Chapitre V : Terra Australis
Note d'Esteban : Je me demandais bien ce que Tao pouvait faire ici, dans cette pièce, pendant des heures... Il nous avait caché, à Zia et moi, qu'il écrivait un livre ! J'ai bien fait de profiter qu'il soit allé rendre visite à la famille d'Indali pour me faufiler ici : je m'en voudrai de ne pas laisser ma patte dans un si bel ouvrage ! Laissez-moi donc vous conter la suite de cette aventure... Je suis sûr que Tao ne m'en voudra pas...
Les Moluques. Fin d'après midi.
Le Grand Empereur muen vient donc d'achever une déclaration mélodramatique, comme il aime en produire à l'occasion. « Détruire le monde ! » avait-il dit. Comme si cela devait me désarçonner ! Nous tous en avons vu d'autres ! Pour lui faire plaisir, néanmoins, je lui demande donc de quoi il retourne...
« Eh bien, vois-tu, Esteban, Rana'Ori et les miens n'ont pas quitté notre monde juste comme cela, répondit Tao pompeusement tout en claquant des doigts... Cela leur a pris du temps. Bien sûr, à cette époque, ils maîtrisaient déjà les technologies qui leur avaient permis de construire les Cités d'Or, programmer des lumino-projections, communiquer à distance via des sono-boîtes et ils possédaient bien d'autres inventions encore ! Cependant ouvrir des portails, à ce moment-là, c'était encore quelque chose de très théorique...Qui plus est pour accéder à une autre dimension.
- Ils ont donc du, poursuit Zia, développer ce genre de procédé, à partir de rien...
- Oui, acquiesce l'héritier de Mû.
- J'imagine que ce n'était pas une mince affaire et que c'était un travail risqué, enchaîne Isabella.
- En effet, confirme l'ancien naacal émérite : Rana'Ori et ses sages voulaient prendre d'infinies précautions. Mais en raison de la guerre qui régnait, ils étaient aussi pressés par le temps. Plusieurs savants et ingénieurs muens sont morts lors de tests lancés trop hâtivement. Il a fallu des dizaines de prototypes avant que le premier appareil permettant d'ouvrir des portails soit opérationnel. Cet appareil, c'est le Façonneur...
- En quoi un engin permettant d'accéder à un autre endroit pourrait-il détruire le monde ? demande le Fils du Soleil.
- Un premier danger, explique Tao, serait que le Docteur réussisse tout simplement à l'utiliser pour accéder à mon royaume. Qui sait ce qu'il y ferait une fois là-bas ? Il pourrait y dérober des inventions, ou bien y être venu avec une armée et conquérir l'endroit ce qui, au passage, était le projet de Ta'Harqa, mon ancêtre, si tu te souviens bien... »
Le jeune homme tressaille à l'évocation de son aïeul maléfique, puis reprend.
« Le vrai risque, serait que Fernando commette une erreur de calcul ou de jugement, ne manipule pas le Façonneur comme il le convient et qu'il le dérègle...
- Que se passerait-il alors ? interroge l'inca.
- L'appareil est en orichalque, Zia. Comme les autres assemblages de ce métal, il est capable de se charger d'une énorme quantité d'énergie. Mal utilisé, il pourrait exploser, ce qui pourrait dévaster un continent entier et causer un grand nombre de morts. Toutefois cela serait encore le moins grave de ce qu'il pourrait se produire.
- Viens-en donc au fait, Tao ! le réprimande, agacé, le dernier des atlantes en fronçant un sourcil.
- J'y arrive, Esteban, lui répond son frère de cœur... L'appareil pourrait aussi dysfonctionner en cours d'ouverture d'un portail, provoquant ainsi une rupture entre les deux dimensions, les mondes viendraient soudain à coexister au sein du même espace, ce qui est normalement impossible. Les conséquences réelles que cela pourrait avoir sont difficiles à prévoir, mais cela détruirait à coup sûr le monde entier, tel que nous le connaissons. Peut-être même l'univers...»
A ces mots, ses amis reculent d'un pas, soudain effrayés.
« Isabella, finit Tao en regardant la bretteuse, ton père est certes un grand savant, cependant je doute qu'il parvienne à maîtriser un engin aussi complexe et puissant que le Façonneur... S'il était armé de patience, il y arriverait, avec le temps. Malheureusement, nous savons tous deux que ce n'est pas dans sa nature...
