Un jour, qui sait?
Chapitre 9: Quand le Sable s'Envole
« Et...est-ce qu'on est sûr de ne pas profaner les lieux une fois de plus? »
« – Je pense qu'à ce point de notre quête, on le saurait. »
Zia posa la main sur le mur de sable qui leur faisait face, et celui-ci s'ouvrit lentement, révélant un passage qui se creusait au fur et à mesure dans les profondeurs de la terre. Il y faisait sombre, trop sombre pour voir; mais au bout de quelques secondes, une sorte de courant lumineux parcourut les parois du tunnel, comme si le sable s'agitait. C'était suffisant pour leur montrer la voie, dans laquelle ils s'engouffrèrent avec toutefois une certaine appréhension.
Du dehors, rien ne laissait croire qu'il s'était autrefois tenu ici une Cité d'Or; le désert avait tout recouvert, laissant place à un cratère de sable et de roches disparates. Ainsi repliée, personne ne pourrait la retrouver, sinon ceux qui y étaient déjà venus. Ceux qui avaient fait leurs preuves.
« De plus, nous ne sommes pas venus voler quoi que ce soit. Au contraire, nous sommes là pour réparer. »
Réparer le mal qui avait été fait. Effacer les erreurs de la cupidité des hommes, et essayer d'obtenir le pardon des ancêtres. Les Cités d'Or avaient souffert de tout ce qui avait été commis pour les trouver, et si elles avaient véritablement leur propre conscience, leur propre vie, alors elles avaient leur propre honneur. Et le restaurer était devenu leur priorité, et leur objectif.
Le couloir de sable se creusait au fur et à mesure, et se refermait derrière eux alors qu'ils y avançaient. Ils auraient pu craindre de manquer d'air ou de lumière, ou de se retrouver piégés dans les profondeurs du désert, mais rien n'était fait pour leur nuire. C'était une pensée qu'ils devaient garder en tête, car seul un cœur brave saurait se montrer digne de fouler le sol des légendaires Cités d'Or. Et si Esteban n'était pas sûr d’être digne, il devait au moins se montrer brave.
Au bout d'un moment, le couloir cessa de se creuser, et la terre ne bougea plus. Les enfants regardèrent autour d'eux, mais rien ne se passa.
« ...est-ce qu'on a pris le mauvais chemin? », demanda Esteban, inquiet.
« – Ça ne se peut pas. Il y a sans doute un mécanisme. »
Dans la faible lumière du sable brillant, il était difficile de voir clair. Tao se pencha sur la roche qui leur faisait face, essaya de repérer un quelconque mécanisme qui leur permettrait d'avancer, quitte à se fier à ses doigts plus qu'à ses yeux. Et au bout du compte, il sentit quelque chose dans le sable, à force de tâtonner.
« Là! Il y a une encoche. Peut-être que...oui, il y en a deux! »
Deux encoches rondes, des serrures qui attendaient leur clé. Esteban porta sa main à son médaillon, mais ne rencontra qu'un croissant de lune.
« On a pourtant donné nos clés à l'entrée. Pourquoi est-ce qu'on nous les redemande? »
Il se retourna, et ne vit que le sable qui refermait lentement le tunnel. Un frisson glacial lui parcourut l'échine.
« Ne me dites pas qu'on va se retrouver enfermés ici pour toujours!? »
« – Mais non, enfin. »
Zia chercha sa poche, et en retira un étrange objet qui brillait sous la lueur du sable.
« Elle veut juste connaître nos intentions. »
Elle en tira alors deux disques solaires; et Esteban reconnut alors le double médaillon des rois de Mu.
« Fais attention! C'est dangereux! »
Mais elle ne l'écouta pas, et plaça les disques solaires dans leurs serrures. Celles-ci se mirent à luire, le temps d'un instant; et puis, comme deux étoiles messagères, les clés disparurent dans le sable dans une traînée de lumière. Et peu après, le couloir continua de s'ouvrir.
Zia se tourna vers ses amis stupéfaits, et leur montra ses mains. Elles étaient intactes, sans aucune trace de chair putréfiée, d'os apparents ou même de cette horrible peau de momie dont elle avait encore des cauchemars.
« Je n'ai aucune mauvaise intention. Donc je n'ai rien à craindre. »
Tao sembla s'apaiser un peu.
« C'est surtout que tu es une princesse de Mu. », fit-il. « Intentions ou pas, tu es légitime. »
« – Si seulement c'était aussi simple. »
Et elle les laissa sur ces mots cryptiques, entrant dans la pièce qui leur faisait désormais face.
