MCO one-shots ou "instants volés"

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Chaltimbanque
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Chaltimbanque »

De Fureur et de Larmes ~ Texte intégral ;)

Une fois le Grand Condor mis à l’abri des regards indiscrets, les sept compagnons de voyage se mirent promptement en route vers la ville française de Dieppe, où Ambrosius se trouvait à n’en point douter en ce moment-même, ourdissant probablement quelque perfide manœuvre visant à mettre un terme définitif à leur quête. Les enjeux étaient trop importants, désormais, et l’alchimiste ne reculerait devant rien pour atteindre son ultime objectif.
Il était clair à présent qu’Ambrosius avait non seulement abusé de la confiance du Roi d’Espagne – qui avait toutefois eu la présence d’esprit de le faire surveiller - mais qu’il se moquait tout autant de son propre souverain, François 1er. Habité par une ambition dévorante qui n’avait d’égale que son orgueil démesuré, le savant Français s’apprêtait à déclencher une guerre plus meurtrière encore que toutes celles que l’Europe avait déjà pu endurer par le passé. Il lui suffisait d’attendre que les pièces soient en place sur l’échiquier qu’il avait imaginé dans les confins les plus obscurs de son brillant esprit, et la partie pourrait alors commencer. Ainsi, grâce à l’incommensurable puissance combinée du savoir contenu dans les deux pyramides de Mû, lorsque les armées françaises, espagnoles et britanniques se déchireraient sans pitié sur les champs de bataille, lui, Ambroise de Sarles, interviendrait en faveur d’un camp, puis d’un autre, jusqu’à ce que tous admettent la supériorité de son intellect et de sa domination, et cela, quel que soit le prix à payer. S’il le fallait, il changerait le ciel en mer de sang. Les foules se rangeraient à ses côtés sans broncher ; la fascination et la peur avait toujours été une puissante combinaison, et ce depuis l’Antiquité. Se débarrasser des différents monarques ne serait alors plus qu’un jeu d’enfants.
Arrivés aux abords de la ville, Esteban, Zia, Tao et les autres marquèrent un temps d’arrêt pour observer les remparts d’un œil méfiant. Le jeune Naacal fut le premier à prendre la parole.
— Ambrosius a sûrement pris des mesures pour faire surveiller les différents accès, comme à Ormuz.
— Oui. Il va falloir être sur nos gardes, renchérit Isabella. Zarès a le bras long, et une bourse suffisamment remplie pour s’être offert les services de plusieurs mercenaires.
— Tout ça ne me dit rien qui vaille, maugréa Pedro.
— P-p-pa-pareil !
— Qu’en penses-tu, Mendoza ? demanda Esteban au capitaine, qui pour l’instant était resté parfaitement coi, son visage figé en une expression indéchiffrable.
Un long moment de silence s’écoula alors qu’aucune réponse ne parvint aux oreilles du jeune Atlante. Esteban et les autres se consultèrent du regard, puis haussèrent les épaules en signe d’incompréhension commune. Hésitante, Isabella posa une main gantée sur l’avant-bras du marin pour le faire sortir de son étrange mutisme.
— Mendoza ?
— Dieppe, murmura-t-il enfin, visiblement davantage pour lui-même que pour ses compagnons de voyage. Je me demande si…
— Si quoi ?
Le capitaine tourna lentement la tête pour la regarder, comme s’il venait seulement de se rendre compte de sa présence à ses côtés. Elle haussa les sourcils d’un air inquisiteur, lui demandant silencieusement ce qui semblait le préoccuper, mais quelles que fussent ses pensées, il les chassa de son esprit – ou, tout du moins, les dissimula - avec plus de célérité qu’il ne lui en fallait pour dégainer sa lame de son fourreau.
— Peu importe. Tu as sans doute raison, Tao. Si les entrées de la ville sont surveillées par les sbires d’Ambrosius, mieux vaut nous montrer discrets.
Mendoza fit quelques pas, puis leva les yeux vers les remparts. Il les scruta attentivement d’est en ouest tandis que les autres se regroupaient derrière lui, prêts à suivre les instructions qu’il ne tarderait pas de leur donner. La brise du soir, fraîche et vivifiante, faisait flotter les pans de sa cape bleue dans la lumière déclinante du crépuscule. Lorsqu’il se retourna, il avait recouvré son flegme et sa prestance habituels. L’espace d’un instant, Isabella crut apercevoir une lueur de malice passer dans les yeux du capitaine, mais celle-ci semblât s’évanouir si vite qu’elle fut bien incapable de décider si elle l’avait imaginée ou non.
— Bon, commença Mendoza, avec toute la patience d’un stratège aguerri. Nous allons tenter de brouiller les pistes en nous séparant. Esteban et moi passerons par la porte nord. Pedro, Sancho et Tao, vous entrerez par l’ouest. Quant à vous deux, gentes dames, continua-t-il en gratifiant Laguerra et Zia d’un bref sourire, vous vous introduirez dans la ville par l’est.
— Entendu.
— Comment allons-nous faire pour vous retrouver ? s’enquit Zia.
— Rendez-vous sur le port, répondit simplement Mendoza, comme s’il s’agissait d’une évidence. D’autres questions ?
Face à l’absence de réponses, il parut pleinement satisfait.
— Parfait. Bonne chance à tous. Et soyez prudents, ajouta-t-il avec un regard appuyé en direction de Sancho et Pedro qui, d’un haussement d’épaules exagéré, firent mine de s’en offusquer.
Isabella eut un sourire en coin, parfaitement consciente du fait que les paroles du capitaine s’adressaient davantage à elle et à Zia qu’aux deux marins, même si ces derniers n’étaient pas exactement la parfaite incarnation d’une discrétion à toute épreuve. La jeune femme s’approcha de Mendoza et lui décocha un inoffensif coup de coude pour lui faire comprendre qu’elle avait reçu le message, et il lui sourit en retour.
— Bien, déclara-t-il en posant une main protectrice dans le dos d’Esteban. Allons-y, mon garçon !
Par précaution, ce dernier glissa le médaillon du soleil sous sa tunique.
Entrer dans la ville se révéla plus aisé que prévu, grâce à l’affluence des marchands et autres voyageurs venus y chercher refuge pour la nuit. S’ils furent certes questionnés à propos de leur identité, quelques pieux mensonges leur facilitèrent grandement la tâche. Mendoza fit passer Esteban pour son propre fils, expliquant aux gardes qu’il l’avait inscrit dans la célèbre école de cartographie de Dieppe, afin que celui-ci puisse apprendre les subtilités de cette science particulièrement précise auprès des plus grands maîtres actuels, tels que Pierre Desceliers ou Guillaume Le Testu.
Nul ne trouva à y redire.

De leur côté, une fois les portes de la ville franchies au prix de quelques piécettes exigées par un soldat peu scrupuleux, Pedro, Sancho et Tao se hâtèrent en direction du port, pressés de retrouver leurs amis au plus vite car les regards en biais que les gardes avaient eu à l’égard du jeune garçon ne leur inspiraient pas la moindre confiance. Pichu lui-même s’était caché sous la tunique de son maître, comme s’il avait pressenti le malaise ambiant. Les rues pavées de Dieppe résonnaient sous leurs pieds et il n’était pas toujours facile de s’y orienter. Nombre de badauds à l’aspect plus ou moins recommandable se retournèrent sur leur passage pour les dévisager. Se souvenant de l’avertissement de Mendoza, Pedro déglutit avec difficulté et força ses amis à ralentir un peu l’allure pour ne pas avoir l’air encore plus suspect qu’ils ne l’étaient déjà. Une bourrasque d’air frais s’engouffra par l’extrémité de la ruelle où ils se trouvaient, et à son contact, les deux marins sentirent un frisson parcourir leurs corps ; ils furent cependant ravis d’y humer le parfum inimitable du large. Tout sourire, Pedro eut soudain une idée.
— Dis donc, Tao, commença-t-il en posant une main sur l’épaule du garçon, tu penses que tu pourrais demander à Pichu de voler au-dessus des maisons pour qu’il nous montre le chemin ?
Le visage du Naacal s’illumina.
— Mais oui, bien sûr ! Pourquoi est-ce que je n’y ai pas pensé plus tôt ? Allez, mon Pichu, dit-il en ouvrant le col de sa longue tunique jaune, sors de là, c’est à toi de jouer ! Cherche dans quelle direction se trouve le port.
Le perroquet vert s’envola immédiatement pour s’élever de plusieurs mètres dans les airs, au-dessus des édifices environnants, d’où il pouvait facilement observer les alentours. Lorsqu’il repéra la jetée et les nombreux navires amarrés à quai, il redescendit prestement vers son maître, heureux d’avoir mené à bien sa mission.
— Par-là, Tao, par-là ! annonça-t-il de sa voix aiguë, ses plumes gonflées par l’humidité, et les trois amis s’empressèrent de le suivre alors qu’il leur ouvrait la voie, aussi enthousiaste qu'à l'accoutumée.
Aucun d’entre eux n’avait remarqué la silhouette d’un homme, tapi dans l’obscurité d’une alcôve. A leur insu, il avait observé toute la scène avec un intérêt non dissimulé. Il sortit un rouleau de papier de son manteau, le déroula avec précaution puis baissa les yeux pour relire l’avis de recherche qui y était inscrit. Il s’attarda en particulier sur les quelques lignes mentionnant un jeune garçon à la peau sombre accompagné d’un oiseau vert, ainsi que la récompense promise à quiconque fournirait des renseignements valables pour faciliter leur capture. Un sourire mauvais vint étirer ses lèvres, découvrant une dentition jaune et inégale. Satisfait de sa découverte, l’inconnu rangea de nouveau l’affiche dans les plis intérieurs de son manteau noir, fit volte-face et disparut dans le dédale des ruelles sombres de Dieppe.

A l’est, Isabella et Zia s’engouffrèrent dans la ville grâce à l’aide opportune d’un marchand de tissus. A son approche, la jeune femme lui avait poliment demandé s’il voulait bien les prendre à son bord, arguant qu’il n’était pas prudent pour elles de s’aventurer seules dans une ville qu’elles ne connaissaient pas, et encore moins à la tombée de la nuit. Elle détestait avoir recours à ce genre de stratagèmes qui lui donnaient l’impression d’être l’une de ces demoiselles précieuses et ridicules, incapables de se défendre elles-mêmes, et dont minauderies, rumeurs, ragots et autres racolages étaient les passe-temps favoris. Étant donné les circonstances, toutefois, mieux valait jouer la carte de la prudence. L’homme, âgé d’une bonne cinquante d’années et pourvu d’une barbe grisonnante, avait accepté à condition d’être rétribué pour ses bons et loyaux services. Isabella avait alors porté la main à la bourse de cuir attachée à sa ceinture de manière à en faire tinter le contenu de manière significative ; parvenue aux oreilles ravies du marchand, la douce, séduisante et prometteuse mélodie de quelque monnaie sonnante et trébuchante avait achevé de le convaincre. Il ne posa pas davantage de questions et accepta de les conduire jusqu’au port.
— C’est une chance que nous ayons de quoi payer, chuchota Zia d’un air espiègle alors que les cahots des pavés la faisaient légèrement bondir par à-coups irréguliers. Elle adressa un clin d’œil complice à Isabella, qui lui sourit, amusée.
Lors de leur dernière escarmouche avec Zarès, la fille du Docteur avait profité de la confusion générale pour dérober à l’alchimiste un sac de toile rempli de pièces d’orichalque, songeant que cela pourrait toujours servir. Elle se félicita une nouvelle fois de sa présence d’esprit. De retour à bord du Condor, Mendoza avait estimé plus sage de répartir le butin en plusieurs parts pour éviter d’en perdre l’intégralité si jamais celui-ci venait à leur être dérobé.
— C’est vrai. Et le fait que ce soit aux frais d’Ambrosius n’est pas pour me déplaire…
— Croyez-vous que les autres s’en soient sortis aussi facilement ?
Le visage de la jeune femme s’assombrit momentanément à ces mots, mais elle reprit très vite contenance, refusant de céder à toute forme de peur infondée.
— Je n’en ai aucune idée, admit-elle honnêtement, mais nous n’avons pas d’autre choix que de leur faire confiance. De toute façon, conclut-elle en pointant du doigt le nid de pie perché au sommet du plus haut mât d’un navire dont on ne distinguait pas encore la coque, nous serons bientôt fixées.
Quelques instants plus tard, arrivée sur les quais du port de Dieppe où un léger linceul de brume commençait à se lever, la charrette s’arrêta en grinçant. Observant les alentours avec attention et n’y décelant rien de suspect, Isabella ne broncha pas lorsque le marchand réclama son dû. Elle enjamba le rebord du véhicule de bois pour bondir à terre et fit descendre Zia avant de se retourner vers leur allié inattendu, qui la regardait d’un air insistant, le bras tendu, paume tournée vers le ciel. Après avoir défait le cordon de sa bourse, elle en sortit plusieurs pièces dont le métal doré luisait faiblement à la lueur de la lune, puis les tendit au marchand.
— Voici pour vous, messire. Trois pièces d’or en guise de paiement pour votre aide, et deux de plus pour que vous oubliiez jusqu’au souvenir de notre présence.
— Ravi de constater que nous parlons le même langage, rétorqua-t-il en les empochant prestement. Si vous et la jeune demoiselle restez quelques jours à Dieppe, je vous conseille l’auberge de L’Alcyon Bleu. Elle se trouve un peu plus loin à l’ouest, mais vous ne pouvez pas la manquer. On y joue de la musique jusque tard dans la nuit, les lits sont confortables et la nourriture y est très bonne. Vous y serez en sécurité.
— Merci du conseil.
Il se contenta d’acquiescer en silence, puis fit faire demi-tour au cheval fourbu qui tirait sa charrette. Le véhicule disparut bientôt dans l’ombre, au son à la fois régulier et réconfortant des sabots de l’animal qui résonnaient sur les pavés des ruelles de manière de plus en plus distante, jusqu’à s’évanouir complètement.
— Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Zia, alors qu’elle avisait du regard le ballet incessant des mouettes aux abords des navires.
— Rien. Nous attendons Mendoza et les autres.
— Inutile, résonna une autre voix, plusieurs mètres derrière elles. Nous sommes déjà là.
Toutes deux se retournèrent, surprises, pour constater que Mendoza et Esteban s’approchaient d’elles en souriant.
— Zia ! s’écria le jeune garçon, avant de se mettre à courir vers son amie.
— Esteban !
Les enfants se ruèrent l’un vers l’autre jusqu’à entrer en collision et s’enlacer en riant, ravis de se retrouver, sous l’œil amusé des deux adultes, qui échangèrent un regard entendu. Isabella, quant à elle, s’approcha de son compagnon et le laissa la prendre dans ses bras un court instant avant de relever la tête et de joindre leurs lèvres pour un bref mais tendre baiser.
— Tout s’est bien passé ? s’enquit-il ensuite, à présent rassuré de les savoir auprès de lui.
— Rien à signaler, capitaine. En doutiez-vous ? le taquina-t-elle, sans méchanceté.
— Et Pedro, Sancho et Tao ? demanda Esteban, comme s’il venait de se souvenir que la troupe n’était pas encore au complet. Vous les avez vus ?
— Si c’était le cas, ils seraient avec nous.
— J’espère qu’il ne leur est rien arrivé, murmura Zia d’une voix où perçait clairement son inquiétude quant au sort de leurs amis.

