Suite.

: Trois ans avant l'arrivée des conquistators Espagnols -tels que Gonzalo de Sandoval, Hernán Cortés ou encore son cousin Francisco Pizarro- sur le sol Américain, Fernand de Magellan, de son véritable nom Fernão de Magalhães, caressait un rêve. Atteindre les îles des Moluques, un petit archipel fait de cônes volcaniques, en passant par une route nouvelle, une route qui serait Espagnole, à l'ouest de l'Europe afin de respecter le traité de Tordesillas. Rejoindre l'Orient par l'Occident, voilà le pari fou qu'il s'était fixé. Là-bas, vers les Indes Orientales, de l'autre côté du monde, poussaient les girofliers. Il n'existait aucun autre endroit sur le globe où l'on pouvait trouver ces boutons de fleurs aux arômes puissants, cette épice qui valait de l'or sur le vieux continent.

: L'or... Le mot magique qui ne manque jamais de passionner les foules...

: Parfois un peu trop, même...
Le marin se souvint dans quel état d'esprit il se trouvait lors de son troisième voyage pour les Amériques. Atteignant l'âge d'homme, l'avidité qui fut la sienne pour ce précieux métal fut sans borne. L’histoire du Nouveau-Monde n’était qu’un lamentable martyrologe, dans lequel le fanatisme et la cupidité marchaient continuellement côte à côte. Il secoua la tête.

:
"Tous les hommes ont une adoration pour l'or, à présent qu'est négligée toute autre forme de vénération"... Ainsi l'exprimait Properce à l'époque d'Auguste. La situation n'a guère changée...
Isabella posa un regard admiratif sur Juan. Il n'avait décidément rien d'un imbécile, et ça, elle s'en était déjà rendu compte lors d'un précédent dîner. Pour un homme n'ayant jamais fréquenter les bancs de l'université, être capable de citer le poète Romain démontrait chez lui une soif de connaissance, une envie de s'instruire. Cultivé, il semblait n'en tirer aucun plaisir. Bien que capable d'éloquence, il préférait se taire. Son regard sombre, pétillant d'intelligence, se posa sur son interlocutrice.

: L'appât du gain. Magellan n'échappait pas à la règle... Lorsqu'il était plus jeune, il fut impliqué dans plusieurs grandes batailles. En 1510, à la prise de Goa, il fit preuve de courage et de fidélité. Remarqué pour avoir prévenu son capitaine d'une attaque imminente, il gagna la réputation d'être une personne loyale. Un an plus tard, il sauva la vie d'un de ses officiers dans la prise de Malacca, donnant ainsi le contrôle de l'extrême-Orient au Portugal.
Tout en écoutant son compagnon, l'aventurière se demanda où il voulait en venir. En quoi le passé militaire de l'explorateur était-il si important?

: Le soldat prit alors un esclave qu'il nomma Enrique et demanda une augmentation à son roi, aussitôt refusée. Pourtant, il continua de se battre pour son pays. En 1513, il s'engagea au Maroc au sein d'une puissante armée qui devait s’emparer d’Azemmour. Durant les combats, il perdit son cheval et fut blessé à la jointure d’un genou, le laissant légèrement boiteux sa vie durant. Il quémanda encore une compensation et à nouveau, son souverain rejeta sa requête... Magellan n'était pas un érudit en chambre, c'était un soldat. Et que fait un soldat qui estime qu'il n'est pas suffisamment récompensé de ses services militaires?
Isabella, qui commençait à comprendre, s'écria:

: Il va les proposer ailleurs...

: Exactement! Le grand point de rupture fut le refus de l'augmentation de cent réaux par mois qu'il exigeait car il pensait y avoir droit. Il se sentit offensé par tant d'ingratitude qu'à partir de cet instant, il décida qu'il allait mettre son action au service de qui saura le récompenser. Lui qui avait toujours bataillé pour le Portugal, sa patrie, puis qui avait été déçu par Manuel Ier le Fortuné, allait enfin pouvoir prendre sa revanche. À partir de 1516, à Lisbonne, Magellan commença à concevoir un dessein pour se venger de son roi si peu reconnaissant. Il élabora un projet, un projet fou qui allait l'ammener à trahir son pays. Il avait un plan: offrir aux Espagnols les îles aux épices que ses compatriotes venaient tout juste de découvrir.

: Pour moi, ce n'est ni de la vengeance, ni de la traîtrise. C'est juste un plan de carrière afin de gagner convenablement sa vie...

: Mais lorsque tu y réfléchis, sa démarche est en tout point semblable à celle d'Ambrosius lorsque celui-ci promit à Charles Quint les cités d'or au détriment de son roi, François Ier...

