Non Aurélien, je ne l'ai pas appris par coeur, c'est l'expérience....certaines minutes vous marquent à vie....
Comme je suis magnanime, je vous propose un peu de lecture dès ce soir, c'est assez consistant pour tenir un moment et rendre l'attente moins insoutenable.
Partie 3.
Gonzales était de fort bonne humeur après l’exploit de son fils. Ce dernier était ravi de plaire à son père. Le trajet pour rejoindre la maison où ce dernier l’avait conduit la veille passa en un éclair. Il ne sentit la fatigue qu’une fois confortablement installé devant un bon repas, qu’il ne put finir tant il était copieux. Il craignait d’être grondé. Son grand-père n’aimait pas le gâchis, et ne lui servait que de chiches portions. Mais son père écarta ses craintes d’une phrase, s’étonnant toutefois qu’il n’ait pas plus d’appétit après son aventure et sa longue course à travers la ville.
G : Il faut prendre des forces. Nous allons repartir bientôt.
Y : Où ? Tu as d’autres surprises à faire à tes amis ?
G : Non. Nous allons rejoindre ta grand-mère.
Y : Dans sa maison ?
G : Non, loin d’ici. Nous quittons Barcelone. Souviens-toi qu’elle n’habite plus ici.
Y : Oui.
Cela restait confus dans l’esprit de l’enfant. Il repensait à la conversation devant la belle demeure, d’où sa grand-mère avait été chassée, et se demandait si son grand-père l’avait chassée de chez lui elle aussi, puisqu’il ne l’avait jamais vue. A quoi pouvait-elle bien ressembler ? Il n’avait eu pour veiller sur lui qu’une nourrice âgée, qui l’avait protégée tant qu’elle avait pu des colères de son grand-père. C’était la seule figure féminine qu’il connaissait, à part la cuisinière qui elle ne le portait pas dans son cœur, car elle avait dû s’occuper de lui après le décès de la nourrice, en plus de la cuisine et des corvées ménagères. Il commençait déjà à oublier le visage de Magdalena, la nourrice qui le berçait en chantant et lui racontait qu’elle s’était aussi occupée d’un autre petit garçon, autrefois, dont elle ne prononçait jamais le nom, mais qui lui ressemblait. Yuma avait parfois été jaloux de ce garçon, tant elle en parlait avec affection, et il protestait, cherchait à obtenir lui aussi l’assurance d’être aimé, plus que l’autre. Magdalena était la seule à lui prodiguer des marques de tendresse. Sa grand-mère serait-elle comme cette femme douce ?
G : J’ai encore quelques affaires à régler. Attends-moi ici, ne sors surtout pas. Tu peux rester dans la bibliothèque, je vais te montrer où elle est. Tu sais lire, au moins ?
Il savait lire, oui, c’était bien la seule chose en lui qui plaisait à son grand-père, la seule qualité qu’il lui reconnaissait : il avait vite appris, et il y prenait plaisir, contrairement aux exercices violents qui étaient supposés l’endurcir. Sa faiblesse, sa maladresse étaient source constante d’irritation chez le vieil homme. Son père revint en fin d’après-midi, et lui enjoignit aussitôt de se préparer à partir.