Comme pour répondre à sa prière, la voix de Pichu résonna dans les airs, et tous firent volte-face pour regarder dans la direction d’où venaient les sons produits par le perroquet. Un instant s’écoula, puis ce dernier apparut, volant à tire d’ailes et criant joyeusement les noms respectifs de tous ses amis, talonné de près par deux marins à bout de souffle et un Naacal dont les jambes ne semblaient plus vouloir le porter. Mendoza, Isabella, Esteban et Zia se mirent à rire à gorge déployée, puis saluèrent Pichu à leur tour, en le félicitant pour son bon travail. Haletants et trempés de sueur, Pedro et Sancho faillirent s’effondrer à leurs pieds lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, la respiration coupée par la course qu’ils venaient de mener.
Les retrouvailles terminées, il fut temps de décider de la marche à suivre pour la suite des évènements. Mendoza voulait profiter de l’obscurité pour se rapprocher d’Ambrosius, qui se trouvait sans doute dans les parages. Toutefois, lorsque certains estomacs décidèrent de faire entendre leurs voix par d’insistants gargouillements, Isabella suggéra de passer la nuit à L’Alcyon Bleu, l’auberge que le marchand lui avait conseillée. Sa proposition fut immédiatement accueillie par autant de soupirs de soulagement que de hochements de tête enthousiastes, et Mendoza dut se rendre à l’évidence ; il ne tirerait rien de plus de ses hommes cette nuit. Aussi finit-il par donner son assentiment.
À peine étaient-ils arrivés à destination qu’ils furent saisis par l’atmosphère qui régnait au sein de l’établissement. Du plafond pendaient d’imposants lustres en fer forgé, sur chacun desquels étaient disposés six cierges, octroyant à toute la pièce une ambiance chaleureuse. Les tables étaient quasiment toutes bondées, et dans un coin de la pièce, un groupe de musiciens enchaînaient furieusement gigues et autres chants de marins pour le grand plaisir des convives, dont les esprits et le cœur étaient plus ou moins éméchés. Quatre serveurs couraient en tous sens, croulant sous les commandes toujours plus nombreuses des clients de l’auberge, distribuant chopes de bière et plats du soir à tour de bras. Des cuisines, situées à l’arrière de la salle, parvenait un fumet divin, témoin fiable de la qualité de la nourriture qu’on y préparait. Tous les sens en éveil, les sept amis se dirigèrent vers le comptoir et demandèrent une table et des chambres au propriétaire de l’établissement, un homme de taille moyenne à l’embonpoint proéminent. L’espace d’un court moment, celui-ci sembla hésiter et les dévisagea comme s’il venait de voir des fantômes surgis de nulle part. L’instant d’après, il leur sourit d’un air courtois et poli, puis s’empressa d’accéder à leur demande. Il leur désigna une table libre à l’arrière de la salle principale, puis vociféra des consignes sans appel aux personnes travaillant aux cuisines, ordonnant qu’on leur apporte à manger et à boire sans plus tarder.
Pedro et Sancho, au comble de l’allégresse, se précipitèrent à la table que l’aubergiste leur avait désignée, suivis par les trois enfants. Mendoza ne bougea pas d’un pouce. Les sourcils froncés, il sentit les muscles de ses épaules et de son cou se tendre. Quelque chose dans l’attitude du propriétaire de L’Alcyon Bleu ne lui plaisait pas. Isabella remarqua tout de suite le changement qui s’opérait chez son compagnon, et, à voix basse, s’empressa de le questionner.
— Que se passe-t-il ?
— Je n’en sais rien, mais je n’aime pas ça. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, ici…
— Alors, tâchons d’ouvrir l’œil. Mais allons tout de même manger un morceau d’abord. Je meurs de faim, lui confia-t-elle en lui prenant la main, pas toi ?
— Si, concéda-t-il en se laissant entraîner vers l’endroit où leurs amis étaient attablés.
C’est alors qu’il prit conscience du nombre de regards dardés sur eux ainsi que des chuchotements qui accompagnaient leur passage, tels des chiens affamés sur la piste d’un quelconque gibier. Plus méfiant que jamais, il balaya la salle du regard, jusqu’à ce que ses yeux soient attirés par un homme affublé d’un long manteau noir. L’inconnu eut un rictus de satisfaction qui dévoila une dentition en piteux état, et d’un léger mouvement de la tête, il désigna au capitaine quelque chose sur le mur. Mendoza remarqua alors un détail qu’il n’avait pas vu auparavant : une affiche, placardée à différents endroits sur les murs de l’auberge. Un mauvais pressentiment lui intima d’aller voir de quoi il s’agissait. Lorsque que ce fut fait, le marin écarquilla les yeux de stupeur. Soudain, l’attitude de l’aubergiste prenait tout son sens. Mendoza regarda de nouveau l’homme au manteau noir, qui fit mine de boire à sa santé.
— Espèce de misérable !! tonitrua-t-il à son encontre, alors que toutes les personnes présentes dans la salle se retournèrent pour observer la scène.
Les amis du marin demeurèrent interdits, ne comprenant pas ce qu’il se passait, ce qui eut le don de l’exaspérer encore davantage. Il brandit l’affiche à leur intention avant de la déchirer d’un geste rageur.
— Un avis de recherche ! Il faut partir d’ici ! DÉPÊCHEZ-VOUS !!!
Aussitôt, tout s’accéléra. Des clients tentèrent de leur barrer la route, tandis que d’autres s’étaient précipités hors de L’Alcyon Bleu pour appeler la garde. Pedro, Sancho et les enfants se servirent de leur table comme d’un bélier pour repousser leurs assaillants, tandis que Mendoza et Isabella usaient non seulement de leurs épées mais également de tout ce qui pouvait se trouver à leur portée pour neutraliser tous ceux qui osaient se mettre en travers de leur chemin. Cruches, couverts, tabourets et autres objets se mirent à voler dans tous les sens, jusqu’à ce que les sept compagnons de voyage se retrouvent face à la sortie de l’auberge, bloquée par son propriétaire qui se tenait dans l’embrasure de la porte, usant de son corps comme d’un barrage. Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence surréaliste. Mendoza toisa l’aubergiste d’un œil sévère avant de lui asséner un magistral coup de poing qui le fit tomber à la renverse, plusieurs mètres plus loin.
Ils se précipitèrent à l’extérieur, enivrés par l’urgence et le sentiment de liberté que l’air frais leur procura. Cette impression de délivrance fut toutefois de courte durée, et ils durent encore accélérer la cadence lorsqu’ils se rendirent compte que les gardes de la ville s’étaient lancés à leurs trousses.

Alertés par le bruit ambiant et les ordres vociférés par les soldats en contrebas, quelques habitants curieux se penchèrent à leurs fenêtres pour observer la folle course-poursuite qui prenait place sous leurs yeux ébahis. Pour ne rien arranger, d’imposants nuages s’étaient entre-temps amoncelés dans le ciel sombre, et le son encore lointain d’un coup de tonnerre résonna sourdement sur le port. Le bois des navires amarrés à quai sembla gémir en réponse à la promesse menaçante de cet orage imminent. Sans ralentir mais peinant à suivre ses compagnons de route, Sancho jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour constater qu’une poignée de gardes particulièrement têtus les talonnaient à présent de très près. Il ne remarqua pas la façon dont ses amis avaient brusquement freiné, et vint percuter Pedro de plein fouet, le projetant à terre. Tous deux s’étalèrent au sol de tout leur long, et leurs amis en auraient probablement ri si la situation dans laquelle ils se trouvaient avait été différente. Face à eux, cinq autres soldats leur barraient la route ; ils dégainèrent leurs épées comme un seul homme, à l’unisson – une manœuvre théâtrale destinée à intimider leurs adversaires – puis sommèrent les étrangers de se rendre sans faire davantage d’histoires. Pendant ce temps, leurs pairs se rapprochaient inexorablement, et à grande vitesse. Esteban le remarqua rapidement, puis comprit la manœuvre engagée par leurs poursuivants.
— Mendoza, ils vont nous encercler !
— Par la malepeste ! maugréa le capitaine avec mauvaise humeur. Il ne manquait plus que ça !
Observant prestement les alentours, il remarqua une ruelle sombre sur leur gauche d’où ne semblait venir personne, et par laquelle les enfants pourraient sans doute s’enfuir à condition, toutefois, de leur faire gagner du temps. D’un geste assuré, il empoigna la fusée filigranée de son épée, que sa main connaissait par-cœur du pommeau à la garde, puis sortit la lame de son fourreau plus rapidement qu’il n’en fallait pour le dire. Usant d’un ton qui ne souffrait aucune discussion, il exhorta ses amis à fuir sans plus attendre.
— Mais…commença Esteban, qui ne voulait pas de nouveau se séparer de l’homme qu’il considérait depuis longtemps déjà comme un second père.
— Ne t’en fais pas pour moi, mon garçon, je vous rejoindrai plus tard.
— Tu veux dire que nous les rejoindrons plus tard, corrigea Isabella, alors qu’elle armait son propre bras de sa rapière. Tu ne pourras pas tous les vaincre tout seul, Mendoza. Je reste avec toi, que tu le veuilles ou non.
Il lui sourit, aussi peu surpris par la décision de sa compagne que par sa volonté à en découdre avec les soldats français, et ne chercha même pas à la contredire : c’était une cause perdue d’avance.
— Très bien. Allez, vous autres, poursuivit-il à l’intention de ses deux marins et des enfants, dépêchez-vous de filer ! Pedro, Sancho, je vous confie les enfants. Faites en sorte qu’il ne leur arrive rien.
— Com-com-compris, Mendoza !
Tous les cinq se ruèrent à grandes enjambées dans la ruelle que leur avait indiquée le capitaine, puis disparurent rapidement, comme engloutis par l’obscurité. Au-dessus de la ville, un éclair déchira les nuages. Le tonnerre gronda de nouveau, de manière de plus en plus insistante. Du ciel tombèrent les premières gouttes de pluie qui, lorsqu’elles vinrent côtoyer le métal froid des épées levées en une éphémère caresse, en firent ruisseler les lames.
Pas moins d’une douzaine de soldats entouraient à présent Mendoza et Laguerra, qui s’étaient mis dos-à-dos de manière à pouvoir surveiller tous les angles d’attaque possibles. Les Français, sûrs de leur victoire, ricanaient ouvertement, non sans un certain mépris.
— Douze contre deux, commenta Isabella avec sarcasme. Je vois que la légendaire galanterie française n’est vraiment plus ce qu’elle était.
— Allons, ne soyez pas stupides ! déclara l’un des soldats, dont l’uniforme était plus complexe que celui des autres. Vous êtes encerclés. Rendez-vous, et nous n’aurons nul besoin de recourir à l’usage de la force. Ce serait particulièrement regrettable en ce qui vous concerne, ajouta-t-il à l’intention de Laguerra. Je m’en voudrais d’abîmer une aussi jolie poitrine.
La façon dont il lorgna le corps de la jeune femme n’échappa à aucun des deux Espagnols ; Mendoza s’efforça de rester calme malgré le brusque accès de jalousie qui fit bouillir son sang dans ses veines et Isabella, offensée, mourait d’envie de passer la pointe de sa rapière à travers la gorge du Français. L’homme était de haute stature – au moins aussi grand que Mendoza – et il était facile de deviner à son allure imposante qu’il était le meneur de la garde. Ses cheveux blonds et courts complimentaient des yeux verts brillants d’audace qui éclairaient un visage marqué par une puissante mâchoire, elle-même soulignée par une barbe de trois jours. Assurément bel homme, il dégageait une prestance qui aurait pu être remarquable si elle n’avait été teintée d’une arrogance malsaine.
— Quel dommage que la réciproque ne soit pas vraie, répliqua la fille du Docteur, tout en effectuant le bref salut réglementaire précédant tout duel. En garde !
— Vous l’aurez voulu. Saisissez-vous d’eux !! ordonna le Français à ses hommes, qui s’empressèrent de s’exécuter.

Sous une pluie de plus en plus forte, Mendoza et Isabella s’élancèrent vers leurs assaillants respectifs et la danse des épées commença. Les premiers soldats furent rapidement dépassés par le niveau d’escrime des deux étrangers, mais les suivants se révélèrent plus coriaces que leurs congénères. Mendoza intensifia le rythme du duel avec une série de coups d’estoc et de taille aussi rapide qu’effrayante pour tout spectateur qui serait passé par-là. De son côté, Isabella prenait un malin plaisir à narguer les deux soldats restants qui, ayant vu leurs confrères se faire battre ou assommer par une femme - humiliation suprême – se ruèrent sur elle sans prendre le temps de la réflexion. Elle recula, fit un croche-pied bien placé au premier des deux hommes qui, déstabilisé, s’effondra ; sa tête vint heurter le sol de manière suffisamment violente pour le mettre hors d’état de nuire. Face à l’attaque de son comparse, elle feinta, se décala sur la gauche, para un coup d’estoc avant de revenir dans l’axe pour feinter, encore et encore. D’un coup, elle vit l’ouverture qu’elle attendait et frappa de toutes ses forces. La seconde suivante, elle s’accroupit avec légèreté pour éviter la riposte potentiellement mortelle qu’elle avait parfaitement anticipée, puis lança vers le haut un terrible coup à deux mains. Le soldat eut la surprise de se retrouver par terre sur le dos, le cœur dans la bouche et la dangereuse pointe d’une rapière parfaitement aiguisée posée sur la gorge. Il leva les mains en signe de reddition, mais cela n’empêcha pas Isabella de lui asséner un redoutable coup de pied à l’entrejambe qui le fit hurler de douleur avant qu’il ne se recroqueville sur lui-même, sa voix perdue dans d’interminables gémissements.
Dans le même temps, à coups successifs d’esquives rondement menées et de bottes d’escrime sophistiquées, Mendoza s’était débarrassé de la plupart de ses propres adversaires, et entamé le combat contre le dernier d’entre eux. Leur chef, qui était resté à l’écart pour observer la scène, sentit une rage sourde monter en lui : outré par l’échec cuisant de ses hommes, il se saisit le plus discrètement possible du poignard qu’il portait à son côté droit, et visa avec précaution le cou du marin Espagnol, entendant mettre un terme définitif à l’affront éhonté que cet étranger lui faisait subir. Comme au ralenti, Isabella vit le Français s’apprêter à lancer son arme et comprit instantanément ce qu’il avait en tête ; envahie par un brusque sentiment de panique et la volonté de protéger Mendoza de ce coup perfide, elle empoigna son fouet et fit claquer la longue lanière de cuir jusqu’à ce que cette dernière vienne s’enrouler, tel un serpent, autour de l’avant-bras du chef de la garde. Elle tira de toute ses forces en arrière pour dévier la trajectoire du projectile, mais il était trop tard : le poignard pourfendait déjà l'épais rideau de pluie pour accomplir sa funeste mission.
NON ! hurla-t-elle. MENDOZA !
A l’instant précis où le son de sa voix parvint à ses oreilles, le capitaine réagit de manière instinctive. Sans chercher à comprendre ce qu’il se passait, car il avait réalisé que l’urgence de la situation ne le permettait pas, il se baissa en avant et perçut le sifflement si particulier d’une lame qui passait au-dessus de sa tête juste avant que celle-ci ne vienne s’enfoncer dans la gorge de son adversaire qui, les yeux arrondis de stupeur, s’écroula instantanément en produisant d’immondes gargouillis. Réprimant une grimace à l’idée qu’il avait failli subir le même sort, et alors que le corps du soldat tremblait encore de manière incontrôlée, Mendoza se rendit subitement compte qu’il avait accordé une confiance littéralement aveugle à Isabella, chose que bien peu de personnes avant elle n’avaient réussi à obtenir de sa part. Il se promit aussitôt de la remercier en bonne et due forme pour lui avoir sauvé la vie, puis se retourna vers celui qui avait tenté de le supprimer en traître et dont le bras droit était toujours paralysé par le fouet de la jeune femme.
— Libère-le, réclama-t-il d’un ton grave. Que je voie ce dont il est capable en combat loyal.
Laguerra obéit puis recula de quelques pas, mais non sans avoir auparavant resserré la morsure du fouet en guise d’avertissement. Réessayez un coup pareil, et je vous le ferai payer, lui avait-elle fait comprendre sans prononcer un seul mot. Une lueur meurtrière passa dans les yeux du Français, et Mendoza n’en fut que plus confiant ; au combat, seuls comptent l’entraînement et l’intuition, jamais l’émotion. La colère ne marche qu’une seule fois. Cela, il ne s’en souvenait que trop bien, pour en avoir fait l’amère expérience, bien des années plus tôt. Il savait que lorsque se succèdent les vagues d’assaut, il faut garder la tête froide pour survivre.
Les deux hommes portèrent leurs épées respectives à leurs lèvres avant d’apposer les lames l’une contre l’autre dans un crissement métallique assourdi par la résonance d’un coup de tonnerre particulièrement puissant. Ils se scrutèrent en silence, et se mirent à tourner lentement l’un autour de l’autre. Le Français, moins fatigué que son adversaire puisqu’il n’avait jusque-là pas pris part aux duels, décida de ne pas laisser s’éterniser ces préliminaires et passa à l’attaque, un sourire narquois sur ses lèvres. Vite et fort !
Mendoza, lui, demeura parfaitement impassible, son visage figé en un masque de concentration intense alors qu’il s’évertuait à parer coup sur coup, attendant patiemment une ouverture. Tous deux se mouvaient avec tant de grâce qu’ils donnaient l’impression d’effectuer un ballet et Isabella scrutait d’un œil appréciatif les arabesques décrites par les épées ainsi que les mouvements de leurs propriétaires. Le Français se déplaçait de manière flamboyante, décrivant de larges arcs de cercle pour effectuer des coups amples et puissants, très demandeurs en énergie. En bretteur émérite, Mendoza perçut le piège que son adversaire lui tendait en l’invitant à s’engouffrer dans les brèches laissées béantes. Il ne céda pas à la tentation, puis esquiva d’un bond un coup porté à hauteur de ses jambes. Avant d’avoir de nouveau touché le sol, il effectua une volte sur lui-même pour parer une nouvelle attaque, puis, dans la seconde suivante, une volte inverse pour en bloquer une troisième. Tout aussi abasourdi qu’enragé par la dextérité du marin, le soldat hésita l’espace d’une seconde, et Mendoza s’autorisa un sourire avant de contre-attaquer. Lorsque les deux lames s’étaient entrechoquées au point de faire jaillir des étincelles, il avait senti le poignet du Français se raidir et son souffle s’accélérer : l’équilibre de la balance était rompu, et elle penchait désormais en sa faveur. Usant d’un style moins éclatant qu’à son habitude, il avait laissé le soldat s’épuiser pour pouvoir prendre l’ascendant sur ce dernier. Il accentua encore sa pression par une attaque glissée en ligne, puis feinta à droite pour parer la riposte qui, fatalement, vint s’abattre exactement comme il s’y attendait. Entraîné par sa colère et sa frustration, le Français devenait plus maladroit, moins précis, et Mendoza semblait s’en amuser. Sur chacun des coups, l’homme blond aux yeux verts cherchait une ouverture qui lui permettrait de reprendre l’avantage, mais le marin se défendait avec une souplesse qui ne lui cédait en rien. Soudain, le soldat s’élança dans une vaste demi-volte, exagérant délibérément l’amplitude de son geste pour découvrir son flanc. La tentation était quasiment irrésistible – c’eût été tellement facile – et Mendoza faillit y céder lorsque les sages enseignements du maître d’armes de son enfance, Ramón Aguilar, firent brusquement écho dans sa tête. Lorsque la tentation est trop grande, tiens-toi tranquille, car elle serait ta perte, lui avait-il sans cesse répété. Aussi se força-t-il à suivre le déplacement, déclinant la sournoise invitation et surprenant même son adversaire avec un coup surpuissant en direction de ses pieds, le contraignant à bondir en arrière. Furieux, ce dernier riposta en martelant la lame de l’Espagnol, et ce fut en l’espace de cette fraction de seconde que Mendoza entrevit la possibilité de tenter la manœuvre la plus audacieuse que Ramón lui ait jamais apprise. Une botte particulièrement difficile, faite d’une série de coups aux effets redoutables, et dont il ne se servait qu’en dernier recours.
Aguilar avait appelé cette botte « La Muerte Turbia », la Mort Trouble, car son objectif était de plonger l’adversaire dans un état de profonde confusion avant de lui porter le coup de grâce.
D’un geste vif, Mendoza fit passer son épée de sa main droite à sa main gauche. Désorienté, le soldat marqua une pause ; le capitaine frappa immédiatement. Le Français parvint à parer l’attaque au dernier moment, mais son élan l’emporta de l’autre côté. Mendoza refit passer sa lame dans sa main droite et frappa de nouveau avant de répéter la manœuvre, encore et encore, de plus en plus vite. Isabella elle-même en eut le souffle coupé d’admiration. Subitement, le Français ne pouvait plus rien faire que de s’éloigner de cet ouragan de coups qui venaient sur lui de tous côtés sans que jamais il ne sache d’où. Enfin, Mendoza frappa violemment sur le plat de la lame du soldat, qui réussit miraculeusement à parer le coup mais qui, sous la force brute de cette attaque, laissa tomber son épée au sol. Complètement incrédule, rendu immobile par la soudaine réalisation qu’il avait été vaincu, il ne vit même pas le poing du marin partir en arrière avant qu’il ne vienne percuter sa mâchoire, l’envoyant rouler de tout son poids sur les pavés du port, inconscient.
Pendant un instant, sous la pluie battante, Mendoza observa le corps du Français sans bouger. Haletant, il se retourna vers Isabella, qui s’était mise à courir vers lui pour se jeter dans ses bras et l’embrasser. Il tituba légèrement en arrière sous la force de la collision.
— C’était fabuleux ! s’exclama-t-elle en passant ses doigts dans les cheveux trempés de Mendoza, puis le long de sa mâchoire. Je n’avais jamais vu une botte pareille ! Il faut absolument que tu me l’apprennes !
Il se mit à rire malgré lui, ses nerfs se relâchant d’un coup, en même temps que la poussée d’adrénaline qui lui avait permis d’exécuter la Muerte Turbia. L’enthousiasme de sa compagne était plus contagieux et plus attrayant qu’il ne voulait l’admettre à voix haute.
— Dans ce cas, tu vas devoir m’enseigner l’esquive de ton père en retour.
— C’est un prix élevé que vous me demandez-là, capitaine Mendoza, mais c’est d’accord. Marché conclu !
Sans se départir de son sourire mais tout en recouvrant son sérieux, le marin se dégagea à contrecœur de l’étreinte de la jeune femme pour prendre sa main et l’entraîner à sa suite dans la ruelle par laquelle leurs amis s’étaient enfuis. Il s’agissait maintenant de les retrouver au plus vite.