- Mais enfin ! soupire l'atlante en écartant les mains. Pourquoi ton peuple, n'a-t-il pas détruit ce machin, ce Façonneur, après avoir maîtrisé sa technique et l'avoir appliquée aux portails que nous connaissons ?
- Depuis le temps, Esteban, tu devrais savoir que les muens, ont horreur de détruire leurs inventions. Le savoir nous est précieux ! Nous préférons plutôt mettre nos technologies hors de portée. C'était le cas des Cités d'Or, par exemple, conçues pour se replier. Si je me souviens bien, le Façonneur était toutefois trop massif pour cela et le démonter aurait pris un temps considérable que mes ancêtres n'avaient pas. Ils préférèrent focaliser leurs efforts sur la miniaturisation des portails et aboutirent à ceux que nous avons empruntés. Il laissèrent donc le Façonneur en Terra Australis, en prenant soin, toutefois, de le protéger à l'aide de pièges.
- Cela n'arrêtera pas mon père, met en garde Isabella. Ambrosius lui ayant implicitement confirmé l'existence de ce dispositif, Fernando remuera ciel et terre pour se l'approprier !
- Je n'en reviens toujours pas d'ailleurs, déplore Esteban : que, même coincé au fond d'une cellule, Ambrosius parvienne encore à nous nuire !
- Oui, renchérit Zia. Même sans armure, il est toujours aussi dangereux !
- Croyez-moi, il ne perd rien pour attendre, promet Tao. Nous réglerons son cas plus tard : la priorité est de localiser le Docteur et de l'empêcher de mettre la main sur le Façonneur !
- Sais-tu où se trouve cette invention ? demande l'inca.
- Malheureusement, pas précisément, lui répond son ami. Tout ce que j'ai lu, c'est qu'elle est en cette partie du monde que les espagnols appellent la
« Terra Australis ». C'est au sud de notre position. Je me rappelle également que l'objet était assez grand, j'imagine que par précaution il a été conçu au sein d'un massif rocheux...
- Quand nous avons discuté avec lui, rappelle Isabella d'un air préoccupé, mon père a indiqué qu'il cherchait une gigantesque montagne d'or. Cela pourrait bien être ce type d'endroit. Je n'aime pas ce genre de coïncidences...
- Retournons dans l'autre monde, suggère Esteban. Rana'Ori nous dirait certainement où aller...
- Oui, c'est une bonne idée, approuve Zia. Mais n'oublie pas que le temps fonctionne différemment là-bas. Le temps que nous nous y rendions, collections les informations nécessaires et revenions ici, plusieurs mois pourraient s'être écoulés. Fernando pourrait avoir décelé le Façonneur et l'avoir activé ! C'est trop risqué...
- Mon père a sans doute avec lui des combattants, dit Laguerra, le menton dans une main, pensive... Que diriez vous de regagner d'abord Pattala ? Mendoza, Gaspard, Kushi et Athanaos nous rejoindraient en renforts...Et mon mari étant un excellent navigateur, il nous aiderait probablement à localiser notre but.
- Je n'en doute pas, Isabella, déclare Tao. Malgré tout, comme Zia l'a dit, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps...
- Bien, acquiesce le dernier des atlantes en empoignant le manche de pilotage du condor. En ce cas, mettons nous en route...Le Docteur a dit qu'il allait vers l'est. Sommes-nous sûrs, au moins, qu'il y a une terre dans cette direction ? Si jamais il n'y en a pas, le condor plongera et nous entraînera vers une mort certaine !
- Ne t'inquiète pas, Esteban, explique son ami : Rana'Ori m'a donné accès à tous les livres en sa possession et j'en ai déjà lu une grande partie. Je sais qu'il existe une terre, au sud-est.
- Attendez, tempère Zia. Partir maintenant est trop risqué : l'après midi est déjà bien avancée. Nous n'irons pas très loin.
- Zia a raison, déplore la bretteuse. Posons-nous quelque part, dans un endroit sûr, et passons-y la nuit. Nous partirons à l'aube demain.»