Ils sortirent un peu avant le crépuscule. Yuma regrettait déjà le lit douillet, d’autant plus qu’il s’était mis à pleuvoir. Les rues étaient presque désertes, mais son père marchait plus lentement que dans la journée ; il semblait prêter attention au moindre bruit. Le petit garçon aurait préféré se presser. Après son exploit, il n’avait plus ressenti la crainte de perdre la main qui le tenait, il pensait qu’il réussirait à se faufiler parmi la foule pour retrouver facilement la main de son père, comme il s’était faufilé pour échapper à l’ami de son père. Mais dans l’obscurité naissante, s’il lâchait cette main, il sentait qu’il serait aussitôt happé par les ténèbres qui se formaient à chaque coin de rue. Ils quittèrent la ville, et ses façades qui semblaient cacher d’innombrables dangers, après avoir pris mille précautions. Tantôt ils s’arrêtaient dans un recoin, tantôt ils pressaient le pas, comme si son père savait par avance quand il convenait de progresser, et quand faire une halte pour éviter un danger. Ils franchirent des portes immenses. A chaque fois, son père s’arrêtait bien avant, et lançait quelque chose en direction des hommes qui se tenaient devant la porte. Ils attendaient un peu, puis passaient au milieu des corps à terre. Son père lui avait murmuré qu’ils dormaient, tout en lui enjoignant de conserver le silence absolu auquel il l’avait contraint dès le départ. Yuma était de plus en plus inquiet. Il n’avait pas imaginé sa nouvelle vie ainsi. Les délices des premières heures de liberté s’éloignaient et il tremblait à nouveau comme dans la maison de son grand-père. Il avait honte d’être ainsi terrorisé, il craignait que son père ne s’en aperçoive et soit déçu de lui. Peut-être le laisserait-il alors au milieu de nulle part, dans cette campagne sombre qui paraissait sans fin. Il était pourtant presque sûr que cela n’arriverait pas. L’homme qui le menait ainsi à travers la nuit était tout aussi effrayant que son grand-père, mais son grand-père ne l’aurait jamais tenu aussi fermement, comme s’il craignait de le perdre. Yuma sentait qu’il pouvait lui accorder une confiance totale, malgré sa peur. Son père le protégeait, son père était capable de plonger dans le sommeil des hommes pour qu’ils puissent passer en toute sécurité les portes de la ville, son père était aussi puissant qu’un magicien. Ils marchèrent longtemps, jusqu’à ce le jeune garçon n’en puisse plus. Alors son père le porta sur son dos, et il finit par s’endormir, la tête appuyée contre son épaule. Quand il se réveilla, il crut être revenu dans le lit douillet. Il faisait chaud, les draps étaient doux. Quelqu’un respirait près de lui. Il tourna la tête et reconnut son père, paisiblement endormi. Il en profita pour graver l’image de son visage dans son esprit. Combien de temps resterait-il auprès de lui ? Peut-être disparaîtrait-il bientôt, trop tôt, comme Magdalena dont il oubliait déjà les traits ? Pour vérifier qu’il gardait bien l’image en tête, il ferma les yeux, se tourna de l’autre côté, se concentra, puis ouvrit à nouveau les yeux, tentant de faire surgir l’image de son père. Mais quelque chose vint troubler son expérience. A quelques centimètres, il voyait une main, fine ; son cœur se mit à battre plus fort ; il ferma les yeux, et l’image de la main surgit à la place du visage de son père. Il sursauta. On lui touchait le front. Il n’osait rouvrir les yeux.
H : Pas de fièvre…
La voix était douce.
H : Tu n’as pas faim ? J’ai confectionné une culeca pour fêter ton arrivée…normalement, c’est pour Pâques, mais aujourd’hui, c’est aussi un renouveau…
Yuma ne bougeait toujours pas. Il était fasciné par la voix. Cela faisait si longtemps qu’on ne lui avait pas parlé ainsi.
H : J’ai quelque chose pour toi. Cela appartenait à ton père, mais on le lui a pris. Il est grand, maintenant, alors je te le donne.
L’enfant sentit qu’on lui soulevait la main. Il se raidit, mais ne la retira pas, et ne serra pas le poing non plus. Il sentit qu’on déposait un petit objet sur sa paume ; on lui replia délicatement les doigts pour que l’objet ne tombe pas. La curiosité le dévorait à présent.
H : Allez, regarde, tu en meurs d’envie….
Il choisit d’obéir à la voix, la curiosité était trop forte. Il ramena sa main vers son visage et l’ouvrit. Il découvrit un pendentif en forme de petite main rouge.
H : C’est une main de corail rouge…une amulette contre le mauvais œil. Un cadeau de naissance pour ton père.
Cela appartenait à son père, et maintenant à lui.
H : Cela te protégera, tu comprends ?
Il acquiesça. Oui, il en était certain, la main de son père ne le lâcherait jamais, elle l’empêcherait de se perdre, et ils ne seraient plus séparés.
H : Bien. Je te laisse. Si tu as faim, n’oublie pas la culeca. C’est un excellent gâteau. Tu aimes les gâteaux ? Tous les enfants aiment les gâteaux….
Il n’osa la contrarier et acquiesça à nouveau. Son grand-père n’aimait pas les gâteaux, aussi la cuisinière n’en confectionnait pas.
H : Je serai en bas, il suffit de descendre les escaliers, et tu me trouveras.