: Tu ne vas pas mettre ce grand explorateur et ce nabot mégalomane sur un pied d'égalité, tout de même? Leurs motivations étaient totalement différentes!

: Non, bien sûr... Mais il était considéré comme un traître par ses compatriotes. Et les Espagnols ne lui faisaient guère plus confiance, je n'y peux rien.

: Cet homme ne devait compter que sur lui-même. Peu importe ce que pensait la populace, qu'elle ait tort ou raison. Magellan devait s'accepter tel qu'il était, bien conscient d'être imparfait. Imparfait mais en accord avec lui-même. Il n'avait pas d'autre choix s'il voulait être capable d'affronter les dangers qui se présenteraient à lui.
Comme un silence s'installait, le marin reprit:

: En ce qui concerne la position de l'archipel, elle n'était pas claire. Les îles étaient-elles dans la partie Portugaise ou la partie Castillane? Où était l'antiméridien du traité de Tordesillas? Magellan allait profiter de ce flou géographique pour miser tout son projet sur leur localisation, faisant le pari qu'elles appartenaient à l'Espagne. En septembre 1517, il passa la
Raya, la frontière entre les deux pays Ibériques pour aller exposer sa théorie aux voisins Espagnols. Pour ces derniers, il fallait comprendre que depuis la découverte de Christophe Colomb, ils ne tiraient aucun profit des Antilles. Ils ne trouvaient pas d'or, pas de richesse et donc soudainement, ils furent très intéressés par le projet de cet homme qui leur promettait quelque chose de bien concret, les épices des Moluques.

: C'est vrai, je me souviens que mon père disait que les Portugais étaient largement en avance sur les découvertes Espagnoles. Nos ananas des Caraïbes ne faisaient pas le poids face à l'or de l'Afrique, au bois du Brésil ainsi qu'au thé et aux épices de l'Inde.

: À Séville, la nouvelle Rome, la Babylone d'Espagne, tout va alors très vite pour le Portuan lorsqu'il y posa le pied.
Il se maria à la fille d'un notable Portugais, dans les jardins du palais royal, et devint chevalier de l'Ordre de Santiago. Il se mit aussitôt au service du royaume et des autorités Espagnoles, prenant ses quartiers à proximité de l'Alcazar et trouva les appuis nécessaires pour rencontrer le roi d'Espagne, Charles Ier, fraîchement arrivé de sa Flandre natale, accompagné de ses conseillers Flamands et de quelques exilés Castillans.
Isabella laissa échapper un petit sifflement.

: Dis donc, tu connais sa vie sur le bout des doigts! Tu l'admirais beaucoup, n'est-ce pas?
Le navigateur hocha la tête.

: C'était mon maître, mon mentor... Un marin d'exception, un être rempli d'un courage digne des mythes. C'est lui qui a fait de moi l'homme que je suis devenu, un officier fort capable. N'en déplaise à certains, il avait toutes les qualités requises d'un bon capitaine: le calme et l'autorité naturelle, sans jamais donner l'impression d'être despotique. Autoritaire, oui, mais pas tyrannique. Et s'il se montrait exigeant vis-à-vis des autres, il l'était encore plus avec lui-même. Il émanait de sa personne ce professionnalisme et cette confiance que l'on trouve uniquement chez les meilleurs officiers, une qualité qui lui valait le dévouement absolu de ses hommes les plus fidèles. Mais il était aussi un héros maudit, un traître qui ne reviendra jamais de son expédition insensée. Pourtant, c'est lui qui réalisa le rêve du navigateur Génois en rejoignant les Indes par l'ouest.
À l'évidence, de nombreux détails personnels avaient été omis, mais le portrait de l'explorateur n'en était pas moins laudateur.

: Six mois seulement après son arrivée, sa femme Beatriz attendait leur premier enfant et le futur papa, résident Castillan, partit pour Valladolid passer le grand oral afin de convaincre Charles de Habsbourg en personne. Ce sera sa seule chance... Mais à ce moment-là, il était la personne la mieux informée de toute l'Europe pour donner au futur Empereur le courage d'investir énormément sur ce projet.