Après avoir laissé Mendoza et Laguerra seuls face aux soldats Français, Pedro, Sancho et les trois enfants s’étaient rués à toute vitesse dans le sombre dédale des rues de Dieppe. Manquant de se faire repérer à plusieurs reprises par les gardes déployés dans toute la ville, ils n’avaient eu d’autre choix que de bifurquer à de nombreuses reprises, tant et si bien qu’ils n’avaient à présent plus la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Trempés jusqu’aux os, ils approchaient l’angle de la dernière ruelle dans laquelle ils s’étaient engagés lorsque parvint à leurs oreilles la voix courroucée d’un énième capitaine, menaçant ses hommes de les priver de leur prochaine solde s’ils ne rattrapaient pas les fugitifs. Ils stoppèrent brusquement leur course, puis se consultèrent du regard avant de faire demi-tour et de repartir à toutes jambes dans la direction opposée, le sang battant à leurs tempes. Ils ne purent cependant parcourir qu’une vingtaine de mètres avant qu’une nouvelle poignée de la garnison dieppoise n’apparaisse au loin. Freinant aussitôt des quatre fers, ils faillirent se faire tomber les uns les autres, une douloureuse sensation de brûlure vissée à leurs poitrines.
— C’est pas vrai ! s’écria Pedro. Où on va pouvoir aller, maintenant ?!
A peine avait-il posé cette question rhétorique qu’un murmure, à peine audible parmi les coups de tonnerre et le clapotis incessant des gouttes de pluie, se fit entendre sur leur gauche.
— Psst, étrangers ! Par ici !
Les cinq amis se retournèrent dans la direction d’où venait la voix, les yeux plissés pour tenter d’y voir plus clair à travers la forte pluie. Ils ne distinguèrent cependant rien d’autre qu’une forme masculine sombre, enveloppée d’un long manteau noir, plaquée contre le mur d’une maison. La voix insista, pressante.
— Si vous n’voulez pas vous faire prendre par les gardes, suivez-moi !
Esteban ne comptait pas se le faire dire deux fois, et s’apprêtait à obéir lorsque Sancho le retint par l’épaule.
— Att-attends, Esteban ! On ne sait p-p-pas qui c’est !
— Sancho a raison ! approuva Zia. C’est peut-être un piège !
— Peut-être, concéda Tao, mais les gardes se rapprochent et si on reste là, on se fera capturer de toute manière ! Moi, je suis d’accord avec Esteban, on y va !
Pedro, Sancho et Zia n’eurent même pas le temps de protester que les deux garçons s’étaient déjà lancés à la suite de l’inconnu. Tout en maudissant leur sort et l’impétuosité des enfants, ils se précipitèrent à leur tour dans l’étroit passage qui leur avait été indiqué. Un peu plus loin, un escalier s’enfonçait vers les tréfonds de Dieppe, et ils en dévalèrent les marches ruisselantes quatre à quatre, manquant de trébucher à plusieurs reprises. Dans le ciel, l’orage avait redoublé d’intensité et de violence. De véritables trombes d’eau glacée se déversaient à présent sur la ville portuaire, entraînées par les puissantes bourrasques venues du large. L’immense majorité des habitants s’étaient donc réfugiés – et à bon escient - dans leurs demeures, peu enclins à supporter les désagréments d’une averse aussi violente.
Arrivés au bas de l’interminable escalier, les cinq amis débouchèrent sur une cour circulaire de taille moyenne, complètement fermée, et dont ils ne pouvaient partir qu’en rebroussant chemin. L’homme au manteau noir qu’ils avaient suivi n’était, quant à lui, plus visible nulle part.
— C’est un cul-de-sac ! s’écrièrent les trois enfants en même temps.
— J’ai un mauvais pressentiment, gémit Pedro, peu à son aise dans cet environnement inconnu.
— Dommage que vous n’l’ayez pas eu plus tôt…
Après un vif sursaut, les deux marins et les enfants firent volte-face pour constater que leur mystérieux guide, qui s’était soigneusement dissimulé dans l’ombre, n’était plus seul. A sa droite comme à sa gauche, deux autres hommes se tenaient debout. Ils se mirent à rire d’un air mauvais tout en se frottant les mains ou en faisant craquer les os de leurs phalanges. Leurs vêtements, dépareillés par endroits, ainsi que les nombreuses cicatrices dont leurs visages étaient recouverts témoignaient d’une vie dure et peu recommandable.
— Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous nous voulez ?!? demanda Esteban, plein d’aplomb.
L’homme sourit, dévoilant ses dents jaunes mal entretenues, et les cinq compagnons de voyage reconnurent tout d’un coup l’individu contre lequel Mendoza s’était emporté à l’auberge de L’Alcyon Bleu.
— Mon nom ne vous r’garde pas, et on n’veut rien d’autre qu’la récompense promise pour vot’ capture. C’est pas contre vous. Si vous n’me créez pas d’histoires, j’vous promets qu’mes amis ici présents ne vous f’ront pas d’mal. On s’content’ra simplement d’vous « escorter » jusqu’aux quartiers d’la garnison.
— Ben voyons ! Et vous croyez qu’on va se laisser faire bien gentiment ? railla Pedro, avec un courage qui lui venait d’il ne savait où. Allez, les enfants, on s’en va !
Esteban, Tao et Zia, sidérés par le comportement inhabituel du marin, l’observèrent avec des yeux ronds alors que lui et Sancho fonçaient vers les brigands qui leur barraient l’accès à l’escalier par lequel ils étaient arrivés dans cette maudite cour. En leur for intérieur, les seconds du capitaine Espagnol étaient tout sauf rassurés, mais ils avaient conscience qu’il fallait au moins essayer de partir. Mendoza leur avait confié les enfants, et ils ne voulaient pas le décevoir. De toute façon, ils n’avaient plus grand-chose à perdre. L’homme au manteau noir claqua des doigts, et ses acolytes se postèrent immédiatement de part et d’autre des marins pour se saisir d’eux sans ménagement et leur asséner des coups de poings si puissants qu’ils en émirent des râles de douleur et perdirent presque instantanément connaissance.
Affolés, les enfants crièrent à pleins poumons.
Pendant que deux des brutes qui s’en étaient pris à Sancho et Pedro s’occupaient de ligoter les corps inertes des marins, leurs comparses s’approchèrent des trois enfants d’un pas lent et menaçant. Esteban et Tao eurent beau se débattre, ils furent rapidement maîtrisés, ne faisant pas le poids face à leurs antagonistes. Zia recula jusqu’à se retrouver acculée contre l’un des murs de la cour tandis que l’homme au manteau noir s’avançait vers elle. Lorsqu’il fut suffisamment proche, il remarqua le médaillon du soleil qu’elle portait autour de son cou. Mû par sa convoitise, il le lui arracha brutalement, se moquant éperdument de la brûlure infligée au passage par le cordon de cuir.
— Non ! Rendez-le-moi !
Il l’ignora, puis se saisit de l’avant-bras de la jeune fille, enfonçant dans sa peau ses ongles sales. Zia cria une fois encore avant de sentir sa voix s’étrangler dans sa gorge lorsqu’elle comprit que l’homme en noir, agacé par la résistance qu’elle lui opposait, s’apprêtait à la frapper pour la faire taire. Tout son corps se raidit. Le cœur battant à tout rompre, elle ferma les yeux, serra les dents, puis attendit le coup qui allait lui être infligé.
Il ne vint jamais.
En lieu et place de cela, la jeune Inca entendit une détonation se répercuter dans toute la cour, suivie d’un puissant cri de douleur. L’homme en noir relâcha sa prise sur son bras. Vint ensuite le son caractéristique d’un fouet que l’on faisait claquer, puis le hurlement de rage que poussa une voix grave et familière en montant à l’assaut.
Zia comprit immédiatement ce qui l’avait sauvée, et rouvrit les yeux pour constater la vitesse avec laquelle Mendoza et Isabella avaient fondu sur les brigands, tels des rapaces sur leurs proies. Leurs épées virevoltaient en tous sens, frappant leurs adversaires avec une précision méticuleuse. Deux d’entre eux avaient d’ores et déjà été mis hors d’état de nuire. A côté d’elle, l’homme en noir était courbé en deux, expirant aussi fort qu’un bœuf à l’agonie. Zia remarqua alors qu’il serrait sa main droite de toutes ses forces, essayant – sans succès - de freiner le flot écarlate qui se déversait de l’endroit où la balle crachée par le pistolet de Laguerra avait pénétré, puis percé, la chair. La jeune fille profita de l’occasion pour récupérer son médaillon, puis rejoignit Esteban et Tao à quelques mètres de là. Usant de sa dague, Esteban s’affairait à trancher les liens qui retenaient Pedro et Sancho, pendant que le Naacal, aidé de Pichu, s’occupait de les réveiller.

Absorbés par les duels qu’ils menaient tambour battant, Mendoza et Isabella ne remarquèrent pas immédiatement la manière dont l’homme au manteau noir tentait de s’éclipser le plus discrètement possible en longeant les murs de la cour.
S’en prendre à des enfants !! Bande de lâches !!! fulmina le capitaine Espagnol alors qu’il venait d’esquiver un coup de poignard particulièrement dangereux et bien placé.
Tout en se redressant, il s’écarta sur le côté pour laisser son adversaire basculer vers l’avant, entraîné par son propre poids. Sentant la présence d’Isabella derrière lui, il se retourna prestement pour se saisir du pistolet de la jeune femme. D’un bref moulinet du poignet, il fit tourner l’arme à feu en l’air pour la saisir par le canon et se servir de la crosse comme d’une massue. Le coup qu’il porta alors sur la nuque de son antagoniste ne laissa aucune chance à ce dernier. Il s’écroula aux pieds du marin, hors de combat. Dans le même laps de temps, Isabella avait bondi en arrière pour échapper à l’impressionnant coup de taille que son opposant avait entamé à hauteur de son bassin, puis répliqué en s’accroupissant brièvement avant de lancer sa jambe en travers des pieds de son ennemi, qui perdit l’équilibre. Affalé sur le sol, il eut à peine le temps de voir l’aventurière réitérer un nouveau coup de pied – au niveau de son visage, cette fois – avant de sombrer dans les abîmes insondables de l’inconscient.
Attention ! cria Esteban en désignant l’homme qui les avait entraînés dans ce guet-apens alors qu’il avait atteint les premières marches de l’escalier et s’apprêtait à fuir malgré l'insupportable douleur qui transperçait sa main de part en part. Il va s’échapper !
Aussitôt, Isabella déroula son fouet. La lanière de cuir tournoya dans l’air en sifflant avant de s’élancer, impitoyable, vers la cheville droite de sa cible et de l’entraver avec autant d’efficacité qu’un boa constrictor. L’homme en noir s’effondra lourdement sur les marches en poussant un cri de stupeur. Il se retourna difficilement, maudissant la blessure qu’il portait à la main et dont la douleur fulgurante ne faisait que s’intensifier, pour voir l’homme à la cape bleue s’avancer vers lui d’un pas résolu. Il tenta de plaider sa cause – en vain. Mendoza se pencha au-dessus de lui, ses yeux encore emplis de la fureur qu’il avait ressentie en apercevant Zia sur le point de se faire frapper, puis se saisit du manteau noir de l’inconnu au niveau du col pour le soulever légèrement de l’escalier de pierre.
Écoute-moi très attentivement, espèce de misérable chien galeux ! tempêta-t-il en resserrant sa prise, afin d’être certain que son interlocuteur lui accorde toute son attention. Si tu t’avises encore une fois de toucher ne serait-ce qu’à un seul CHEVEU de ces enfants, je me ferais un plaisir de te transpercer le ventre pour en sortir tes boyaux et te pendre avec au premier arbre que je trouverais ! C’EST BIEN COMPRIS ?!?
L’homme balbutia son assentiment, terrorisé. De leur côté, Esteban, Zia et Tao n’en croyaient pas leurs oreilles : jamais encore Mendoza n’avait manifesté devant eux une telle violence dans ses propos. Tao, en particulier, prit soudainement conscience de l’étendue de l’amour paternel que leur portait le marin, même s’il ne le montrait pas toujours de manière aussi flagrante. Isabella, Sancho et Pedro, quant à eux, se contentèrent de sourire avec satisfaction en voyant le visage de l’homme en noir se recouvrir d’une expression de pure épouvante. Mendoza, toutefois, n’en avait pas encore terminé avec lui.
— Puisque nous sommes d’accord et que tu fais visiblement partie des individus peu recommandables de cette ville, tu dois certainement en connaître tous les endroits mal famés, n’est-ce pas ?
— Ou-oui, messire !
— Alors, dis-moi : y a-t-il une taverne, quelque part dans les environs, appelée « La Caraque Échouée » ?
L’homme en noir hésita quelques secondes, pris de court par cette étrange question. Les enfants, Isabella et les deux marins se regardèrent mutuellement, eux aussi étonnés par la tournure que prenait cette conversation.
Réponds !!
— Oui, capitaine !! Je sais où se trouve cette taverne ! Je peux vous y conduire !
— À la bonne heure…conclut Mendoza en relâchant son antagoniste. Et souviens-toi : pas d’entourloupes, sinon…