Elle n’avait pas mentionné son père. Mais elle avait raison, il pouvait la rejoindre tout seul. Il était maintenant certain d’être arrivé dans la maison de sa grand-mère ; il n’avait rien à craindre.
Quand Gonzales se réveilla à son tour, Yuma n’était plus là. Il le trouva, comme il s’en doutait, attablé dans la grande salle du rez-de chaussée, en compagnie d’Hava. Le visage du petit garçon s’illumina à son arrivée. Il brandit dans sa direction un morceau de gâteau qu’il était en train de dévorer.
Y : La culeca !
Gonzales sourit. Son fils avait l’air en pleine forme. La veille, quand ils étaient arrivés, passablement trempés, il avait craint qu’il n’ait pris froid, à dormir sans bouger sur son dos. Il l’avait porté pendant plus de trois heures avant d’arriver à la ferme fortifiée de Cardedeu. Il s’attabla à son tour.
G : Tu as de la chance, cela fait longtemps que ta grand-mère n’en a pas fait. Et ce n’est pas la saison…
Y : Oui, c’est pour Pâques ! Mais aujourd’hui, c’est un jour spécial aussi ! Et regarde !
Il lui montrait l’amulette qui pendait maintenant à son cou.
Gonzales fronça les sourcils en la reconnaissant.
G : Comment as-tu eu ça ?
H : Je l’ai gardée toutes ces années.
G : Je croyais qu’il l’avait jetée…
H : Je l’ai retrouvée, et je l’ai gardée. C’était mon unique lien avec toi. Quand tu es revenu, tu étais grand, tu savais te défendre…je n’ai pas voulu raviver les souvenirs de ce jour…et quand j’ai appris que tu avais un fils…
G : Tu l’as gardée pour la lui donner.
H : Oui, c’était mon espoir.
Y : Je peux la garder ?
G : Ta grand-mère te l’a donnée, alors elle est à toi. J’aurais dû t’en donner une à ta naissance, c’est la tradition.
Yuma parut soulagé par cette réponse.
H : Bien dormi ? Tu avais l’air épuisé.
G : Je ne m’imaginais pas que Yuma pesait si lourd, il est si fluet…
H : N’importe qui pèse lourd, quand tu dois le porter pendant des heures. Qu’est-ce qui t’a pris de partir comme ça, à pieds ? Avec un temps pareil ? Tu pensais sérieusement que le petit pouvait suivre ta cadence ?
G : J’avais hâte de quitter la ville.
H : Tu aurais pu au moins récupérer le cheval que tu avais laissé aux abords de la ville. J’ai dû envoyer Manuel ce matin.
G : J’ai dû faire des détours pour sortir, ça aurait encore rallongé ma route. Cela a été plus compliqué que prévu. Les gardes ont été renforcées à certaines portes. On dirait qu’ils se préparent à limiter les déplacements.
H : Je vois…Tant mieux, c’est que ça progresse.
G : Je ne voulais pas risquer de rester plus longtemps. Le vieux…il est alité, mais…
H : Je sais.
G : Et puis, si jamais Yuma avait…
H : Aucun risque à ce stade, tu le sais pourtant. Et j’ai vérifié. Il n’a pas de fièvre. J’ai l’impression que tu ne me dis pas tout. Comment s’est passée la mission que je t’ai confiée ?
Gonzales esquissa un sourire, puis se tourna vers son fils.
G : Tu devrais demander ça à Yuma.
Le garçon suivait avec intérêt la conversation à laquelle il ne comprenait pas grand-chose. Il retenait surtout qu’ils discutaient de choses importantes et semblaient avoir de grandes responsabilités. Et voilà qu’il partageait lui aussi ces responsabilités, puisque son père l’avait fait participer à la mission qu’Hava lui avait confiée. C’était tout de même étrange, il avait vraiment cru que c’était un jeu. Leur course dans les rues désertes de Barcelone à la tombée de la nuit lui revint en mémoire. Cela, ça n’avait pas l’air d’un jeu pourtant. Son père l’encouragea d’un regard. Il n’eut pas le temps de parler. Il fut surpris par la voix d’Hava, coupante.
H : Ne me dis pas que tu l’as mêlé à ça ?
Gonzales ignora délibérément sa mère et s’adressa à son fils.
G : Tu t’en es très bien sorti, pas vrai ? Un vrai fils de chef.