: Tout ce que je peux dire, c'est que lors de cet entretien, il avait su persuader un grand nombre de gens avec un simple constat qui disait que s'il y avait un sud à l'Afrique, il en était certainement de même pour l'Amérique. C'était un marin expérimenté qui avait réalisé que s'il y avait un certain système circulatoire dans l'Atlantique et dans l'océan bordant les côtes de Goa, il devait en être de même de l'autre côté du Brésil. C'est comme ça qu'il avait fait son plan et c'était très intelligent. Il assura alors au monarque de dix-huit ans qu'il trouverait un passage à travers l'Amérique pour atteindre les Indes et réussir là où Christophe Colomb avait échoué... Qu'il rapporterait les clous de girofle, les richesses et les délices de l'Orient au royaume de Castille. Dévoré d'ambition pour bâtir son saint-Empire, le jeune roi misa sur cette expédition en donnant à Magellan un an pour préparer son voyage. À présent, plus rien ne pouvait arrêter l'ancien soldat Portugais...
Mendoza repoussa délicatement les jambes d'Isabella, se leva et se dirigea à pas tranquilles vers une grande carte nautique qu'il avait fixée au mur de la suite. Une fois devant le portulan, il posa son doigt sur un point de la côte Espagnole. Il se tourna et croisa le regard de son interlocutrice qui, d'un mouvement de paupières, lui donna son aval.

: Voici le port de Séville. C'est d'ici que commença l'histoire d'une aventure hors du commun qui emmena deux cent trente-sept marins à la découverte de nouvelles terres, d'un nouvel océan, de nouveaux peuples et d'un nouveau monde.

: Je pense qu'il y a un instinct chez l'Homme pour explorer... Nous essayons toujours de savoir ce qu'il y a de l'autre côté...
Le Catalan opina.

: À condition de s'en donner les moyens... L'une des plus grandes difficultés de la préparation du voyage pour Magellan, fut de former un équipage prêt à partir avec lui. Lui, le
traître Portugais qui voulait naviguer vers une destination si lointaine que personne ne pouvait vraiment la concevoir. Personne ne voulait s'embarquer avec sa flotte! Pourquoi confier une telle expédition à un étranger alors qu'il y avait beaucoup de capitaines Espagnols de renom? Cet homme se heurta sans cesse à l'hostilité des autochtones, d'autant plus qu'il y avait une multitude d'agents Portugais qui étaient là pout détruire sa réputation auprès des autorités en place. Pour recruter son équipage, il fut obligé d'embarquer des hommes et des enfants de tous les horizons, de toutes les patries. Outre les cent trente-neuf Espagnols venant de Castille, du pays Basque, des Asturies, de Galice et d'Andalousie, il y avait trente-et-un Portugais, vingt-six Italiens, dix-neuf Français dont cinq Bretons, neuf Grecs, cinq Flamands, quatre Allemands, deux noirs Africains, deux Irlandais, un Anglais, un Goanais, un métis Luso-Brésilien, un métis Hispano-Indien et le Malais Enrique, esclave personnel de Magellan.


: Quelle diversité! De la sorte, on pouvait parler, en un sens, d'un personnel Européen, formant au final une véritable tour de Babel.

: Personne ne prête attention à la couleur de la peau, sur un bateau. Seule compte la compétence des hommes. De plus, les équipages de ces cinq vaisseaux parlaient plusieurs langues.

: Quels étaient leurs noms?

: Ceux des navires?

: Évidemment, maître pantoufle!* Pas ceux des membres de l'équipage!
Mendoza croisa tranquillement les bras. Son sourire dévoila deux rangées de dents blanches.

: Hé! Je pourrais te surprendre car il y en a énormément qui me reviennent en mémoire... Pour ceux de l'escadron, il y avait la
Victoria, la
Concepción, le
Santiago, le
San Antonio et la
Trinidad. Magellan mena ce dernier.

: C'est donc à bord de ce vaisseau amiral que tu fus embarqué comme mousse. Quel âge avais-tu?

: À peu près celui qu'a Estéban aujourd'hui... Quatorze ou quinze ans, je ne sais plus exactement... J'étais déjà un garçon hardi qui promettait de faire un bon marin.

: Au total, deux cent trente-six hommes et moi furent engagés à Séville pour constituer l'équipage de l'armada des Moluques, deux cent trente-sept âmes qui allaient bientôt s'entasser littéralement sur de minuscules navires sans aucune cabine, sans aucun hamac* pour dormir car ceux-ci n'existaient pas encore... Sans douche, sans intimité, sans table pour manger, sans chaise, sans banc, sans aucun confort. Des hommes qui allaient devoir se reposer à même le pont, dans des recoins qu'ils pourraient trouver à l'abri des embruns, du froid glacial ou de la chaleur torride dans une puanteur qui gagnerait rapidement les cales. Les navires Espagnols étaient appelés pour cela les
cochons volants.

: Comment était sa flotte?