La menace était claire, et l’homme acquiesça vivement. Après que Zia lui eut fait un bandage pour sa main blessée, il ouvrit la marche, et tous le suivirent, transis de froid, sans prononcer un traître mot. Entre-temps, la pluie avait cessé. Pour s’assurer que leur guide n’oublie pas ses engagements, Isabella faisait régulièrement cliquer le chien de son pistolet - un avertissement qui se passait de paroles, mais d’une efficacité redoutable. Cette fois, ils évitèrent aisément les rondes des soldats et arrivèrent bientôt à l’endroit voulu. Mendoza congédia l’homme au manteau noir, qui s’enfuit sans demander son reste, soulagé d’être encore en vie. Les sept compagnons de voyage le regardèrent disparaître dans la nuit avant de se diriger vers l’entrée de la taverne. Il suffisait de jeter un simple coup d’œil à la devanture de l’établissement pour comprendre que La Caraque Échouée n’avait en commun avec L’Alcyon Bleu que la fonction d’auberge. L’enseigne elle-même n’était plus suspendue qu’à une seule chaîne, renforçant ainsi l’authenticité du nom qui y était inscrit. Des ivrognes gisaient sur le sol, se cramponnant de toutes leurs forces aux bouteilles pratiquement vides qu’ils serraient contre leur cœur. A l’angle de l’édifice, un groupe de femmes gloussaient bruyamment tandis que des hommes glissaient dans leurs paumes tendues quelques piécettes avant de les entraîner à l’écart par la taille, leurs intentions aussi limpides que de l’eau de roche. Isabella éprouva un sentiment de malaise, et se demanda pourquoi Mendoza les avait entraînés dans un tel endroit. Elle l’observa un instant, et vit à la façon dont il se tenait qu’il était, lui aussi, en proie à une certaine méfiance. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la taverne, un calme soudain s’abattit sur la pièce principale et tous les regards se tournèrent vers eux. La plupart des personnes attablées-là étaient certes des marins, mais ils n’étaient pas forcément de ceux que le capitaine Espagnol aurait choisi pour constituer un équipage digne de confiance. Du coin de l’œil, il remarqua que certains s’étaient levés pour se poster autour d’eaux, bloquant la porte de La Caraque Échouée. Esteban, Tao et Zia se rapprochèrent instinctivement les uns des autres tandis que Mendoza salua poliment l’assemblée, tout en étant prêt à dégainer son épée une nouvelle fois. Il se dirigea ensuite vers le comptoir de la taverne, fit signe aux autres de le suivre, sortit une pièce d’argent de sa sacoche, puis commanda un verre de rhum. Il s’apprêtait à porter le breuvage à ses lèvres lorsqu’une nouvelle voix – celle du propriétaire des lieux - se fit entendre derrière eux.
— Vous n’êtes pas les bienvenus ici.
Isabella, les enfants et les seconds du capitaine se retournèrent pour observer leur interlocuteur. Il s'agissait d’un homme de taille moyenne aux cheveux bruns, noués en une queue de cheval. A l'oreille droite, il portait un simple anneau d'or. Sur sa joue gauche s’étendait une longue balafre parfaitement cicatrisée, souvenir d’une ancienne estocade, et son menton était agrémenté d’un modeste bouc. Très posément, Mendoza but une gorgée de rhum, puis reposa le verre avant de prendre la parole.
— Je m’attendais à un autre accueil de ta part, Antonio.
Un éclair de surprise passa sur le visage du Français. Personne ne l’avait plus appelé ainsi depuis de nombreuses années.
— Qui êtes-vous ?
— Pour reprendre tes propres termes, un ennemi respectable, répondit le capitaine. M'aurais-tu déjà oublié ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire. Par-delà les mers et les océans, j’ai croisé le fer, fait couler le sang.
Le tavernier recula d’un pas. Non, c’était impossible ! Pourtant, un seul homme était susceptible de connaître ces vers. Le capitaine se retourna enfin pour lui faire face, sourit d’un air énigmatique, puis poursuivit.
Dans la fureur et les larmes, à l’orée du trépas, ai passé un marché…
Presque par réflexe, le Français termina de réciter l’étrange strophe.
Gageant que mon âme et mon honneur à jamais seraient damnés si, le moment venu, à ma promesse je venais à manquer.
Les deux hommes se scrutèrent, immobiles. Tout autour d’eux, le monde semblait s’être arrêté. Un long moment de silence s’écoula dans une tension à couper au couteau. Enfin, à la stupéfaction de tous, le tavernier partit d’un grand éclat de rire avant d’ouvrir ses bras et de donner une puissante accolade au capitaine Espagnol, à grands coups de tapes dans le dos.
— Ça par exemple ! Que je sois envoyé par le fond si je me trompe ! Mendoza !
Les amis du capitaine, aussi abasourdis que tous les habitués de l’établissement, ne savaient trop quoi penser de la scène pour le moins surprenante qui se déroulait sous leurs yeux. Mendoza se mit lui aussi à rire et rendit avec tout autant de ferveur son étreinte amicale au propriétaire de La Caraque Échouée. Tous deux finirent par s’écarter pour se tenir mutuellement par les épaules, leurs visages éclairés par une complicité apparente et de larges sourires.
— Par les vents de Neptune ! s’exclama l’Espagnol. Tu n’as pas changé, vieux forban !
— Oh, quelques rides en plus, mais que veux-tu ? On ne se refait pas ! Toi, par-contre, tu sembles avoir pris du galon…Tu es passé capitaine ?
— Cela fait déjà un certain nombre d’années.
— Eh bien, félicitations ! Je t’avoue que je ne pensais pas te revoir un jour, mais cela me fait sacrément plaisir !
Le dénommé Antonio entraîna Mendoza vers ses nombreux clients. Hormis quelques bruyantes éructations causées par l’alcool qu’ils ingurgitaient jusqu’à plus soif, ces derniers étaient restés parfaitement cois et attendaient de voir comment les choses allaient évoluer.
— Mes amis, laissez-moi vous présenter une vieille connaissance : le capitaine Juan-Carlos Mendoza. Rien de moins que mon meilleur ennemi ! Un homme d’honneur, et sans qui cette taverne n’existerait pas. Buvez donc à sa santé : tournée générale, offerte par la maison !
Aussitôt, un tonnerre d’applaudissements et de cris joyeux emplit l’assemblée jusqu’à en faire trembler les murs de la taverne. Plusieurs tonneaux furent ouverts. Autant que la cervoise et le rhum dans les innombrables chopes, l’allégresse se répandit dans les cœurs. Dès lors, personne ne prêta plus aucune attention aux sept étrangers. Isabella eut immédiatement le sentiment que c’était là précisément ce qu’avait voulu le propriétaire des lieux.
— Son « meilleur ennemi » ? chuchota Tao. Qu’est-ce ça veut dire ? Vous y comprenez quelque chose, vous ?
En guise de réponse, Esteban et Zia se contentèrent de hausser les épaules. Sancho et Pedro eux-mêmes ne semblaient pas en savoir davantage. Alors que Mendoza et le tavernier revenaient vers le comptoir, tous tentèrent de dissimuler au mieux leur curiosité grandissante. Une fois les présentations faites, le Français fut le premier à prendre la parole.
— Je vous prie de m’excuser pour la médiocrité de l’accueil que vous avez reçu tantôt. Ces murs n’ont certes pas l’habitude d’abriter des visages inconnus.
— Rassurez-vous, répliqua Isabella en apposant ses mains sur ses hanches, je n’ai moi-même pas coutume de fréquenter ce genre de tripot douteux.
L’acerbe remarque n’eut pas l’effet escompté. Au lieu de faire mouche, elle fit naître un sourire appréciatif sur les lèvres de son interlocuteur, qui effectua une légère courbette pour montrer son approbation.
— Merci du compliment.
— Ce n’en était pas un.
— Ah, mais pour moi, si. Voyez-vous, ma chère, je m’applique consciencieusement, et ce depuis de nombreuses années, à ne recevoir ici que les malfrats de bas-étage dont personne d’autre ne veut. Cela me garantit une clientèle des plus fidèles, bien que peu recommandable aux yeux du premier venu, et me donne accès à des informations officieuses de premier choix.
— Excusez-moi, demanda poliment Zia avant que l’aventurière ne puisse formuler une nouvelle réponse, mais qui êtes-vous, exactement ?
— Voilà une question fort avisée, jeune fille. Je me nomme Antoine Cordier, et je possède cette taverne depuis plus de dix ans.
— Antoine ? Pourquoi Mendoza vous-a-t-il appelé Antonio, alors ? demanda Esteban.
À ces mots, le Français chercha instantanément le regard du capitaine Espagnol. D’un mouvement de tête pratiquement imperceptible, les sourcils froncés, ce dernier lui indiqua de ne pas répondre à la question qui venait de lui être posée. Le tavernier acquiesça, puis posa la main sur l’épaule d’Esteban.
— C’est une histoire aussi vieille que longue, p’tit gars, et ce n’est pas à moi de vous la raconter. Si vous me disiez plutôt ce que vous êtes venus faire dans cette fichue ville, hmm ? Allons dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise.
— Hein ? Mais –
— Inutile, Esteban, l’interrompit Isabella. Il ne dira rien.
Les sept compagnons de voyage se frayèrent donc un passage à la suite du tavernier, en prenant garde à ne pas bousculer les clients de La Caraque Échouée qui beuglaient à tue-tête diverses rengaines paillardes tout en brandissant leurs chopes remplies au-dessus de leurs têtes. Un homme visiblement saoul s’approcha en titubant de Laguerra, qui fermait la marche, puis la saisit par l’épaule avant de murmurer quelques mots à son oreille. Outrée, une grimace de colère et de dégoût sur le visage, la jeune femme arma son bras et envoya prestement l’imbriaque individu au sol, complètement sonné. Les quelques convives rassemblés autour d’eux, une fois l’effet de surprise passé, se mirent à hurler de rire.
— Non mais je rêve ! marmonna Isabella pour elle-même, alors que les regards de ses amis s’étaient tournés vers elle, sans compter celui d’Antoine Cordier, qui avait haussé un sourcil en guise d’interrogation.
— Qu’a fait cet homme pour mériter pareil traitement, señorita ?
Avant de répondre, elle enjamba le corps inerte de l’ivrogne en prenant grand soin de ne pas le toucher - pas même du bout de sa botte - puis rejoignit Mendoza et le tavernier, quelques mètres plus loin.
— Hormis le fait que son haleine soit tout bonnement irrespirable à plusieurs lieues à la ronde, vous voulez dire ? Ce sac à vin m’a demandé combien il devait me payer pour passer la nuit avec moi !
Si les enfants prirent un air effaré, le capitaine et ses seconds ne purent réprimer un discret sourire. Quant au Français, il eut au moins le bon goût de se masser la nuque d’un air légèrement embarrassé.
— Vous m’en voyez navré. Il est vrai, concéda-t-il en désignant du menton un homme et une femme occupés à monter les marches de l’escalier menant à l’étage de La Caraque Échouée, que mon établissement offre différents types de…consommations.
Une moue de dédain passa furtivement sur le visage de l’aventurière.
— Pourquoi cela ne me surprend-t-il pas ?
— À la décharge de ce pauvre bougre, il faut avouer que vous feriez sans aucun doute une superbe -
— Si vous osez finir cette phrase, que Dieu m’en soit témoin, siffla-t-elle entre ses dents, vous ferez rapidement connaissance avec mon épée !
— Elle en est capable, Antonio, l’avertit Mendoza en prenant la main de sa compagne, plus amusé qu’autre chose.
— Quel tempérament ! fit remarquer le tavernier en riant avant d’adresser un clin d’œil connivent au capitaine. Je comprends pourquoi elle te plaît !
— Tu as parlé d’aller dans ton bureau, rappela l’Espagnol, avant que la conversation ne continue à dévier plus avant sur un terrain dont il ne souhaitait pas discuter.
— Oui, bien sûr, tu as raison. Suivez-moi.