Le garçon n’osait pas répondre. Son père l’encouragea d’un signe de tête. Voyant son hésitation, Hava se radoucit. L’enfant n’y était pour rien. Elle règlerait ça plus tard.
H : Vraiment ? Raconte, que je sois fière de toi moi aussi.
Il obéit. Hava l’écouta attentivement, sans laisser paraitre aucune émotion, et le félicita à la fin.
H : A présent, tu peux aller jouer dehors, je dois parler à ton père. Reste dans la cour, n’entre pas dans les autres bâtiments.
Il n’avait aucune intention de risquer de déplaire à sa grand-mère en désobéissant. La cour en question était un vaste espace entouré de bâtiments sur trois côtés, et fermé sur le quatrième par un mur de bonne hauteur, au-delà duquel on pouvait apercevoir des collines boisées. Quelques arbres poussaient au pied du mur, sans atteindre encore le sommet. Il n’y avait personne à part lui, mais il crut entendre des bruits venant du bâtiment de gauche, qui ne servait manifestement pas d’habitation. La façade était percée de quelques ouvertures de petite taille en hauteur, et une vaste porte en fermait l’accès. A droite, la façade était similaire, mais avec quelques ouvertures en plus en bas. Le toit semblait en mauvais état, on aurait même dit qu’il était en grande partie effondré. Il regarda derrière lui. Seul le bâtiment d’où il venait de sortir ressemblait à une maison, sur trois niveaux, mais à chaque angle le mur se terminait par une tourelle qui semblait faire la jonction avec le bâtiment adjacent. Le soleil était revenu. Il se mit à explorer son nouveau terrain de jeu, qui n’avait rien à voir avec la cour exigüe de sa maison de Barcelone.
A l’intérieur, Hava était revenue à la charge.
H : S’il s’était fait prendre ? Pourquoi as-tu pris un tel risque ? Tu accordes si peu d’importance à ton fils, que tu es prêt à le mettre en danger un jour après l’avoir récupéré ?
G : Vous exagérez, il n’y avait quasiment aucun risque.
H : Tu avais tout calculé, bien sûr…
G : Pourquoi s’alarmer alors que rien ne s’est passé ?
H : Je pensais que tu n’étais pas comme ton père.
G : Yuma est mon fils, et vous n’avez pas à vous mêler de ce qui est bon pour lui ou pas !
H : J’aurais dû m’attendre à ce genre de réponse…Et que vas-tu faire de lui ?
G : Cessez de vous moquer ! Il est en sécurité à présent, c’est tout ce qui compte, non ?
H : C’est vrai. Tu ne manqueras pas de remercier le Maître.
G : Le remercier ? Il vous a laissé vous charger d’attaquer le vieux…
H : Tu comptais en découdre avec lui toi-même, je sais, c’est ce qui était prévu ; mais j’ai eu peur qu’il te reconnaisse et se méfie. J’ai pris les devants.
G : Et moi qui attendais le feu vert du Maître…mais vous aviez déjà tout organisé dans mon dos avant de partir en Flandres…
H : Tu étais occupé, et encore convalescent.
G : Pas la peine de trouver des excuses. Que vous vous soyez inquiétée pour moi, que vous ayez pensé que je risquais de ne pas réussir ma mission, ou que vous ayez voulu vous venger de mon père, cela ne change rien au fait que ce n’est pas moi qui lui ai porté le coup.
H : Cela vaut mieux ainsi, crois-moi.
G : Vous avez voulu m’éviter d’être un parricide ?
H : Tu as une chance de retrouver une vie normale. Tu as Yuma. Il mérite d’être heureux. Ne l’entraîne pas dans nos affaires.
G : Vous regrettez donc de m’y avoir entraîné ?
H : Je ne t’ai forcé à rien.
G : C’est vrai. J’ai choisi de vous suivre, alors ne décidez pas à ma place. En ce qui concerne mon fils, c’est différent. On dirait que vous regrettez qu’il soit avec nous. Ce n’est pas mon cas. Si vous vous inquiétez pour lui maintenant, vous auriez dû vous inquiéter bien avant, au lieu de le laisser aux mains du vieux. Mais vous ne vous êtes jamais préoccupée de lui.
H : Et toi non plus. Ecoute, les conditions n’étaient pas réunies, tu le sais très bien.