: Les cinq navires qui la composaient étaient tous différents en taille et en volume, mais leur allure était la même: de petits bateaux à trois mâts entre dix et treize toises de long. Ils furent confiés en mauvais état par le roi donc il fallut entièrement les rénover, de la cale jusqu'à la hune. L'opération nécessita près de cinq mois. La première nef, la
Victoria avec quatre-vingt cinq tonneaux et un équipage de quarante cinq hommes était menée par un Castillan, l'Espagnol Luis de Mendoza, trésorier général chargé de veiller à tout ce qui appartenait au roi Charles Ier.

: Un parent à toi?

: Nullement! Nous n'avions en commun que notre nom... fort heureusement.

: À t'entendre, tu ne devais pas l'apprécier beaucoup!

: En effet, mais j'y reviendrais plus tard... Revenons à nos moutons... ou plutôt à nos cochons... La seconde caraque, la
Concepción, large de quatre-vingt-dix tonneaux et quarante-quatre marins, était commandée par Gaspar de Quesada, Espagnol, lui aussi.

: À l'instar de Mendoza, Quesada n’était pas marin, et encore moins quelqu’un d’important puisqu’il était l’ancien domestique de l’archevêque de Séville. Si le roi Charles Ier fut informé de sa réputation et de ses compétences, il semble qu’il ne devait sa participation à l’aventure qu'à l’archevêque Juan Rodríguez de Fonseca, personnage haut placé à la
Casa de Contratación, l'établissement qui surveillait étroitement le commerce avec les colonies Espagnoles. C’est par l’ordonnance royale du 06 avril 1519 qu’il se vit attribuer le quatrième ou cinquième navire, au choix de Magellan. Il devint alors le capitaine de la
Concepción, dont le pilote était João Lopes Carvalho et le maître de bord un certain Juan Sebastián Elcano... Le troisième vaisseau, le
Santiago était le plus petit navire de la flotte et le seul à ne pas être une nef. Avec seulement soixante-quinze tonneaux et trente-et-un matelots à son bord, la caravelle fut réservée aux missions d'exploration et commandée par Juan Rodriguez Serrano.

: Ce dernier avait navigué à bord de navires Espagnols durant sa jeunesse et avait déjà traversé l’Atlantique jusqu’aux côtes Brésiliennes en 1499-1500. Avec Magellan, il était d'ailleurs le seul vrai capitaine de l'expédition. Les trois autres n'étant pas des gens de mer, ils ne connaissaient rien à la navigation et ses contraintes. Serrano était apparenté à Francisco Serrão, l'homme qui inspira l'Amiral pour son voyage, et qui résidait dans les îles aux épices... Le quatrième navire, le
San Antonio, était la plus grande caraque de l'armada avec cent vingt tonneaux et cinquante-cinq hommes. Il était mené par Juan de Cartagena.


: On savait peu de choses de lui avant qu'il rejoigne l'entreprise. Ce comptable Castillan était un neveu ou, selon les rumeurs de l'époque, un possible fils illégitime d'un Grand d'Espagne, l'archevêque Juan Rodríguez de Fonseca, qui présidait le Conseil des Indes. En juillet, il arriva à Séville avec le marchand et financier Cristóbal de Haro et le trésorier Luis de Mendoza. Il fut désigné comme surintendant de la flotte, la personne conjointe à Magellan, responsable des opérations financières et de commerce. Soupçonné d'avoir été placé à ce poste important afin de reprendre le pouvoir, Cartagena, aidé des deux autres, s'opposa aussitôt à lui dans l'organisation de l'expédition, obtenant le droit de payer tous les salaires des participants, à l'exception des Portugais. Même moi, en tant que mousse, j'ai eu droit à une rétribution. Elle fut laissée à l’appréciation du capitaine et de l’équipage... Le Castillan fut réticent à considérer son homologue comme le seul maître de l'expédition. Les deux hommes ne tarderont pas à entrer en conflit... Enfin, la
Trinidad, la nef amirale, chargée de cent dix tonneaux et de soixante-deux hommes d'équipage, était dirigée par le capitaine-général, natif de Porto. Ce dernier était donc seul face aux capitaines Espagnols chargés de le surveiller et mettre à mal son autorité...

: Malgré ces petites tensions, Magellan était un fervent croyant. Il avait une foi profonde et se recueillait chaque jour au pied de la vierge de la Victoria. Quand toute la flotte fut enfin affrétée, prête à partir de Séville, ce fut dans l'église de
Santa Anna, dans le quartier des marins de
Triana qu'il se retrouva avec ses hommes d'équipage pour recevoir l'Étendard Royal.