Ils pénétrèrent bientôt dans la pièce annoncée. Celle-ci était étonnamment spacieuse, et bien plus confortable que l’aspect extérieur de la taverne aurait pu le laisser supposer. En complément des deux lustres de bois suspendus aux poutres du plafond et dont les cierges avaient été récemment remplacés, un feu vif rugissait dans l’âtre et baignait la salle d’une douce lumière tamisée, chaleureuse et réconfortante. Au-dessus du manteau de la cheminée, un espadon empaillé d’une taille surprenante paraissait surveiller la salle du regard. Les murs étaient lourdement chargés d’objets en tous genres. Sur l’un d’entre eux, une impressionnante tapisserie présentait diverses scènes de guerre navale. Sur un autre avait été accrochée une éloquente collection de sabres d’abordage, coutelas et pistolets croisés, dont deux à crosse d’ivoire, et tous parfaitement entretenus. Au centre du bureau d’Antoine Cordier trônait une grande table sombre en bois verni, parsemée de divers rouleaux de papier, cartes et instruments de navigation. Tout semblait indiquer que le Français avait roulé sa bosse sur les différentes mers du globe, et disposait d’une fortune considérable. Esteban se dirigea vers l’unique fenêtre dont disposait la pièce et jeta un bref coup d’œil à l’extérieur de celle-ci : dehors, il s’était remis à pleuvoir. Les gouttes de pluie venues s’écraser sur les carreaux dessinaient des lignes mouvantes qu’il aurait pu contempler de longues heures durant – il en avait pris l’habitude au monastère du père Rodriguez, à Barcelone. Il n’en eut cependant pas le loisir, car Antoine les invita à prendre place autour de sa table, après qu’il l’eut quelque peu débarrassée. Machinalement, les trois enfants s’assirent côte à côte. Sancho et Pedro se mirent à leur gauche, Mendoza et Isabella à leur droite, laissant vacant le siège situé en bout de table, puisqu’il revenait de droit au propriétaire des lieux. Ce dernier se planta devant eux en frappant dans ses mains, visiblement satisfait.
— Bien ! Avant que vous ne m’expliquiez les raisons de votre présence, permettez que je vous fasse servir un repas. Vous devez être affamés.
Sans se soucier des règles de bienséance, les seconds du capitaine bondirent presque de leurs sièges en répondant par l’affirmative, plus que ravis à l’idée de pouvoir enfin remplir leurs estomacs. Le tavernier les observa un instant, surpris, puis se retourna vers ses autres hôtes. Isabella leva les yeux au ciel, les enfants secouèrent la tête en souriant, et Mendoza, quelque peu désabusé, soupira avec bienveillance. Antoine Cordier, la mine réjouie, pria ses invités de l’excuser un instant avant de se diriger vers une petite porte située à l’angle de la pièce et de s’y engouffrer. Lorsqu’il en revint, il était accompagné d’une femme et d’un jeune garçon. Tous trois avaient les bras chargés d’assiettes pleines qu’ils déposèrent sur la table, laissant le fumet appétissant qui s’en dégageait venir chatouiller les narines des sept convives. La femme, âgée d’une bonne trentaine d’années, avait elle aussi de longs cheveux bruns, noués en une tresse complexe qui retombait sur son épaule gauche. Ses traits fins étaient tirés par la fatigue et ses joues plus rouges qu’elles ne l’auraient dû, mais son regard clair pétillait de vivacité. À en juger par ses mains calleuses et le tablier tâché de jus de viande qu’elle portait, elle ne ménageait pas sa peine aux cuisines. Le garçon d’une douzaine d’années qui se tenait à ses côtés arborait les mêmes yeux bleus, et il n’était pas difficile de deviner quel lien de parenté les unissait.
— Mendoza, commença Antoine Cordier, laisse-moi te présenter ma famille.
Par politesse, le marin se leva.
— Voici ma femme, Julie, continua le tavernier en posant une main affectueuse sur l’épaule de cette dernière. Je t’ai déjà parlé d’elle, bien sûr. Quant à ce petit garnement, ajouta-t-il en bombant le torse avec une fierté toute masculine et en ébouriffant les cheveux de l’enfant, c’est notre fils, Guillaume. Nous avons aussi une petite fille du nom de Madeleine, mais elle est déjà couchée.
— Enchanté, Madame, et merci de votre hospitalité, répondit Mendoza en s’inclinant légèrement vers l’avant, une main posée sur le cœur en guise de salut.
— Vous plaisantez, capitaine ! répliqua-t-elle en riant. C’est un honneur que de vous rencontrer, et de pouvoir enfin mettre un visage sur les récits de mon époux.
— Le connaissant, il a sans doute exagéré le tableau.
— Oh, je n’en suis pas si sûre ! Antoine n’a jamais oublié ce que vous avez fait pour lui, et moi non plus, d’ailleurs. Nous vous serons éternellement reconnaissants, finit-elle en prenant l’une des mains du marin pour la serrer entre les siennes.
— Je crains fort de ne pas mériter autant de gratitude, mais je vous remercie.
Julie Cordier le gratifia d’un beau sourire qui eut, un court instant, l’effet d’adoucir les cernes soulignant ses yeux et la sueur perlant sur son front, où quelques mèches rebelles étaient restées collées. Elle prit le temps de saluer les amis du capitaine, leur souhaita un bon appétit avant de leur annoncer qu’elle avait fait préparer des chambres à leur intention, puis retourna avec son fils travailler aux cuisines, comme à son habitude. Après tout, la taverne était toujours bondée, et les clients n’attendaient pas.
Lorsque leurs estomacs furent apaisés vint le moment des explications. Esteban, Zia et Tao tâchèrent de résumer le plus succinctement possible à Antoine Cordier les raisons qui les avaient amenés à Dieppe. Lorsqu’ils mentionnèrent le nom d’Ambrosius, le visage du tavernier s’assombrit brusquement. Il leur raconta alors que l’alchimiste ne lui était pas inconnu, car celui-ci avait coopéré avec la Garde dieppoise pour faire emprisonner nombre des contrebandiers qui fréquentaient La Caraque Échouée, et ainsi, s’attirer les faveurs des autorités de la ville portuaire. Mendoza expliqua qu’Ambrosius – ou Zarès - était à coup sûr responsable de la recrudescence des soldats au sein de la ville, et que ces derniers étaient probablement déjà sur leurs traces, ne serait-ce que pour toucher la récompense promise pour leur capture.
— Ne vous en faites pas, déclara le Français en passant la main sur son bouc. Ils ne vous trouveront pas ici. Et quand bien même ils s’aventureraient dans les parages, Guillaume vous conduirait en sûreté. Après tout, comme le dit le vieil adage, conclut-t-il en regardant le capitaine d’un air malicieux tout en relevant l’une de ses manches, l’ennemi de mon ennemi est mon ami.
Sur son bras, une ancienne marque au fer rouge en forme de « P » se distinguait nettement. Sancho et Pedro manquèrent de s’étouffer à sa vue.
— Un p-p-pi-pirate !!!
Mendoza s’apprêtait à enjoindre ses marins de se taire lorsqu’un homme imposant et chauve fit brusquement irruption dans la pièce en ouvrant la porte du bureau à toute volée.
— Patron ! On a besoin de vous !
— Allons bon ! Et pourquoi, cette fois-ci ?
— C’est encore à cause d’Arvel ! Il recommence avec ses histoires de jeux ridicules !
Le tavernier pesta, et Zia voulut en savoir davantage.
— Qui est Arvel ?
— Un imbécile ! répondit Antoine avec mauvaise humeur. C’est un marin Gallois qui fait régulièrement escale ici et qui essaye, à chaque fois qu’il vient, d’extorquer leur argent à mes clients en les faisant jouer à des jeux traditionnels qu’il tiendrait d’un de ses ancêtres et auxquels personne sauf lui ne comprend jamais rien !
— Si je me souviens bien, Antonio, commenta le capitaine avec ironie, tu organisais des parties de dés illégales dans la cambuse du Zarpas. Et il me semble même, ajouta-t-il avec une certaine nonchalance tandis qu’il se servait un verre de vin rouge, que tes propres dés étaient pipés.
Antoine rit de bon cœur à cette allusion.
— Il fallait bien tuer l’ennui sur ce foutu rafiot, Juan ! La bonace nous rendait tous fous à lier !

Dès que le Français fut sorti du bureau, le capitaine sentit peser sur lui les œillades appuyées de ses compagnons de voyage et sut qu’il ne pourrait pas échapper beaucoup plus longtemps aux interrogations qui leur brûlaient les lèvres. Il lui restait à décider de ce qu’il allait leur répondre. Tant que ses amis ne disaient rien, toutefois, il pouvait continuer à prétendre n’avoir pas remarqué leurs regards inquisiteurs. Il ferma les yeux, puis se concentra sur le vin gouleyant qu’il dégustait à petites gorgées, savourant les différents arômes du breuvage et leurs subtiles nuances. Au cours de ses nombreux voyages, son palais s’était grandement affiné et il prenait plaisir, lorsque l’occasion lui en était donnée, à goûter mets et boissons qu’il ne connaissait pas. De longues minutes s’écoulèrent sans que personne ne dise quoi que ce soit, mais le silence gêné qui planait au-dessus d’eux devint rapidement insupportable, en particulier pour Esteban, Sancho et Pedro. Lorsque Mendoza reposa son verre sur la table, ils n’y tinrent plus, et les questions fusèrent.
— Tu vas finir par nous expliquer ce qui se passe ? demanda le jeune Atlante d’un air exaspéré.
— Co-co-comment as-tu renc-renco-rencontré ce g-gars-là ?
— Tu as navigué avec des pirates ?!? renchérit Pedro, sa voix plus aiguë que d’ordinaire. Et pourquoi tu ne nous l’as jamais dit ??
Le visage du capitaine se ferma, et Isabella vit un accès de colère flamber dans ses yeux. Zia, de son côté, eut l’impression que la température venait de chuter brutalement, sans prévenir. Mendoza se leva à brûle-pourpoint pour se diriger vers l’âtre et observer les flammes qui y crépitaient joyeusement. Elles ne parvenaient pourtant plus à réchauffer l’atmosphère devenue glacée. Lorsqu’il finit par répondre, les épaules affaissées par un poids invisible, la voix du marin s’était teintée d’une lassitude inhabituelle.
— Parce que ce n’est pas le cas, d’une part, et d’autre part, parce que cela ne concerne que moi.
— Tu pourrais tout de même nous en dire un peu plus, fit remarquer le jeune Naacal. Ça ne peut pas être si grave que ça, de toute façon.
— Ça suffit ! Vous voyez bien qu’il n’a pas envie d’en parler, alors laissez-le tranquille !
S’il apprécia l’intervention de Zia, Mendoza ne répondit rien. Il ne se retourna même pas. Ses compagnons, déçus, en conclurent qu’ils n’obtiendraient pas davantage de réponses, et envisagèrent donc sérieusement la possibilité d’aller étrenner les chambres qu’on leur avait promises lorsque Pichu prit son envol pour aller se percher sur l’épaule du navigateur. Le perroquet vert frotta gentiment sa tête contre la mâchoire de son ami, qui ne put s’empêcher de sourire. Il porta son index au niveau du cou de l’oiseau, qu’il se mit à gratter doucement. Pichu, ravi, ferma les yeux de plaisir. Mendoza poussa un soupir, peu enthousiaste à l’idée de conter une histoire qu’il avait coutume de repousser aux tréfonds de son âme, mais finit par se résigner à l’inévitable. Il déglutit péniblement, prit le temps d’organiser ses pensées, puis débuta son récit.
— Tout a commencé en 1514, à Barcelone.
Les enfants, Pedro, Sancho et Isabella se figèrent sur place, envahis par l’excitation toute particulière qui précède la découverte d’un mystère trop étourdissant pour l’évoquer autrement qu’à travers des murmures. Tous se rassirent en silence, leur attention entièrement captée par les paroles du capitaine.
— Je n’avais alors que dix ans et je rêvais déjà d’explorer le monde, au grand désespoir de ma mère, qui ne voulait pas me voir partir. Elle savait parfaitement que lorsque trois navires jetaient les amarres pour appareiller, au moins l’un d’entre eux ne reviendrait pas. Cela ne m’a jamais fait peur. J’étais convaincu que j’avais toutes les qualités requises pour devenir un excellent marin. Aussi, lorsque ma mère n’avait pas besoin de moi à ses côtés, j’aimais flâner sur le port de Barcelone et apprendre ce que je pouvais des hommes que j’y croisais.
— Il ne nous a jamais parlé de sa famille, souffla Tao à Esteban.
— Tout simplement parce qu’il n’y a rien à en dire, reprit immédiatement Mendoza, ce qui fit sursauter le Naacal et lui valut un coup de coude de la part de son ami Atlante.
» Je ne suis pas un fils légitime. Je n’ai pas connu mon père, et ma mère ne m’en a jamais vraiment parlé. La seule chose que je sache à son propos est qu’il était issu de la noblesse. Quelle que soit son identité, il n’a jamais eu le courage de me reconnaître comme son fils. Il a néanmoins eu la décence de faire régulièrement parvenir à ma mère de quoi subvenir à nos besoins par le biais d’un messager – jamais le même, évidemment, pour que nous ne puissions pas remonter jusqu’à lui.
» Un jour, alors que j’étais en train de me promener sur les quais, j’ai aperçu un superbe navire qui venait d’accoster. Une foule compacte s’était regroupée aux alentours, et j’en ai déduit qu’il devait s’agir d’un bâtiment important. Fasciné, je me suis approché en courant et, pour mieux observer la scène, je me suis hissé sur un tonneau qu’on avait laissé là. Je me souviens encore du claquement que produisait le pavillon, tout en haut du grand mât. Des hommes chantaient pour rythmer la manœuvre du cabestan tandis que d’autres se précipitaient le long des enfléchures pour affaler les voiles. Les matelots qui n’avaient pas reçus d’ordres spécifiques s’étaient mis à décharger la cargaison. Tous semblaient ravis d’être arrivés à bon port. Pour moi, c’était un spectacle extraordinaire.
» Acclamé par des vivats de plus en plus forts, un homme habillé d’étoffes particulièrement onéreuses se tenait sur le gaillard arrière, juste à côté du capitaine de la caravelle. Il était grand, doté d’une silhouette svelte et élégante. Son visage était souligné par des yeux noirs, un nez concave et une barbe courte parfaitement taillée. Il portait autour de son cou un large collier d’or serti de pierres précieuses. Il était évident qu’il s’agissait d’un noble, ou tout du moins d’une personne qui avait coutume de fréquenter les hautes sphères de la société. Cet homme, dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Alejandro Marqués, entreprit peu après de s’avancer sur la passerelle. C’est n’est qu’à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il était accompagné par son fils. Un garçon de mon âge, lui aussi richement vêtu. Lorsqu’ils ont posé le pied à terre, une poignée de malfrats a tout à coup surgi de parts et d’autres de la foule pour s’en prendre à eux. Les badauds, paniqués, n’ont pas fait grand-chose pour leur venir en aide, mais le señor Marqués n’en avait pas besoin ; après avoir ordonné à son fils, Tiago, de retourner à bord, il s’est brillamment défendu contre ces vermines.
» En revanche, il n’avait pas prévu que durant ce bref combat, l’un des brigands qui l’avaient attaqué viendrait violemment percuter la passerelle du navire alors que son fils se trouvait encore dessus. Tiago a perdu l’équilibre. Il a bien tenté de se rattraper à quelque chose, mais ses mains n’ont trouvé que du vide. Il est tombé à l’eau, et il s’est rapidement avéré qu’il ne savait pas nager. Je n’ai pas hésité une seule seconde avant de plonger pour lui porter secours, et cette décision a changé le cours de mon existence.
» Lorsque nous avons été remontés sur les quais, le señor Marqués m’a félicité pour mon courage et m’a remercié d’avoir sauvé son fils unique. Il m’a demandé mon nom, d’où je venais, puis m’a informé qu’il comptait s’installer à Barcelone, et que Tiago avait grand besoin d’un camarade digne de confiance. J’étais encore très jeune, mais je n’étais pas stupide : je savais qu’une telle chance ne se représenterait peut-être jamais plus, et j’ai donc immédiatement accepté l’offre qu’on me faisait. Ma mère en fut plus que ravie ; elle espérait sans doute que la fréquentation régulière d’une famille plus aisée que la nôtre finirait par atténuer l’irrésistible appel du large qui résonnait dans mon cœur.
» Alejandro Marqués m’a témoigné toute l’affection d’un père, ce que je n’avais pas connu jusque-là. Il m’a autorisé à suivre les mêmes leçons que son propre fils. Entre autres choses, j’ai donc appris le latin, l’histoire, la géographie, les mathématiques, l’équitation, la lutte, et bien entendu, l’escrime, sous la tutelle de notre maître d’armes commun, Ramón Aguilar. Au fil des jours, des semaines, puis des années, Tiago et moi sommes rapidement devenus inséparables. Nous étions les meilleurs amis du monde.
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Barcelone, en l’an de grâce 1519.