G : Je me demande en quoi elles le sont davantage aujourd’hui. Vous auriez pu le récupérer plus tôt, même sans moi, au lieu de ne vous préoccuper que de votre vengeance, du Maître, vous auriez pu l’emmener avec vous à Malvoisie, ou le confier à quelqu’un !
H : Tu n’avais qu’à dire plus tôt que tu avais un fils, au lieu de cacher cela comme une honte ! Tout ça parce que tu avais honte d’avoir été faible face à ton père, et de l’avouer ! Et tu l’as laissé, toutes ces années, parce que tu as eu peur d’assumer sa charge. Tu te crois puissant, mais qu’as-tu fait pour le protéger ? Tu es responsable de son existence, et pourtant tu comptes sur les autres pour s’occuper de lui, même s’ils le font mal. Il est temps d’assumer.
G : Taisez-vous….vous ne savez pas ce que vous dites….comment aurais-je pu m’occuper d’un nouveau-né, quand je n’avais même pas dix-huit ans, aucun moyen de subsistance, aucune relation dans une ville où je remettais les pieds après des années, et que mon père m’avait quasiment estropié pour se venger ?
H : Je ne sais pas ce qui m’a pris, excuse-moi. Je rejette ma propre culpabilité sur toi, je suis injuste.
G : Moi aussi. Il nous a fallu tout ce temps, et pendant tout ce temps il a souffert. Je sais que vous ne pouviez rien, je sais que j’aurais dû parler plus tôt…
H : Nous avons manqué à notre devoir envers lui, mais nous allons rattraper le temps perdu.
G : Est-ce que cela sera possible ? Vous voulez qu’il soit heureux, qu’il ne soit pas mêlé à nos affaires. Pourquoi ne pas le confier à une famille dans ce cas ? Je l’ai observé, il est naïf, et on dirait que le temps passé sous le joug du vieux ne l’a pas endurci. Il ressemble plus à sa mère qu’à moi.
H : Nous ne t’avons pas vraiment laissé le temps de réfléchir à tout ça, c’est vrai. Le Maître t’a accaparé avec les dernières mises au point, sans te préciser quand tu retrouverais ton fils.
G : Vous avez débarqué de Bruxelles pour m’annoncer que je devais aller le chercher à Barcelone, alors que je ne savais même pas ce que vous aviez fait au vieux, vous m’avez confié la lettre…et vous vous étonnez ensuite que je revienne ici au milieu de la nuit sans prévenir.
Elle rit doucement.
H : Chacun est libre de choisir le bon moment pour faire les choses…Mais n’en parlons plus, si tu souhaites le confier à une bonne famille, nous ne manquons pas de choix.
G : Depuis le début vous aviez cela en tête !
H : Je ne savais pas comment tu prendrais la chose…mais tu te rends compte toi-même que c’est une bonne solution ; tu viens à peine de le retrouver, mais nous avons une mission à mener à bien. Et si nous l’éloignons de Barcelone, de ton père, ce n’est pas pour que tu lui fasses prendre des risques inutiles.
G : J’ai compris !
H : J’aimerais que tu puisses rester avec lui, arrêter la mission…
G : Je ne vais pas vous abandonner. Nous en aurons bientôt fini, je saurai être patient.
Ma : Ah, mes amis ! Regardez qui j’ai trouvé dehors, à chercher des lézards !
Le Maître était entré sans qu’ils le remarquent. A ses côtés se trouvait Yuma, guère rassuré par sa proximité avec cet inconnu dont le visage était en partie dissimulé par la capuche de son ample costume, et qui portait des gants. Ce dernier l’avait surpris dans la cour ; il était apparu derrière lui comme par magie, et l’avait interpellé du même ton jovial qu’il avait eu à l’instant pour lui demander ce qu’il faisait. Comme l’enfant ne répondait pas, il avait insisté en ajoutant qu’il n’allait pas le manger, et cela lui avait rappelé les ruses de son grand-père pour l’amadouer avant de lui infliger une punition. Il avait donc répondu d’une voix blanche, incertain du sort qui l’attendait. Mais l’inconnu n’avait fait que rire avant de lui ordonner de le suivre.
Ma : Je n’ai pas voulu vous déranger hier soir, Gonzales. Alors, mon gaillard, content d’avoir retrouvé ton père et ta grand-mère ? Ils t’envoient déjà tout seul dehors pour parler de leurs affaires tranquillement, mais tu es assez grand pour comprendre et donner ton avis, non ? et puis, tu n’as pas assez mangé, regardez comme il est maigrichon ! Allez, retourne t’asseoir, on va causer un peu tous les quatre.