Ce qui n'était un vaste hall creusé dans le sable d'orichalque prenait peu à peu forme. Partout où ils regardaient, le sable vivant bougeait, changeait, prenait forme pour devenir une arche, une statue, une colonne. Il allait même jusqu'à se cristalliser, formant un verre doré qui brillait comme le soleil, apportant de la lumière à ce havre souterrain. Les murs s'ouvraient et se refermaient, comme les poumons d'un gigantesque animal d'où jaillissaient escaliers, rambardes et autres éléments mystérieux, tant de pièces de cette mécanique impossible qui se révélaient à leurs yeux ébahis. Toujours en mouvement, la dernière deumeure de la princesse n'en était pas moins un lieu rempli de vie, aussi subtile et changeante soit-elle.
Kûmlar n'était pas un simple tombeau: c'était une oasis cachée au cœur du désert.
« Je crois bien que je ne m'y habituerai jamais. »
Si les murs de sable étaient bien plus muets que d'habitude, dépourvus de gravures, ils avaient toutefois leur lot de choses à dire. Du coin de l’œil, ils pouvaient apercevoir la silhouette d'un bas-relief qui changeait de forme, une statue qui se déplaçait dès qu'ils ne la regardaient pas. Tout ici semblait vivre, mais d'une manière secrète, qui la rendait plus précieuse encore. Esteban fixa un lion gardant une entrée dérobée, le temps d'une seconde; mais en tournant la tête, il eut juré le voir
cligner des yeux. Une sensation assez malplaisante, en fin de compte, dont il décida de blâmer son esprit trop imaginatif. Les statues ne bougeaient pas, voyons…
« Zia, tu veux bien m'aider? », demanda Tao, le sortant de ses pensées. « J'ai trouvé une salle bizarre en bas. »
« – Je suis désolée, mais... »
Elle regarda les hauteurs. Un escalier se formait peu à peu dans le sable, restait en place le temps d'une seconde, et s'effritait lentement pour disparaître, comme une plante en croissance accélérée.
« Je dois...demander une audience, si tu vois ce que je veux dire. »
Elle montra le double médaillon. Tao eut l'air un brin gêné.
« Oh...oui, bien sûr. On t'attendra. »
Elle acquiesça, et se dirigea vers l'étage supérieur. Quand elle passa devant lui, Esteban jura la voir trembler des mains.
« Esteban, tu viens? »
Esteban ne l'entendit pas. En suivant Zia du regard, quelque chose d'autre avait attiré son attention: sur l'un des murs devant lui, il avait cru voir quelque chose bouger. Au milieu d'une fresque représentant des lions, un animal se tenait en intrus. Il plissa les yeux, tentant de voir ce que c'était; mais la main de Tao posée soudainement sur son épaule le tira brusquement de son observation.
« Oh, tu dors? »
Esteban se retourna, essayant de comprendre ce qui s'était passé. Hein?
« Non, je...j'avais vu– »
Il regarda à nouveau la fresque pour lui montrer; mais il ne vit que des lions, tous dans la même position. Aucun intrus en vue.
« ...j'avais cru voir. »
Tao eut un petit rire.
« La Cité semble bouger sans arrêt. Faut pas croire tes yeux. »
Il lui tapota le dos, le ramenant sur terre.
« Allez, viens. Tu veux ta leçon, ou pas? Apprendre, c'est un engagement! »
« – J'arrive. »
Il suivit Tao, sans toutefois quitter la fresque du regard. Mais rien ne reparut.
Au final, il finit par l'oublier, absorbé comme il était à essayer de tracer des caractères muens dans le sable sous le regard professeur de Tao. Il ne savait pas exactement combien de temps ils avaient passé dans la troisième Cité d'Or; mais durant ce laps de temps qu'il estimait être d'une longue semaine, il avait appris les premières bases du langage. Il fallait dire qu'une absence totale de déclinaison et presque aucune grammaire rendaient les choses bien simples. Si Tao lui avait fait recopier encore et encore toutes les variantes possibles du mot « rose », Esteban aurait très certainement fini par l'étrangler; heureusement, pour le moment il n'en était qu'à l'alphabet. Il s'en sortait même plutôt bien, à quelques erreurs près; quant à allier lettres et significations, c'était une question de contexte, ce qui vaudrait dire
beaucoup de lecture à faire.
À force de passer tant de temps à l'intérieur des Cités, les notions de jour et de nuit devenaient floues. Privés de la lumière du soleil, ils ne pouvaient se fier qu'à leurs bâillements et leur faim pour savoir que le soir venait. Un tel mode de vie laisserait sans doute sa marque, mais c'était le dernier de leurs soucis à l'heure actuelle.