Et c'est ainsi qu'après une nuit un peu difficile en raison de l'appréhension, le groupe s'envole pour la Terra Australis. Ce faisant, il passe au dessus de plusieurs îles. Mais celles-ci sont en général très petites et aucune d'entre elles ne semble abriter de massif montagneux d'importance et ils n'y trouvent non plus pas trace de la belle Aztèque, le navire de leur ennemi.
Durant leur vol, les compagnons remarquent que cette partie du monde est extrêmement reculée : ils ne survolent que de rares villages et embarcations. Et quand c'est le cas, il s'agit généralement de pirogues de pêcheurs autochtones.
Au bout de quelques jours de recherches, finalement, ils aperçoivent au loin une immense bande de terre. Plus ils s'en approchent, plus celle-ci leur paraît gigantesque, s'étirant, de part et d'autre du poste de pilotage, jusqu'à dépasser leur champ de vision.
« C'est sans doute le continent que nous cherchons, s'exclame Isabella.
- La Terra Australis, murmure Zia, les yeux grands ouverts, la jeune femme étant surprise par l'immensité.
- Encore une nouvelle terre à découvrir ! » se réjouit un temps Esteban. « Je me demande si un jour nous les aurons toutes survolées... » Toutefois, il se rappelle presque aussitôt la raison de leur présence ici et il se rembrunit.
« Baissons notre altitude et longeons la côte, suggère Isabella. Ainsi, nous aurons plus de chances de repérer l'embarcation de mon père.»
Esteban approuvant, il incline le manche en forme de serpent. Obéissant à son injonction, l'oiseau d'or penche vers l'avant, puis traverse quelques nuages avant de se rétablir et de garder une altitude relativement basse, à quelques centaines de mètres du sol. Le fils du soleil ne veut pas risquer que leur engin soit repéré. Il lui fait donc suivre la course du soleil, d'est en ouest.
Au bout d'un moment, Zia aperçoit enfin la caravelle recherchée, qui se détache à l'horizon. L'embarcation est ancrée a la frontière d'une étrange étendue marécageuse de végétaux ligneux et de palétuviers.
L'inca le signale à leur pilote, qui braque leur appareil dans cette direction.
Trouver un endroit où se poser s'avère difficile, Esteban ignorant la profondeur de ce marais et ne voulant pas prendre le risque que le condor s'y embourbe ou pire encore, y coule. Pichu aperçoit cependant, à quelques kilomètres du navire, un banc de terre paraissant suffisamment large et épais et l'oiseau d'or parvient à y atterrir. Il s'enfonce tout de même de plusieurs pieds dans la terre vaseuse. Heureusement celle-ci s'avère assez compacte pour soutenir son poids.
«Approchons-nous du bateau discrètement », leur conseille l'ancienne espionne...
Isabella est tendue : elle n'a pas oublié le sale tour que son père lui a joué, à elle et ses amis. Jusqu'ici, un part d'elle croyait encore que les rumeurs concernant son géniteur étaient fausses ou exagérées, que ce n'était pas un individu malveillant. Mais les faits étaient malheureusement là.
« Je dois réparer les torts causés par ma famille ! se dit-elle. Fernando, que tu sois mon père ou non, n'y change rien. Il y va non seulement de mon honneur et aussi, tout simplement, de justice ! »
Toute à ses pensées, la bretteuse ne remarque pas que les autres sont descendus du condor avant qu' Esteban, les mains en porte-voix, ne la hèle. Revenant à l'instant, l'aventurière agrippe l'échelle et les rejoint.
Tao, de son côté, examine l'étrange marais qu'ils viennent d'atteindre. Il s'abaisse, se sait d'un morceau de terre et le désagrège, comme pour en apprécier la texture...
« Cette végétation, ces arbres... dit-il. Cette terre recouverte d'eau plus ou moins profonde...Tout cela, c'est de la mangrove... Cela me rappelle le marais du dieu de la pluie... indique-t-il non sans un brin d'inquiétude à la pensée des alligators rencontrés alors. Ne traversons pas à pieds ou à la nage. Ce serait bien trop risqué ! Outre les créatures qui peuvent y vivre, nous attraperions à coup sûr des maladies.
- Je comprends mais c'est gênant, grogne Isabella : contrairement au navire de mon père, nous n'avons pas de chaloupe. Ils ont du en utiliser pour débarquer.