: Enfin béni, l'équipage de l'armada des Moluques fut attendu dans les rues de la ville pour une grande parade. C'était aussi un prétexte pour que chaque citoyen puisse regarder une dernière fois les marins que nous étions partir vers les terres inconnues. Au milieu de cette foule se trouvait un homme, un Italien de Vicence répondant au nom d'Antonio Pigafetta.

: Ce fut lui que Magellan désigna pour rédiger au fur et à mesure du voyage, la chronique de cette aventure... Cet ouvrage allait constituer la source la plus précieuse d'informations sur ce qui s'était passé à bord de l'armada des Moluques. Je me souviens même de ses premiers mots:
-"Lundi, jour de Saint Laurent, 10 Août de l'an 1519. L'armée des Moluques approvisionnée de tout ce qui lui était nécessaire, ayant un équipage composé d'hommes de diverses nations, fut prête à partir du mole de Séville. En tirant de toute notre artillerie, nous fîmes voile du trinquet seulement et vînmes au bout d'un fleuve, nommé Guadalquivir..."
Le doigt toujours pointé sur la carte, Mendoza continua son récit.

: Plus impressionnant que les quatre autres vaisseaux, le
San Antonio dominait le quai de sa silhouette gigantesque, son énorme coque noire s'envolant vers le sommet immaculés de ses trois ponts, dans une débauche de bois, de cordage et de voilure. Avec mes yeux d'enfant, je ne m'étais pas attendu à découvrir un navire aussi imposant dont la masse plongeait dans l'ombre une bonne partie du port de Séville: la
Torre del Oro,
la Casa de Contratación comme
El Arenal. Après avoir retiré la passerelle, les employés du port venaient de libérer les haussières. L'ancre fut suspendue, toute ruisselante, à l'avant de la nef. La trinquette se gonfla et l'ombre démesurée du bateau commença lentement à se déplacer dans un tohu-bohu indescriptible. Loin au-dessus de la jetée, sur le tillac et dans la mâture, des dizaines de gabiers adressaient des gestes d'adieu aux familles et aux badauds massés à leurs pieds. Accompagné par un dernier coup de canon, le
San Antonio s'éloigna majestueusement du quai, suivi des quatre autres bâtiments. La ville défila des deux cotés... Douze lieues maritimes d'eau douce menaient les cinq navires à travers les terres d'Andalousie. Cette communauté autonome située dans le Sud de l'Espagne n'était pas aussi triste que je l'aurais cru. Les eaux du fleuve s'écoulaient au pied des provinces de Séville et de Cadix en irriguant les champs voisins et, des montagnes arides s'élevaient dans le lointain. Il n'en régnait pas moins une chaleur intense pour ce milieu de mois estival. C'était la dernière fois que les bateaux allaient avoir des eaux parfaitement calmes pour naviguer. Dans quelques jours, nous prendrions la mer et même mieux! Nous prendrions l'océan. Tout comme le chroniqueur Italien, je découvris l'art de la navigation en faisant mes premiers pas sur une nef Espagnole. En passant par plusieurs petits villages tout au long de ce fleuve, nous arrivâmes devant le château de Santiago où se trouvait le port pour entrer dans la mer océane. Sanlúcar de Barrameda, c'était la dernière porte avant le grand saut dans l'inconnu. La couleur de l'eau, l'horizon étendu, la houle et l'odeur du vent étaient autant d'indices pour montrer que nous aurions la promesse d'une liberté infinie devant nous... Lorsque nous atteignîmes l'embouchure du Guadalquivir, Magellan et les capitaines des navires n'étaient pas du convoyage. Ils arrivèrent quelques jours plus tard.

: Que se passa-t-il, ensuite?

: Pas grand-chose...

: Comment ça, pas grand-chose!
Le Catalan se racla la gorge.

: Nous devions attendre.

: Attendre quoi? La mer était mauvaise? Les marins étaient malades? Magellan ne portait plus ses
cojones devant l'ampleur du projet?
Les questions furent accueillies par un long silence. Cependant, avec la dernière, Mendoza fut secoué par un rire silencieux.