« Zia n'est toujours pas revenue. », remarqua Esteban en cueillant quelques baies sur un mur. « Tu crois qu'on devrait aller voir? »
« – Je ne sais pas trop...si ça se trouve, elle est en pleine transe royale ou quelque chose comme ça. »
« – En transe royale? Ça n'existe pas, ça. »
« – Avec Zia, tout est possible. »
Esteban pouffa de rire, lançant une baie à Tao.
« Réflexe! »
Il parvint à l'attraper au vol, nullement dérangé dans l'installation de leur camp de fortune: une simple couverture au sol pour se protéger du sable. Malgré la profondeur, la chaleur du désert leur parvenait toujours, aidée de la lumière solaire qui parcourait ces murs.
« Ça fait tout drôle quand même. », dit Esteban en s'asseyant. « Un jour, je rencontre une fille Inca dans la cale d'un navire, et plus tard on m'apprend qu'il s'agit de la dernière princesse d'un ancien royaume disparu. C'est le genre d'histoire qui n'arrive que dans les contes! »
« – Notre vie est un conte, désormais. », répondit Tao en enterrant son noyau de cerise dans le sable. « Et c'est même pas une expression! Techniquement, on fait désormais partie du Conte des Temps Anciens. »
« – Et qu'est-ce qu'on dit de nous? »
Tao haussa les épaules.
« Je n'y suis pas encore. Mais j'imagine que c'est pareil pour tous les élus...ils se rencontrent, ouvrent les Cités d'Or, deux médaillons et trois reliques, une fin ambiguë et un recommencement. »
Esteban regarda un lion de sable lentement remuer la queue.
« À quoi bon continuer, alors? Si tout recommence. »
« – Je ne sais pas non plus. Mais...j'imagine qu'il faut bien, non? On a notre rôle à jouer, et on le jouera. »
« – Ce n'est pas ce que je veux dire. »
Le lion cligna lentement des yeux, ne prenant plus la peine de se cacher.
« Est-ce que ceux d'avant savaient qu'ils allaient échouer? Si tout recommence, alors logiquement, on échouera aussi. Donc...pourquoi continuer? »
« – Ben...parce que rien ne garantit qu'on va échouer? »
« – Mais si tout est écrit dès le départ? Le Conte est toujours le même. Il est tellement le même qu'on peut en faire une prophétie, et elle s'accomplira! Ne me dis pas que tu trouves encore une raison de continuer! »
Tao le regarda comme s'il avait dit un horrible blasphème.
« Mais d'où tu sors ça? Ne me dis pas qu'on a fait tout ce chemin, et que seulement
maintenant tu penses à abandonner! »
Ce n'était pas la première fois, techniquement. L'idée d'abandonner avait souvent traversé l'esprit d'Esteban, et il avait failli la mettre en pratique. Mais à chaque fois, quelque chose l'avait retenu. À chaque fois, sa destinée lui avait rappelé que c'était
lui, le porteur du médaillon, le Héros, l'élu. Qu'il était irremplaçable.
Aussi irremplaçable que tous les autres Héros qu'il avait remplacés.
« ...tu as raison. », mentit-il. « On ne va pas abandonner. On va...on va voir si cette fois, ça va marcher. »
« – Tu vois bien! »
Il lui passa la main dans les cheveux, de manière taquine.
« T'as pas à t'en faire. J'ai un bon pressentiment. On
va y arriver. »
« – Un bon pressentiment? Alors toi aussi, tu as un don spécial? »
Tao sourit.
« Ça s'appelle l'optimisme. Tu devrais essayer, ça change. »
Il aurait pu relever l'hypocrisie de ses mots, mais se contenta de sourire.
Au fil de la soirée, passée à discuter de leurs trouvailles et de leurs aventures, des amis qu'ils avaient retrouvés à chaque étape de leur parcours retracé, la lumière baissa lentement, comme si le soleil engrangé dans le verre d'orichalque se couchait. Comme si la Cité toute entière était un parent soufflant la bougie de la chambre de ses enfants. Tao tomba rapidement de fatigue, pelotonné sur la couverture avec Pichu dans ses cheveux; quant à Esteban, s'il se sentait également fatigué, il ne trouva pas le sommeil aussi facilement.