- Fabriquons un radeau, propose Zia.
- Cela va nous prendre beaucoup de temps, objecte son ancien naacal. Et les arbres des environs n'ont pas l'air très solides...
- En effet, confirme Esteban, pensif. »
Le jeune homme réfléchit avant de s'exclamer soudain : « j'ai une idée ! Vous vous souvenez ? Nous avons toujours avec nous le traîneau que nous avions utilisé pour rejoindre Kitège, la huitième cité d'or. Il est resté dans la soûte du condor où nous l'avions rangé. Nous ne savions plus trop quoi en faire et ne l'avions pas laissé sur place alors. Il n'est pas très large mais, avec quelques grosses branches sur les côtés en guise de consolidations, il devrait flotter !
- Bien vu, Esteban, approuve Tao joyeux. Nous pourrons également utiliser de gros morceaux de bois comme des pagaies pour nous diriger... »
Ainsi, la fine troupe s'active, ouvrant le compartiment et se saisissant du radeau improvisé. Après l'avoir renforcé selon les indications du Fils du Soleil, ils s'y installent non sans de multiples précautions car celle-ci est tout de même exiguë, puis ils entreprennent de rejoindre la Belle Aztèque.
Leur traversée de la mangrove leur prend finalement peu de temps, leurs précédentes aventures les ayant déjà amenés à manœuvrer de tels esquifs et la troupe atteint enfin le bateau recherché, s'arrêtant à quelques dizaines de mètres de lui. Cachés près d'un groupe de palétuviers plus imposants que les autres, les amis observent la caravelle.
« Il n'y a que quelques hommes à bord, chuchote Esteban. Je ne vois pas le Docteur, ni l'espèce de grosse brute, ce Sanjay, qui l'accompagnait... La grande majorité de l'équipage a du débarquer...
- Contrairement à mon père et son quartier-maître, avance Isabella, les hommes que nous voyons ne me paraissent pas dangereux. Ce sont de vrais marins, pas des combattants. Tous ceux que j'observe ne portent pas d'armes. Je pense que le plus simple est d'aller les interroger...
- Cela me paraît risqué, estime Tao. Méfions-nous tout de même des apparences, Isabella...
- Le Grand Empereur de Mû aurait-il peur ? sourit le Fils du Soleil, taquin.
- Tu sais bien que non, rétorque Tao piqué au vif.
- Allons, vous deux ! soupire Zia, ne commencez pas... Tao, grâce à toi, nous savons que nous devons rechercher une zone de montagnes. Mais cela reste très vague. De ce que nous avons vu depuis les airs, ce pays est immense. Nous n'allons pas le parcourir ou le survoler au hasard ! Isabella a raison : il nous faut bien un indice...Dans sa lettre cachée, Ambrosius écrivait que son père et lui avaient diverses théories au sujet de la localisation du Façonneur. Fernando doit avoir une idée de l'endroit.
- Bien...Vous avez raison, concède l'Empereur de Mû. C'est sans doute le mieux à faire...
Utilisant leur embarcation, les amis se dirigent donc vers la Belle Aztèque.
A bord de celle-ci des marins, les voyant arriver, s'amassent et s'accoudent au pont, étonnés.
« Que faites-vous donc là, vous autres ? s'exclame bientôt le matelot auxquels ils s'étaient adressés à Ambon. Vous nous suivez ? Vous étiez pourtant partis après votre entretien avec notre capitaine...
- Visiblement, murmure Zia à ses camarades, ce loup de mer n'a pas l'air d'être informé du tour que nous a joué Fernando. Isabella a raison : ces hommes ne méritent pas un capitaine comme le leur : ce ne sont que de braves marins...
- Je déteste me jouer d'hommes honnêtes, susurre Laguerra, mais nous pouvons tourner ceci à notre avantage...
- Eh bien ? Vous avez perdu vos langues ? S'impatiente le matelot. Vous pourriez tout de même me répondre !
- Pardon, mon brave, déclare Isabella en mettant les mains en porte-voix. J'ai oublié de remettre un paquet à mon père,. C'est important : cela peut l'aider pour ses recherches... Je présume qu'il n'est pas à bord ?