Comme à son accoutumée, l’écrasante chaleur du soleil de midi avait plongé la ville dans une lourde torpeur passagère. Tous ses habitants n’étaient cependant pas logés à la même enseigne. Sur les hauteurs de la cité, au cœur du magnifique jardin d’Alejandro Marqués, il était toujours possible de trouver un peu de fraîcheur. Les canaux d’irrigation hérités de l’architecture Maure que l’on y trouvait résonnaient constamment en un doux clapotis, lui-même accompagné par le chant mélodieux des nombreux oiseaux ayant élu domicile dans ce paradis délicat. L’atmosphère parfumée berçait les âmes en quête de repos. À l’ombre bienfaisante des arbres, assis sur un vieux muret de pierre blanche, les cols de leurs chemises défaits pour laisser la brise environnante caresser leur peau, deux jeunes Espagnols profitaient d’un moment de quiétude pour se remettre de leur éprouvante session d’escrime quotidienne.
— Tu as eu de la chance, rien de plus ! s’exclama le premier, pendant que son interlocuteur s’affairait à découper une pomme bien mûre.
— De la chance ?!? répéta Mendoza en riant. Tu n’as rien vu venir ! Ramón lui-même te l’a fait remarquer !
— Si je n’avais pas trébuché, je t’aurais fait mordre la poussière.
Le vainqueur du jour enfourna dans sa bouche un quartier du fruit acidulé, puis en tendit un deuxième à son ami, qui s’en saisit avant de le croquer à pleines dents.
— Peut-être, mais aujourd’hui, c’est à moi que revient cet honneur. Ne sois pas mauvais perdant, Tiago. Tu pourras toujours prendre ta revanche demain.
— En parlant d’honneur, figure-toi que Père m’a confié la charge de diriger l’expédition du Zarpas jusqu’au port de Cadix. Je partirai la semaine prochaine.
— C’est vrai ?
— Oui. Il est persuadé que je ne pourrai pas diriger ses affaires marchandes si je ne constate pas de mes propres yeux ce à quoi ressemble une telle traversée.
— Ce n’est pas dénué de bon sens, dit Mendoza en hochant de la tête.
Tiago se leva, et ses bottes soigneusement cirées crissèrent sur le gravier. Filtrant à travers le feuillage des arbres, un rayon de soleil illumina brièvement le pendentif frappé du sceau des Marqués qu’il portait autour de son cou en toutes circonstances. Malgré sa dernière poussée de croissance, il demeurait moins grand que son comparse. Cependant, tout en lui respirait la grâce qu’Alejandro lui avait imposée depuis son plus jeune âge. Il avait hérité du teint hâlé de son père, ainsi que de ses traits à la fois fins et marqués. Sa silhouette, tout comme celle de Mendoza, s’était splendidement étoffée au cours des derniers mois, et les voix respectives des deux jeunes gens avaient, à leur grand soulagement, enfin cessé d’osciller entre les intonations de leur enfance et celles de l’âge adulte.
— Viendras-tu avec moi ? demanda Tiago à son ami.
— Tu sais très bien que je ne peux pas. Aucun capitaine n’acceptera de me prendre à son bord avant mes seize ans.
Agacé par le pragmatisme de cette dernière remarque, le fils du señor Marqués leva brièvement les yeux au ciel avant de chasser l’argument d’un geste de la main.
— Cela serait sans doute vrai si tu comptais t’embarquer sur un bâtiment à destination du Nouveau Monde, mais ce n’est pas le cas ici. De toute façon, Père a déjà informé le capitaine du Zarpas que je serais peut-être accompagné de l’un de mes amis. Qu’en dis-tu ? Toi qui rêves de naviguer depuis toujours !
Mendoza se tut, alors même que les battements de son cœur accélérèrent leur cadence. Il ne pouvait renier ni son éternel désir de découvrir d’autres horizons, ni l’attrait toujours plus fort que suscitait en lui la brise marine à chaque fois qu’il la sentait effleurer son visage.
— Je vais être franc avec toi, poursuivit Tiago, car tu es mon ami et que je veux t’aider. Il y a une autre raison à ma requête.
— Je t’écoute.
— Tu es né de la cuisse gauche, Juan, et je t’assure que je le dis sans aucune malice à ton endroit. Parce que tu m’as sauvé de la noyade il y a cinq ans de cela, mon père t’a pris sous son aile et t’a ainsi octroyé la possibilité de t’extirper du milieu dans lequel tu as vu le jour.
— Tu ne m’apprends rien de nouveau.
— Je n’ai pas fini. Mon père t’aime comme si tu étais son fils, et moi, comme un frère. Mais tu ne possèdes rien. Ni argent, ni biens, ni même un quelconque héritage à transmettre. Un jour, peut-être, voudras-tu te marier, et nul père de famille n’envisagera une seule seconde de donner sa fille à un bâtard sans valeur comme toi. Embarque-toi avec moi sur le Zarpas. Le voyage sera court, et tu auras l’occasion d’y faire tes premières armes en tant que marin. Ensuite, lorsque nous reviendrons, tu ne rencontreras aucun problème pour te faire engager à bord des navires en partance pour la haute mer et les destinations plus lointaines que tu te plais à imaginer. Si tu te débrouilles bien - et je sais que ce sera le cas - tu monteras rapidement en grade. Tu sais aussi bien que moi qu’une simple solde de marin ne te fera pas vivre confortablement jusqu’à la fin de tes jours. Mais sur le Nouveau-Monde, tu pourrais amasser une fortune considérable et changer ton destin. L’or restera toujours de l’or, et personne ne pensera à regarder d’où il vient.
Mendoza songea un instant à sa mère, dont la santé déclinait peu à peu, de façon inéluctable. Pouvait-il la laisser seule ? Elle en aurait le cœur brisé, certes, mais elle comprendrait. Et s’il parvenait à devenir riche, il pourrait lui offrir de meilleures conditions de vie. Sa décision prise, il se leva pour rejoindre Tiago et se tenir face à lui. Les deux jeunes hommes échangèrent une poignée de main solennelle, et leur accord fut définitivement scellé. D’ici une semaine, ils quitteraient Barcelone et prendraient la mer.
— Parfait ! se félicita le fils d’Alejandro Marqués. Ce soir, nous fêterons ça dignement ! Il paraît qu’un certain Rico vient d’ouvrir une nouvelle taverne en ville. Nous verrons bien ce qu’elle vaut.
Cette nuit-là, lorsque Mendoza rentra chez lui pour se coucher, son esprit légèrement trouble à cause de l’alcool absorbé au long de la soirée, il s’endormit presque instantanément. Ses rêves furent emplis d’aventures exaltantes, dont il revenait systématiquement couvert d’honneurs, de richesses et de gloire. Il se vit capitaine, arborant fièrement une grande cape bleue sur les épaules. À la barre d’une magnifique caravelle fendant l’écume toutes voiles dehors, il voguait à grande allure sur les traces des célèbres navigateurs l’ayant précédé. À aucun moment, pourtant, il ne perçut la présence de Tiago à ses côtés. Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, habité d’un enthousiasme redoutable, ce curieux détail avait complètement disparu de sa mémoire.
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Les yeux fermés, le capitaine marqua une pause dans son récit. L’évocation de tant de souvenirs lui était douloureuse, et le pire était encore à venir. Cela lui donnait l’impression d’être en passe de se laisser submerger par une vague scélérate, à laquelle il n’était possible d’échapper qu’en lui faisant face. Il ne pouvait plus reculer, désormais. Résolu à s’affronter lui-même, il se redressa de toute sa hauteur, délaissant le feu de cheminée du regard pour se retourner vers ses compagnons de voyage qui l’observaient dans un silence absolu, suspendus à ses lèvres. La porte du bureau s’ouvrit subitement, et Antoine Cordier revint dans la pièce. A la vue des regards courroucés que ses hôtes lui jetèrent, il comprit qu’il avait interrompu quelque chose d’important, et prit donc place à table sans souffler mot. Mendoza reprit comme si de rien n’était.
— Conformément à ce qui avait été convenu, Tiago et moi sommes partis la semaine suivante. En tant que responsable de l’expédition, il avait droit à sa propre cabine à bord. N’étant pas du même rang que lui, je n’ai pas bénéficié d’un tel traitement et j’ai dû me mêler aux autres matelots de l’équipage, mais cela ne m’a pas dérangé. Bien au contraire, j’en ai profité pour apprendre tout ce qu’on voulait bien m’enseigner : aider le maître-coq ou les gabiers de misaine, caréner, briquer le pont, arrimer les canons et les voiles, monter au gréement le plus vite possible, et que sais-je d’autre encore !
» Alejandro Marqués avait nolisé un bon bâtiment. Le Zarpas était facilement manœuvrable et pleinement adapté au transport de marchandises. Dans les premiers temps, tout s’est très bien passé. Lorsque des vents contraires se présentaient, il nous suffisait de louvoyer avec habileté pour poursuivre notre route. Après avoir fait une brève escale à Alicante, nous avons mis le cap sur le détroit de Gibraltar, que nous devions passer pour atteindre Cadix.
» C’est à cet endroit que nous avons eu le malheur de croiser la route d’un vaisseau pirate battant pavillon noir. Le capitaine du Zarpas était un homme téméraire ; il a refusé de se laisser intimider, et a ordonné le branle-bas de combat. Tiago aurait pu essayer de le faire changer d’avis, mais il était exactement comme moi : jeune, vigoureux, brave et suffisamment arrogant pour croire que nous ne pouvions pas être vaincus. Nous nous sommes donc préparés à l’affrontement. Je n’avais à ma disposition qu’une simple hache d’abordage. De leur côté, les rufians qui nous avaient pris pour cible avaient finalement hissé le pavillon rouge, indiquant par-là qu’il n’y aurait pas de quartier.
— Est-ce donc vraiment si terrible que ça, une bataille navale ? demanda Zia.
— Non, intervint le tavernier en grimaçant. C’est encore pire.
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Détroit de Gibraltar, 1519.

Au fur et à mesure que le vaisseau pirate se rapprochait du Zarpas, la tension qui régnait au sein de l’équipage s’intensifia jusqu’à en devenir palpable. Pour se galvaniser, les hommes brandissaient leurs armes en vociférant insultes de bas-étage et promesses de mort. Aux « Venez donc tâter de mon épée, maudits fils de maquerelles ! » des uns répondaient les rires gras des autres – pitoyables mascarades destinées à dissimuler la peur qui planait dans l’air, et dont l’étreinte se faisait de plus en plus forte. Tiago, l’épée déjà tirée, vint rejoindre son ami sur le pont. Empli d’une fougue ardente, le fils d’Alejandro Marqués se sentait plus vivant que jamais. Mendoza et lui prirent le temps de se donner une accolade. Ils jurèrent de se battre avec honneur, puis attendirent les ordres du capitaine. Les canons du Zarpas tirèrent une première salve, et endommagèrent le bâtiment ennemi à plusieurs endroits, mais pas assez pour freiner sa course. Les pirates répliquèrent à l’identique. Sous l’impact du choc, certains membres de l’équipage furent projetés au sol. Des débris de bois lancés à pleine vitesse volèrent en tous sens, tailladant au passage la chair des marins qui se trouvaient sur leur sinistre trajectoire et qui n’avaient pas eu le réflexe de s’écarter à temps. Quelques coups de canons supplémentaires, et les grappins furent lancés. Dès que les premiers pirates posèrent le pied sur le pont de la caravelle espagnole, le véritable affrontement commença.
Balanstiquez-moi ces chiens dans les abysses d’où ils sont sortis ! tonna le capitaine, tout en abattant d’une seule balle l’un des gredins sans foi ni loi qui venaient de monter à l’assaut. Pas de pitié !
L’équipage tout entier hurla son assentiment, et bientôt, tout ne fut plus qu’un champ de bataille mouvant, noyé sous d’incessantes détonations. Positionnés dos-à-dos, Mendoza et Tiago, forts de leurs entraînements communs et de leur complicité vieille de plusieurs années, formaient une paire de bretteurs aussi redoutable qu’efficace. Chacun connaissait sur le bout des ongles la façon qu’avait l’autre de se mouvoir, et tous deux en profitaient pour réaliser des enchaînements complémentaires que Ramón les avait aidés à mettre au point. Ensemble, ils étaient pratiquement invincibles. Alors qu’un énième assaillant tenta de s’en prendre à eux, Tiago lança sa lame finement ouvragée en l’air, puis arracha des mains de son frère d’armes la hache d’abordage qui lui avait été donnée. Il exécuta une rotation sur ses talons pour asséner en ligne basse un coup puissant des deux mains, avant de rattraper son épée au vol. Son adversaire beugla de douleur et tomba à terre, une jambe pratiquement tranchée net au milieu de la cuisse. Le jeune noble ne s’en préoccupa pas d’avantage, conscient d’avoir touché l’artère ; l’autre n’en avait plus que pour quelques minutes. Le fils du señor Marqués en profita pour délester le bandit de son sabre – de toute manière, il n’en aurait plus besoin – et le donner à Mendoza.
Si Ramón Aguilar avait été présent sur place, il n’aurait pu que s’extasier devant les prouesses de ses deux élèves. Juan-Carlos suivait les gestes de ses ennemis sans jamais les lâcher. Il semblait pourvu d’une patience infinie, se contentant de parer, feinter d’un côté ou de l’autre, bloquer, pivoter, recommencer. Il ne reculait jamais, et imposait une pression toujours croissante aux misérables qui osaient l’affronter en les assommant de coups de taille et d’estoc. Ambidextre, il était plus puissant de la main droite mais assurément habile de la gauche. Les corps inertes qui s’entassaient à ses pieds témoignaient de son indiscutable talent.
Tiago, pour sa part, aimait à faire montre d’un style encore plus spectaculaire, car il préférait le rôle d’attaquant à celui de défenseur. Vifs et lestes, ses coups partaient comme des éclairs. Tandis qu’il parait le coup d’un autre pirate, il effectua une rapide volte sur lui-même pour soulever, à l’aide de sa botte, un poignard abandonné sur le pont. Il l’envoya au loin sans même prendre le temps de viser, et la lame, lancée à pleine vitesse, vint se ficher entre les omoplates d’un infortuné forban.
C’est alors qu’un monstrueux pillard, haut de plus deux mètres et doté d’une carrure à faire pâlir un taureau de combat, jeta son dévolu sanguinaire sur les jeunes épéistes qui paraissait rire du danger auquel ils étaient confrontés. Sabre brandi, il sauta du gaillard avant pour se précipiter sur le pont, amorçant une course accompagnée d’un rugissement féroce. Dès qu’il fut assez proche, il prit son impulsion et bondit en avant pour renforcer la puissance de son coup. Mendoza se retourna juste à temps pour s’apercevoir du danger. Dans l’espoir de protéger son ami qui, lui, n’avait pas encore remarqué la menace qui fondait sur eux, Juan poussa brutalement Tiago hors de la ligne de mire du géant. Les jambes écartées, il fléchit les genoux pour amortir la frappe. Le choc abrupt des deux lames fit jaillir des étincelles, et le corps tout entier du jeune Espagnol ploya, bien malgré lui, sous le poids vertigineux de son adversaire. Il n’eut pas le temps d’esquisser une quelconque nouvelle attaque ; la brute lui asséna un coup de poing d’une telle violence qu’il vit des étoiles danser devant ses yeux. Momentanément étourdi, il lui sembla qu’on le soulevait. La voix affolée de Tiago, qui lui paraissait étrangement lointaine, lui parvint alors aux oreilles.
— Juan ! NON !
Mais il était déjà trop tard. Projeté dans les airs sans ménagement, il passa par-dessus bord et disparut sous les flots. Le contact soudain avec l’eau froide eut heureusement pour effet de chasser le brouillard qui embrumait son esprit. Il se ressaisit rapidement. Excellent nageur depuis toujours, il creva la surface quelques instants plus tard et se gorgea d’air. Au-dessus de lui, la bataille faisait rage. N’étant pas du genre à abandonner facilement, il rassembla son énergie et crawla en direction de la proue du Zarpas, là où aucun dalot ne viendrait cracher des litres d’eau de mer sur son corps. Dès qu’il en toucha le bois mouillé, il entreprit de l’escalader promptement. La surface irrégulière de la proue lui permit de trouver les appuis nécessaires. Les muscles de ses bras se tendirent péniblement sous l'effort, mais il n’y accorda aucune attention. Arrivé au terme de son ascension, ses vêtements dégoulinants, il passa par-dessus le bastingage et balaya rapidement le pont du regard à la recherche d’une nouvelle arme. Une épée abandonnée gisait à quelques mètres de lui, sa lame parsemée de sang. Il s’en empara. L’un des ruffians remarqua sa présence et se rua sur lui. L’écumeur ne prit même pas conscience de l’idiotie de sa décision. L’Espagnol, même s’il se tenait prêt à parer un éventuel coup, se contenta simplement de laisser son adversaire courir et de se décaler à l’ultime seconde. Incapable de résister à son propre élan, le pirate fut culbuté dans les ondes bleues de la Méditerranée.
Inquiet quant au sort de Tiago, Mendoza avisa l’un des palans du navire et, après en avoir tranché le garant, s’éleva à toute vitesse vers les huniers. Il se percha ensuite sur l’une des vergues et obtint ainsi une vue d’ensemble sur la bataille qui se déroulait en contrebas. Visiblement, l’équipage du Zarpas était en train de prendre l’avantage sur leurs adversaires. Des secondes qui lui parurent durer une éternité s’écoulèrent avant qu’il ne parvienne à repérer la silhouette élancée de son ami au beau milieu de cette marée humaine s’agitant en tous sens. Tiago avait été repoussé vers le gaillard arrière, et il était occupé à contrer les attaques simultanées de trois misérables, dont celles du titan qui l’avait jeté à l’eau. Du premier coup d’œil, Mendoza remarqua que son compagnon faiblissait, et qu’il était en train de puiser dans ses dernières réserves d’énergie. En équilibre à plusieurs dizaines de mètres de haut, le jeune homme se mit à courir sur la vergue. Arrivé au bout de celle-ci, il sauta dans le vide et se servit d’un des nombreux filins à sa portée comme d’une liane. Tandis qu’il fendait l’air, il ajusta l’angle de sa trajectoire et lança ses jambes vers l’avant en poussant un cri de rage. Ses pieds nus heurtèrent la nuque du colosse à l’instant précis où Tiago lui enfonça son épée dans le ventre, et ce jusqu’à la garde. Le géant s’écroula lourdement, incapable de croire qu’il avait été occis par des morveux à peine sortis des jupes de leurs mères. Durant le même laps de temps, retombant immédiatement en symbiose, Tiago et Mendoza se débarrassèrent des deux autres pirates qui leur faisaient face.
Le fils d’Alejandro Marqués, soulagé de revoir son ami en vie, l’étreignit brièvement.
— J’ai bien cru qu’il t’avait réglé ton compte !
— Ha ! Avoue que ça t’aurait fait plaisir ! railla Mendoza en souriant.
— Très drôle !
Les deux jeunes hommes se seraient mis à rire s’ils n’avaient pas, à ce moment, perdu l’équilibre à cause de l’explosion provoquée par un boulet de canon ennemi tiré par tribord avant. Le pont grandement endommagé, ils passèrent à travers les planches de bois pour s’écraser dans les écoutilles du Zarpas. Tiago fut le premier à se relever, bien qu’avec une difficulté certaine. Une douleur à l’épaule le lança terriblement. Il baissa les yeux, et constata qu’un débris de bois s’était profondément encastré dans sa chair, laissant un flot écarlate régulier et abondant s’en écouler. Il comprit immédiatement que ses muscles étaient touchés et que, dans de telles conditions, il ne pourrait pas continuer à se battre bien longtemps. L’odeur âcre de son propre sang lui emplit les narines, et il réprima un haut-le-cœur. À ses côtés, Mendoza poussa un grognement en revenant à lui. Du sang maculait sa tempe.
— Tout va bien, vieux frère ?
— Ça peut aller, je crois…
— Tant mieux, annonça Tiago en remarquant la présence de deux nouveaux flibustiers qui venaient de faire irruption en face d’eux, prêts à en découdre. Car ce n’est pas fini !
Aucun des deux amis n’aurait pu se douter que cet assaut-là serait le dernier qu’ils vivraient ensemble. Faisant fi de leurs blessures respectives, ils se ruèrent sur leurs antagonistes dans un même élan. Les quatre lames s’entrechoquèrent en une symphonie métallique assourdissante, et les coups fusèrent de toutes parts. Tiago, tout comme Mendoza, ne laissait absolument rien paraître de ses émotions et combattait avec sa tête. En revanche, il était nettement moins patient. Pleine de bravades hardies, son escrime n’en demeurait pas moins hautement mortelle. Son adversaire lui opposa une résistance remarquable en contrant chaque attaque, chaque botte, chaque enchaînement que lui inspirait l’instant. Sa blessure à l’épaule le faisait cruellement souffrir, et il savait que le temps jouait contre lui ; s’il voulait survivre, il devait venir à bout de son ennemi avant d’en être physiquement incapable.
Sourd et aveugle à tout ce qui ne concernait pas l’arme et les déplacements de son propre opposant, Mendoza se battait comme un diable et s’éloignait peu à peu de Tiago. Tout n’était plus qu’une question de minutes, de secondes, avant que l’un des combattants ne commette une erreur fatale. L’Espagnol redoubla de concentration, mais son corps, fatigué, ne répondait plus comme il l’aurait souhaité. Ses coups devenaient moins vifs, ses parades moins ajustées. Soudain, le gredin qui lui faisait face tenta de lui porter un coup d’estoc au niveau de son abdomen, et Mendoza eut tout juste le temps de faire un bond de côté pour éviter de se faire embrocher comme une vulgaire volaille. Il profita de ce moment pour faire remonter sa propre épée de bas en haut et désarma son ennemi qui se figea sur place et le regarda d’un air hébété, stupéfait. Grisé par le sentiment de sa victoire, Mendoza fit volte-face pour voir où en était son ami, et ce qu’il constata alors lui glaça le sang.
Tiago avait pris la mauvaise décision. Suite à deux feintes, il avait tenté de se fendre en ligne pour toucher. Le jeune homme de quinze ans avait vu l’ouverture et estimé qu’il pouvait être assez rapide pour empaler le pirate sur sa lame. Il s’était donc lancé, mais son corps, affaibli par la blessure qu’il portait à l’épaule et le sang qu’il avait déjà perdu, n’était malheureusement plus au diapason. Le pirate avait anticipé le mouvement, et la lame de son sabre d’abordage transperça le torse de Tiago de part en part, sa pointe d’acier rougie saillant au milieu de son dos. Les yeux du jeune homme s’agrandirent sous le choc et la douleur, mais plus encore de surprise en constatant qu’il avait perdu ce combat. Le pirate retira son sabre d’un coup sec, et le fils d’Alejandro Marqués se laissa glisser à terre sans même entendre le hurlement féroce qui jaillit de la gorge de son ami. La mort allait être la bienvenue.
Aveuglé par une colère foudroyante qui décupla ses forces, Mendoza se précipita sur l’assassin de Tiago et lui donna un coup d’épaule surpuissant dans l’estomac, lui coupant le souffle. Ils s’écrasèrent tous deux contre la paroi de la coque. Sans attendre une seconde de plus, Mendoza se saisit de la dague que le pirate portait à la ceinture et la lui enfonça dans le flanc, puis la cuisse, puis le torse. Fou de rage, il le lacéra encore et encore, sans relâche, jusqu’à ce que ce dernier s’écroule enfin. Le jeune homme finit par se redresser, la respiration saccadée et le corps recouvert d’un sang qui n’était pas le sien.
Tiago, à l’agonie, rassembla le peu de force qu’il lui restait pour l’appeler.
— Juan… murmura-t-il d’une voix rauque et presque inaudible.
Mendoza tomba à genoux aux côtés de son ami avant de déchirer sa chemise pour tenter de lui fabriquer un inutile garrot.
— Arrête…ça ne sert à rien.
— Tais-toi !!
Le jeune noble se mit à rire malgré tout, même si cela ressembla davantage à un horrible borborygme. Il leva la main droite pour retirer son médaillon et le tendre à Mendoza.
— Dis à mon père que…je suis désolé.
— Je ne lui dirai rien du tout ! Tu t'en chargeras toi-même !
— Je t’en prie, mon frère… Fais-le pour moi.
— Je… Très bien, murmura Mendoza. Je te le promets. Je te le promets, répéta-t-il doucement, sa voix étranglée de chagrin.
La conscience en paix, Tiago Marqués sourit une dernière fois en rendant son ultime soupir, puis ferma définitivement les yeux sur le monde qui l’entourait. Du pont supérieur, des cris de joie retentirent. L’équipage du Zarpas acclamait son capitaine. Les pirates étaient vaincus. Au cœur des écoutilles de la caravelle espagnole, secoué de violents soubresauts et serrant contre lui le corps sans vie de Tiago en pleurant à chaudes larmes, Juan-Carlos Mendoza eut le sentiment de l’être tout autant.
Derrière lui, le flibustier qu’il avait désarmé un peu plus tôt s’approcha à pas de loups pour récupérer son arme. Il était âgé d’une vingtaine d’années, et ses longs cheveux bruns étaient noués en une queue de cheval. Il portait une cicatrice sur la joue. Mendoza, en dépit de la douleur qui semblait poignarder son âme, entendit le bois grincer dans son dos et bondit immédiatement sur ses pieds, prêt à tuer. Lorsqu’il vit le regard meurtrier que le jeune Espagnol darda sur lui, le pirate leva immédiatement les mains en l’air, paumes ouvertes. Insensible à cet argument silencieux, Mendoza le saisit par le col et apposa le tranchant de sa lame sur la gorge de son ennemi, paré à lui trancher la carotide.
— Non ! gémit l’autre dans un castillan approximatif. Ne me tue pas, je t’en supplie !
— Donne-moi une seule bonne raison de t’épargner !!
— Vous avez déjà gagné la bataille ! Et je ne voulais pas la mort de ton ami, je le jure par ce que j’ai de plus sacré !
— Je me moque de tes promesses ! s’écria Mendoza en pressant la lame encore un peu plus, de manière à dessiner une légère entaille. La parole d’un pirate ne vaut rien ! Qu’est-ce qu’un homme comme toi pourrait bien avoir de sacré ?
— Ma famille.
Pris au dépourvu, Mendoza hésita.
— Ta famille ?
— Oui. Je m’appelle Antoine Cordier, je suis Français et je viens de Dieppe. Je ne me suis lancé dans la piraterie que pour devenir riche. Je voulais simplement rassembler suffisamment d’argent pour pouvoir fonder une taverne et protéger ma fiancée. Elle est enceinte. Par pitié, ne me tue pas.
Un long moment de silence s’écoula avant que Mendoza ne prenne sa décision. Sur le Zarpas, l’odeur de la mort s’intensifiait. Le jeune homme jeta un regard désolé au corps de Tiago, puis finit par baisser son arme. Le sang n’avait déjà que trop coulé. Trop heureux d’avoir la vie sauve, le Français se confondit en remerciements dont Mendoza n’avait que faire.
— Ne te méprends pas. Ce n’est pas un acte de bonté gratuite.
À sa décharge, le pirate ne broncha pas.
— Très bien. Que veux-tu en échange ?
— La garantie que si par malheur, un jour, je venais à avoir besoin de toi, tu me rendras la pareille sans hésiter.
Cordier opina du chef. C’était un marché tout à fait honnête.
— Entendu.
— Parfait. Tu as dit t’appeler Antoine, c’est bien ça ?
— Oui, pourquoi ?
— À partir de maintenant, et dans ton propre intérêt, ce sera « Antonio ». Débarrasse-toi de tes vêtements, et passe ceux d’un membre de notre équipage. Avec tous les corps que nous devrons jeter à la mer, personne ne remarquera la supercherie. Lorsque nous arriverons à Cadix, tu seras libre de t’en aller. Mais en attendant, tu es sous mes ordres.
— Qu'il en soit ainsi.
_____________________________________________________________________________