L'obscurité vint peu à peu, et seul le plafond luisait encore, comme un ciel constellé d'une plage d'étoiles. Dans la pénombre, il pouvait sentir les statues bouger en silence, se rendre visite les unes aux autres dans le plus grand secret comme un sabbat de sorcières. Et au milieu de tout ce mouvement si subtil, il ne bougeait pas, par peur de faire fuir ces génies de sable en pleine réunion. Il ferma les yeux, laissa son imagination faire le reste, donner forme à ces mouvements et ces bruits qui le ramenaient à une époque lointaine.
Bercé par le murmure de la Cité, son esprit encore tourné vers les leçons de Tao parlant du temps de Mu, il se laissa porter vers un demi-rêve de Sages, de rois et d'aristocrates qui se pressaient autour de lui, ramenant la vie à la cour de la princesse Rana'Ori. Et pendant un instant, un court instant, ce fut comme s'il y était, comme s'il se retrouvait là, devant
elle, au milieu de tous ces gens venus pour la voir et l'écouter. Assise sur son trône, son naacal favori à son côté, elle avait les traits de Zia, et parlait d'une voix si douce et pourtant si puissante, que son cœur en ressentait chaque mot comme un sortilège. Il ne comprenait pas ses mots, mais il en ressentait l'émotion. Et puis elle le regarda
lui, et son ressenti de spectateur laissa place à une admiration sans nom, alors que ses gestes lui échappaient et que le rêve continuait, s'emparant de lui et lui ôtant les rênes de sa propre pensée. Il s’avança vers elle, empli de détermination, et tendit la main pour prendre la sienne…
Mais quelque chose attira son regard. À la place de la princesse, un animal était apparu. L'intrus de tout à l'heure! Esteban (?) fut frappé de doute, comme si cet élément ne faisait pas partie de la scène, comme s'il était venu troubler une représentation longuement répétée, et il ne sut pas quoi faire; et cette hésitation le bouscula tant qu'il finit par se réveiller.
Il ouvrit des yeux confus, se demandant ce qui se passait, et les referma aussitôt lorsque la lumière les frappa. Une faible lumière, douce comme le soleil du matin, qui éclairait la noirceur de la pièce. Il se releva, et vit qu'à quelques pas devant lui, quelque chose se tenait. Une petite chose floue, brillante, dont il ne pouvait pas saisir les traits dans sa confusion, mais qu'il reconnaissait sans le savoir. Il tendit la main pour essayer de la toucher, mais elle s'enfuit à quatre pattes, loin de lui.
Esteban hésita, se réveillant d'un coup. Tao dormait encore; il voulut le réveiller, mais se retint, juste au cas où ce n'était qu'un autre rêve. Se levant doucement, il suivit l'animal lumineux, qui semblait presque l'attendre. Et une fois qu'il fut à portée, il s'enfuit encore, cette fois vers les étages. Et cette fois, Esteban se mit à courir, chassant cette petite bestiole qui voulait le
guider.
Une fois arrivé en hauteur, il vit la chose le mener dans une petite pièce qu'il crut reconnaître. En y pénétrant, il vit les panneaux de métal qui flottaient en son centre, et il comprit qu'il s'agissait de la salle des luminoprojections qu'il avait visitée il y a déjà plusieurs mois de cela. En toute logique, ça expliquait ce qu'était cet animal...mais pourquoi?
Lentement, il se mit au milieu des panneaux flottant, où l'animal semblait l'attendre. Il regarda vers lui, de sa petite tête floue, et s'évapora presque aussitôt, le laissant dans la pénombre. Heureusement, ça ne dura pas: les panneaux s'allumèrent, révélant les glyphes lumineux qui brillaient à la surface. Esteban les toucha, poussé par sa curiosité, et à sa grande surprise les inscriptions bougèrent. Il pouvait les faire glisser, et parcourir ce qui semblait être une liste.
Beaucoup des mots marqués lui étaient encore inconnus. Certains semblaient appartenir à des langues complètement différentes, et la liste n'en finissait pas. Mais au milieu de tous, il y en avait un qu'il reconnut.
Son propre nom.
Il le toucha du doigt, et les panneaux s'activèrent, une lumière parcourant leur surface. Et à quelques pas devant lui, une figure lumineuse apparut, et Esteban se retrouva devant un double de lui-même.
« Pas possible... »
Il s'approcha, et le double lui rendit son regard. Il était plus petit que l'Esteban actuel, ne serait-ce que d'un pouce ou deux; surtout, il n'avait pas encore pris conscience de ce qui allait l'attendre au détour de son chemin, et avait en cela un air presque naïf.
« Je vois que j'ai bien progressé. », fit le double, contemplant son jumeau de chair et de sang.
« – Oh, ça. On peut le dire, oui. »
Qu'il était étrange de se parler à soi-même! Est-ce qu'il avait vraiment cet accent de marin catalan?