- Non, confirme l'individu. Il a pris une chaloupe, des vivres et lui, le quartier-maître et quelques uns des nôtres sont partis en direction du sud-sud-est. Comment êtes vous tombés sur nous ? Vous avez un navire dans les parages ? Plus rapide que le nôtre ?
- Euh, oui, enfin, non, déclare Esteban hésitant et se frottant d'une main l'arrière de la tête. C'est difficile à expliquer... Votre capitaine vous a-t-il dit quand il pensait revenir ?
- Non, soupire le matelot. Il a dit qu'il pouvait en avoir pour un moment... Il cherche un endroit qui s'appellerait Ruluu...Urulu.. Uurlu...Quelque chose comme ça. Soi-disant que ce s'rait une sorte de montagne... Enfin, c'est ce qu'on a cru comprendre. Il aurait lu ça dans un bouquin. J'avoue que nous autres, on s'rait contents si vous trouviez notre chef et le persuadiez de revenir à bord, car nous, on ne sait pas trop quoi faire ici... On tourne en rond sur le pont à longueur de journées...
- Le Docteur, votre capitaine, ne vous a rien dit de plus ? Demande Zia.
- Non, mam'zelle, répond le loup de mer. A vrai dire, on s'inquiète pour lui : ces derniers jours, on ne comprend plus toujours ce qu'il dit : que sa montagne, elle serait « au bout du rêve » ou quelque chose comme ça...
- Au bout du rêve ? répète Tao essayant d'en deviner les implications...
- Ouais, c'est bien ce que j'ai dis ! S'impatiente le marin. On espère que le soleil ne lui a pas frappé la tête... Qu'il n'est pas tombé malade ou qu'il n'est rien arrivé quelque chose de fâcheux. Cet endroit ne nous inspire pas confiance ! Regardez ces arbres, tous tordus... On dirait qu'ils sont malades... Drôle d'endroit ! Je sais même pas si quelqu'un avant nous est déjà venu ici !
- Ne vous inquiétez pas, mon brave, nous allons à la recherche de votre capitaine, promet Isabella.
- Oui ! Merci beaucoup ! déclare chaleureusement Esteban. Vous nous avez bien aidés !
- Pas de quoi, moussaillon. Si jamais vous ne trouvez pas le Docteur, revenez s'il vous plaît nous prévenir...Qu'on puisse rentrer chez nous...
- Bien sûr ! avance Zia.
Là dessus, les compagnons saluent les matelots, puis s'en retournent au condor. Très vite, alors que le soleil atteint son zénith, l'oiseau d'or s'envole en direction du sud-sud-est.
Après quelques minutes à pleine allure, la mangrove disparaît progressivement, laissant la place à de vastes étendues, toujours pourvues de végétation, mais de plus en plus clairsemée. Il ne faut pas longtemps avant que l'immensité ne devienne presque désertique, la couleur de la terre virant de l'orange clair au foncé, puis au rouge. Néanmoins, de petits cours d'eau zèbrent toujours le terrain par endroits, apportant la vie à la région.
« Cherchons des autochtones, avance Isabella, rompant ainsi le silence qui régnait dans l'habitacle.
- Oui, tu as raison, approuve Zia en hochant la tête. Ils connaissent certainement l'emplacement de la montagne Ruluu....
- Je vois quelques silhouettes, en bas, signale Tao. Rapprochons-nous du sol.
- Nous risquons de leur faire peur, tempère l'inca. Posons-nous plus loin...
- Je vois une chaîne de montagnes là-bas, dit Esteban en la pointant du doigt. C'est à distance, mais cela ira... »
Une fois le condor à terre, les amis débarquent à nouveau et marchant d'un bon pas, rejoignent bientôt l'emplacement indiqué par Tao.
Des traces de pas relevées par Isabella leur confirment la présence d'individus dans les parages. Forte de son expérience d'espionne, la bretteuse parvient à suivre les empreintes déjà à moitié disparues sous la poussière rouge soulevée parfois par de petites bourrasques de vent. Les trois jeunes hommes et femmes lui emboîtent le pas et chemin faisant, les compagnons remarquent la présence d'un groupe d'animaux étranges : chacun d'eux est pourvu de quatre pattes, mais deux d'entre elles, les plus proches de la tête, sont plus petites que les autres et ressemblent presque à des bras. Ces bêtes assez grandes se tiennent debout et certaines d'entre elles approchent la taille d'un être humain adulte. Chose encore plus surprenante, plusieurs ont une sorte de poche ventrale d'où sort parfois la tête d'un de leur congénère en version miniature ! Ces animaux bizarres se meuvent en bondissant sur leurs pattes arrière, arrachant parfois des herbes environnantes de leurs mâchoires. Ils n'ont pas l'air hostiles, cependant certains semblant peser près d'un quintal, les compagnons jugent plus prudent de ne pas empiéter sur leur territoire. Aussi font-ils un léger détour pour les éviter.