Il le poussa un peu, alors il fila s’asseoir sans chercher l’approbation de son père. L’inconnu s’approcha lui aussi de la table, s’assit et enfourna un morceau de culeca avec désinvolture.
Ma : Excellent ! Chère Hava, vous avez décidément tous les talents !
H : Yuma, as-tu remercié le Maître ? C’est grâce à lui que tu es ici.
Ma : Laissez, Hava, il me suffit de vous savoir réunis ! Et puis, je n’ai rien fait !
H : Vous êtes trop modeste…sans vous….
Ma : Laissons cela ! Alors, mon garçon, comment tu te plais ici, avec nous ? Tu n’as pas envie de repartir ?
Yuma secoua la tête vivement, craignant qu’une absence de réponse conduise à son retour à Barcelone. Sa grand-mère avait appelé l’inconnu Maître, c’était donc lui qui devait décider de tout. Son père n’avait encore rien dit, cela l’étonnait et l’inquiétait.
Ma : A la bonne heure ! Vous voyez, ce serait cruel de l’envoyer loin de vous, Gonzales, loin de son père, loin de sa famille enfin retrouvée.
H : C’était mon idée…
Ma : Je comprends, je comprends, un instinct de protection très naturel. Mais où serait-il plus en sécurité qu’avec nous ?
H : Dans une famille, il pourrait avoir des compagnons de jeu de son âge, connaître une vie normale…
Ma : Des compagnons de jeu ? Une vie normale ? Qu’est-il besoin de cela, quand on peut avoir le monde comme terrain de jeu, et une vie pleine d’aventure ? Vous me décevez, Hava…Alfonso, n’ai-je pas raison ?
Il recommençait avec ses familiarités déplacées. Gonzales aurait voulu lui donner tort uniquement pour lui faire sentir qu’il n’appréciait pas son comportement et sa façon de décider à leur place, mais il devait reconnaître qu’il était d’accord avec lui. Il doutait que Yuma soit fait pour ce genre de vie, mais s’il lui offrait tout de suite une vie paisible, au sein d’une famille à laquelle il s’attacherait, ne perdrait-il pas toute chance de forger de véritables liens avec son fils ? S’il fallait rattraper le temps perdu, ne valait-il mieux pas ne perdre aucun précieux moment ?
G : Veuillez excuser ma mère, elle pensait uniquement au bien de mon fils. Elle a sans doute raison, et elle m’a presque convaincu…si vous nous précisiez vos intentions pour la suite de notre mission, il serait probablement plus aisé de prendre une décision.
Ma : Je vois…tu es libre en effet de décider toi-même ce qui est bon pour ton fils, et lui aussi a son mot à dire. Après tout, c’est votre affaire, et nous ne faisons que donner des conseils, n’est-ce pas, Hava ? Ecoute, Alfonso, pour l’instant nous n’avons plus grand chose à faire ici, à part attendre que Mendoza se décide à appareiller. Quand ce sera le cas, nous le suivrons, en espérant qu’il nous mène à ses amis, et à la statuette. Alors, nous pourrions avoir besoin de ton fils, tu ne crois pas ?
H : Comment ça ?
Ma : Vous avez échoué une fois, ce ne sera pas facile…ils vous connaissent, ils sont sur leurs gardes. Utiliser la force ne garantit pas la réussite, alors…
G : C’est ça que vous aviez en tête quand vous m’avez proposé de récupérer mon fils ? Vous comptiez l’utiliser ?
Ma : Ne te fâche pas, évidemment que nous avons agi pour son bien, nous n’allions pas le laisser à Barcelone ! Mais maintenant qu’il est avec nous, ne crois-tu pas qu’il puisse nous rendre service ? C’est peut-être notre plus grand atout. Il est illusoire d’essayer de le laisser en dehors de nos affaires. Plus tôt il saura, mieux ce sera. Tu ne comptes pas en faire un lâche ?
G : Certainement pas…
Ma : Parfait ! Tu vois, mon garçon, dans la vie, plus tôt on sait les choses, mieux c’est.