« Qu'est-ce que tu fais ici? Tu n'es pas censé suivre Ambrosius? »
« – Je l'ai suivi, oui. Et on l'a arrêté. »
« – Tu en fais une tête. Est-ce que…? »
Le double regarda autour de lui.
« Ne me dis pas que…? »
« – Ils sont vivants, ne t'inquiète pas! »
Il eut un soupir de soulagement.
« Coyolite soit louée! Je n'ose pas imaginer ce que ce serait de vivre leur perte. »
Ah, quelle joie de se souvenir de l'époque où il émulait les expressions de son père pour s'en sentir plus proche. Ça lui prenait encore, mais beaucoup moins.
« Dis...tu n'aurais pas vu passer un animal? Une sorte de...de petit chien, je crois? »
« – Un chien? Non... »
Le jeune Esteban regarda autour de lui.
« Tu sais...je ne peux rien t'apprendre de nouveau. Je crois que tu dois réessayer. »
« – J'ai eu la même idée. Les grands esprits se rassemblent, on dirait. »
Il obtient de son reflet un petit rire, avant qu'il ne disparaisse. Esteban retourna sur la liste, qu'il comprenait être une liste de noms. Des personnes enregistrées dans le système de luminoprojections, qu'on pouvait invoquer à loisir. Mais il n'avait aucune idée de quel nom choisir.
Qui pourrait bien l'aider? Qui saurait lui dire quoi faire?
Il s’arrêta un moment, et revint au tout début de la liste. Il lut les premiers noms qu'il pouvait lire, et effectivement, tomba sur celui de Rana'Ori, entouré d'un cartouche royal. L'idée n'était pas si mauvaise, en somme, mais...pour une certaine raison, il sentit qu'elle n'était pas la bonne non plus. Il n'oserait jamais demander une audience à une princesse; de plus, si elle aussi avait la mentalité de Tao envers les Atlantes, il n'obtiendrait rien de bon d'elle. Il descendit la liste, passant quelques noms compliqués, avant de finalement tomber sur un qui l'intrigua.
Une série de sigles. Le dessin de son médaillon; un couteau; un lièvre. Et en face, du muen des plus simples.
« ...Saquil. »
Sans hésiter, il toucha ce nom, un nom inconnu qui ne lui disait strictement rien, et dont pourtant il avait une bonne impression. L'appareil s'activa à nouveau, et la lumière brilla au cœur des panneaux, prenant une teinte de cuivre doux. Esteban se protégea les yeux, surpris d'un tel éclat, jusqu'à ce qu'elle se dissipe.
En face de lui, se tenait désormais quelqu'un qu'il n'avait jamais vu.
Ce n'était qu'un jeune garçon, d'à peine douze ans. Il avait les cheveux bouclés et la peau sombre, et était vêtu de peaux de bêtes. Il semblait ne pas savoir ce qu'il faisait ici, et regarda autour avant de croiser les yeux d'Esteban.
L'or rencontra l'or, et c'était tout ce dont ils avaient besoin pour se reconnaître.
Le jeune garçon parla. Mais sa langue aux sonorités gutturales était des plus inconnues aux oreilles d'Esteban, et n'avait même pas l'air d'être du muen.
« Je...je ne comprends pas. », dit-il. « Hm...
no entiendo? Ya...napa...shun? »
Visiblement, le résultat était le même pour l'inconnu. Il regarda Esteban, et sembla alors remarquer quelque chose; car un moment plus tard, il tira de sous son habit un médaillon du soleil pareil au sien. Esteban comprit, et montra le sien à son tour.
« Où est-ce que tu l'as eu? »
Le jeune homme chercha dans son dos, et en tira alors un autre objet familier: le poignard du Héros. Esteban se hâta de sortir le sien pour le comparer; celui du jeune garçon n'était pas aussi éraflé, comme s'il n'avait pas subi le passage du temps.
« ...toi aussi, tu es un élu. Tu...tu étais là avant moi. »
Il ne sembla pas comprendre, mais sourit tout de même, sentant qu'Esteban comprenait. Ce dernier regarda le panneau de métal, puis pointa le jeune garçon.
« ...Saquil? »
Ce dernier hocha vivement la tête, souriant. Puis, il pointa son successeur.
« Oh. Esteban. »
Saquil sourit, et lui adressa un étrange geste de la main, qu'Esteban essaya de recopier. Selon toute probabilité, c'était un salut.
