !
E : Mais quand est-elle partie ? Et pourquoi ?
Z : Tu crois qu’elle t’a vu venir ici ?
E : Tu as dit qu’elle dormait…Et puis, elle ne serait pas partie comme ça !
In : Elle a peut-être vu le condor…
E : Bon, Indali, tu restes ici, au cas où elle reviendrait. Nous, nous allons au condor, et si elle n’y est pas, nous aviserons.
***********************
Isabella s’assit péniblement. Elle n’allait pas attendre qu’Esteban revienne, ça non. Le dépit, la colère et la détresse se disputaient son cerveau embrumé. Elle se remit debout. Il lui fallait trouver un moyen d’attirer l’attention de Gabriel, mais comment faire alors que ses jambes la soutenaient à peine et que sa tête ne cessait de tourner ? Elle resta un long moment appuyée contre la patte du condor, à attendre d’être assez vaillante pour s’approcher du bec. Assez vaillante ! Elle s’était rarement sentie aussi mal, mais sa détermination n’en était que plus forte. Elle fit quelques pas mal assurés. Si elle pouvait trouver une branche, pour frapper la paroi…sans son fouet et son épée, elle était bien démunie. Mais elle n’aurait jamais la force de soulever quoi que ce soit, encore moins de frapper. Elle était séparée de lui par cette maudite carcasse d’orichalque, c’était trop rageant ! Car il était à l’intérieur, elle l’aurait parié ! Pourquoi n’était-il pas sorti, puisque le chevalier savait tout ? Ce maudit Gabriel avait sûrement raconté à Esteban qu’il fallait la ménager, qu’il fallait la préparer….Elle n’était pas en sucre, bon sang, elle en manquait juste cruellement ! Le chevalier l’avait abrutie de potions, avec la complicité de Zia et d’Indali. Quand elle le verrait, elle lui dirait ses quatre vérités. Elle leva la tête vers le cockpit, et crut distinguer un mouvement à l’intérieur. Un fol espoir la prit. Elle s’efforça de prendre du recul pour mieux voir. Le chevalier d’Aubusson ! Elle tenta de crier, mais sa gorge était trop nouée pour laisser sortir un quelconque son. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de se trouver dans son champ de vision. Pas question d’agiter les bras en l’air, son ventre lui tirait trop quand elle les levait, et ils semblaient peser dix tonnes. Le chevalier s’était installé au poste de pilotage, très bien ! Elle parcourut les quelques mètres nécessaires pour se trouver parfaitement visible, face au condor, et attendit. Elle voyait le chevalier examiner le tableau de bord, se pencher à droite et à gauche. A quoi jouait-il ? Espérait-il faire décoller l’engin ? Soudain, le bec s’ouvrit. Le chevalier se retourna, sans doute pour constater qu’il avait actionné la commande adéquate. Il allait donc sortir et la verrait ! Mais il se pencha à nouveau vers l’avant. Le bec se referma. Le cœur d’Isabella battait à tout rompre. Elle vit le chevalier se lever. Il allait quitter le cockpit, sans la voir ! Tétanisée, elle était incapable de bouger. Il lui faudrait donc s’assoir là, ou plutôt se laisser tomber sur le sol caillouteux parsemé d’une maigre végétation, et attendre le retour d’Esteban. Soudain, elle remarqua que le chevalier revenait vers le tableau de bord. Avait-il oublié quelque chose ? C’est alors qu’il se figea. Il l’avait vue. Elle se laissa tomber sur le sol, étendit ses jambes devant elle et s’appuya sur ses bras. Le bec s’ouvrit à nouveau, et le chevalier accourut.
GA : Isabella ! Que faites-vous ici !
Elle prit le temps de quelques respirations profondes avant de répliquer d’une voix faible, mais peu amène.
I : Je vous retourne la question…ce n’est pas vous que je suis venue voir. Où est-il ?
GA : J’avais pourtant donné des instructions à Esteban…
I : Je suis la seule fautive. Répondez-moi. Je veux le voir.
Le chevalier soupira, et entreprit de l’aider à se relever.
GA : Ce que femme veut…
I : Epargnez-moi vos réflexions. Répondez.
Elle eut du mal à supporter d’être remise en position verticale.
GA : Vous allez encore faire un malaise, vous n’êtes pas raisonnable !
I : J’en ai déjà fait un tout à l’heure.
GA : Vous avez besoin de manger un peu.
I : Je ne vous le fais pas dire. Vous ne m’avez administré que des tisanes.
GA : Taisez-vous, ou vous ne pourrez pas monter. Et pour vous répondre, le capitaine Mendoza est là. Vous le verrez, bientôt, si vous êtes raisonnable.
Elle obéit, rassemblant ses forces pour grimper, tandis qu’il la soutenait de son mieux. Une fois à l’intérieur, elle lui indiqua brièvement où trouver un peu de nourriture. Tao gardait toujours une boîte de biscuits secs dans son laboratoire pour tenir le coup lors de ses longues veilles. Elle ne pouvait faire un pas de plus, ni parler davantage. Elle avait compris que Mendoza ne viendrait pas, et n’insista pas davantage. Il était là, cela seul comptait. Après avoir grignoté quelques biscuits, elle se sentit un peu mieux, assez pour se lever elle-même. Elle adressa un signe de tête au chevalier.
GA : D’accord. Mais avant que je vous conduise à lui, vous devez savoir qu’il est encore faible. Je vous rassure, il n’est pas blessé, mais il est tombé à l’eau. Il a repris conscience il y a peu. Si cela n’avait pas été le cas, je ne vous aurais pas permis de le voir.