: Non! Il fallait bien approvisionner les navires. Durant l’escale, mon mentor effectua plusieurs aller-retour à Séville, notamment pour saluer son ami et beau-père Diego Barbosa, dire un dernier adieu à sa femme et son fils, et aussi rédiger son testament. Il avait reçu la confirmation qu'un complot se tramait contre lui. Ses subordonnés cherchaient à tout moment n'importe quelle raison pour prouver qu'il n'était qu'un capitaine inexpérimenté doublé d'un traître. Donc, pour parer à toute éventualité, il fit écrire et consigner ses dernières volontés, épreuve obligatoire avant de se lancer dans un voyage aussi incertain. Rédigé dans la confidence avant le départ, le document disait ceci:
-"Dieu Tout Puissant qui toujours a dirigé et dirigera le monde, si c'est en Europe que ma vie présente doit prendre fin et ma vie éternelle commencer, j'exprime le vœu qu'on m'enterre de préférence à Séville, dans le cloître Santa Maria de la Victoria, dans une tombe isolée. Si en revanche, la mort me surprend pendant le voyage, je demande que mon corps soit enterré dans l'église la plus proche consacrée à la Sainte Vierge. Je désire que le jour de mes funérailles, trente messes soient dites sur mon corps et qu'on fasse sur moi l'offrande du vin, du pain et des cierges. Et je désire que dans le monastère de Santa Maria de la Victoria, une messe de trente jours soit dite sur mon âme. Qu'on habille trois pauvres d'un vêtement d'étoffe grise, d'un bonnet, d'une chemise et d'une paire de souliers, afin qu'ils prient Dieu pour le repos de mon âme. Je déclare et ordonne libre et quitte de toute obligation de captivité, de subordination et d'esclavage, mon

prisonnier et esclave Enrique, mulâtre né dans la ville de Malacca, âgé de 26 ans environ. Que du jour de ma mort et dans les temps qui suivront à jamais, ledit Enrique puisse être libre et sans entrave et quitte et exempt et déchargé de toute obligation d'esclavage et de subordination, et qu'il puisse agir selon ses désirs, et comme bon lui semblera..."
Un bref silence accueillit la fin de l'acte juridique par lequel l'explorateur déclarait ses dispositions. L'espionne s'exclama:

: Eh bien! On peut difficilement imaginer pire situation. Pauvre Magellan, ce n'est pas drôle de se retrouver entre le marteau et l'enclume... Et j'en parle en connaissance de cause...

: Je sais, ma belle. Après l'avitaillement à Sanlúcar de Barrameda, nous devions encore attendre avant de prendre la mer, alors que tout était prêt. Te rends-tu compte? Les cales étaient pleines à craquer et nous restions là à patienter bêtement... Je me souviens fort bien de ce contretemps car tous les jours qui précédèrent le départ, je m'asseyais sur un rocher de la jetée du port, regardant les marins locaux rentrer de la pêche quotidienne, amarrer, soulever leurs filets... Mais ce qui me hante le plus encore aujourd'hui, c'est le souvenir de cette puanteur de déchets de poissons agressant mes sinus...

: Mon pauvre petit matelot aux narines si délicates...

: Ah, ne commence pas à te moquer de moi, s'il te plaît!
Souriant de toutes ses dents, la fille du docteur pouffa avant de dire:

: Pardonne-moi... Que contenaient-elles, exactement?

: Quoi?

: Les cales... que contenaient-elles?

: De tout... Absolument de tout! Le plus extraordinaire pour moi à l'époque, ce fut les inventaires. Tous les inventaires comptables avec tous les éléments impliqués dans la flotte.
Sans se presser, le marin quitta le mur devant lequel il était posté afin de se diriger à l'autre bout de la pièce. Il s'agenouilla devant une vieille malle, puis en fouilla le contenu. Il en retira un épais registre et une pile de feuilles volantes. Puis, il se redressa dans un craquement d'os, se massa les lombaires et vint s'asseoir à côté de sa compagne, gardant pour le moment le gros ouvrage sur les genoux.

: Regarde ces feuillets que je viens de retrouver il y a peu dans mes affaires.

: Qu'est-ce que c'est?

: Lis, tu verras.
Isabella tenait entre ses mains une copie de la revue détaillée et minutieuse du recensement des cales des cinq navires de la flotte de Magellan. Tout, absolument tout était noté. Le plus insignifiant était détaillé dans ces tableaux récapitulatifs. Elle se mit à parcourir la liste des approvisionnements et des fournitures trouvés dans la région prospère de l'Andalousie et de ses alentours. Tout ce que l'Amiral Portugais avait pu faire charger se trouvait là. Elle énonça à haute voix:

: Inventaire des vivres... Quatorze-mille pintes d'huile, huit-mille pintes de pois chiches, mille-deux-cents livres de miel, trois-mille livres de poissons fumés, cinq-mille-deux-cents livres de lard fumé, quatre-mille pintes de fèves, mille-deux-cent-quatre-vingt pintes d'amandes avec leurs coques... Deux-cent-cinquante tresses d'ail, cent cordes d'oignons, trois cochons et six vaches coupés en morceaux, soixante-dix boîtes de marmelade, trois jarres de câpres, quatre-mille-quatre-cents pintes de farine, neuf-cent-quatre-vingt-quatre fromages trempés dans l'huile, cent-six pintes de moutarde, mille-sept-cent-vingt-quatre livres de raisins secs... Mille-quatre-cent-soixante-douze livres de figues, cent-quatre-vingt-quatre livres de pruneaux, deux-cents livres de riz et six-mille pintes de vinaigre pour conserver les aliments, pour nettoyer les cales puantes ou traiter le bois de la vermine... Beaucoup de meules... De meules? Pourquoi s'encombrer de fourrage alors qu'il n'y avait pas le moindre animal vivant à bord?

: Fais-moi voir cette liste.
Le mercenaire se pencha sur son épaule afin de lire le mot sur lequel elle butait. Il éclatait d'un rire tonitruant lorsqu'il s'aperçut de sa méprise.

: Quoi?
Riant à gorge déployée, Mendoza eut toutes les peines du monde à reprendre son sérieux.

: Mais quoi?

: Pas meules. Nieules.

: Nieules? Arrête de rire et dis-moi ce que c'est.
Essuyant ses larmes, il éclaira sa lanterne.

: Ce sont des biscuits de mer, du pain deux fois cuit qui se conserve bien.
Passablement vexée, la jeune Espagnole ne put réprimer son agacement. Elle explosa.

: Vous êtes tous les mêmes! C'est incroyable!

: Oh, c'est bon! Je plaisantais gentiment, ma belle. J'ai encore le droit de rire un peu, non?

: À ton âge, tu devrais savoir que les femmes aiment que les hommes rient avec elles, pas d'elles!
La réponse de Laguerra jeta un froid. Elle n'avait pas voulu user d'un ton aussi agressif et sa réplique prit le navigateur de court. Elle s'empressa de détourner le regard. Avec douceur, son compagnon lui souleva le menton alors qu'elle avait repris sa lecture. Souhaitant que la conversation garde un tour plaisant, il lui demanda de cesser de bouder.

: Tu m'en demandes beaucoup, là.
Il l'embrassa sur la commissure de la lèvre, tentant de construire un début d'armistice entre eux. Tant de tranquille courage, tant d'audace aussi parurent désarmer la colère d'Isabella, colère toute artificielle d'ailleurs sous laquelle elle s'efforçait de cacher la joie qu'elle éprouvait à voir, ainsi réduite à sa merci, cet homme en lequel elle voyait naguère un ennemi irréductible. Mendoza la considéra un moment, mécontent de trouver tant de rigidité dans cette mince forme féminine visiblement éprouvée par les épreuves traversées ensemble. Sous la tenue masculine, le corps de Laguerra semblait diaphane et son visage avait la pâleur d'un ivoire, mais l'allure demeurait celle d'une altesse et le roi d'armes dut s'avouer que peu de femmes gardaient devant lui cette contenance fière.

: Allez! Toi aussi tu sais chambrer la gent masculine, quand l'occasion se présente!

: Oui, surtout lorsque vous êtes certains de détenir la vérité universelle après avoir vidé une barrique de mauvais picrate.

: Je te demande pardon? Moi? Moi boire comme une éponge?

: Oublie ce que je viens de dire. C'était petit... Un coup bas puisque je ne t'ai jamais vu saoul comme une grive. Si je fais allusion au vin, c'est à cause de cet inventaire.
D'une voix plus calme, elle enchaîna:

: Regarde, ce qui est frappant, c'est la quantité embarquée: quatre-cent-dix-sept outres et deux-cent-cinquante-trois tonneaux. Ça fait...
Elle laissa s'écouler un bref silence, le temps de faire un rapide calcul.

: Ça fait à peu près deux pintes par personne et par jour... de quoi tenir au moins deux ans...
Le marin laissa filer doux, trop heureux que l'orage tropical Isabella soit si vite passé.

: En effet, sur ces bateaux, on buvait beaucoup de château cambusard*, ce qui devait permettre aux marins de s'hydrater, de se nourrir avec une boisson qui ne croupissait pas comme l'eau et qui devait créer une espèce d'état propice à la soumission et à l'endurance...