« Je ne comprends pas. Qu'est-ce que je fais ici? J'ai été amené par... »
Sachant que la compréhension serait difficile, il se baissa au sol, et traça dans le sable la silhouette de ce qu'il avait cru voir. Une petite boule de fourrure lumineuse, avec de courtes pattes...et de longues oreilles, il avait cru voir. Saquil le regarda faire, curieux, et mit un moment avant de comprendre. À la surprise d'Esteban, il eut un petit rire, disant quelque chose qu'il ne comprit pas; il siffla dans sa main, et l'animal sortit alors de nulle part, sautant dans son bras.
Un lièvre rond, comme il y en avait au pays de Zia.
« C'est lui! C'est ce que j'ai vu! »
Et, lentement, il se tourna vers Saquil.
« ...est-ce que...c'est le tien? »
Il appuya sa question d'un geste, et Saquil acquiesça, caressant la viscache derrière les oreilles. Et Esteban comprit alors que ce n'était pas un accident: on l'avait
guidé ici.
Le premier et le dernier des Héros en date, séparés par des millénaires, se rencontraient face à face.
« C'est toi qui m'a amené ici. Tu...tu savais que j'étais là. »
Saquil porta une main à son cœur, comme pour confirmer sa pensée. Puis il tourna l'attention d'Esteban sur le panneau de métal, et pointa un autre nom du doigt.
Juste en dessous du sien, il y avait deux noms écrits de manière similaire, par des sigles et du phonétique. Se pourrait-il qu'ils datent d'avant même l'invention de l'écriture? Esteban ne se posa pas la question, et appela les deux, complétant le trio des élus d'il y a si longtemps.
Rupi, la Princesse, se dressait de manière hautaine et digne avec l'air de quelqu'un qui n'aimait pas être dérangé. Shima, le Sage, s'étonna de la vue d'Esteban, tournant autour de lui pour examiner ses habits tissés, sa peau étrangement pâle, ses
chaussures, provoquant le rire de son ami. Il fallait dire que la différence des époques avait de quoi frapper, et qu'Esteban aussi agirait ainsi s'il rencontrait quelqu'un venu de près de dix mille ans dans le futur. Même s'il ne lui toucherait probablement pas le visage comme à un cheval.
« Tu...tu peux arrêter, c'est bon. », fit-il, un brin gêné.
Saquil finit par le rappeler à l'ordre, et tous les trois s'assirent sur le sol, invitant Esteban à se mettre en face d'eux. Il s'exécuta, et regarda ce trio des temps passés, son esprit grouillant de mille questions auxquelles il ne pourrait sans doute jamais donner voix.
Le Héros parla lentement, essayant de se faire comprendre malgré ses mots désormais disparus. Il voulait dire quelque chose d'important, Esteban le savait; donc même s'il n'avait aucune chance de comprendre, il se tut et écouta. Puis, Saquil se tourna vers Rupi, qui acquiesça et ramassa une poignée de sable dans sa main lumineuse. Ce n'était pas une vraie poignée, juste une autre luminoprojection qu'elle versa lentement sur le sol. Et comme par magie, ou plutôt comme par don des héritiers royaux, le sable se forma de lui-même.
Sur le sol, trois silhouettes se dessinèrent, dans un style ancien qui lui rappelait une peinture rupestre. L'une avait le soleil au-dessus d'elle, l'autre faisait flotter des globes dans ses mains, la troisième était entourée de feuilles. Trois élus, chacun doté de son propre don.
Les dessins changèrent, se levèrent du sol, pour former cette fois des paysages. Des montagnes, des plateaux, un rivage. La forme était trop vague pour être reconnaissable, et Esteban pas assez érudit en géographie pour l'identifier, mais ils comprit qu'il s'agissait de leur contrée d'origine. Il acquiesça, et Rupi continua de dessiner selon les indications de Saquil, qui agrémentait le sable de gestes et d'expressions. Et peu à peu, Esteban crut comprendre leur histoire.
Trois enfants, plus jeunes encore que lui, porteurs de deux médaillons. Des nomades en mouvement, cherchant un lieu plus hospitalier pour y vivre. Les anciens de leur tribu parlent d'une vieille légende, d'un lieu inconnu où trouver le savoir d'un monde disparu, qui les aidera à faire prospérer leur peuple. Saquil, en tant que fils d'un des anciens, se donne pour mission de trouver cet endroit.
En chemin, il rencontre Rupi, venue d'une contrée lointaine, et Shima, fils du chef d'une tribu rivale. Malgré leurs différences, ils deviennent amis, et se mettent en route.