Il s’adressait à Yuma. Ce dernier avait arrêté de manger et suivait la conversation avec appréhension ; toutes ces personnes qu’il ne connaissait pas il y a deux jours étaient en train de s’entendre pour décider de son avenir, sans même savoir qui il était vraiment, ce qu’il aimait ou non, ce qui l’effrayait, quels étaient ses rêves et ses cauchemars.
Ma : Et ce n’est pas parce que tu es jeune que tu ne peux pas comprendre, ni agir. J’ai connu des enfants qui ne s’en laissaient pas compter, et qui étaient capables de grandes choses. On ne doit jamais sous-estimer les capacités des plus jeunes que soi. Et toi, tu dois croire en toi. Mais plus que tout, tu dois savoir ce qui est important dans la vie. Vois-tu, moi, j’ai mis très longtemps à le savoir, parce que personne autour de moi ne le savait, tout le monde se trompait, et je suivais les autres sans me poser de questions. Cela ne m’a pas réussi, et ma vie est allée de mal en pis, alors que j’avais de grandes ambitions. Je suis tombé très bas, j’étais mal en point, j’étais loin de chez moi, j’étais sans argent, je mourrais de faim. J’avais avec moi quelques livres dont je ne savais que faire, et j’ai décidé de les vendre. La première personne à qui j’ai essayé de les vendre m’a regardé d’un air triste et m’a dit : « Dans quelle misère tu dois être si tu es prêt à vendre ces trésors ! Viens avec moi, je vais t’aider. » Cet homme s’appelait Aaron Afia, c’était un grand savant. Grâce à lui, je suis sorti du gouffre où j’étais en train de sombrer, mais surtout, j’ai compris que j’avais passé ma vie à suivre le mauvais chemin, j’ai compris ce qui était vraiment important. Tu veux savoir ce que c’est ?
Yuma acquiesça, cette fois non par peur, mais par vraie curiosité.
Ma : Eh bien c’est en restant avec nous que le sauras. Mais il faudra travailler, étudier, apprendre ! Ton père est aussi un grand savant, et nous avons ici des tas de personnes qui se feront un plaisir de t’instruire. Mais pour l’heure, retourne observer les lézards, j’ai à parler encore avec ton père et ta grand-mère, et tu risques de trouver ça ennuyeux.
Yuma était déçu, mais ne le montra pas, et s’empressa de filer, non sans avoir quêté d’un regard l’approbation de son père. Dès qu’ il eut quitté la pièce, Gonzales attaqua.
G : Qu’avez-vous exactement en tête ? Je n’ai pas l’intention de vous laisser vous servir de mon fils, ni de décider de quoi que ce soit le concernant à ma place !
Ma : Bien entendu, mais vous savez que j’ai raison. Je voulais simplement que vous entendiez autre chose que le discours de votre mère, avec tout le respect que je vous dois, chère Hava.
H : Si vous comptez utiliser cet enfant pour récupérer la statuette, je m’y oppose ! Il y a certainement d’autres moyens !
Ma : Certainement. Mais si nous étions forcés d’utiliser ce moyen ? Pensez-vous vraiment que cela fasse courir un risque à l’enfant ? Ils ne lui feront jamais de mal, vous le savez aussi bien que moi, Gonzales. Bien sûr, je ne dis pas que nous allons forcément avoir besoin de lui. Disons que cela dépend beaucoup de vous deux.
G : C’est une menace ? Dans ce cas, je cesse toute collaboration avec vous.
Ma : Et que ferez-vous ?
G : Je crois ne manquer ni de talents ni de volonté pour réussir dans la vie.
Ma : Je le crois aussi. Mais je ne vous menace pas, je vous rappelle simplement que vous devez mettre ces talents et cette volonté au service de notre cause, tout comme votre mère. A moins que vous n’ayez une approche plus égoïste, dans ce cas permettez moi de vous apprendre qu’Isabella Laguerra, pardon, Mendoza, se trouve actuellement à Bruxelles, chez ce bon Charles Quint. N’avez-vous pas envie de la revoir ? N’aviez-vous pas le projet de la prendre en otage pour exiger qu’on nous donne la statuette ? Voilà un des moyens possibles d’obtenir ce que nous voulons, mais cela n’est pas simple…Depuis que votre mère m’a appris la nouvelle en rentrant de Bruxelles, j’ai eu beau imaginer mille plans, j’ai bien peur qu’aucun ne soit réalisable. Mais vous aurez peut-être une autre idée. Ecoutez plutôt : elle va et vient à sa guise dans tout le palais, et sort même dans les jardins à la nuit tombée, malheureusement, des gardes veillent sur elle à chaque bosquet. Les mettre hors d’état de nous nuire n’est pas compliqué, mais comment repartir avec notre otage en toute discrétion, telle est la question…nous ne pouvons atterrir au beau milieu du jardin, il nous faudrait mener l’opération à pieds…Et même si nous réussissons, rien ne nous garantit qu’on voudra bien nous livrer la statuette, à moins qu’on nous donne un faux. S’en emparer nous-mêmes reste la meilleure option. Tâchez de réfléchir à la question.