: On va dire ça, oui...
En plus des vivres, la jeune femme parcourut une autre liste. Cette amoureuse des armes constata qu'il y avait l'artillerie, la poudre et tout ce qui était nécessaire à l'armada:

: Inventaire de l'armement... Cinquante-huit canons, sept faucons, trois grosses bombardes, trois passe-murs, cinquante arquebuses, cent armures complètes, deux-cents boucliers, soixante arbalètes, quatre-mille flèches, six lames d'épée pour le capitaine, mille lances, deux-cents piques ainsi que toutes les pièces de rechange et les munitions, boulets, balles, grattoirs, mèches, feu et poudre...
Pour l'équipement indispensable aux réparations, tout fut emmené en double, voire en triple. Laguerra énuméra encore:

: Ancres, cordages, fer, troncs d’arbres pour les mâts, toile pour les voiles, instruments de navigation, charretées de bois, tonneaux de goudrons et de poix, cire et étoupe pour boucher les fissures, tenailles, scies, forets, vis, marteaux, clous, pelles, pioches, harpons, filets de pêche et pour le matériel du quotidien assurant un confort minimum: quatre-vingt-neuf petites lanternes, quatre-cents livres de chandelles et de cierges de messe, quinze grands registres pour les comptables, pharmacopée, instruments de chirurgie, chaînes et menottes pour les marins récalcitrants. Cinq tambours, vingt tambourins, violons, flûtes et fifres pour que l’équipage puisse se distraire...
Elle passa au feuillet suivant.

: Vingt quintaux* d'argent en lingots, quarante quintaux de pigment vermillon, cent quintaux de plomb pour fondre des boulets, deux-cents quintaux de cuivre, mille peignes, mille miroirs -dont neuf-cents petits et cent grands-, cinq-cents paires de ciseaux, quatre-mille des plus mauvais couteaux d'Allemagne, vingt-mille grelots, dix-mille hameçons, deux-cents mouchoirs rouges, deux-cents bonnets rouges, deux coupons de velours rouge, cinq-cent-cinquante livres de perles de verre, deux-mille bracelets en laiton, deux-mille autres de cuivre, dix-mille maillets en métal...

: Et oui! Tout ce saint-frusquin fut embarqué en caisse et en tonneaux avant d'être stocké dans les cales avec précision et soudés à la poix.
La jeune femme secoua la tête devant tant de matériel et de denrées périssables.

: Pour la nourriture, l'éclairage et le matériel pour parer aux avaries, je peux comprendre, mais la flotte avait-elle vraiment besoin de tout le reste?

: Le commerce, ma belle, le commerce. Pour pouvoir acheter des vivres aux éventuels peuples rencontrés sur la route, la flotte devait embarquer une fabuleuse quantité d'objets de troc. Une monnaie d'échange qui représentait la plus grosse dépense de l'armement car ces objets allaient aussi servir à acheter les épices une fois les îles atteintes. Et puis, n'oublie pas que Magellan avait navigué avec les Portugais jusqu'en Inde. Il savait ce qu'impliquait un long voyage et avait énormément d'expérience puisqu'il en était revenu.
Elle s'étonna encore.

: Mais pourquoi cette attente, au juste? Je ne comprends pas...

: Parce que mon capitaine savait de source sûre qu'une flotte Portugaise s'était créée pour détruire la sienne. Donc, il patientait pour savoir s'il pouvait partir car il craignait que son armada ne soit décimée en mer... Il y avait ce risque, cette force navale envoyée par Manuel Ier le Fortuné par le cap de Bonne-Espérance pour aller rencontrer celle des Moluques afin de la neutraliser...

: Mais, s'il savait qu'une flotte Portugaise allait lui tomber dessus, pourquoi prendre le risque de l'attendre? Le mieux pour lui était de prendre le large, non? Et éviter le cabotinage le long des côtes Africaines...

: En effet, mais tu imagines bien que ce serait une fuite en avant, sans retour en arrière possible. À ce stade de sa vie et du projet, l'Amiral savait qu'il n'avait aucun moyen de s'en sortir avec la Castille et qu'il n'en avait pas davantage aves ses compatriotes. Tu as raison, sa seule issue, c'était la mer et curieusement, c'était l'élément qu'il connaissait le mieux... Le 20 septembre 1519, il quitta donc Beatriz et le petit Rodrigo, sans savoir qu'il ne les reverrait plus jamais...
À suivre...
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*Maître pantoufle: Nigaud, sot, imbécile.
*Hamac: Cité comme mot indigène, il fut utilisé pour la première fois par Antonio Pigafetta lors du premier voyage autour du monde.
*Château cambusard: Vin de basse qualité destinée à l'équipage d'un navire.
*Quintaux/quintal: Ancienne unité de mesure qui valait à peu près 100 livres (50 kilos). Il ne faut pas le confondre avec le quintal métrique d'aujourd'hui qui correspond à un poids de 100 kilos.