Ils rencontrent toutes sortes de choses. Des bêtes sauvages, des peuples ennemis. Survivre est difficile, mais ils apprennent peu à peu. Au bout d'un long voyage, ils arrivent à la première Cité d'Or, et rencontrent le Grand Héritage; mais la montagne du Bouclier Fumant entre en éruption, et ils doivent fuir. Toutefois, ils trouvent sur place un bien étrange navire.
« Le Solaris! »
À partir de là, ils empruntent un chemin différent de celui d'Esteban. Ils font voile vers le soleil levant, et au bout d'un long voyage, se retrouvent dans un tout autre paysage. Ils arrivent à la sixième Cité d'Or, reconnaissable avec ses tours pointant vers les cieux, ce qui fait comprendre à Esteban qu'ils sont arrivés en Grèce. C'est là qu'ils ont eu une apparition des Sages de Mu et d'Atlantide, qui leur ont appris d'importantes choses qu'Esteban ne comprit guère. Ils y ont également trouvé deux des trois reliques, et ont ensuite fait route vers le sud, pour finalement arriver à Kûmlar.
« Et c'est ici que vous avez fait vos luminoprojections. »
À voir leurs têtes, ça les avait bien surpris la première fois. Et pourtant, leur petit sourire s'effaça vite. Lentement, Rupi reprit ses dessins, avec un air grave qui incita Esteban à être attentif.
Les trois silhouettes entrent à l'intérieur de la gigantesque statue de Rana'Ori, qui leur ouvre les bras au beau milieu du désert. Mais quelque chose se passe mal, et la terre se met à trembler. Ils essaient de sortir, alors que la Cité s'effrite lentement en un tas de sable informe, mais ils ne peuvent se frayer un chemin à travers la poussière et la roche qui tombe de plus en plus vite. Par miracle, ils arrivent à sortir, alors qu'il ne reste pratiquement plus rien de la Cité, et tout semble aller en leur faveur; mais d'un geste soudain, Rupi détruit la statue du poing, et son sable s'écrase sur les trois enfants.
Le souffle d'Esteban se coupa comme s'il y était.
« Alors...vous n'avez pas pu continuer. »
Il releva lentement la tête, et vit alors qu'ils pleuraient. Ils essayaient de le cacher, de ne pas montrer ce qu'ils ressentaient, mais Esteban s'imagina bien que ce n'était jamais une bonne expérience que de raconter sa propre fin. Sans savoir pourquoi, il posa sa main sur l'épaule de Saquil, et même s'il ne rencontra que de la lumière intouchable, ça eut l'air de lui faire un peu de bien.
« Je...je suis désolé. »
Saquil se força à sourire, et lui rendit son geste. Sa main était toute chaude, comme un rayon de soleil. Savoir qu'un jour elle avait été réelle, qu'elle avait appartenu à un vrai garçon lui fit tout drôle.
Il parla à Rupi, qui essuya ses larmes et continua de former des figures dans le sable. Les deux médaillons, sans aucun cou pour les porter, se dissipèrent sous sa paume en une flaque de sable; mais au bout d'un moment, ils filèrent jusque sous la main d'Esteban, et reprirent forme. Ils avaient traversé le temps pour venir jusqu'ici, comme un bâton passé depuis l'aube de l'humanité. Comme les Cités d'Or qu'ils ouvraient, ils disparaissaient pendant un temps, mais finissaient toujours par revenir.
Au moins, la question du passé était claire, désormais.
« Je comprends. », dit-il. « Je dois...je dois finir ce que tu as commencé. »
Il le regarda dans les yeux, des yeux d'or si semblables aux siens; et l'espace d'un instant, il crut voir son propre visage à la place de celui de Saquil, un visage qui lui rendait sa confusion et ses questions. Ses traits n'étaient plus les siens, mais ceux d'un enfant qui avait disparu il y a des millénaires, si loin que ses cendres pouvaient très bien être mêlées au sable qui composait ces murs; et pendant un autre instant, ils changèrent encore, et encore, comme s'ils ne devenaient plus qu'un amoncellement de visages inconnus qui changeaient au moindre tressaillement de paupière, des visages qui comme le sien avaient regardé Saquil en face et entendu son histoire il y a si longtemps; dans sa fatigue, Esteban pouvait presque les voir, assis autour d'eux, écoutant son conte silencieux comme un public de fantômes de tant d'époques et de lieux, d'autres jeunes garçons qui comme lui avaient pris le bâton en main pour le passer à leur tour. Esteban ne reprenait pas seulement la quête de Saquil, mais aussi celle de tant d'autres élus avant lui, qui tous avaient échoué à leur tâche, et qui comptaient sur lui pour l'accomplir. Leurs regards, leurs attentes étaient fixés sur lui, et le poids de cette responsabilité lui apparut soudainement des plus lourds.