C'est après une bonne heure de marche que le petit groupe aperçoit un campement constitué de quelques dizaines d'abris érigés avec des branches d'arbres et revêtus de tiges végétales, sans doute pour limiter la chaleur.
« Ces habitations me paraissent assez grandes et bâties pour durer, juge Tao. Cela m'étonnerait que ces gens soient des nomades. Si j'ai raison, ils doivent bien connaître les environs. Je crois qu'ils pourront nous renseigner...
- Tu es toujours aussi malin, Tao ! le complimente Isabella avec un petit sourire sincère. Je suis moi aussi arrivée à cette conclusion. Allons les voir...
Dire que l'arrivée de la troupe ne passe pas inaperçue serait un euphémisme : très vite et bien qu'ils sont encore loin du camp, des hommes et femmes s'approchent d'Esteban, Zia, Tao et Isabella... Les individus ont la peau noir ébène et leurs torses, leurs jambes, et parfois leurs visages, sont recouverts de différents motifs peints en blanc. Tous ne portent qu'un pagne pour seul habit et ils ont les cheveux serrés par des bandeaux couleur rouge sang. Ils tiennent en main de longues lances ou des bâtons de jet. Soudain, l'une des guerrières se saisit d'une arme formée d'une seule pièce de bois dur courbée et la projette en direction des amis ! Les compagnons, surpris et craignant pour leur vie, sursautent tout d'abord, avant de se détendre l'instant d'après quand ils imaginent le tir complètement raté, le projectile se dirigeant dans une toute autre direction que la leur. Mais leur répit est de courte durée car l'arme, continuant de fendre les airs, oblique soudain, décrit une courbe et s'approche d'eux à toute vitesse ! Le boomerang passe à moins d'un mètre du nez d'Esteban qui, instinctivement, se raidit et recule d'un pas. Fort heureusement, le projectile ne s'abat pas sur le Fils du Soleil. Au dernier moment, le morceau de bois pivote, continuant l'arc de cercle qu'il était en train de tracer, avant de revenir dans la main de la chasseresse l'ayant lancé.
« Ils ne veulent que nous intimider, chuchote Isabella à ses amis. S'ils nous avaient voulu du mal, ce serait déjà fait.
- Oui, mais ils auraient d'y prendre autrement ! proteste le dernier des atlantes. C'est dangereux, leur truc, tout de même !
- J' imagine qu'ils n'ont pas du voir beaucoup de nos semblables jusqu'à présent, avance Zia.
- Restez où vous êtes ! Ordonne la lanceuse du boomerang, l'arme toujours en main.
- Allons, allons, Uta Uta, tempère un vieil homme à la barbe en tresse posant une main sur l'épaule du guerrier... Je crois que ces étrangers ont compris la leçon que nous voulions leur donner... Ne les effrayons pas plus qu'il n'est nécessaire... »
A ces mots, la guerrière baisse son bras, rangeant son arme du côté droit de son pagne.
« Je me nomme Kaapa, dit l'homme âgé. Je suis un Ancien de ce village. Nous sommes des Anangu. Qui êtes-vous et que nous voulez vous ?
- Je m'appelle Esteban, se présente le Fils du Sommeil sur un ton apaisé, et voici mes amis : Zia, Tao et Isabella, dit-il en les désignant tour à tour. Nous sommes des voyageurs et nous cherchons un lieu nommé Urulu ou quelque chose comme cela... Cet endroit serait sans doute proche d'une montagne.
- Ils cherchent le Grand Uluru ! S'inquiète la dénommée Uta Uta, tournant la tête vers l'ancien. C'est sacrilège ! Cela ne doit pas être permis !
- Et pourquoi donc cherchez vous ce lieu ? » reprend le sage, méfiant, un sourcil désormais froncé.