Autour de la table, au cours du récit que leur avait livré le marin, les attitudes de chacun avaient subtilement évolué. Habituellement bruyants et prompts à se faire remarquer, Pedro et Sancho s’étaient murés dans le silence. Isabella s’était simplement contentée d’étendre le bras pour demander à son compagnon de s’asseoir à ses côtés, et lorsque cela fut fait, d’entrecroiser leurs doigts pour l’assurer de son soutien. Antoine Cordier observait le fond de son verre de vin en le faisant lentement tournoyer dans sa paume, comme perdu dans ses propres souvenirs. Zia, dont l’empathie et la compassion naturelles n’avaient fait que s’amplifier au long des derniers mois, avait senti son cœur se serrer face aux vestiges d’affliction qu’elle avait perçus dans la voix du capitaine. Elle cligna rapidement des yeux pour retenir ses larmes. Esteban, enfin, découvrait l’homme qui l’avait sauvé à maintes reprises sous un jour nouveau, et entrevit pour la première fois ce qu’avait réellement voulu dire Mendoza lors de la veillée funéraire de Papacamayo, alors qu’il lui avait reproché d’être parfaitement insensible à la mort du père de Zia. Pardonne-moi, Esteban, mais la mort ne m’émeut plus, avait sobrement répondu le capitaine avant de s’éloigner et de reporter son regard sur les étoiles. Pourtant, il était à présent évident que cela n’avait pas toujours été le cas.
— Et ensuite ? demanda Tao, toujours curieux d’en savoir plus. Que s’est-il passé ?
— Rien de bien excitant, j’en ai peur, reprit Cordier sur un ton affable. Une fois les corps des défunts jetés à la mer et quelques travaux de charpenterie plus tard, le Zarpas a repris sa route. Mendoza a respecté notre accord ; à ses côtés, je suis rapidement parvenu à m’intégrer au sein de l’équipage, et il n’a jamais révélé ma véritable identité à qui que ce soit. Le reste de la traversée s’est déroulé sans accrocs d’aucune sorte, et c’est le vent en poupe que nous sommes arrivés au port de Cadix.
— Et c’est là que vous avez quitté le Zarpas pour retourner en France, supputa le Naacal.
— C’est ce que j’avais initialement prévu de faire, confirma Antoine, mais…
— Vous avez changé d’avis ? s’étonna Zia.
Le tavernier jeta un coup d’œil en coin au capitaine, mais celui-ci ne le releva pas, trop occupé à fixer un point invisible au centre de la table.
— En effet. Croyez-le ou non, mais même les pirates ne sont pas complètement dénués d’une certaine morale. Il se trouve que j’avais de la peine pour ce jeune homme qui m’avait épargné alors même qu’il venait de perdre son meilleur ami…
Soudainement, Mendoza releva la tête.
— Tu m’avais dit que tu voulais te rapprocher de la frontière !
— Eh bien, j’ai menti.
— Je n’avais pas besoin de ta pitié, fit remarquer le capitaine, piqué au vif.
— J’en ai tout à fait conscience, mon ami, assura poliment Cordier. Toujours est-il qu’au lieu de m’en aller, continua-t-il en regardant les trois enfants, j’ai décidé de rester sur le Zarpas jusqu’à ce qu’il soit de retour à Barcelone.
» C’est au cours de cette deuxième traversée que Mendoza et moi avons appris à nous apprécier, et que nous avons mis au point les quelques vers que vous avez entendu un peu plus tôt. Ainsi, nous étions certains que nous serions en mesure de nous reconnaître, si nos chemins venaient à se croiser de nouveau.
— Rudement astucieux, approuva Tao.
— Mendoza, demanda Esteban, comment a réagi le señor Marqués lorsqu’il a appris ce qui s’était passé ?
Contre toute-attente, cette question eut pour effet de faire apparaître l’ombre d’un triste sourire sur les lèvres du capitaine. Il n’était pas étonné que cet aspect particulier de l’histoire éveillât l’intérêt du fils d’Athanaos.
— Me rendre chez Alejandro Marqués pour lui annoncer la mort de Tiago est sans aucun doute l’une des choses les plus difficiles qu’il m’ait été donné de faire. Comment aurais-je pu le regarder en face alors que je n’avais pas su protéger son fils ? C’était la seule et unique raison pour laquelle j’avais été autorisé à devenir son ami. Et j’avais failli à mon devoir.
— Mais ce n’était pas de ta faute ! s’insurgea Esteban.
— Aujourd’hui, cela me paraît évident à moi aussi, mon garçon, mais à l’époque, j’étais rongé par une culpabilité sans cesse grandissante. Le médaillon que m’avait confié Tiago me semblait aussi lourd que si j’avais porté son cadavre sur mes épaules.
» Pourtant, lorsque je me suis agenouillé devant son père pour le lui remettre en main propre et lui présenter mes plus profondes excuses, prêt à lui offrir ma propre vie en paiement de celle de son fils, rien ne s’est passé comme je l’avais prévu. Alejandro s’est montré plus compréhensif que je ne l’aurais jamais imaginé. Une fois le premier choc passé, il m’a demandé de lui raconter dans le plus grand détail les circonstances malheureuses dans lesquelles Tiago avait trouvé la mort. Je n’ai pas osé lui désobéir. Ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte qu’il m’avait fait cette requête afin que je puisse affronter mes propres démons.
» Il n’y avait aucune haine à mon égard dans les yeux d’Alejandro Marqués. Au contraire, il m’a remercié d’avoir immédiatement vengé la disparition de son unique enfant. Mon récit terminé, il m’a ordonné de dîner avec lui, puis de l’accompagner jusqu’au caveau de la famille Marqués qu’il avait fait construire au sous-sol de sa demeure pour y déposer le médaillon de Tiago.
» Avant que je ne reparte, Alejandro m’a demandé ce que comptais faire, désormais. Je n’ai pas su quoi lui répondre. Il m’a alors informé qu’un certain Ferdinand de Magellan, navigateur portugais qui avait obtenu du Roi d’Espagne l’autorisation de constituer une flotte destinée à faire le tour du monde, recrutait des marins. Rends-toi à Sanlúcar, Juan-Carlos, et engage-toi à bord de l’un de ses navires, m’a-t-il dit. Fais ce pour quoi tu es né, et ce que Tiago voulait t’aider à accomplir. Si tu reviens vivant de cette expédition, repasse me voir, et je t’offrirai un présent.
» Comme vous le savez déjà, c’est effectivement ce que j’ai fait. Magellan m’a engagé sans l’ombre d’une hésitation, et je suis parti pour le plus grand voyage de ma vie. Pour oublier un tant soit peu la mort de Tiago, je me suis lancé à corps perdu dans toutes les tâches possibles et imaginables à bord. J’ai travaillé sans relâche et plus dur que tous les autres membres de l’équipage, parfois jusqu’au sang, et ne dormant que lorsque mon corps l’exigeait. En janvier 1520, alors que nous étions recherchés par une escadre portugaise, j’ai fait partie des marins ayant aidé Magellan à réprimer une mutinerie, ce qui m’a forcé à supprimer des hommes avec lesquels j’avais pourtant cohabité des mois durant. Mon cœur et mon esprit se sont inévitablement durcis ; nous faisions face à la mort tous les jours. Magellan m’a reconnu comme étant l’un des marins à qui il pouvait se fier.
» Un jour, après avoir essuyé un mauvais grain, et alors que nous tâchions de reprendre des forces, il m’a fait venir dans sa cabine et m’a demandé si l’apprentissage de la navigation m’intéressait. Mes rêves, de même que les paroles de Tiago lorsqu’il m’avait convaincu de le suivre à bord du Zarpas, me sont revenus en tête et j’ai bien évidemment répondu par l’affirmative. En complément des autres tâches dont j’avais la charge, j’ai donc appris à lire le ciel et à me repérer grâce aux étoiles. Magellan m’a enseigné tous les secrets de la navigation, y compris lors du passage du fameux détroit qui porte aujourd’hui son nom.
» Malgré les tempêtes, le manque de nourriture et d’eau fraîche, les épidémies de scorbut, nous avons poursuivi notre route. Dès que les conditions de vie devenaient trop dures, je me réfugiais dans le travail et les étoiles. Elles m’ont tenu compagnie pendant d’innombrables nuits. Et puis, un jour, nous avons atteint le Pacifique.
Esteban savait pertinemment ce qui allait suivre ; il connaissait cette partie de l’histoire, mais ne l’avait jamais entendue sous cet angle.
— C’est là, pendant une effroyable tempête, que la vigie nous a fait remarquer qu’un autre navire était en train de faire naufrage, et qu’un homme encore vivant se trouvait à bord de ce dernier. En temps normal, personne n’aurait été assez stupide pour se jeter à l’eau. Cela revenait presque à signer son propre arrêt de mort. Mais moi, Esteban, lorsque j’ai aperçu ton père nous faire signe, j’ai tout de suite su que je ne pouvais pas me dérober à cette mission. L’espace d’une seconde, je me suis revu, à dix ans, dans les eaux du port de Barcelone, en train de porter secours à Tiago. C’était comme si le destin avait voulu m’offrir une deuxième chance. Alors, et ce malgré les protestations des autres marins, je me suis arrimé à la corde la plus solide que j’aie pu trouver et j’ai plongé. La suite, tu la connais, mon garçon.
— Mais ça ne t’a pas empêché de prendre la moitié de mon médaillon.
— C’est vrai, admit le capitaine en haussant les épaules. Mes rêves de richesse n’avaient pas tari non plus, mais j’espère que tu comprends mieux d’où ils venaient, à présent.
— Oui. Et je ne t’en veux pas. Après tout, c’était peut-être écrit, déclara Esteban en souriant, peu rancunier. On n’en serait pas là si tu ne l’avais pas fait.
— Et après, Mendoza ? demanda Zia. Je veux dire, nous savons que tu as ramené Esteban à Barcelone pour le confier aux moines du Père Rodriguez, mais toi, qu’as-tu fait ensuite ?
— Eh bien, j’ai malheureusement appris que ma mère était morte entre-temps. N’ayant plus aucune raison de rester sur place, j’ai continué à naviguer.
— D’accord, mais où ? renchérit Tao.
À présent apaisé, Mendoza eut un petit rire face à la curiosité des enfants.
— Je ne vais pas vous livrer tous mes secrets d’un seul coup, vous savez ! De plus, il commence à se faire tard. Nous devrions aller dormir.
— Attends ! J’ai une dernière question, fit savoir le Naacal en levant l’index. Es-tu retourné voir le señor Marqués comme il te l’avait demandé, et si oui, quel était ce présent dont il t’avait parlé ?
— Aucun détail ne t’échappe, Tao, à ce que je vois.
— Tu devrais le savoir, depuis le temps !
Tous éclatèrent de rire, et les sons de leurs voix respectives se répercutèrent sur les murs de la pièce en une joyeuse cacophonie. Mendoza finit pourtant par se lever, et s’éloigna de quelques pas avant de reprendre la parole, l’air solennel.
— Je suis effectivement retourné voir Alejandro. En 1524. Je venais d’obtenir le grade de capitaine. C’est d’ailleurs à cette occasion que je me suis acheté ma cape. Il avait vieilli, et semblait porter le poids du monde sur son dos, mais il m’a accueilli comme à son habitude. Nous avons discuté pendant un long moment. Après avoir dîné, et alors que j’étais sur le point de prendre congé de lui, il a ordonné à l’un de ses serviteurs de lui apporter une sorte de coffret longiligne, puis me l’a offert.
Immédiatement, Esteban, Zia et Tao posèrent, de concert, la même question.
— Qu’est-ce qu’il y avait dedans ??
Mendoza leur sourit, puis dégaina sa lame de son fourreau.
— Ton épée ?!
— Oui. Alejandro l’avait faite forger pour Tiago, bien des années plus tôt, mais il n’avait pas pu se résoudre à la placer dans le caveau des Marqués, comme nous l’avions fait pour le médaillon. Il a donc décidé de la garder précieusement à ses côtés, immaculée, jusqu’au jour où je reviendrais le voir, et où je serais devenu digne de la porter. Et tout comme ma cape, je ne m’en suis plus jamais séparé.
Un murmure d’approbation parcourut la table. Au même instant, le feu de cheminée qui avait jusque-là permit d’éclairer le bureau d’Antoine Cordier d’une belle lumière orangée se mit à faiblir. Pedro et Sancho s’étirèrent bruyamment en baillant aux corneilles, bientôt imités par les trois enfants, enfin rattrapés par la fatigue accumulée depuis leur arrivée à Dieppe.
— Allons, dépêchez-vous d’aller vous coucher, suggéra Cordier. Vous allez vous effondrer sur place, dans le cas contraire. Je vous ferai réveiller pour le petit-déjeuner.
Tous s’exécutèrent sans discuter davantage ; la perspective de pouvoir se reposer dans de véritables lits était devenue trop alléchante pour envisager de s’y soustraire. Avant de rejoindre la chambre qui leur avait été attitrée, toutefois, les trois enfants se retournèrent vers Mendoza. Tao resta en retrait, mais Esteban et Zia se postèrent devant lui, les mains sur les hanches, un air complice éclairant leurs visages. Une lueur d’incompréhension passa furtivement dans les yeux du marin avant qu’il ne s’agenouille devant les porteurs des médaillons du soleil, prêt à écouter ce qu’ils voulaient lui dire, mais ils se contentèrent simplement de passer leurs bras autour de son cou.
— Tu sais, chuchota Esteban à son oreille, tu n’as plus besoin d’être seul, maintenant.
— Oui, approuva Zia, tout aussi bas. Tu l’as été suffisamment longtemps.
En dépit de son étonnement, et ne sachant trop quoi répondre à cela, Mendoza ferma les yeux et serra les deux élus contre lui, inconscient des sourires attendris qui avaient fleuris sur les lèvres du tavernier, de ses seconds, et d’Isabella. Le capitaine songea à l’enfant qu’il avait lui-même été, à l’homme calculateur qu’il était devenu, puis aux changements qui s’étaient opérés chez lui depuis qu’il avait entrepris de rechercher les cités d’or.