Il baissa la tête, submergé par cette émotion qui faisait surface en lui, cette émotion qu'il ne voulait pas confronter, de peur de ne pas s'en montrer à la hauteur. Cela faisait près de dix mille ans que des élus venaient au monde et mouraient en essayant d'accomplir leur destinée commune, celle d'accomplir les desseins de Mu et d'essayer d'aller plus loin que les autres, de porter la lumière du flambeau qu'ils se passaient de génération en génération, de millénaire en millénaire, et qui maintenant était dans ses mains. Des mains qui lui apparurent alors étrangement humides; Esteban les porta à son visage, et il se rendit compte qu'il pleurait. Sa gorge lui fit mal, et il ne savait pas comment exprimer ce qui n'allait pas, car jamais il ne trouverait les mots pour le dire.
Mais il n'y en aurait nul besoin. Doucement, il sentit sa joue se réchauffer, et releva les yeux. Saquil le regardait avec inquiétude, comme si malgré l'océan linguistique et temporel qui les séparait, il parvenait à comprendre. Comme si certaines choses étaient universelles, si universelles qu'un enfant de l'autre côté de l'histoire pouvait les vivre lui aussi.
Lentement, il se rapprocha, et prit Esteban dans ses bras. Ce fut une sensation des plus curieuses, et pourtant des plus réconfortantes. Il le serra fort en retour, sentant une vague solidité sous la lumière informe, et s'y accrochant de toutes ses forces pour ne pas se perdre. Et il ne sut pas si c'était une illusion, mais il crut sentir d'autres bras l'entourer, et d'autres, et d'autres encore, alors que Rupi et Shima n'avaient pas bougé. Une pensée lui vint en tête, et il comprit alors que
tous ceux avant lui avaient déjà ressenti ce qu'il ressentait, et le lui montraient. Tous avaient eu ces mêmes doutes en tête, s'étaient posés ces mêmes questions, et s'étaient un jour retrouvés à sa place, ce qui fit que malgré la langue, le temps, les cultures, Esteban comprit ce qu'ils lui dirent d'une même voix.
« Tu n'es pas tout seul. »
Non, se dit-il. Il n'a jamais été seul.
Lentement, l'étreinte se dissipa, et Esteban croisa le regard de Saquil, qui lui souriait. Ce dernier porta une main à son cœur, sur son médaillon; et peu à peu, il toucha à celui d'Esteban. Il acquiesça, comprenant, et Saquil se releva, viscache dans les bras et amis au côté.
« ...merci. Merci beaucoup. »
Il se releva à son tour, et les salua à leur façon. Ils eurent un petit rire, ce qui lui fit croire qu'il s'y était mal pris, et d'une certaine façon cela réussit à détendre l'atmosphère.
«
Shin'rase, Esteban. »
« – J'y veillerai. »
Ils lui sourirent une dernière fois, leurs propres larmes séchées. Puis, la lumière se ternit, et les luminoprojections disparurent.
Laissant Esteban dans le noir.
Lorsqu'il revint à leur camp, Tao et Zia étaient réveillés, se chuchotant d'une voix inquiète. Quand ils l'entendirent arriver, ils se tournèrent vers lui, et se levèrent en hâte.
« Esteban! Mais t'étais passé où? »
« – Tu as trouvé quelque chose? »
Il hocha la tête, ne sachant pas quoi répondre. Puis il sentit l'étreinte de ses amis le serrer bien fort, pour le ramener à la réalité.
« On avait cru que tu étais tombé dans un puits de sable! T'imagines si ça avait été le cas!? »
« – Je serais redevenue l'unique porteuse de médaillon! »
Il savait que sous leur inquiétude, ils le taquinaient plus qu'autre chose. Et pour lui, c'était la preuve que les mots de Saquil étaient bel et bien réels. Il les serra à son tour contre lui, souriant malgré ses joues humides.
Il n'aurait pas à porter le flambeau tout seul. Pas avec de tels amis, présents comme passés.
Une viscache, c'est un genre de lapin d'Amérique du Sud.
[ Image Externe ]
Et parce que pourquoi pas, les élus de la première génération.

- Rupi, Saquil et Shima. -8500 avant notre ère, à Paijàn au Pérou.
Pour les chapitres suivants, on entre dans les Cités pas encore découvertes dans la série, donc faudra vous attendre à beaucoup de non-canon. Si je peux j'essayerai d'inclure des visuels, parce que les descriptions c'est pas super pour tout le monde.