Elle le fusilla du regard.
I : Je me serais passée de votre permission.
GA : Il est fiévreux, et vous vous seriez inquiétée.
I : Croyez-vous donc que je n’aurais pas été plus inquiète sans le voir ? Quel genre d’homme êtes-vous donc ?
GA : Je n’agis que dans votre intérêt, soyez-en assurée.
I : Je vous demande pardon. Je suis stupide et injuste. Mais allons le voir, je vous en prie.
Il lui prit la main, le visage grave.
GA : Vous êtes toute pardonnée.
Il la conduisit avec précautions jusqu’à la chambre. Mendoza reposait, les yeux clos. Isabella tourna la tête vers le chevalier, l’interrogeant du regard.
GA : Je vais vous laisser. Si vous avez besoin de mon aide, je ne serai pas loin. Il va mieux, je puis vous l’assurer.
I : Merci pour tout, Gabriel.
Il hocha la tête, et repartit vers le cockpit. Elle s’avança, le cœur battant, et s’assit auprès de lui, à la place que Gabriel avait occupé avant elle, sur un petit tabouret placé près du lit. Elle le contemplait sans oser le toucher, de peur de le faire disparaître. N’était-elle pas en train de rêver ? Non, son ventre criait encore famine, et le goût sucré des biscuits emplissait encore sa bouche. C’est alors que le petit être qui grandissait en elle se manifesta, la faisant sursauter. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait senti ses petits coups légers comme des bulles. Mais cette fois, ils étaient plus impérieux. Sa peau se souleva sous l’effet d’une pression exercée de l’intérieur. Elle en resta interdite. La sensation, inédite, se renouvela. Elle se figea, guettant le prochain coup. Elle réalisa qu’elle ne s’était plus préoccupée de son enfant, jusqu’à l’oublier, sauf dans ses cauchemars. Et comme s’il avait compris qu’elle le refoulait de ses pensées, il s’était tapi en elle, s’était fait si discret qu’il ne l’avait plus dérangée. Mais à présent, il reprenait ses droits, il réclamait son attention. Elle en fut d’abord contrariée, puis elle sourit. Elle prit la main de son amant endormi, et la posa doucement sur son ventre, qui bondit à ce contact délicieux.
I : Juan, réveille-toi, nous sommes là. Nous t’attendions.
Il bougea la main, lui procurant un frisson de plaisir quand ses doigts caressèrent sa peau. Après de longues minutes où elle le contempla, entre espoir et anxiété, il ouvrit les yeux.
I : Tu es revenu…
Il se tourna vers elle. Le sourire d’Isabella s’effaça devant ce visage sans expression, ces yeux sans éclat qui la regardaient comme s’ils ne la voyaient pas . Quand il retira sa main de son ventre, elle retint son souffle. Alors, lentement, Mendoza porta sa main vers le visage d’Isabella, effleurant doucement ses joues, ses lèvres, puis il l’attira jusqu’à son propre visage et referma les yeux. Elle déposa un baiser sur chacune de ses paupières, puis sur son front brûlant, sur ses lèvres enfin, qui s’entrouvrirent à ce doux contact. Puis, laissant couler ses larmes, Isabella se glissa auprès de lui et l’enlaça en sanglotant.
**********************
Quand Esteban et Zia parvinrent au condor, ils constatèrent que le bec était toujours ouvert. Esteban poussa un juron, puis fonça à l’intérieur, prêt à réprimander le chevalier d’Aubusson pour son imprudence. Il trouva ce dernier penché sur le tableau de bord. Le chevalier se retourna brusquement quand il réalisa que quelqu’un se trouvait derrière lui.
GA : Oh, Esteban, vous m’avez fait peur !
E : A quoi jouez-vous ? Pourquoi avoir laissé le bec ouvert ?
GA : Oh…vous ne l’avez donc pas ouvert à l’instant ?
E : Non !
GA : C’est un regrettable oubli de ma part, veuillez me pardonner, mais j’étais si préoccupé par l’état de la senorita Laguerra…
Z : Comment va-t-elle ?
GA : Elle est auprès de lui. Je crois qu’il n’y a plus aucune raison de s’alarmer.
Esteban poussa un soupir de soulagement et s’affala sur la banquette. Zia s’assit à son tour.
GA : Esteban, si nous reprenions là où nous en étions tout à l’heure ? J’aimerais tant comprendre le fonctionnement de cette fabuleuse machine !
E : Pour que vous alliez tout raconter au Grand Maître de l’Ordre ?
GA : Je vous jure que non ! Et je n’ai qu’une parole ! Je garderai votre secret, quoi qu’il m’en coûte !
E : Hum….vous m’avez l’air d’être un honnête garçon, et je crois que je peux vous faire confiance. Qu’en penses-tu, Zia ?
Elle hocha la tête en signe d’approbation. Ils échangèrent un sourire complice. L’enthousiasme du chevalier d’Aubusson leur réchauffait le cœur, après tant d’événements dramatiques.
Z : Mais avant cela, jeunes gens, il va falloir retourner prévenir Indali, qui doit être morte d’inquiétude. Qui s’y colle ? Pourquoi pas vous, chevalier ?
E : Zia a raison, ce sera votre pénitence pour la frayeur que vous nous avez donnée tout à l’heure.
GA : J’accepte de bonne grâce. Loué soit le Seigneur qui nous a tous réunis aujourd’hui. Puisse-t-il veiller sur ceux qui sont encore loin de nous.