Étrangement, il ne fut même pas surpris de constater qu'en fin de compte, il ne regrettait rien.
Modifié en dernier par Chaltimbanque le 31 juil. 2017, 00:35, modifié 10 fois.
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par smilemma »

Waouh ! Chaltimbanque, c'est toujours un plaisir de lire tes écrits ! La fluidité des phrases, la richesse de ton vocabulaire... Non, décidément, tu as placé la barre très haut ! J'espère un jour pouvoir atteindre (ou du moins approcher) ton niveau :D
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Chaltimbanque
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Chaltimbanque »

Merci, smilemma ! Je suis bien contente que tu aies accroché à cette histoire, et que tu aies pris le temps de me le faire savoir ! :D
La fluidité du récit est l'une de mes exigences principales en écriture ; pour moi, il faut absolument que le lecteur/ la lectrice n'éprouve aucun mal à lire le texte, que ce soit à voix haute ou dans sa tête. Alors, si ça marche, je suis satisfaite de mon travail. :D
Merci encore ! ;)
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TEEGER59
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par TEEGER59 »

One LOOONG Shot. :tongue:
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Ra Mu »

TEEGER59 a écrit : 27 mai 2017, 13:46 One LOOONG Shot. :tongue:
What a long drink! Un cocktail rafraichissant, pétillant et surprenant. Je donnerai mon impression plus détaillée la semaine prochaine Chatchat!
- On s'est tout de même embrassés, cela ne signifie donc rien?
- HEIN? T'as embrassé Ambrosius?
- *soupir* Allez, déblaie!
HOP HOP HOP! :x-):
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nonoko
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par nonoko »

Ah, ben me voilà comblée puisque tu as gardé à la fin la narration par Mendoza, j'avoue que cela me plaît davantage.
Le plus réussi à mon avis, ce sont les réactions d'Alejandro Marques, très classe ce personnage, en particulier lorsqu'il offre l'épée forgée pour son fils.
Tous les éléments prennent sens peu à peu, et tu nous offres de belles réminiscences de la saison 1. Il ne te reste plus qu'à développer la remarque d'Esteban "c'était peut-être écrit", dans un prochain One Shot qui risque de nous emmener très très loin! Je suis sûre que tu y as déjà songé, puisque tu n'insistes pas sur ce point pourtant essentiel...
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Akaroizis
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Akaroizis »

Une suite, une suite...! Ah bah non zut, le one-shot de six parties est fini... :tongue:
Voilà donc pourquoi il tient tant à sa cape et à sa belle épée, elles représentent beaucoup pour lui. Ce sont ses premières admiratrices après Isabella et vous toutes :tongue:
Beaucoup de clins d'œil à la saison originale, qui ne peuvent que nous combler ! :)
Un petit développement sur son enfance, les raisons de ses endurcissements quant à la mort... et malgré toutes ces épreuves, il reste un homme debout avec un cœur doux et juste. ;)

Ce serait bien un nouveau "petit" one-shot dès que tu en auras le temps, on en raffole comme tu peux le constater. :)
Le présent, le plus important des temps. Profitons-en !

Saison 1 : 18.5/20
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Chaltimbanque »

Ra Mu a écrit : 27 mai 2017, 15:13 What a long drink! Un cocktail rafraichissant, pétillant et surprenant. Je donnerai mon impression plus détaillée la semaine prochaine Chatchat!
Par ces temps de canicule, cela me paraît tout à fait approprié.... Merci, et merci d'avance pour les impressions détaillées à venir (mais je te le redirai quand même, le moment venu) ! ;)
nonoko a écrit : 27 mai 2017, 18:18 Ah, ben me voilà comblée puisque tu as gardé à la fin la narration par Mendoza, j'avoue que cela me plaît davantage.
Le plus réussi à mon avis, ce sont les réactions d'Alejandro Marques, très classe ce personnage, en particulier lorsqu'il offre l'épée forgée pour son fils.
Tous les éléments prennent sens peu à peu, et tu nous offres de belles réminiscences de la saison 1. Il ne te reste plus qu'à développer la remarque d'Esteban "c'était peut-être écrit", dans un prochain One Shot qui risque de nous emmener très très loin! Je suis sûre que tu y as déjà songé, puisque tu n'insistes pas sur ce point pourtant essentiel...
Ah, merci, nonoko ! Alejandro Marqués me plaît beaucoup, à moi aussi, donc je suis heureuse que tu l'aies apprécié à ton tour ! :D Et effectivement, tu as bien vu (d'une lectrice attentive à une autre) la porte ouverte à une potentielle autre histoire. ;)
Akaroizis a écrit : 27 mai 2017, 18:30 Voilà donc pourquoi il tient tant à sa cape et à sa belle épée, elles représentent beaucoup pour lui. Ce sont ses premières admiratrices après Isabella et vous toutes :tongue:
:tongue: :tongue: :tongue: :tongue: :tongue: :tongue:
Akaroizis a écrit : 27 mai 2017, 18:30 Beaucoup de clins d'œil à la saison originale, qui ne peuvent que nous combler ! :)
Un petit développement sur son enfance, les raisons de ses endurcissements quant à la mort... et malgré toutes ces épreuves, il reste un homme debout avec un cœur doux et juste. ;)
Ce serait bien un nouveau "petit" one-shot dès que tu en auras le temps, on en raffole comme tu peux le constater. :)
Plus sérieusement, un grand merci à toi ! ;) Je suis ravie que tous ces petits clin d’œil vous aient fait plaisir, et que vous vous soyez embarqués avec moi au cours de ce one-shot en 6 shots ! :x-):
I shall be telling this with a sigh
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Two roads diverged in a wood, and I—
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DeK
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par DeK »

Je t'avais promis que je finirai de lire ce long one-shot, voilà c'est fait ! D'ailleurs, puisque tu as eu la bonne idée de poster un intégral, je l'ai relu en entier pour découvrir les détails que j'avais manqués la première fois.
Résultat de cette lecture : j'adore bien sûr ! :)

Dès le début, tu nous embarques dans une histoire haletante et très mouvementée. Les scènes de combat sont (pour moi) les plus réussies, notamment celle de Mendoza/Tiago face aux pirates, car on arrive à suivre avec fluidité le mouvement de chaque personnages, malgré un enchaînement rapide de l'action.
De l'action, ça oui, tu nous en as mis plein les yeux (si je puis dire) entrecoupée d'une bonne dose de suspense et de mystère pour nous offrir un superbe final. La description des scènes et des lieux (la Caraque Échouée, le bureau d'Antoine Cordier, ...) est suffisamment détaillée pour nous plonger aux côtés des personnages et nous mettre dans l'ambiance particulière que tu décris.

J'aime la façon dont tu dévoiles, sans trop en dire, le passé trouble de notre mystérieux marin et les personnages originaux qu'il a côtoyé dans sa jeunesse. Là où je suis impressionnée ce que l'on n'a pas besoin de connaître beaucoup de choses sur ces personnages car tu as réussi à leur donner de l'épaisseur et de l'intérêt en peu de phrases. Leur réaction ou leurs paroles suffisent à nous faire comprendre quel type de personnes sont Tiago, Alejandro Marqués ou encore le couple Cordier. J'ajouterai que j'ai été agréablement surprise de l'émotion qui se dégage du dernier passage et de la belle conclusion que tu nous offres.

Ah, et joli clin d’œil à Kaamelott ! :x-): J'ai bien ri à l'idée d'imaginer un double de Perceval qui viendrait se perdre à Dieppe pour expliquer les règles du Sloubi aux pauvres clients de cette auberge. :lol:

Enfin, je ne pense pas pouvoir ajouter autre chose sans paraphraser ce qui a déjà été dit, je vais simplement me répéter : like Uncle Sam, I definitely want you! ;) Bravissimo signorina!
Cette histoire va de ce pas rejoindre ma bibliothèque où sont conservés les précieux écrits de ce forum.
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Ra Mu
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Re: MCO one-shots ou "instants volés"

Message par Ra Mu »

Chaltimbanque, je m’attaque enfin à ton ancien « polyshot » redevenu « one shot » , ou même « spin-off » puisque Mendodo en est le principal acteur.
C’est mieux ainsi. Je n’ai pas lu encore ce qu’on posté les autres, je répèterai (certainement) ce qui a été dit, mais cela fait parti de mon ressenti. J’ai utilisé ta technique des « notes en cours de lecture ». D’où l’aspect un peu décousu de mon avis.

J’ai bien aimé ton introduction, qui brode sur l’Histoire sans caricaturer ceux l’ont faite. C’est juste suffisant pour fournir un cadre attractif, et cela reste suffisamment discret pour ne pas basculer dans l’uchronie et rester crédible.

On a vraiment l’impression de marcher dans la ville de Dieppe, dans la taverne, l’orage dans le port répondant à la fureur de Mendoza, la rue de la taverne de La Caraque (dont l’ambiance glauque et barbare m’a fait penser à l’île de Tortuga dans Pirates des Caraïbes).

Tu as également respecté les personnages, ou du moins j’ai eu l’impression de les retrouver tels qu’ils sont présentés dans leur série d’origine (saison 3 pour Isabella). Sauf peut être les retrouvailles d’Esteban et Zia, un peu exubérantes, mais peu importe. Cela m’a amusée de voir Mendoza en « faux calme », prenant sur lui la plupart du temps mais une fois parti, il est parti quand les êtres auxquels il tient sont menacés. Ce coup de colère lui va très bien.
Sa confession que tu lui fais dire à la fin donne de la profondeur au personnage. C’est assez détaillé pour donner de la profondeur à ce personnage si fort laissé de côté par BS en saison 2, et c’est assez évasif pour laisser sa part à la rêverie et s’approprier quand même ce personnage en comblant les lacunes à notre fantaisie.
Ceux que tu as inventé sont bien typés, tu as pensé à leur personnalité, leur histoire. On visualise aisément les « tronches » de ce peuple bigarré et vivant.

Quant au scénario, cela vaut le coup de te relire connaissant la fin, car on comprend alors la réaction de Mendoza regardant la ville. La trame narrative a été pensée au préalable et c’est un plaisir de revoir les petits indices que tu sèmes dans ton récit pour arriver à la « confession finale ». Le final est juste, car il est émouvant sans en faire des tonnes.
Bref, une œuvre très juste car équilibrée, avec un style enlevé et qui se lit facilement. Chapeau l’artiste!

(Heu… juste un truc, tu fais dire à Mendodo qu’il est trop jeune pour s’embarquer avant 16 ans. En fait non, à cette époque, l’entrée dans l’âge adulte est 14/15 ans et il est courant de s’embarquer à cet âge pour être pilote sur un navire. C’est d’ailleurs ce qui lui est arrivé d’après les éléments fournis par les japonais).
- On s'est tout de même embrassés, cela ne signifie donc rien?
- HEIN? T'as embrassé Ambrosius?
- *soupir* Allez, déblaie!
HOP HOP HOP! :x-):
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