G : Vous voulez dire que vous n’avez pas de plan ?
Ma : Eh non, pas tant que nous ne savons pas où ils se trouvent ! Quand pensez-vous que Mendoza va appareiller ?
G : Il doit retourner chez Roberto aujourd’hui, et il s’est rendu chez ses amis hier soir. S’il repart en mer, ce ne sera pas dans l’immédiat. S’il repart…la période de navigation va très bientôt prendre fin.
Ma : Hum, avec lui, on ne peut être sûr de rien. La galère est prête à le suivre dès qu’on nous aura signalé son départ. J’espère que cette fois il nous mènera à la statuette, sinon nous nous rabattrons sur la carte Bruxelles.
H : L’accouchement approche. Il ira sûrement la rejoindre, et leurs amis ne manqueront pas de venir saluer la naissance. Nous pourrions attendre ce moment, ils ne seront pas sur leurs gardes.
G : Cela nous laisse un peu de temps, en effet. De quoi terminer la mise au point du remède. Je sais aussi qu’Esteban et Zia doivent se marier prochainement. S’ils envisagent que Mendoza et Isabella soient présents, cela sera sûrement avant l’accouchement.
H : A Bruxelles ?
G : Ou ailleurs…
Ma : Pourquoi pas…nous aviserons en fonction des événements. Rien ne nous garantit non plus qu’ils auront la statuette avec eux. Ils ont très bien pu la déposer quelque part en lieu sûr, et puisque nous ignorons où ils sont allés…
Il se leva.
G : Pas si vite ! Je veux des réponses claires ! Je veux que vous vous engagiez à ne pas vous servir de mon fils !
Ma : Vous m’avez vraiment cru tous les deux ? Je voulais simplement connaître les limites de votre loyauté. Quant à prendre un engagement…je n’en prends jamais, de peur d’être obligé d’y renoncer à cause d’une raison indépendante de ma volonté. Qui sait de quoi demain sera fait ?
G : C’est trop facile !
Ma : Allons, cesse de faire l’enfant rebelle, et profite de l’instant présent ! Maintenant, vous m’excuserez, j’ai à faire.
Gonzales était prêt à bondir pour l’arrêter, quand Hava le retint d’une main ferme. Le Maître sortit sous le regard furieux du jeune métis, dépité de n’avoir pas su tenir tête une fois de plus à ce personnage qui avait le don de l’irriter et de percer son cœur à jour.
G : J’aurais dû lui dire que Mendoza avait déjà vu Yuma !
H : Mais tu ne l’as pas fait. Pourquoi ? Cela aurait réglé le problème. Je ne suis pas sûre qu’il ne faisait que nous tester. S’il lui prend l’envie de se servir de Yuma…
G : Mendoza ne sera pas toujours là !
H : Ah….écoute-toi ! on dirait que tu envisages déjà la possibilité d’envoyer ton fils récupérer la statuette ! ne laisse pas ton orgueil l’emporter… j’ai l’impression que tu serais prêt à tout pour prouver au Maître ta valeur. Mais tu n’as rien à prouver. Ce n’est pas ton père. Et Yuma n’est pas un autre toi-même. C’est ton plus précieux trésor, ne l’oublie jamais.
G : Un trésor, ou un fardeau ?
Peu lui importait de choquer sa mère. Il était profondément irrité contre lui-même, il doutait de sa capacité à prendre les bonnes décisions pour son fils, il se sentait pieds et poings liés par ses nouvelles responsabilités. Sans un mot de plus, il quitta la pièce. Hava soupira.
H : Un fardeau dont on ne veut pas se défaire, car c’est notre raison de vivre…