Tao réfléchit alors intensément,se doutant bien que de ses prochains mots dépend leur sort...
«Une de nos connaissances, un homme mauvais, a l'intention de profaner cet endroit. Nous voulons l'en empêcher .
- Comprenez que nous ne pouvons pas laisser n'importe qui pénétrer en ces lieux, explique le dénommé Kaapa en tournant la tête de gauche à droite, à plus forte raison des étrangers qui ne connaissent pas nos coutumes...nos traditions...
- Expliquez-les nous, dans ce cas », propose Zia.
Le vieux sage considère la suggestion un moment puis, jaugeant sincère la curiosité de la jeune femme, s'adresse à nouveau au groupe.
«Cela ne se peut pas dans l'immédiat, reprend-il. Nous ne pouvons pas accueillir n'importe qui : nous avons déjà eu des problèmes par le passé avec certains étrangers. Si vous voulez gagner notre confiance et connaître nos croyances, nous allons vous demander de bien vouloir accomplir une petite épreuve, qui nous prouvera vos qualités...
- Ah ! Demandez-nous ce que vous voulez, rétorque Esteban, confiant et bombant le torse. Il n'y a rien que nous ne puissions accomplir !
- Ton enthousiasme fait plaisir à voir, jeune homme ! apprécie Kaapa. A moins que ce ne soit de l'arrogance ou de l'inconscience... Nous verrons bien...
- Que voulez-vous que nous fassions ? s'enquiert Tao, plus mesuré que son frère de cœur.
- Eh bien voilà, explique l'aborigène. Derrière nous, dit-il en montrant un défilé montagneux parsemé toutefois de végétation ici ou là, vit un démon...
- Un démon ? s'étonne Isabella en fronçant un sourcil.
- Oui. Voyez-vous, bien que nous soyons essentiellement des chasseurs et des cueilleurs, nous avons tout de même du bétail. Mais, rien que par ses hurlements, cette créature effraye nos bêtes dès que nous les laissons pâturer et les fait fuir. Neutralisez ce démon d'une manière ou d'une autre, apportez nous en la preuve et nous vous aiderons.
- A quoi ressemble-t-il, ce démon ? interroge Isabella.
- Cela a-t-il de l'importance ? tranche Uta Uta. Acceptez-vous cette tâche, oui ou non ? Si ce n'est pas le cas, eh bien, retournez vous en !
- La nuit va bientôt tomber, annonce Zia en voyant le soleil commencer à décliner et en s'adressant à ses amis. Ne vaudrait-il pas mieux attendre le lever du soleil pour inspecter la zone ?
- Je m'en doutais ! reprend Uta Uta en riant et regardant l'ancien : ils tremblent de peur !
- Pas le moins du monde, lui assure le Fils du Soleil, vexé. Nous avons déjà affronté deux sorcières ! Ce n'est pas un démon qui va nous effrayer !
- J'aimerai en être aussi sûr que toi, Esteban, tempère Tao. Soyons prudents tout de même !
- Soit, acquiesce Laguerra en direction des aborigènes. Nous acceptons votre épreuve !
- Cela montre déjà votre courage, approuve le vieil homme en inclinant la tête. Nous attendrons votre retour.
- Si vous revenez, grands guerriers ! persifle Uta Uta un sourire en coin.
- N'en doutez pas ! affirme le dernier des atlantes avant de commencer à marcher en direction du défilé, suivi de ses amis.
Tous dépassent bientôt les aborigènes et au bout d'une bonne heure de marche supplémentaire, atteignent la zone montagneuse.
« Tu étais bien confiant tout à l'heure, Esteban ! dit Laguerra chemin faisant. Tu n'as donc pas peur du tout ? Nous ne savons pas à quoi nous attendre, en fin de compte...
-Non, Isabella. J'ai certes été élevé dans la religion catholique, explique Esteban, et le père Rodriguez m'a souvent parlé du Paradis, de l'Enfer, du Diable et de ses démons... Mais lui et nos aventures, les adversaires que nous avons rencontrés, m'ont aussi appris que le Malin se cache plus souvent dans le cœur des hommes... Je ne crois plus aux êtres surnaturels...
- Venant de la part de quelqu'un qui fait venir le soleil sur commande, ton avis me paraît bien tranché, Esteban ! Ah ah ! Cela dit, pour ma part, je suis homme de science : je ne crois pas non plus aux démons !
- Tu n'étais tout de même pas pressé d'accepter la quête, tout à l'heure ! le taquine le Fils du Soleil.
- Chut ! Baissez la voix, vous deux, s'il vous plaît, intime Zia : nous approchons...
Soudain muets, les amis s'engagent dans le défilé, longeant l'une de ses parois rougeâtres. Le passage est généralement plutôt large, mais il se rétrécit par endroits, les obligeant alors à marcher en file indienne. Le ciel s'est obscurci, toutefois le soleil n'est pas encore couché. Par moment sa chaude lumière éclaire encore des pans de roches, mettant en évidence des aspérités.
En tête et tout en marchant, Isabella inspecte les parois et le sol, à la recherche d'indices quant à la présence de la créature. Elle doit parfois écarter de son chemin des branchages, car quelques arbres sont tout de même parvenus à pousser ici ou là.
Elle commence à s'impatienter quand, soudain, un cri strident retentit, se réverbérant sur les parois en raison de l'écho. Un hurlement à glacer les sangs, qui fige les compagnons !
« Eee-Esteban, dit Tao les cheveux encore hérissés par la surprise. Aucun homme ne peut hurler comme ça !
« Danger, danger ! Babille Pichu avant d'aller se cacher derrière son maître.
« Nous n'avons pas le choix, Tao, affirme l'Elu. Nous devons voir de quoi il retourne...
Le terrible hurlement reprend à nouveau, achevant de mettre tous les compagnons sur le qui-vive.
Et, soudain, ils écarquillent les yeux : car sur la paroi située en face d'eux, une ombre gigantesque vient d'apparaître !
Fin du chapitre
Quel est donc ce démon ? Nos amis parviendront-ils à le vaincre et à localiser le Docteur ? Vous le saurez en lisant le prochain chapitre des Chroniques de l'Ordre du Condor !
Documentaire
Au XVIe siècle, l'Australie n'a pas encore été réellement découverte. D'ailleurs, même le « Theatrum Orbis Terrarum », le tout premier atlas mondial ne la mentionne pas.
Ce précieux document a été réalisé en 1570 par un savant du nom d'Abraham Ortelius et il présente le monde moderne tel que connu à l'époque. Pour le réaliser, Abraham a compilé des informations de plusieurs autres cartographes célèbres de son temps, tels que Gérard Mercator. Cet atlas a été modifié plusieurs fois, jusqu'à la mort de son auteur, à tel point qu'il existait en trente-et-une versions. Cet ouvrage eut un grand succès, car il fût traduit en sept langues.
On notera au bas de la carte la mention « Terra australis nondum cognita », ce qui signifie : « La terre du sud n'est pas encore connue ». En effet, au XVIe siècle, certaines terres n'avaient pas encore été découvertes, en tous cas officiellement, hormis par quelques explorateurs isolés.
Le Scoop de Pichu
« Mais où donc se trouvent Esteban, Zia, Tao et Isabella? demande Pichu.
- Nos amis, répond la voix off, sont actuellement dans ce que l'on appelle, l' « Outback », c'est à dire l'intérieur des terres de l'Australie. Cette région est tellement gigantesque qu'elle abrite plusieurs paysages, très différents. Les compagnons sont toutefois dans une partie très aride.
- Il n'y a pas d'arbre sur lequel peut se poser un cacatoès ! proteste Pichu.
- Tu trouveras bien un endroit, le rassure la voix off. L'outback est une zone difficile a traverser, ce qui explique sans doute la colonisation tardive de l'Australie. En effet, ce n'est qu'à partir du dix-septième siècle qu'elle fût véritablement explorée, notamment par la Grande-Bretagne. Une des premières choses qu'elle y construisit fût une prison. De nos jours l'Australie est dans le Commonwealth, une organisation de cinquante-six gouvernements défendant des intérêts communs et partageant une même langue et des administrations communes...
- Ah ! Je viens de trouver un perchoir ! Babille le cacatoès. Je vais faire la sieste ! Bonne nuit, les amis !
- Dors bien, Pichu ! »
Au revoir, a bientôt !
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Tassie